Introduction
1Dans le domaine sanitaire, l’évaluation est à la fois ancienne et polymorphe. Elle se rapporte à des niveaux de décision et d’intervention variés, allant des actes médicaux ou infirmiers les plus élémentaires aux politiques de santé et aux réformes de la protection sociale les plus globales, des pratiques individuelles les plus courantes aux programmes de santé publique les plus formalisés (Tabuteau, 2008). À différents niveaux, l’évaluation fait usage de méthodes diverses, selon qu’elle se fonde sur des protocoles formalisés, incluant des comparateurs idoines et contrôlables dans un cadre quasi expérimental, ou sur des procédures plus qualitatives, en vie réelle. Ces méthodes, progressivement définies, ont connu un important essor à partir des années 1980 (Matillon, Maisonneuve, 2007 ; Le Bouler, 2007). En 1990, la création de l’Agence nationale pour le développement de l’évaluation médicale offre un cadre institutionnel à ces initiatives. Les transformations successives de cette agence – dont les missions sont successivement absorbées par l’Agence nationale pour l’accréditation et l’évaluation en santé (ANAES) en 1997, puis par la Haute Autorité de santé (HAS) en 2004 – ont favorisé un élargissement des principes de l’évaluation. À dominante initialement médicale, l’évaluation a ensuite intégré des aspects économiques, formellement reconnus par une récente loi de financement de la sécurité sociale. Des contributions de nature plus sociologique sont également envisagées pour analyser un ensemble plus large d’aspects sociaux, non exclusivement économiques, relatifs à l’organisation des soins, aux enjeux professionnels, aux préférences des patients ou aux inégalités sociales de santé notamment.
2Cet article résulte des travaux réalisés collectivement au sein d’un groupe de travail sur l’« évaluation des aspects sociaux » formé par la HAS [1]. Il analyse la manière dont des savoirs et des savoir-faire issus des sciences sociales, notamment de la sociologie, peuvent être pris en compte dans une institution dont certaines missions relèvent de l’évaluation. Le cas de la Haute Autorité de santé présente à cet égard un intérêt particulier. Il s’inscrit d’abord dans un ensemble d’évolutions transversales, qui conduisent un nombre croissant d’agences sanitaires à solliciter des compétences en sciences sociales. Pour un nombre de plus en plus important de débats publics, susceptibles de devenir de véritables enjeux de société, ou tout au moins l’objet de controverses, l’inscription des dimensions techniques de l’expertise dans leur environnement social apparaît indispensable. Les débats autour des organismes génétiquement modifiés, des déchets nucléaires, de la téléphonie mobile ou des nanotechnologies, ne sont que quelques-unes des thématiques à propos desquelles les sciences sociales sont aujourd’hui sollicitées. Les autorités sanitaires recourent aux compétences de sociologues sous la forme de contributions individuelles, associant pour une période donnée un spécialiste en sciences sociales à un groupe ou à une commission spécialisés, composés d’autres experts ou de représentants des parties prenantes. Plus rarement, la contribution des sciences sociales prend des formes collectives, plus organisées. Après avoir expérimenté des formes de recours individuel aux sciences sociales au cours des dernières années, sur des sujets n’appelant généralement pas de très vives controverses, la Haute Autorité de santé s’oriente vers une démarche plus collective, traduisant un degré plus élevé d’apprentissage institutionnel en sciences sociales, dont il s’agit ici de rendre compte.
3Si l’on se réfère au cas spécifique de la Haute Autorité de santé, un intérêt diffus pour les sciences sociales semble s’être formé à la faveur d’expériences répétées, ayant contribué au cours des dix dernières années à élargir les termes habituels de l’expertise. Pour certaines questions, l’expertise en santé semble avoir évolué d’un registre essentiellement technique, médical et épidémiologique, à un registre plus large, de nature également économique et sociale. Sans aborder à titre principal l’expertise économique – qui mérite des développements spécifiques – cet article s’intéresse au recours à la sociologie, entendue au sens large. Progressivement affermi, cet intérêt a suscité la formation d’un groupe de travail chargé d’envisager les formes concrètes d’une éventuelle contribution de la sociologie à l’évaluation en santé. La dynamique de ce groupe de travail permet de comprendre comment des experts en sciences sociales se sont efforcés de promouvoir de nouveaux registres d’analyse, jusqu’alors peu pris en compte. Ce recours aux sciences sociales s’est accompagné d’un travail ad hoc de formalisation des savoirs disponibles. Cette formalisation était destinée à répondre aux attentes – encore largement indéfinies – d’une institution confrontée à la nécessité d’inscrire ses expertises techniques dans un environnement social plus large. La formalisation des savoirs s’est non seulement appuyée sur des thématiques familières à l’analyse des politiques publiques, comme l’analyse des enjeux institutionnels ou des problèmes publics, mais aussi sur des contributions issues de la sociologie et de l’anthropologie de la santé, relatives à la sociologie des professions, aux travaux sur l’expérience de la maladie, sur les associations de patients ou sur l’innovation sociotechnique. En tant qu’ensemble de savoirs, l’analyse des politiques publiques a permis d’établir un lien naturel entre les préoccupations institutionnelles du travail concret d’évaluation et les savoirs académiques produits en sciences sociales. Le travail de formalisation des savoirs a abouti à la constitution d’une grille de « questionnements sociologiques standardisés », qui offre aux experts non spécialisés en sciences sociales la possibilité d’identifier des enjeux sociologiques à propos de thématiques données, afin d’envisager d’éventuels travaux complémentaires.
4Après avoir spécifié le contexte de développement de l’évaluation en santé, nous décrivons les expériences à travers lesquelles s’est formé un intérêt diffus pour les sciences sociales auprès de la Haute Autorité de santé, puis nous montrons comment la constitution d’un groupe de travail spécialisé a permis de formaliser des questionnements sociologiques se référant à l’évaluation des politiques publiques et aux sciences sociales, en vue d’éventuels usages pragmatiques.
Les visages de l’évaluation en santé
5Considéré de manière transversale, le développement des méthodes d’évaluation dans le domaine de la santé à partir des années 1980 peut être rapproché de trois phénomènes particulièrement importants qui se rapportent à des transformations internes à la profession médicale autant qu’à des dynamiques plus transversales, relatives au développement de l’évaluation des politiques publiques à partir du milieu des années 1980. Ensemble, ces phénomènes ont concouru à la formation de nouveaux principes et de nouvelles institutions dans le domaine de l’évaluation en santé.
6Dans le domaine scientifique et médical de la recherche clinique, tout d’abord, les années 1980 sont caractérisées par une montée en puissance de méthodes expérimentales et quantitatives, mises en œuvre dans le cadre des essais thérapeutiques. Ces méthodes, dont les principes sont plus anciens, se généralisent alors d’autant plus vite qu’elles sont exigées par les autorités de régulation, notamment dans le secteur du médicament. Aux États-Unis, la Food and Drug Administration formalise ses procédures d’enregistrement en exigeant un recours systématique à ces méthodes d’établissement de la preuve en 1966, à la suite du scandale de la thalidomide. Des principes analogues sont ensuite repris dans différents pays. En France, la procédure dite d’autorisation de mise sur le marché est instituée en 1978. Au-delà du secteur du médicament, qui constitue une force d’entraînement pour l’ensemble de la recherche clinique, ces méthodes d’évaluation sont largement diffusées auprès des acteurs scientifiques et industriels de la recherche. Des capacités de calcul et de traitement informatiques inédites deviennent disponibles à des coûts raisonnables et facilitent l’usage de ces méthodes. Elles constituent bientôt la norme scientifique par excellence, le « gold standard » fondant la nouvelle « médecine des preuves » (Sackett, 1995 ; Sackett et al., 1996 ; Timmermans, Angell, 2001 ; Timmermans, Kolker, 2004).
7Dans la même période, différentes institutions internationales font par ailleurs la promotion de méthodes d’évaluation originales, destinées à favoriser le débat public sur des enjeux technologiques. Dès 1972, la création de l’Office of Technology Assessement (OTA) par le Congrès américain avait favorisé la promotion de ces méthodes. Loin d’être spécifiques à la santé, ces méthodes ne sont pas très différentes de celles qui avaient été jusqu’alors utilisées pour éclairer les choix budgétaires. L’usage qui en est fait dans un cadre parlementaire leur confère une dimension publique et contradictoire inédite, qui fait leur spécificité et accroît leur aura démocratique (Bimber, 1996 ; Mironesco, 1997 ; Barthe, 2006). À partir de 1976, la santé devient un domaine d’application privilégié de l’évaluation des technologies. Le neuvième bureau de l’OTA est spécifiquement chargé de ces questions, jusqu’à la dissolution de l’organisme, en 1996. Entre-temps, de nombreuses institutions comparables à l’OTA ont vu le jour aux États-Unis et en Europe, auprès d’agences exécutives ou de parlements. Des structures sont spécifiquement créées pour développer des travaux sur la santé, favorisant l’essor international de l’évaluation des technologies de santé, ou Health Technology Assessment en anglais (Banta, Andreasen, 1990 ; Banta, 2000). Ce mouvement fédère de multiples initiatives locales, nationales ou internationales. Il réunit des organisations capables de mettre en œuvre une évaluation explicite des technologies, très nombreuses dans le domaine médical. Le principe est simple : plutôt que de laisser les innovations se diffuser de manière « spontanée », en vertu des intérêts partagés des industriels, des professionnels et des patients, l’évaluation des technologies se fonde sur des données objectives, de nature médicale et économique, pour émettre des avis argumentés, favorables ou non à l’usage ou à la prise en charge financière des technologies.
8Dans le domaine des politiques publiques, enfin, les années 1980 voient l’essor des méthodes d’évaluation, auxquelles sont alors consacrés de nombreux débats et travaux de nature scientifique ou à vocation plus pragmatique (Duran, 1999 ; Bourdin et al., 2004 ; Perret, 2008). Or la santé occupe une position singulière dans ce mouvement. Elle apparaît à la fois comme un objet possible pour l’évaluation, en tant que domaine de politique publique, et comme une ressource méthodologique, en tant qu’espace d’expertise ayant déjà développé des méthodes scientifiques d’évaluation. Lorsqu’un premier grand colloque national sur l’évaluation des politiques publiques est organisé à l’École nationale d’administration, en 1983, ses organisateurs sollicitent, parmi d’autres intervenants, des contributeurs au fait des méthodes développées dans le domaine sanitaire (Nioche, Poinsard, 1984). L’épidémiologiste Daniel Schwartz, en particulier, est sollicité pour présenter la méthode des « essais pragmatiques », qu’il a contribué à développer et dont on attend qu’elle puisse allier la rigueur mathématique aux exigences de la décision en vie réelle (Spenlehauer, 1998 ; Benamouzig, 2005). D’autres experts du domaine sont parallèlement sollicités, comme l’économiste de la santé Émile Lévy ou le directeur des hôpitaux, Jean de Kervasdoué, par ailleurs aguerri en sciences sociales, singulièrement dans le domaine de l’analyse des politiques publiques [2].
9Ces trois phénomènes concomitants, relatifs aux développements des méthodes d’évaluation en recherche clinique, au mouvement international d’évaluation des technologies de santé et au mouvement d’évaluation des politiques publiques, favorisent la structuration d’une démarche nationale d’évaluation dans le domaine de la santé. Impliquant des professionnels de santé, cette démarche ne se développe cependant pas tant à l’échelle des politiques publiques à proprement parler, qu’à l’échelle des pratiques professionnelles, progressivement élargies au domaine de la santé publique (Moatti, Mawa, 1992 ; Matillon, Durieux, 1994). Cette émergence est tardive et passablement chaotique. Peu de temps après le colloque de l’ENA, le Pr. Émile Papiernik propose au ministre chargé de la Santé, Edmond Hervé, un rapport sur le développement de l’évaluation médicale. Bien accueilli, le projet est ajourné par le changement de majorité. Un modeste Comité national d’évaluation médicale est toutefois créé en 1987. Associé au Conseil national de l’ordre des médecins, son rôle reste symbolique (Armogathe, 1988). En 1988, le nouveau ministre de la Santé, Claude Évin, créé l’Agence nationale pour le développement de l’évaluation médicale (ANDEM), officiellement installée quelques mois plus tard, en 1990. Ses travaux sont initialement emprunts d’une orientation nettement médicale. Ses missions sont ensuite étendues au sein de nouvelles structures, d’abord au sein de l’Agence nationale pour l’accréditation et l’évaluation en santé (ANAES), créé en 1997, puis auprès de la Haute Autorité de santé, créée en 2004 (Robelet, 2002).
10La Haute Autorité de santé hérite des missions d’évaluation des agences qui l’ont précédée et fonde ses travaux sur des méthodes élaborées à partir des années 1980. Partant d’une orientation médicale, ces travaux s’étendent à des préoccupations plus larges, en termes de santé publique, de participation des usagers aux décisions ou en termes d’évaluation économique notamment. L’économie de la santé, en particulier, acquiert progressivement une place plus importante au sein de la HAS. La présence d’une économiste de la santé au Collège de la HAS, la principale instance de gouvernance interne, la participation d’économistes aux divers groupes de travail et commissions spécialisés, ainsi que la structuration d’un service interne responsable de l’évaluation économique renforcent la place de l’économie de la santé. Ces compétences sont formellement consacrées par le législateur, qui confie – pour la première fois en France – « l’évaluation médico-économique » à un organisme national (loi de financement de la sécurité sociale 2008). Ce faisant, la Haute Autorité de santé s’est inscrite dans un processus d’apprentissage qui a favorisé l’acquisition de nouvelles compétences, dépassant le seul registre médical initial. Au cours de ce processus, l’intérêt porté aux aspects économiques a progressivement conduit les experts responsables de l’évaluation et les services internes à appréhender un nombre croissant de sujets de manière non exclusivement médicale et technique, en se référant à un point de vue social plus global.
11Au-delà de la problématique économique de l’efficience, les regards portés sur la santé ont conduit les acteurs de l’évaluation à s’interroger sur un large ensemble de questions portant sur l’organisation des soins, les préférences des patients, les finalités des politiques de santé, les comportements des différentes institutions compétentes en matière de santé ou les principes pouvant expliquer la formation des coûts. Le regard économique sur la santé a contribué à élargir le spectre des questions posées à l’occasion des procédures d’évaluation, justifiant l’éclairage d’autres sciences sociales, notamment de la sociologie.
La HAS dans une dynamique d’apprentissage
12La Haute Autorité de santé est une autorité publique indépendante à caractère scientifique. Créée en 2004 pour améliorer la qualité du système de santé et accompagner la décision publique en matière de remboursement, elle intervient dans le domaine de l’évaluation en santé. Pour produire ses avis, elle sollicite différents types d’expertises, relevant non seulement d’une expertise biomédicale mais aussi, plus largement, de la santé publique et de l’économie de la santé, voire d’autres sciences sociales.
Missions de la HAS et évaluation sociologique
13Formellement, les avis de la HAS sont rendus par trois commissions spécialisées : la Commission de la transparence (CT) intervient dans le domaine du médicament ; la Commission d’évaluation des dispositifs médicaux et des technologies de santé (CNEDMTS) émet des avis relatifs aux dispositifs médicaux ; la Commission d’évaluation des actes professionnels (CEAP) se prononce sur les procédés, techniques et méthodes utilisés par les professionnels de santé en matière de prévention, de diagnostic ou de traitement. Les avis de ces trois commissions sont fondés, lorsque les technologies sont étudiées de façon isolée, sur l’appréciation du bénéfice clinique individuel à partir de l’évaluation de l’efficacité expérimentale et de la sécurité.
14Dans un cadre d’aide à la décision publique, la Haute Autorité de santé rend des avis sur l’opportunité de mettre en place des actions de santé publique, de réaliser des évaluations en économie de la santé et d’évaluer la qualité de la prise en charge sanitaire de la population, notamment pour les actions et programmes de santé publique. Ces décisions sont prises par le Collège de la HAS sur proposition de la Commission d’évaluation économique et de santé publique (CEESP). Les travaux soumis à cette commission prennent en compte l’efficacité et la sécurité, mais ils se situent aussi dans le cadre d’une approche plus globale, intégrant d’autres dimensions, comme l’efficience, l’équité et l’organisation du système de santé (Rochaix, 2008).
Encadré 1 : Les Commissions
Les sept commissions :
- Commission évaluation des actes professionnels ; présidée par le Pr Jean-Michel Dubernard
- Commission de la transparence ; présidée par le Pr Gilles Bouvenot
- Commission nationale d’évaluation des dispositifs médicaux et des technologies de santé ; présidée par le Pr Jean-Michel Dubernard
- Commission périmètre des biens et services remboursables (ALD) ; présidée par M. Raoul Briet
- Commission évaluation économique et de santé publique ; présidée par le Pr Lise Rochaix
- Commission certification des établissements de santé ; présidée par le M. Jean-Paul Guérin
- Commission qualité et diffusion de l’information médicale ; Présidée par M. Étienne Caniard
15Au cours des dernières années, l’introduction d’une perspective populationnelle en matière d’évaluation des médicaments, à travers la notion d’intérêt de santé publique (ISP), ainsi que la prise en compte de dimensions collectives, à travers la notion de service rendu à la collectivité (SERC), ont conduit la HAS à porter un intérêt croissant à un ensemble de phénomènes débordant le cadre médical habituel de l’évaluation. Aux questionnements économiques, se sont ajoutés d’autres aspects, relatifs à l’organisation des services de santé, aux points de vue des patients, aux enjeux professionnels entre acteurs médicaux, aux différences d’appréciation entre parties prenantes impliquées dans le système de santé, aux spécificités nationales éventuelles. Cet intérêt s’est manifesté de manière transversale, à propos de différents types de technologies de santé. Il a notamment donné lieu à des réflexions au sein de la Commission d’évaluation des stratégies de santé (CE2S), de 2006 à 2008, puis au sein de la Commission d’évaluation économique et de santé publique, qui lui a succédé en 2008. Ces éléments ont fait l’objet de délibération au sein du Collège de la HAS, principale instance de gouvernance de cette institution, composée de huit membres respectivement nommés par le Président de la République, le président du Sénat, le président de l’Assemblée nationale et le président du Conseil économique et social. Rendant compte de ces évolutions, le Président du collège de la HAS, Laurent Degos, soulignait le caractère pluridisciplinaire de l’évaluation en mentionnant de manière explicite la contribution à l’évaluation des sciences sociales en général et de la sociologie en particulier : « L’évaluation ne peut être qu’interdisciplinaire. Médicale, elle porte sur l’efficacité thérapeutique individuelle. Économique, elle porte sur la mise en regard des bénéfices et des coûts, y compris des coûts d’opportunité. Mais au-delà de la médecine et de l’économie, il s’agit également d’évaluer les interventions et les technologies de santé en termes d’organisation des soins, en terme de qualité de vie pour les patients et leur entourage, et enfin en termes sociologiques et éthiques – parce qu’en dernière analyse, c’est bien de notre conception du vivre ensemble et de la solidarité qu’il s’agit dans la gestion du périmètre de remboursement » (Le Monde, 5 juillet 2008, p. 17).
16À ce stade, les réflexions sur la prise en compte de phénomènes redevables d’éclairages sociologiques restent exploratoires et expérimentales. Ce type d’éclairage peut être introduit de manière ponctuelle, sur des sujets particuliers. La présence individuelle d’un sociologue dans la Commission d’évaluation économique et de santé publique est supposée permettre l’identification de besoins spécifiques, qui donnent lieu, après délibération, à l’inclusion de sociologues dans des groupes de travail thématiques, chargés de préparer les documents relatifs à l’évaluation de questions particulières. Des évolutions à la fois internes et externes à la HAS laissent envisager une prise en compte plus régulière d’éclairages sociologiques dans l’évaluation des technologies de santé. Ces évolutions résultent d’une maturation progressive, dont quelques étapes peuvent être reconstituées.
L’ANAES, des sociologues et des patients
17Lors de sa création, en 2004, la HAS a hérité des missions et des moyens d’autres agences sanitaires. Dès 1990, l’Agence nationale pour le développement de l’évaluation médicale (ANDEM) s’est vue confier la responsabilité de promouvoir les méthodes d’évaluation auprès des professionnels de santé. La culture médicale de cette agence et la relative nouveauté des méthodes alors mises en œuvre ont conduit ses responsables à privilégier des approches médicales, alors peu ouvertes aux sciences sociales. Après les ordonnances Juppé, la création de l’Agence nationale pour l’accréditation et l’évaluation en santé (ANAES), en 1997, a élargi les missions de l’ANDEM en y ajoutant un volet hospitalier, orienté vers la mise en place de procédures d’accréditation des établissements (Robelet, 2002). La culture de cette agence restait très médicale, mais elle s’ouvrait aussi à d’autres approches, en termes de santé publique, d’économie ou de sciences sociales. De manière générale, il ne s’agissait plus tant de définir l’excellence des pratiques médicales au regard de la science, ce qui pouvait permettre de justifier une prééminence de la médecine, voire de ses seuls segments académiques les plus titrés. Il s’agissait aussi de promouvoir des changements de pratiques professionnelles, autrement dit des processus supposés rencontrer des applications concrètes. Les sciences sociales apparaissaient utiles pour éclairer, voire favoriser, la rencontre espérée entre la nouvelle médecine des preuves et la médecine clinique, entre la science et la vie réelle.
18Pendant plusieurs années, des sociologues ont fait partie des conseils scientifiques de l’ANAES. Bien qu’il soit difficile d’évaluer leur contribution de manière rétrospective, leur rôle semble avoir été assimilé à une fonction de médiation, traduisant avec une qualité scientifique patentée le point de vue de la société en général, et plus souvent encore celui des patients. Cette fonction de représentation apparaît non seulement réductrice mais fondée sur un malentendu : les sociologues étaient moins considérés en vertu de leur expertise professionnelle, de leur capacité à convoquer ou à produire certains travaux dans le processus d’expertise, ou encore à éclairer certains phénomènes à l’aune des questionnements habituels de leur discipline, qu’en vertu d’une capacité tacite à incarner le « point de vue de la société », ou plus exactement celui des acteurs absents des délibérations, c’est-à-dire essentiellement des patients. Ce malentendu n’est pas fortuit. Il n’est pas non plus réductible au manque d’intérêt pour les sciences sociales des représentants de la profession médicale. Il doit être mis en relation avec un contexte scientifique dans lequel la sociologie de la santé soulignait, dans les années 1990, l’importance de la participation des patients au système de santé (Barbot, 2002 ; Dodier, 2003). Ce contexte scientifique était lui-même lié à un contexte social et politique plus général, dans lequel la participation des patients était associée à une promotion de la démocratie sanitaire, dont la loi du 4 mars 2002 sur les droits des patients a constitué un aboutissement législatif. Dans ce contexte, la présence du sociologue apparaissait comme l’expression ou le gage d’une ouverture des délibérations scientifiques et professionnelles à une « expertise profane » [3].
19Mal identifié, souvent peu familier au monde médical, le regard du sociologue pouvait apparaître comme l’expression d’un point de vue décentré, potentiellement tout aussi intéressant qu’exotique ou marginal. Le caractère scientifique des appréciations sociologiques était d’autant plus difficilement perçu par les autres experts, notamment par les médecins, que les fondements épistémologiques de la discipline étaient différents de ceux d’autres disciplines scientifiques sollicitées, qu’elles relèvent de la médecine, de la biologie, de l’épidémiologie ou – dans une moindre mesure – de l’économie. Au total, la présence de la sociologie apparaissait comme un « obscur objet de désir », dont la présence semblait souhaitable, voire nécessaire compte tenu de l’inscription des questions sanitaires dans des problématiques sociales plus générales, tout en restant foncièrement difficile à appréhender.
Le secteur du médicament et l’intérêt de santé publique (ISP)
20Le secteur du médicament a constitué un premier terrain d’expérimentation, qui a vu la gestation d’une notion innovante : l’Intérêt de santé publique. À partir de 1999, cette notion a donné lieu aux réflexions de plusieurs groupes de travail chargés de réfléchir aux conditions d’enregistrement et de prise en charge des médicaments. Une fois définie, cette notion a été utilisée par la Commission de la transparence, chargée de statuer sur le niveau de remboursement des médicaments. Force est de constater que ces réflexions n’ont pas permis d’élargir les critères de l’évaluation jusqu’au point de prendre en compte une dimension sociologique.
21Dès le début des années 1990, la présence d’économistes de la santé dans la Commission de la transparence chargée de déterminer les niveaux de remboursements, a eu pour objet de permettre une délibération intégrant des critères économiques fondés sur l’examen d’études pharmaco-économiques soumises par l’industrie. En 1997, ces éléments ont cependant été exclus des compétences de la Commission de la transparence, au bénéfice de la seule compétence, dans ce domaine, du Comité économique du médicament, devenu par la suite Comité économique des produits de santé (CEPS). Au-delà d’un transfert de compétences entre commissions spécialisées, l’enjeu de ce déplacement était de préciser les responsabilités respectives de l’administration centrale, à laquelle était rattaché le CEPS, par rapport à celles d’une jeune agence comme l’Agence du médicament, devenue ensuite l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé. En termes d’expertise, ce déplacement semble avoir réduit la pertinence des analyses pharmaco-économiques dans le processus de décision. Au sein du CEPS, ces études étaient intégrées à un processus de décision global, prenant en compte non seulement l’efficience des médicaments mais des critères de politique industrielle, relatifs aux laboratoires plutôt qu’aux produits eux-mêmes.
22En 1999, un décret [4] relatif aux procédures de la Commission de la transparence introduisait, parmi un ensemble de critères d’évaluation, la notion d’« intérêt de santé publique ». Alors relativement indéfinie, cette notion avait vocation à inclure des arguments qualitatifs, de nature sociale, économique ou politique. Elle échappait en principe aux critères formalisés de l’évaluation médicale. Selon les termes de son promoteur, Didier Tabuteau, l’intérêt de santé publique devait représenter « un joker pour le décideur ». À la suite de l’introduction de cette notion, des travaux ont été engagés par la direction générale de la santé entre 2000 et 2002 pour procurer un caractère quantifiable à cette notion, introduite en 2004 dans l’évaluation des actes et dans l’évaluation des dispositifs médicaux.
23La notion d’intérêt de santé publique renvoie alors à trois dimensions : l’impact sur la santé de la population (en termes de mortalité, de morbidité et de qualité de vie) ; la capacité à répondre à un besoin de santé publique non couvert, eu égard à sa gravité ; l’impact sur le système de soins et les politiques et programmes de santé publique. L’usage de cette notion a été l’objet d’importants débats parmi les professionnels du secteur du médicament. L’industrie pharmaceutique, en particulier, a exprimé une certaine inquiétude quant à l’ajout de critères supplémentaires dans les procédures réglementaires d’évaluation et d’enregistrement. Quant aux experts compétents dans le domaine de l’évaluation des médicaments, ils étaient surtout familiers de méthodes d’évaluation quantitatives d’orientation biomédicale et épidémiologique.
24En pratique, le souhait de donner un caractère mesurable à la notion d’intérêt de santé publique a conduit à privilégier l’impact sur la santé des populations par rapport à d’autres critères moins aisément quantifiables. Particulièrement fragiles à l’aune des critères méthodologiques formels et quantitatifs de la médecine des preuves, les approches sociologiques, notamment les plus qualitatives d’entre elles, étaient par avance disqualifiées en tant que ressources pertinentes. Alors même que le médicament est l’une des premières technologies pour lesquelles des principes d’évaluation complétant les critères médicaux d’ordinaire pris en compte ont été envisagés, les modalités concrètes de l’évaluation ont conduit à procurer à cette dernière une signification exclusivement épidémiologique et quantitative. Depuis son introduction, le rôle de la notion d’intérêt de santé publique dans les décisions relatives au remboursement semble en outre avoir été modeste, témoignant des réelles difficultés de prise en compte de ce type de critères pour l’évaluation des médicaments.
Le service rendu à la collectivité (SERC)
25En 2007, la HAS a souhaité élargir les réflexions entamées sur l’intérêt de santé publique en constituant un groupe de travail chargé de réfléchir à titre méthodologique sur l’évaluation du « Service rendu à la collectivité » (SERC). L’idée était d’harmoniser les emplois de la notion d’intérêt de santé publique afin de « prendre en compte les dimensions collectives et sociétales ». Présidé par une économiste, Lise Rochaix, le groupe SERC a associé des membres de différentes commissions de la HAS et des experts extérieurs. À titre exploratoire, il a identifié plusieurs dimensions susceptibles d’être prises en compte dans l’évaluation, en fonction des besoins propres à chaque évaluation, sans caractère systématique.
26Certaines dimensions envisagées avaient un caractère économique, d’autres un caractère plus sociologique. Signalons en particulier : « l’efficience et le coût global pour la collectivité », « l’équité et l’égalité d’accès aux soins », « les aspects organisationnels et professionnels », « les effets allant au-delà de la personne traitée (externalités) », « la cohérence avec la politique de santé publique », « les aspects sociaux, éthiques et moraux », « les aspects réglementaires et juridiques ».
27Le groupe SERC a envisagé la réalisation de travaux méthodologiques destinés à prolonger ses réflexions. Au-delà des principes d’une évaluation économique jugée « plutôt bien codifiée, compte tenu de l’existence de guides nationaux et étrangers validés », une contribution de la sociologie a été jugée souhaitable, ainsi que la nécessité de réflexions complémentaires dans ce domaine. À l’issue des travaux du groupe SERC, il apparaissait que « le groupe de travail récemment constitué au sein de la HAS pour définir la trame d’un cahier des charges de l’apport de la sociologie aux travaux de la HAS, pouvait apporter sa contribution à cette réflexion ». Dans l’intervalle, quelques principes relatifs à la prise en compte des aspects sociaux étaient formulés (cf. encadré 2).
Encadré 2 : L’évaluation des aspects sociaux au sens du Service rendu à la collectivité (HAS, 2008)
- « identifier, pour un sujet donné, les parties prenantes, les rapports sociaux, les conflits de normes et de valeurs en jeu, tant à une échelle professionnelle ou organisationnelle que sociale au sens large » ;
- « analyser, lorsque cela est utile, la « problématicité sociale » d’une question de santé, à partir d’une objectivation des données médicales, sociales et politiques » ;
- « engager, lorsque cela est pertinent, une réflexion sur la prise en compte des aspects socialement différenciés d’une question de santé, tant du point de vue de la prévalence dans la population, des conditions d’accès aux soins ou de l’impact possible d’une stratégie de santé ».
La recherche en sciences sociales
28Héritière de plusieurs agences, la HAS a financé des recherches finalisées dans le cadre d’appels à projets. Certains de ces appels à projets ont associé des experts issus des sciences sociales, suscitant des contacts avec les milieux académiques spécialisés. L’animation de cette activité de recherche a nécessité un suivi régulier, en termes de définition des appels à projets, de sélection des projets, de suivi des projets retenus et de valorisation. Depuis 1999, ce programme a porté sur des thématiques intéressant directement la HAS. Des programmes de recherche ont ainsi porté sur la mise en œuvre des recommandations professionnelles, sur l’évaluation d’innovations organisationnelles telles que les réseaux de soins, sur la qualité de vie des patients, la qualité des soins ou encore le rôle des patients dans la prise en charge.
29En 2007, la Mission prospective et recherche de la HAS a été sollicitée pour redéfinir les missions de la HAS en matière de recherche. Sollicitant des experts internes et externes, elle a identifié des thématiques pouvant être pertinentes pour la HAS (HAS 2008 b). À la différence d’orientations antérieures, qui laissaient une place prépondérante aux dimensions cliniques et médicales, les orientations proposées insistaient sur l’intégration des dynamiques médicales dans leur environnement social. Cet environnement était lui-même appréhendé à l’échelle des établissements et des pratiques professionnelles, aussi bien qu’à l’échelle plus globale du système de santé. Traduisant une évolution dans l’appréhension des questions de santé, l’élaboration de ces orientations a bénéficié du concours d’une large variété de professionnels, issus des mondes de la médecine, de la santé publique, de l’évaluation en santé et des sciences sociales. La Mission soulignait l’importance de réflexions méthodologiques et affirmait la nécessité de préciser les conditions d’un recours à des expertises externes en sciences sociales, associant le cas échéant des acteurs du système de santé, notamment des professionnels et des patients. Cette orientation traduisait une inflexion dans le sens d’un intérêt accru pour les sciences sociales. En 2008, l’abandon des missions de recherche a conduit à ne pas prolonger cette orientation, dont le contenu signalait une évolution des perceptions en matière d’évaluation. À défaut de trouver un prolongement dans le domaine du financement de recherches finalisées, cette orientation a été prolongée par d’autres évolutions internes.
La Commission d’évaluation des stratégies de santé (CE2S) (2006-2008)
30Établie en 2006, la Commission d’évaluation des stratégies de santé (CE2S) – qui deviendra en 2008 la Commission évaluation économique et de santé publique (C2ESP) – a succédé à une commission d’orientation plus professionnelle, intitulée Commission des recommandations pour l’amélioration des pratiques (sous-entendu, professionnelles). Présidée par une économiste, Lise Rochaix, la Commission d’évaluation des stratégies de santé était initialement chargée de statuer sur les recommandations professionnelles examinées par la précédente commission, mais aussi des travaux portant sur le domaine plus large de la santé publique et des « stratégies de santé ». De périodicité mensuelle, les délibérations de cette commission s’articulaient aux contributions de deux services internes, respectivement chargés des Recommandations professionnelles (SRP) et de l’Évaluation médico-économique et de santé publique (SEMESP).
31Au cours de ses deux années de fonctionnement, les missions et les travaux de la CE2S ont évolué, passant d’une mission d’orientation et de validation des recommandations professionnelles, héritées de la précédente commission, à l’examen de recommandations de santé publique, répondant à de nouveaux objectifs, beaucoup plus larges. Au-delà de cette évolution formelle, en termes de compétences explicites, les délibérations régulières de la commission ont aussi conduit ses membres à engager une réflexion sur les méthodes d’évaluation et à participer à des activités de prospective en matière de recommandations. Ce travail impliquait non seulement des interactions entre la commission et les services internes qui lui étaient directement associés, mais aussi un ensemble de relations avec d’autres instances de la HAS, notamment avec le Collège et avec d’autres Commissions, groupes de travail ou services de la HAS.
32Dans ce contexte, une place accrue a été accordée à l’économie de la santé, et dans une certaine mesure à la sociologie. En 2006, la composition de la nouvelle Commission traduisait ce souci, que Lise Rochaix mentionnait dans le bilan de la Commission : « sa composition a été modifiée pour renforcer la participation de représentants d’usagers et d’experts de disciplines jusqu’alors absentes (sociologie) ou peu représentées (santé publique, économie) » (HAS 2008a). La sociologie était impliquée aux côtés d’autres expertises, dans le travail de « cadrage » et d’orientation des travaux [5]. Plus généralement, elle constituait l’un des « principes partagés » de la Commission, énoncés de la manière suivante : « l’identification claire des intérêts et enjeux à l’origine de la demande de recommandation » ; « un cadre plus large incluant, au-delà des soins, une approche plus globale en termes de stratégie de santé », « l’adoption d’une approche multidisciplinaire (médecine, sociologie, économie…) » ; « plus de lisibilité pour favoriser l’appropriation par les professionnels » ; « la prise en compte systématique du point de vue des patients et des familles » (HAS 2008 b). Les travaux de la Commission ont permis d’intégrer un regard sociologique aux perspectives économiques et de santé publique par ailleurs développées à la HAS.
33La formulation sous forme de suggestions à la fois brèves et explicites traduit un effort de formalisation, qui poursuit des objectifs à la fois explicites et implicites. La formalisation vise à rendre des questions potentiellement complexes accessibles aux acteurs de l’évaluation, notamment aux membres des commissions et des groupes de travail, ainsi qu’aux experts internes chargés d’accompagner leurs travaux. Elle vise aussi à expliciter les critères de jugement susceptibles d’être retenus, afin de pouvoir les rendre publics. Elle vise enfin à conformer les nouveaux critères identifiés aux standards et aux procédures, par ailleurs très formalisés, de l’évaluation en santé (Benamouzig, 2005 ; Matillon, Maisonneuve, 2007). Cette exigence est d’autant plus forte que les questionnements ou les méthodes de la sociologie, parfois moins formalisés que ceux d’autres disciplines, plus familières au contexte médical, peuvent être médiocrement considérés du point de vue de l’évaluation en santé. Lorsqu’elles s’appuient sur des méthodes qualitatives, en particulier, les études sociologiques, même bien conduites, sont exposées au risque de se voir attribuer une « mauvaise qualité » en raison du recrutement jugé insuffisant du nombre de patients inclus dans l’analyse. Les dizaines de patients interrogés dans le cadre d’entretiens semi-directifs risquent alors d’apparaître, aux yeux de non spécialistes, comme une population de petite taille, à propos de laquelle aucune conclusion contributive ne peut être tirée d’un point de vue statistique. Dans une certaine mesure, le travail de formalisation permet de spécifier et d’objectiver le registre spécifique des questionnements auxquelles se réfèrent les sciences sociales, afin de différencier la nature de leur éventuelle contribution des critères prévalant dans d’autres disciplines, plus couramment sollicitées dans le contexte de l’évaluation en santé.
Diversité des connaissances, pluralité des savoir-faire
34Les références aux sciences sociales traduisent l’émergence d’un besoin d’expertise spécialisée. Les expertises économiques, en particulier, sont l’occasion d’interrogations sur l’apport d’autres sciences sociales, notamment de la sociologie. Pour éclairer ses besoins, la HAS a sollicité la formation d’un groupe de travail, chargé de réfléchir aux principes d’une « évaluation des aspects sociaux ». Les membres de ce groupe de travail se sont efforcés de rapprocher un ensemble de savoirs et de savoir-faire sociologiques des besoins de la HAS. Ces derniers ont été formellement rapportés – de manière plutôt arbitraire – à la seule « sociologie ». Il ne s’agissait pas par là d’étendre sans véritable fondement les frontières de la sociologie aux dépens d’autres sciences sociales également sollicitées dans le groupe de travail, comme la science politique, l’anthropologie ou l’économie. Il s’agissait plutôt de différencier de manière pragmatique ce type de contributions de celles qu’apporte plus régulièrement une autre science sociale, l’économie de la santé, plus utilisée par la HAS. Sur ces bases, la formation du groupe de travail a été l’occasion de rassembler un groupe d’experts compétents, d’ordinaire distants des travaux d’évaluation et d’expertise de la HAS. Progressivement familiarisés aux modalités de travail de la HAS, ces experts ont contribué à un rapprochement entre les sciences sociales, d’une part, et les besoins pressentis de la HAS en matière d’évaluation, d’autre part. Ce rapprochement a pris la forme d’une formalisation des savoirs, orientée vers les préoccupations pratiques de la HAS. Un ensemble de compétences sociologiques ont d’abord été identifiées. Elles se rapportent aux manières dont des spécialistes en sciences sociales appréhendent d’ordinaire certains problèmes ou données sanitaires, ou plus précisément à la manière dont elles pourraient les aborder dans le contexte formalisé des procédures d’évaluation en vigueur à la HAS. Des connaissances sociologiques ont par ailleurs été rapportées à un ensemble de savoirs relativement stabilisés dans les domaines de l’analyse des politiques publiques, d’une part, et des sciences sociales de la santé, d’autre part. Ces savoirs ont fait l’objet d’une formalisation, sous forme de questionnements standardisés.
La mise en place d’un groupe de travail
35Constitué en novembre 2007 sous la responsabilité du Service d’évaluation économique, ce groupe de travail a poursuivi des objectifs méthodologiques. La définition de ces objectifs a associé d’autres services de la HAS, notamment le Service des recommandations professionnelles, le Service de l’évaluation des médicaments et la Mission études et recherches, en raison de ses relations préalables avec des sociologues.
36Formellement, la démarche s’est apparentée à celles que la HAS met d’ordinaire en œuvre dans le domaine médical. De nombreux sujets nécessitant de rassembler des connaissances, des compétences ou des avis d’experts donnent lieu à l’organisation de groupes de travail, dont les principes de fonctionnement sont relativement standardisés. Les groupes de travail sont supervisés par les services de la HAS et sont animés par un spécialiste du domaine, souvent issu d’une société savante. Le groupe de travail réunit des experts en respectant un principe de pluralisme, qui se traduit par la présence de points de vue et de compétences diversifiés. Une série de réunions aboutit à la rédaction d’un document de synthèse, discuté par les membres du groupe de travail, puis éventuellement par un cercle plus large de lecteurs composant un « groupe de lecture ». Ce travail est aussi validé par différentes instances de la HAS, généralement par une commission spécialisée puis par le Collège de la HAS, qui statue in fine, avant une éventuelle communication publique.
37Dans le cas présent, les principes de fonctionnement de tels groupes de travail ont été repris et adaptés. Symboliquement, les éléments contractuels liant l’animateur du projet et la HAS reprenaient les termes standardisés des contrats utilisés pour d’autres groupes de travail. Le groupe de travail avait cependant la spécificité de poursuivre des objectifs méthodologiques et exploratoires, sans chercher à se prononcer sur le type de questions médicales ou de santé publique qui motivent d’habitude la formation d’un groupe de travail. De ce point de vue, il s’inscrit dans la filiation directe du groupe SERC, dont il reprend les principes en les adaptant à la sociologie.
38Concrètement, le groupe de travail a été animé par l’auteur, sollicité par la HAS en tant que sociologue académique et membre de la Commission d’évaluation économique et de santé publique. Le groupe de travail a réuni quinze experts aux compétences de sociologues, de politistes, d’anthropologues, d’économistes et de médecins de santé publique. Il a bénéficié du concours des services de la HAS, qui s’est traduit par la mise à disposition et la présentation d’un échantillon de travaux réalisés ou en cours, et par une participation aux délibérations, en fonction des dossiers examinés en séance.
39Le groupe de travail s’est réuni à huit reprises autour de travaux de la HAS portant sur des thèmes tels que l’évaluation des stratégies de dépistage de la trisomie 21, le déclenchement artificiel du travail à partir de 37 semaines, l’éducation thérapeutique dans la prise en charge des maladies chroniques, le dépistage du mésothéliome et du cancer broncho-pulmonaire lié à l’amiante et la prise en charge médicale de l’obésité. Ces thèmes ont été retenus d’un commun accord entre les services de la HAS et l’animateur du groupe de travail. Ils présentent la particularité de comporter une dimension médicale relativement technique et de s’inscrire dans le cadre plus général de politiques publiques ou d’une organisation nationale de la prise en charge.
40Pour aborder ces thématiques d’un point de vue sociologique, six « dimensions » ont été identifiées. Certaines d’entre elles renvoient plutôt aux thématiques familières de l’analyse des politiques publiques, sollicitées au titre des sciences politiques. D’autres renvoient à des savoirs développés en sociologie de la santé. La frontière entre les deux registres est cependant restée ténue, l’idée ayant été de relier les savoirs académiques de la sociologie ou de l’anthropologie de la santé aux thématiques, plus pragmatiques, de l’analyse des politiques publiques, afin de favoriser une appropriation de l’ensemble de ces savoirs en pratique. Les six dimensions portaient ainsi respectivement sur les aspects professionnels (1), les aspects organisationnels (2), les aspects institutionnels (3), les aspects relatifs aux patients (4), les aspects relatifs aux inégalités sociales de santé (5) et les aspects relatifs aux processus d’innovation (6).
41La démarche consistant à identifier des « dimensions » reprenait, en la déclinant, la démarche mise en œuvre par le groupe SERC à propos de la notion de service rendu à la collectivité. La décomposition en dimensions posait cependant un problème lié à d’éventuels recouvrements. Les aspects organisationnels (2) et professionnels (1), par exemple, ne sont pas toujours facilement dissociables. Les questions relatives aux inégalités sociales de santé (5) rencontrent la dimension relative aux patients (4). La décomposition a été jugée utile dès lors que des rapprochements entre dimensions pouvaient être réalisés dans l’analyse, au cas par cas. La sixième dimension, relative à l’innovation, a du reste été introduite, non seulement pour aborder des phénomènes se rapportant spécifiquement aux innovations, mais aussi pour favoriser une réflexion transversale, reliant les aspects dissociés par la décomposition en dimensions.
42Pour chaque sujet médical ou sanitaire étudié au cours des différentes séances, les membres du groupe de travail ont identifié, après une étude des documents et des supports communiqués par la HAS, la manière dont les aspects sociaux avaient été pris en compte ou avaient, au contraire, été ignorés. Il s’agissait d’envisager ensuite les modalités d’analyses qui auraient pu être utilement mises en œuvre pour en rendre compte.
43Parallèlement aux séances, les membres du groupe de travail ont été sollicités pour formaliser des principes d’analyse à propos des six dimensions sociologiques. La rédaction de notes thématiques visait à standardiser des principes de questionnement, pour en favoriser l’appropriation par les services. Le but n’était pas d’encourager les membres de services de la HAS à réaliser sans compétence spécifique une « sociologie sauvage » de la santé. Il était plutôt de spécifier le type de questionnements à propos desquels une expertise sociologique pouvait être sollicitée.
44À l’issue des séances de travail, un rapport de synthèse a été rédigé par le chef de projet, qui s’est fondé sur les comptes rendus exhaustifs des séances, sur les fiches thématiques rédigées par les membres du groupe, sur les rapports rédigés par les rapporteurs invités à introduire chaque séance ainsi que sur les supports de présentations orales des services de la HAS. De manière moins formelle, des éléments relatifs aux observations personnelles de l’auteur, ainsi que les contacts dont il a bénéficié avec les membres de différents services ou commissions de la HAS, ont été pris en compte. Le rapport de synthèse a été discuté par les membres du groupe pour approbation.
Standardiser des questionnements sociologiques ?
45La décomposition des savoirs sociologiques en six dimensions potentiellement pertinentes a permis au groupe de travail de se référer à un ensemble de savoirs relativement stabilisés en sciences sociales de la santé. Développés depuis plusieurs décennies, des domaines tels que la sociologie des professions, la sociologie des organisations, la sociologie de l’innovation, l’étude des problèmes publics ou des dynamiques impliquant des patients ont été considérés comme suffisamment partagés pour pouvoir être mis en forme et communiqués à des tiers sous une forme à la fois consensuelle et accessible. Le groupe de travail a cherché à interroger les travaux de la HAS à partir de ces domaines de connaissance, qui ont conduit à formaliser les six dimensions retenues sous forme de questionnements systématiques.
46Sans restituer ici ni la formalisation intermédiaire des connaissances sociologiques, sous formes de notes de synthèse, ni la confrontation de ces éléments sociologiques aux cas empiriques étudiés lors des séances de travail, l’encadré 3 reprend l’ensemble des questions retenues. Il se présente sous la forme d’une « grille de questionnements sociologiques standardisés » destinée à accompagner les premiers questionnements internes, pour envisager ensuite d’éventuelles explorations complémentaires, plus spécialisées.
47Les questionnements autant que la terminologie font implicitement référence à un ensemble de travaux familiers des spécialistes en sciences sociales, auxquels il n’est pas fait référence dans cet article pour des raisons de place [6]. Considérée comme un ensemble, cette grille constitue un instrument destiné à accompagner la HAS dans l’évaluation des aspects sociaux. Elle s’apparente à une check list dont la pertinence des items doit être appréciée à propos de chaque dossier évalué. Pour une thématique donnée, toutes les dimensions et questions sociologiques identifiées ne sont pas également pertinentes.
Mobiliser des savoir-faire sociologiques
48Couramment, les travaux des services, des groupes de travail ou des commissions de la HAS sont confrontés à un ensemble mal identifié de phénomènes « sociaux », ou « sociétaux », dont le traitement échappe aux critères et compétences médicales, épidémiologiques ou économiques. Faute d’une prise en compte appropriée, ces aspects conservent tout au long des travaux un statut indéterminé, souvent implicite, qui gêne les experts ou qui les conduit à ignorer ces aspects mal spécifiés. Une des premières contributions possibles de sociologues peut consister à identifier le caractère « social » de certains phénomènes, qui autrement risquent de rester ignorés.
49Une fois identifiés, les phénomènes sociaux doivent être spécifiés : il s’agit de savoir à quels types de phénomènes, à quelles grandes catégories d’objets habituellement étudiés en sociologie, ils se rattachent. Le travail de spécification n’est pas principalement taxinomique : au-delà de la classification, il permet de formuler des hypothèses explicatives ou interprétatives. Ce travail de spécification laisse une place importante à la dimension sémantique, car c’est à travers des mots, des notions, des concepts que les phénomènes sociaux sont généralement qualifiés, de manière plus ou moins informelle, et que des propriétés leur sont alors associées, souvent de manière implicite.
50Il importe, par exemple, de savoir si certains conflits habituellement observés dans tels ou tels types de services relèvent de dynamiques organisationnelles ou professionnelles. Des différends observés entre sages femmes et obstétriciens dans la décision de déclenchement d’accouchement gagnent ainsi à être situés dans le cadre de dynamiques de concurrence entre segments professionnels prenant en charge ces patientes. Ces dynamiques professionnelles peuvent elles-mêmes s’insérer dans des dispositifs organisationnels, qui en atténuent ou en exacerbent les effets. Associer les phénomènes identifiés (en l’espèce les différends observés entre sages-femmes et obstétriciens) aux vocabulaires scientifiques de la sociologie des professions ou des organisations permet de mobiliser des grammaires d’analyse familières aux sociologues, qui facilitent la mise en évidence de dynamiques autrement peu perceptibles, difficiles à appréhender ou tenues tacites par les acteurs et les experts appelés à statuer sur les pratiques.
Encadré 3 : Grille de questionnements sociologiques standardisés
1.1.?Quelles sont les professions ou les segments professionnels concernés ?
1.2.?Quel est l’enjeu en termes de reconnaissance ou de défense de leurs intérêts pour les segments professionnels concernés ?
1.3.?Quelles sont les relations entre professions ou segments professionnels concernés ? (dépendance, conflit, coopération), tant à une échelle collective qu’à l’échelle des pratiques.
1.4.?Quelles sont les relations des professions et segments professionnels concernés avec les acteurs non professionnels, notamment les profanes, les institutions de régulation, les industriels, les groupes d’intérêt ?
2.?Dimension Patients
2.1.?Existe-t-il des associations de patients dans le domaine considéré ? Quel est le point de vue des associations de patients sur la maladie et sa prise en charge ?
2.2.?Le point de vue des patients est-il connu de manière indépendante (ou bien est-il connu de manière indirecte, par l’intermédiaire de professionnels, d’institutions, de groupes d’intérêt, d’associations) ?
2.3.?La prise en compte des aspirations des individus (mesures d’utilité, questionnaires de qualité de vie) suffit-elle à caractériser le point de vue des individus et de leur entourage ?
2.4.?Quels sont les principaux éléments de variabilité du point de vue des patients ? (stade de la maladie, de la prise en charge, inégalités régionales, inégalités sociales, différences culturelles, etc.)
2.5.?Faut-il envisager une procédure de recueil du point de vue des patients ? (enquêtes, focus groups, panels ?)
3.?Dimension Organisations
3.1.?A-t-on une bonne connaissance de l’organisation de la prise en charge actuelle ?
3.2.?Quels sont les acteurs en présence ? Quels sont leurs objectifs officiels ? Quelles sont les ressources dont disposent les acteurs ? Quelles sont les contraintes auxquelles ils doivent faire face ?
3.3.?Quelles sont les interdépendances entre acteurs et institutions impliqués ? Quelles sont les relations de coopération, de conflit, de pouvoir entre les acteurs et les institutions impliqués ?
3.4.?Analyse comparée : Quelle est la variabilité des pratiques des acteurs (existence d’une forme d’action organisée dominante, d’une pluralité de types d’action organisée, etc.). La variabilité est-elle formelle/officielle ou bien réelle/informelle ?
4.?Dimension Institutions
4.1.?A-t-on affaire à un « problème public » ? Existe-t-il une définition stabilisée du problème ? Les éléments de définition sont-ils consensuels, conflictuels, concurrents ? Existe-t-il des acteurs « propriétaires » du problème public ? Quels sont les éléments de construction de l’agenda du problème public ?
4.2.?Quels sont les institutions et les acteurs en présence ? Quelles sont leurs attributions spécifiques ? Quels sont les types de compétences professionnelles mobilisées par les acteurs et les institutions ?
4.3.?Quelles sont les relations entre institutions en présence (coopération, conflit, concurrence, ignorance réciproque, subordination, délégation, etc.) ? Quels aspects de ces relations sont modifiables ou négociables pour chaque institution ?
4.4.?Qu’est ce qui est attendu de la HAS par les autres institutions en présence ? Réciproquement, comment la HAS se situe-t-elle par rapport aux institutions en présence ?
5.?Dimension Inégalités sociales de santé
5.1.?Comment peut-on décrire globalement les caractéristiques sociales des personnes concernées par une stratégie de santé ?
5.2.?Quel peut être l’impact des stratégies de santé recommandées sur les inégalités sociales de santé ?
5.3.?Quelle part des inégalités sociales de santé décrites ou attendues est imputable à des aspects socioéconomiques généraux (revenus, éducation, information…) et au système de santé lui-même (conditions d’accès aux soins, remboursement) ?
5.4.?Des populations particulièrement vulnérables doivent-elles être identifiées dans le cadre de l’évaluation ?
6.?Dimension Innovations
6.1.?Quels sont les processus d’innovation ? S’agit-il d’innovations à dominante sociale, notamment organisationnelle (incluant cependant aussi une dimension technique) ou d’une innovation à dominante technique (incluant cependant aussi une dimension sociale) ?
6.2.?Quels sont les éléments matériels et humains impliqués dans le processus d’innovation ?
6.3.?Quels sont les « nœuds » pouvant faire obstacle ou au contraire susceptible de favoriser ou de promouvoir un processus d’innovation ? Le cas échéant comment ces nœuds peuvent-ils être surmontés ou maintenus ?
51Les sociologues peuvent aussi favoriser l’explicitation d’éléments qui demeurent autrement implicites. Très construits, les travaux de la HAS sont extrêmement codifiés, au point d’être parfois difficiles d’accès aux profanes, voire aux professionnels eux-mêmes. Cette formalisation ne doit rien au hasard, elle résulte de multiples exigences, qui conjuguent leurs effets. Citons les plus importantes d’entre elles : la formalisation scientifique, indispensable à la production des savoirs ; la formalisation professionnelle, inhérente à l’organisation collective de nombreuses activités dans le domaine de la santé ; la formalisation administrative, liés aux standards et aux procédures d’une administration se devant d’intervenir de manière impartiale, dans la durée, avec un souci de régularité et de cohérence ; la formalisation « politique », indispensable à l’établissement de compromis entre parties prenantes aux intérêts multiples et souvent divergents. Le haut niveau de formalisation des documents conduit souvent leurs rédacteurs à « euphémiser » certains éléments du débat, ce qui réduit la pertinence concrète des documents et amoindrit probablement leurs chances d’être appropriés en vie réelle.
52Au-delà des possibilités d’explicitation, les membres du groupe de travail se sont interrogés sur les raisons qui motivent de nombreux implicites. Les contraintes de temps aussi bien que la difficulté à formuler des divergences entre parties prenantes ont été invoquées pour en rendre compte. Les membres du groupe de travail ont aussi identifié quelques implicites récurrents, relatifs aux points de vue tacitement adoptés (exemple : le caractère implicitement souhaitable d’un dépistage, à propos duquel on s’interroge sur les modalités plutôt que sur l’existence), aux méthodes d’analyse implicitement retenues (exemple : le découpage analytique d’une série de points pertinents conduit à ignorer implicitement leurs relations systémiques), aux concepts utilisés (exemple : une notion se voit attribuer un sens non trivial, voire discutable ; la notion d’organisation se rapporte ainsi à une conception volontariste, délibérée et hiérarchique, alors que d’autres conceptions de l’organisation seraient plus réalistes).
53Les sociologues peuvent enfin accroître la réflexivité des groupes de travail. Une grande part du travail de la HAS se fonde sur des délibérations organisées selon des règles formelles, relatives à la composition des groupes de travail, à leur animation, à leur suivi ou à leur restitution. Au-delà des principes, les dynamiques concrètes de délibération sont le lieu d’échanges moins formalisés, internes ou externes aux groupes constitués. Ces dynamiques permettent de comprendre comment se fabrique un consensus, au-delà des données objectives tirées de la littérature et du contenu intrinsèque des arguments échangés, dont il ne s’agit toutefois pas de minorer l’importance. Or ces éléments sont rarement intégrés aux documents produits. La dynamique d’un groupe de travail n’est mentionnée qu’en cas de différend manifeste et notoire. Un regard sociologique pourrait contribuer à objectiver ces éléments dans le but de les rendre accessibles et faciliter ainsi la compréhension de résultats issus de compromis [7].
Conclusion
54Au total, le groupe « évaluation des aspects sociaux » a identifié un ensemble de connaissances et de savoir-faire, qu’il a jugé potentiellement utiles aux travaux d’évaluation de la HAS. La formalisation d’un ensemble de questionnements standardisés a permis de constituer un instrument simple, destiné à favoriser une appropriation des problématiques sociologiques par des experts non spécialisés en sciences sociales. Au-delà du caractère formel du produit, dont l’emploi demande à être éprouvé en pratique, la démarche s’est inscrite dans un cadre institutionnel plus général. L’un des enjeux de la démarche consistait à rapprocher deux mondes : celui des productions académiques en sciences sociales et celui de l’évaluation en santé. En raison de leur caractère intermédiaire, les principes de l’évaluation des politiques publiques ont pu être sollicités comme un ensemble de savoirs favorisant ce rapprochement. La constitution et le fonctionnement d’un groupe de travail comparable à d’autres groupes du même type, habituellement mis en place à la HAS, la prise en compte des procédures internes habituelles de préparation et de délibération au sein de cette institution, et la production d’une grille standardisée traduisent un travail d’ajustement entre les deux mondes associés dans cette expérience. Au-delà du travail de formalisation, le groupe de travail a développé des échanges plus informels entre ces deux mondes, d’ordinaire peu en contact l’un avec l’autre. Au fil des séances, les modalités de travail et de production de la HAS sont devenues plus familières aux spécialistes en sciences sociales sollicités, tandis que les compétences, les modes de raisonnement, les réticences ou les recommandations de ces derniers en matière d’évaluation devenaient réciproquement plus familiers aux personnels de la HAS impliqués. Cette familiarité réciproque, dont on ne saurait exagérer l’importance, tant l’expérience garde à ce stade un caractère expérimental et exploratoire, s’inscrit dans un processus d’apprentissage plus ancien et plus global, qui constitue un élément sans doute plus important pour l’usage éventuel des sciences sociales dans le domaine de l’évaluation en santé.
55Plus largement encore, au-delà des expériences de la HAS et du contexte français, auxquels peuvent se référer d’autres institutions françaises confrontées à la nécessité de solliciter les sciences sociales, les interrogations du groupe de travail ont aussi croisé des enjeux plus globaux, relatifs à la contribution des sciences sociales à l’évaluation des technologies de santé à l’échelle internationale (Health Technology Assessment). En Europe, ce domaine forme aujourd’hui un vaste champ de recherche associant des équipes académiques et des acteurs institutionnels. De plus en plus souvent, les sciences sociales sont appelées à contribuer à l’évaluation des technologies de santé, aux côtés d’expertises médicales et de santé publique (Garrido et al., 2008). Si la place de l’économie de la santé, longtemps contestée, tend à s’affermir, l’usage d’autres sciences sociales, comme la sociologie, l’anthropologie ou la science politique reste encore largement à spécifier. Les spécificités épistémologiques, le moindre degré de formalisation, le rapport souvent plus distancié de ces disciplines à la décision ne favorisent pas toujours d’éventuelles contributions de ces sciences sociales au Health Technology Assessment, alors même que l’importance accrue de l’évaluation économique nécessite, souvent aux yeux mêmes des économistes, des éclairages plus larges, de nature sociale, culturelle ou politique.
56Sur ces bases, quelles peuvent-être les évolutions de la HAS en matière d’évaluation des aspects sociaux ? Pour accompagner le processus d’apprentissage engagé, le groupe de travail a formulé quelques propositions. Certaines visent à identifier plus clairement les modalités à travers lesquelles la HAS peut solliciter des compétences sociologiques. Elles vont du recrutement permanent ou plus ponctuel de sociologues, à la participation d’experts dans le cadre d’enquêtes spécifiques et de groupes de travail. Il a aussi été suggéré la constitution d’un collectif de sociologues, qui pourraient être sollicités à échéance régulière pour donner des avis sur des travaux en cours, à l’initiative des commissions ou des services de la HAS. En tout état de cause, dans ce domaine comme dans d’autres, des expérimentations pourraient permettre de préciser de manière essentiellement pragmatique les termes d’une éventuelle contribution de la sociologie, de l’anthropologie ou la science politique à l’évaluation en santé.
Notes
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[*]
Sociologue, chargé de recherche au Centre de sociologie des organisations (CNRS-Sciences Po).
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[1]
Dans la mesure où les résultats du groupe de travail n’étaient pas finalisés au moment où cet article a été rédigé, sa rédaction n’engage que son auteur, qui s’exprime ici à titre personnel en tant qu’animateur du projet. L’auteur tient à remercier Laurent Degos, Lise Rochaix, François Romaneix, François Meyer, Catherine Rumeau-Pichon, Patrice Dosquet, les membres de la Commission d’évaluation des stratégies de santé et de la Commission d’évaluation économique et de santé publique, ainsi que les nombreuses personnes de la HAS ayant contribué à la mise en place et au fonctionnement du groupe de travail. Que soient aussi vivement remerciées les collègues qui ont accepté, pendant plusieurs mois, de participer et de contribuer, souvent très activement, aux travaux du groupe : Madeleine Akrich, Stuart Blume, Danièle Carricaburu, Patrick Castel, Sylvie Fainzang, Valérie Fargeon, Emmanuel Henry, Florence Jusot, Jean-Christophe Mino, Michka Naiditch, Isabelle Parizot, Frédéric Pierru, Magali Robelet et Livia Velpry.
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[2]
Pour une analyse du rôle de cet acteur clé pour l’usage des sciences sociales dans le secteur de la santé, cf. Benamouzig (2005), Pierru (2008).
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[3]
Plus localement, à l’ANAES, l’association entre sociologie et représentation des patients était aussi liée au fait que l’un des sociologues associés aux travaux des conseils scientifiques y participait comme représentant mandaté par des associations de patients.
-
[4]
Décret n° 99-915 du 27 octobre 1999 relatif aux médicaments remboursables.
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[5]
Ainsi que le mentionnait le bilan de la Commission (HAS, 2008 a) : « L’activité principale de la Commission a été déplacée de la validation des travaux terminés à la discussion d’une note de cadrage étoffée, comprenant, en plus de la composition des groupes de lecture et de travail, la présentation de la problématique et des méthodes retenues, ainsi qu’une réflexion sur la place à accorder à des disciplines complémentaires (économie, sociologie…). »
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[6]
Pour une introduction à la sociologie de la santé, on pourra se reporter à Adam, Herzlich (1994) et Carricaburu, Ménoret (2006).
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[7]
Pour une analyse plus approfondie de ce type de dynamiques, cf. Castel (2006).