CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Monsieur le Premier Président, vous avez depuis longtemps manifesté votre intérêt pour la démarche d’évaluation des politiques publiques, quelle conception est la vôtre, au-delà de votre fonction actuelle, quant à son rôle en matière de gestion publique et à son positionnement au sein de l’appareil d’État ?

2L’évaluation est devenue absolument nécessaire pour distinguer les bonnes des mauvaises dépenses. Dans un pays qui accumule les déficits depuis près de trente ans, cet effort est même tout à fait indispensable et prioritaire !

3On ne peut que regretter que l’évaluation ne soit pas plus systématique…

4La Cour a bien entendu l’intention de développer encore ses propres contributions en la matière mais elle ne saurait prétendre à quelque monopole que ce soit en la matière. Au contraire.

5En amont de ses travaux, il faut un contrôle et un audit internes efficaces (la Cour assurant quant à elle le contrôle externe). C’est l’objectif fixé par la loi organique relative aux lois de finances (LOLF), aux lois de financement de la sécurité sociale (LFSS). C’est l’esprit de diverses initiatives comme la révision générale des politiques publiques (RGPP) qu’il convient d’encourager.

6En aval, c’est au Parlement qu’il revient de jouer le rôle majeur. C’est précisément l’orientation donnée par la révision constitutionnelle de l’été.

7Notre travail n’est donc pas en concurrence avec celui du Parlement. Au contraire. Nos approches sont étroitement complémentaires. Nous apportons une expertise technique et indépendante que le Parlement peut réutiliser. Nous travaillons désormais étroitement dans ce sens avec les missions d’évaluation et de contrôle (MEC) et les missions d’évaluation et de contrôle de la sécurité sociale (MECSS). Nous apprécions que le Parlement s’apprête à renforcer ses travaux d’évaluation ; il s’agit là d’un levier essentiel pour que nos recommandations soient prises en compte. À cet égard, l’exemple de la Chambre des communes britannique, qui dispose en son sein d’un comité bi-partisan chargé spécifiquement d’examiner les travaux de l’institution supérieure de contrôle et de leur donner des suites, est très intéressant.

8Comment voyez-vous le positionnement de la Cour et son rôle en matière d’évaluation des politiques publiques après la réforme constitutionnelle ? Comment voyez-vous en particulier le partage exécutif-législatif ? Comment la Cour doit-elle et peut-elle se positionner par rapport aux demandes de l’exécutif ? Avez-vous en la matière des modèles étrangers de référence ?

9La Cour apporte déjà une contribution à l’évaluation des politiques publiques, notamment par le biais de ses rapports publics thématiques. Cette mission s’inscrit dans notre rôle d’assistance aux pouvoirs publics et vient d’être consacrée par la révision constitutionnelle.

10Au terme de l’article 47-2, nous sommes appelés à assister le Parlement comme le Gouvernement. Tout cela va devoir être organisé car si les textes prévoient déjà les modalités de saisine de la Cour par le Parlement (notamment l’article 58 de la LOLF), les saisines du Gouvernement, qui sont certes très rares, se font aujourd’hui sans cadre juridique bien établi. Nous travaillons donc à ce qu’elles soient également encadrées pour que notre liberté de programmation soit respectée. La Cour veut ainsi rester indépendante, à équidistance des deux pouvoirs.

11Notre principal souci en matière d’évaluation vient de notre propre organisation : la plupart des politiques publiques sont, en effet, désormais partagées entre le niveau national et local et il nous faudrait pour les contrôler efficacement pouvoir travailler de concert avec les chambres régionales des comptes. Notre organisation en juridictions autonomes entre elles avec des champs de compétences étanches et des procédures différentes rend ces travaux très difficiles. C’est pourquoi est envisagée une réorganisation profonde des juridictions financières pour lever tous les obstacles au travail en commun.

12Quelle peut être enfin la contribution de la Cour à l’évaluation des politiques décentralisées ? Quelle place pourrait être celle des Chambres régionales des comptes ?

13Comme je viens de le signaler, notre organisation actuelle constitue une contrainte importante pour la pleine contribution des juridictions financières à l’évaluation des politiques décentralisées. J’ai donc l’espoir et la volonté que dans notre organisation future, notre contribution en ce domaine se développe car ces politiques sont de plus en plus nombreuses et de plus en plus sensibles pour nos concitoyens.

14Pensez-vous que les quatre approches (juger, contrôler, certifier, évaluer) sont complémentaires et qu’il est possible de les articuler ? Sera-t-on conduit à procéder à des séparations fonctionnelles au sein de la Cour ? En bref, faudra-t-il revoir à terme l’organisation de la Cour ?

15Les quatre métiers sont complémentaires. Les approches s’éclairent l’une l’autre. La connaissance de la gestion d’un ministère permet par exemple un travail de certification de meilleure qualité. Inversement, les travaux de certification mettent souvent en lumière les faiblesses potentielles de la gestion d’un service ou d’un organisme.

16Cela étant, nous ne souhaitons pas tout mélanger. Les magistrats qui jugent ne doivent pas être ceux qui certifient et inversement. Nous souhaitons spécialiser nos personnels de contrôle sur une ou deux missions pour éviter le télescopage de logiques différentes. Les procédures sont également différentes. Pour autant, nous ne souhaitons pas « saucissonner » la Cour. C’est la coexistence de ces différents métiers au sein d’une même institution qui fait notre force.

17Compte tenu du pluralisme disciplinaire et méthodologique requis très généralement par les évaluations, souhaitez-vous que la Cour puisse recourir à des expertises externes pour compléter ses propres approches et investigations ? Quelles seraient-elles selon vous ? Ou pensez-vous que la Cour ait à recruter ses propres experts afin de constituer une force de base (ce qui n’interdit cependant pas le recours à des experts extérieurs à l’institution) ?

18Nous voulons avoir recours à ces deux solutions : nous aurons besoin de recourir, épisodiquement, à des experts externes sur des questions ponctuelles. Nous voulons également recruter en notre sein des experts permanents (économistes, statisticiens, comptables…) pour diversifier le profil de nos personnels de contrôle et disposer des compétences nécessaires pour des évaluations toujours plus pointues. Nous avons déjà commencé à le faire à l’occasion des deux premiers exercices de certification.

19Comment voyez-vous l’articulation avec le Comité d’enquête ?

20Pour mener certaines évaluations complexes, la Cour a besoin de s’ouvrir à des compétences et des sensibilités extérieures et diverses. L’appui d’un comité d’enquête rénové, dont le nom, la structure, la composition et les missions pourraient évoluer, restera fondamental. Il pourra nous aider à choisir les experts non permanents, en même temps que nous conseiller sur les grandes orientations à retenir. À cet égard, la présence en son sein de parlementaires, d’élus locaux et de syndicalistes sera particulièrement précieuse.

21Compte tenu de l’acquis du rapport annuel sur la Sécurité sociale, quels développements attendre de la Cour en matière d’évaluation des politiques sanitaires et sociales ?

22Le rapport annuel de la Cour sur la sécurité sociale (RALFSS) n’épuise pas le champ possible des évaluations de politiques sociales et sanitaires.

23D’abord parce qu’il est centré sur la sécurité sociale et, plus précisément, sur l’application de la loi de financement de la sécurité sociale. Certes, depuis l’origine, ce rapport ne s’est pas limité à rendre compte des écarts entre prévisions et réalisations de recettes et de dépenses. Il a inclus des développements sur la manière dont se forment les recettes et les dépenses d’assurance-maladie, de retraite, de famille, sur l’atteinte ou pas des objectifs affichés et aussi des appréciations sur l’efficacité et l’efficience de la gestion de ces énormes budgets.

24Ensuite, parce que si la sécurité sociale représente en masse financière l’essentiel des dépenses sociales (407 Md€ en 2007), ce n’est pas la totalité : il faut y ajouter l’assurance-chômage, l’action sociale de l’État et des collectivités territoriales, la politique du logement, la formation professionnelle, etc. Soit un total de 578 Md€ dont seule une petite partie échappe à la compétence de la Cour (prestations facultatives notamment).

25Enfin, la Cour publie ses travaux dans d’autres rapports : ainsi des rapports particuliers thématiques et le rapport public annuel publient des travaux d’évaluations de politiques de santé publique (par exemple, sur le plan cancer). Elle effectue aussi des évaluations à la demande des commissions des finances et des affaires sociales des deux assemblées. Il ne faut pas non plus oublier les missions d’évaluation et de contrôle de la sécurité sociale créées au sein des commissions chargées des affaires sociales et qui demandent également des travaux à la Cour.

26Au-delà de cet existant qui déborde donc le champ du RALFSS, la question se pose de l’évolution du contenu des évaluations auxquelles la Cour se livre. En effet, son métier d’origine est le contrôle du bon emploi des fonds publics, ce qui est souvent traduit par les trois E : efficacité, efficience, économie. La question se posera de plus en plus de la nécessité d’aborder l’évaluation d’une politique publique sous un prisme plus large : la politique a-t-elle été bien conçue, les mesures adoptées répondent-elles aux objectifs affichés, les résultats sont-ils atteints, quel impact ont-ils eu ? Selon les domaines, cela peut nécessiter des compétences techniques, scientifiques que la Cour n’a pas en interne et dont elle devra se doter ponctuellement selon les questions abordées et dans des conditions n’affectant pas sa légitimité à intervenir. Une autre condition pour évaluer est que les objectifs d’une politique aient été énoncés, que des études d’impact préalables aient été présentées au décideur, que des indicateurs de résultats aient été définis. Enfin, le système d’information doit permettre de recueillir les données permettant d’objectiver les appréciations.

27La Cour ne pourra donc à elle seule conduire l’évaluation de l’ensemble des politiques publiques : elle devra tenir compte de cet environnement quand elle programmera et exécutera ses travaux. Deux exemples différents peuvent être cités : pour l’évaluation du plan cancer, la Cour n’avait ni la légitimité ni les moyens de procéder à l’évaluation du bien-fondé scientifique des choix qui ont conduit à retenir les soixante-dix mesures du plan, ni à dire si les résultats médicaux ont été atteints ou non. Le Haut Conseil de la santé publique y a consacré des moyens importants et toute l’année 2008.

28Pour l’évaluation du dossier médical personnel (DMP), la Cour ne pouvait savoir, lors de sa programmation, que l’IGAS serait chargée par la ministre de travailler sur ce sujet. Les deux corps se sont coordonnés pour ne pas traiter les mêmes questions et ont travaillé dans la plus grande transparence.

29Quels sont, selon vous, les champs d’évaluation privilégiés en matière de politiques sanitaires et sociales ?

30La Cour n’exclut aucun domaine : le choix ne dépend pas seulement de l’importance des moyens financiers consacrés à une politique. Il peut s’agir aussi de questions qui, dans l’immédiat, mobilisent peu de fonds mais sont porteurs de grands changements et /ou de grandes économies ou dépenses à terme. L’importance sociale ou politique d’une action peut justifier que la Cour s’y intéresse. Comme l’article 47-2 de la Constitution le dit désormais explicitement, la Cour contribue par ses publications à l’information du citoyen. Or, celui-ci est intéressé par tout ce qui impacte sa vie quotidienne. Et, comme chacun sait, la protection sociale au sens large est au cœur de ses préoccupations.

31La Cour définit librement son programme de travail. Mais, de plus en plus, elle doit tenir compte de l’actualité des sujets, encouragée en cela par les demandes des commissions parlementaires. Ce n’est pas toujours facile car on ne peut évaluer les effets d’une loi, les résultats d’une politique qu’après un certain délai. Or, les réformes se succèdent parfois trop rapidement avant même de pouvoir être évaluées.

32Le déficit des systèmes de protection sociale, chronique mais aggravé par la crise économique, ne doit pas conduire à relâcher l’effort de réformes. La Cour veillera à ce que la soutenabilité à moyen et long terme de notre système de protection sociale soit préparée par des réformes suffisantes. Certains pays ont réformé de manière profonde leurs systèmes de retraites et de santé. Ce n’est pas le cas de la France qui laisse perdurer une multiplicité de régimes de retraite sous-financés et une organisation du système de santé reposant sur des principes contradictoires.

Notes

  • [1]
    Philippe Seguin qui est décédé le 7 janvier 2010, avait accordé cet entretien en février 2009 à Patrice Duran, directeur du Département de sciences sociales de l’École normale supérieure de Cachan et membre de l’Institut des sciences sociales du politique (ISP-CNRS, UMR 8166) et à Stéphane Le Bouler, chef de la mission recherche de la DREES au moment de l’entretien.
Mis en ligne sur Cairn.info le 12/07/2010
https://doi.org/10.3917/rfas.101.0339
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour La Documentation française © La Documentation française. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...