1La loi organique relative aux lois de finances (LOLF) a initié en 2001 une réforme de grande ampleur qui dépasse le seul cadre de la gestion budgétaire. Cette réforme faisait suite à un diagnostic très largement partagé, selon lequel il était nécessaire pour permettre un débat et une action publics informés et efficaces, d’expliciter les objectifs des politiques publiques, d’organiser de façon systématique le suivi de leur réalisation et d’assurer une mesure de leurs résultats, susceptible d’être confrontée à l’estimation des moyens mis en œuvre pour les atteindre. La réforme a, ainsi, été le fruit de l’initiative de parlementaires de la majorité et de l’opposition, rejoignant les vœux du gouvernement et de segments de l’administration porteurs des thèses de la nouvelle gestion publique. Si l’on juge les effets de la réforme à l’aune de toutes ces ambitions, on estimera selon toute probabilité que le résultat n’est pas à la hauteur des attentes. En attestent les rapports, issus notamment du Parlement, sur la LOLF. Il ne faut, cependant, pas oublier que moins de cinq années se sont écoulées depuis le début de l’application du nouveau dispositif. Arrêter une appréciation globale et définitive, à ce point du processus est, à l’évidence, prématuré. Ceci ne doit pas interdire, pour autant, de s’interroger sur la portée des évolutions en cours, les progrès réalisés et les difficultés rencontrées, voire les vices de conception qui appelleraient des correctifs.
2Le contrepoint ici présenté s’efforce de fournir quelques éléments de réponse à cette interrogation, en se focalisant sur la mise en œuvre effective des objectifs et indicateurs (les projets annuels de performance – PAP – accompagnant la loi de finances et les programmes de qualité et d’efficience – PQE – annexés au projet de loi de financement de la sécurité sociale) et sur leur articulation avec une ambition renouvelée de construction d’un espace public de discussion et d’évaluation. Les exemples qui émailleront ce point de vue seront issus du champ sanitaire et social, même si le champ couvert par la LOLF est par construction beaucoup plus large.
Des indicateurs : pour quoi faire ?
3On n’explorera pas ici les arguments « de principe » contre un pilotage des politiques publiques par un dispositif d’objectifs et d’indicateurs. Il est vrai que « l’essor des indicateurs comme forme de représentation quantifiée de la société qui date de la naissance de l’État providence, procède de l’aspiration à une gestion scientifique des affaires humaines. C’est à la fois leur force et leur danger. Leur force parce que, procédant d’un effort d’objectivation de la représentation du monde, ils peuvent faciliter la réalisation d’un accord sur la règle juste à adopter. Le danger parce qu’ils exposent à l’illusion dogmatique de la scientificité de cette représentation » (Supiot, 2009). La question centrale est bien, aujourd’hui, celle des « relations à établir entre, d’un côté les deux formes de représentation délibérative auxquelles renvoient les notions de démocratie sociale et de démocratie politique et, de l’autre, les représentations quantifiées de l’état du monde que l’idéologie de la gouvernance fétichise et soustrait à tout processus délibératif » (ibid.). L’analyse qui précède fournit des références précieuses pour se garder des dangers d’une gouvernance par les nombres et de l’impasse à laquelle conduit un idéal non gestionnaire qui devrait, pour certains, caractériser l’action de l’État.
4La question n’est donc pas d’être pour ou contre les chiffres, mais de clarifier leur place dans le débat et l’action.
5Comme le développent les travaux sur l’instrumentation de l’action publique (Lascoumes, Le Galès, 2004), les indicateurs participent de façon déterminante à la définition des problèmes et à l’orientation des solutions recherchées pour les résoudre. Leur élaboration constitue un enjeu normatif qui doit explicitement être pris en compte. Ils produisent, d’ailleurs, des effets spécifiques indépendants des objectifs poursuivis, qui structurent selon leur logique propre l’action publique.
6Il convient, également, de s’interroger sur leur qualité, le coût de leur production et de leur utilisation, toutes questions qu’on ne peut mésestimer et qui ont déjà fait l’objet de réflexions approfondies (Atkinson, 2005), dans la perspective d’un apprentissage collectif et d’une amélioration des outils.
7Le format de ce point de vue interdit d’exposer en détail les arguments qui ont précédé et accompagné la mise en place de la LOLF. On se reportera utilement au rapport du Conseil d’analyse économique (Arkwright et al., 2007), qui présente une analyse approfondie des enjeux de la LOLF. En annexe à ce rapport, un exposé (Siné, Lannaud, 2007) offre une synthèse des concepts relatifs à la mise en œuvre de la mesure de la performance de l’action publique, distinguant notamment la mesure de l’efficacité socioéconomique, celle de la qualité du service rendu et celle de l’efficience de la gestion par les services de l’État ou ses opérateurs.
8Les principaux arguments plaidant pour l’utilisation d’indicateurs de performance dans la gestion publique sont repris ici de façon très schématique.
9En premier lieu, la nouvelle démarche structurant les lois de finances et les lois de financement de la sécurité sociale a pour grande vertu d’obliger les responsables (ministres et administrations) à expliciter les objectifs des politiques publiques et à les soumettre au débat parlementaire et plus largement à les mettre à la disposition du débat public.
10C’est ici que se pose la question de la délibération. Celle-ci ne saurait, en effet, se réduire à un débat sur des nombres mais suppose que soient explicités les systèmes de valeur, les représentations sociales, auxquels se référent les objectifs énoncés et sur lesquels il importe de permettre la contradiction.
11On illustrera ce propos par le débat relatif aux systèmes de retraite. Dans les différents pays européens, les objectifs assignés aux systèmes de retraite, en termes de niveaux de pension, sont traditionnellement de trois sortes : un objectif de parité de niveau de vie, tous revenus confondus (y compris revenus de l’épargne ou de l’activité) entre personnes d’âge actif et retraités, dans les pays scandinaves, un objectif de taux de remplacement des salaires par les pensions, dans les pays continentaux comme la France, ou un objectif de protection contre la pauvreté, pour le Royaume-Uni. Le contexte économique et social donne évidemment une grande actualité à un débat au sein de l’Union qui porterait sur ces choix de principe qui renvoient à des conceptions de la justice sociale et de la place respective des actifs et des retraités dans la société sensiblement différentes. Un tel débat devrait s’appuyer sur les données et indicateurs extrêmement riches et intéressants qui sont produits et analysés dans le cadre de la méthode ouverte de coordination (MOC).
12Il s’agit ici d’opérer des choix normatifs permettant de définir les buts de l’action publique, dont les objectifs quantifiés doivent découler, concernant notamment la « soutenabilité » économique des régimes de retraite ou encore l’« adéquation » du niveau des pensions. Cet exemple illustre l’utilité d’une clarification dans l’usage qui est fait de la notion d’objectifs et dans la définition des dispositifs évaluatifs associés.
13En second lieu, en explicitant ces objectifs et en les traduisant en missions et programmes, les gains attendus sont nombreux et ouvrent de nouvelles perspectives à l’action publique. On laisse ici de côté les aspects relatifs à la procédure budgétaire, qui sont certes centraux mais n’entrent pas dans le champ de cet article. En dehors de ces aspects, ces nouveaux outils doivent, en effet, permettre, d’une part, d’orienter l’action de l’État et de ses opérateurs pour mieux mettre en adéquation les moyens et les objectifs en répercutant les objectifs au sein des organisations administratives, d’autre part, de quantifier les résultats et de rendre visibles les écarts avec les objectifs, de fournir enfin le matériau pour réorienter les actions si les objectifs ne sont pas atteints.
14Ils sont susceptibles d’alimenter un espace d’analyse et de représentation commun aux diverses parties prenantes d’une politique.
15Un ensemble opérant d’indicateurs devrait, en conséquence, mêler indicateurs macroéconomiques ou macrosociaux et indicateurs plus micros, les premiers permettant de suivre des grands indicateurs socioéconomiques (espérance de vie, natalité, etc.) et les autres portant sur les objectifs directement assignés aux administrations et opérateurs ; cette double dimension doit permettre d’apprécier, dans le temps (et sur une durée forcément longue), comment les actions de l’État participent à l’évolution des grands indicateurs macros. Cette approche est celle qui a été retenue dans les PQE et qui explique, en partie, leur richesse comparativement aux indicateurs de la LOLF. Les cadres d’analyse fournis par la théorie économique peuvent être utiles à mobiliser pour concevoir de façon pertinente l’articulation entre le niveau macroscopique et le niveau microscopique (cf. dans le présent numéro l’article de D. Bureau, M. Mougeot et N. Studer).
16Enfin, sur un plan plus opérationnel, le nombre d’indicateurs et la nécessité de disposer de données actualisées annuellement, rendent impérative l’alimentation automatique et en routine des indicateurs ; la structure des systèmes d’information doit prendre en compte de plus en plus en amont des projets, les impératifs et les contraintes liés au pilotage des politiques publiques, comme c’est le cas depuis plus longtemps dans les entreprises. Un exemple sera ici plus parlant : lorsque le ministère de l’Emploi a réformé en 2008 les aides à la création d’entreprise par les demandeurs d’emploi, en labellisant plusieurs centaines de structures privées ou associatives sur l’ensemble du territoire, un volet important et nouveau du cahier des charges de la labellisation a porté sur les données de pilotage devant être transmises à l’État par les structures d’accompagnement à la création d’entreprise. Il faut, en effet, savoir qu’avec les dispositifs précédents (dits EDEN et chéquiers conseils), par défaut de remontées de données, le ministère de l’Emploi ne disposait d’aucune information sur la pérennité des entreprises créées ou le taux d’emplois créés dans ces nouvelles entreprises : personne n’avait donc la moindre idée de l’efficacité globale de l’argent public ainsi dépensé… Ce taux d’emplois créés constitue dorénavant un indicateur de la mission travail-emploi de la loi de finances et il paraît difficile d’en contester l’utilité. Il est vrai que, pour ce qui concerne des politiques et programmes déjà en place avant la LOLF, il peut être compliqué, long ou coûteux de mettre en œuvre les systèmes d’information et de collecte de données que l’on pourrait souhaiter ; c’est une contrainte importante qui pèse sur la qualité des indicateurs et qu’il serait malhonnête d’attribuer à une volonté cachée du Gouvernement.
Méthode d’analyse des indicateurs
17Pour progresser, il paraît utile de procéder à un examen complet de la mise en œuvre de la réforme de 2001. On ne peut sérieusement généraliser, à partir de la critique de tel objectif ou de tel indicateur, quand bien même on les estimerait emblématiques. Il paraît, au contraire, nécessaire d’évaluer les approches retenues dans les différents départements ministériels, car elles sont marquées par une forte disparité. C’est ainsi que plusieurs auteurs (notamment Brunetière, 2006 ; Elbaum, 2009) se sont utilement interrogés sur le sens et la portée des indicateurs de la LOLF et des PQE, en étudiant et discutant avec précision certains d’entre eux ; l’étude du PLFSS et des PQE mérite en outre, dans le champ social, une étude particulière (cf. l’article de L. Caussat et O. Chemla, dans ce numéro).
18Par ailleurs, il paraît nécessaire de dépasser des approches oscillant entre généralités et monographies, pour traiter en tant que telles certaines questions centrales et classiques. D’une part, le rôle respectif des acteurs dans l’élaboration des objectifs et des indicateurs, notamment le Gouvernement, les administrations, le Parlement, les partenaires sociaux ; au sein même de l’administration, le rôle de l’interministérialité et la place des représentants de Bercy, qui pilotent les chantiers liés à la LOLF, à la procédure budgétaire et à la réforme de l’État ; l’articulation entre les acteurs locaux et nationaux, etc. Le rôle des statisticiens est également fondamental, et leur degré d’implication au sein des groupes ayant bâti les indicateurs a eu une influence certaine sur la qualité des travaux, dans un contexte de faiblesse générale de la réflexion sur le modèle de production administrative à promouvoir.
Les limites et risques des indicateurs
19Une présentation théorique des risques et limites des indicateurs, reposant sur la théorie du principal et de l’agent, est présentée, dans ce numéro (Bureau et al., précité). On se contentera ici d’un rappel plus allusif et très concret des limites d’un système de pilotage par objectifs et indicateurs, dont il faut avoir conscience, si l’on veut en préserver la légitimité aux yeux des acteurs de l’administration et optimiser les ressources qu’il offre.
20Un premier risque serait de focaliser l’action publique sur ce qui est retracé par les indicateurs, notamment lorsque des incitations sont attachées aux résultats, et de produire des distorsions dans les actions menées. Des illustrations de cet effet pervers ont souvent été fournies par les observateurs du système de santé britannique, par exemple dans le cas du système du Pay-for-Performance attaché au programme Quality Outcome Framework, auquel il a été reproché qu’en calculant des points de qualité donnant lieu à rémunération sur certaines dimensions médicales, d’autres dimensions non incluses, par exemple les polypathologies ou les demandes des patients, pouvaient être négligées par les médecins généralistes (Bras, Duhamel, 2008). Le seul remède est de repérer progressivement les zones et actions délaissées et d’introduire des indicateurs relatifs à ces actions.
21Un risque lié au précédent, lorsqu’une rémunération est attachée à l’atteinte d’un objectif mesuré par un indicateur, est le risque de sélection (ou « d’écrémage »), justement souligné par Robert Salais dans son article « Usages et mésusages de l’argument statistique : le pilotage des politiques publiques par la performance » du présent numéro. Mais il n’est pas impossible d’élaborer des systèmes qui, sinon éliminent totalement ce risque, du moins le circonscrivent largement ; ainsi, si l’on en revient à l’exemple précédent de la rémunération des médecins généralistes britanniques, les 5 % de cas extrêmes sur chaque indicateur sont exclus pour le calcul des points donnant lieu à rémunération ; bien entendu il est toujours possible de discuter le chiffre de 5 %, qui ne peut constituer une norme scientifiquement prouvée et doit être ajustée pragmatiquement, au fil du temps, par les régulateurs du système de santé de manière à limiter les effets d’aubaine pour les médecins tout en évitant en priorité le risque d’écrémage.
22Un troisième risque serait de proposer une vision réductrice de la complexité sociale, notamment en écartant des indicateurs pertinents en raison de la difficulté à les mesurer, ou au moins à les mesurer régulièrement. Naturellement, des exemples pourraient en être donnés dans l’ensemble des champs couverts par les indicateurs. On reprendra ici un exemple donné par Robert Salais, qui déplore qu’en matière de politique de l’emploi on ne mesure que le taux d’insertion dans l’emploi, en négligeant l’insertion durable après, par exemple, trois mois. Il est clair qu’il n’y a ici aucune machination d’un agent central qui voudrait celer la réalité du marché de l’emploi, mais simplement qu’il est extrêmement difficile et coûteux de suivre dans la durée des millions de personnes reprenant un emploi chaque année. Sur des programmes ciblés, portant notamment sur les jeunes bénéficiant d’un dispositif spécifique (CIVIS, contrat d’autonomie), des indicateurs de la mission Travail-Emploi de la LOLF prennent en compte l’insertion dans l’emploi dit durable (CDD de plus de six mois ou CDI) : mais cela nécessite de vérifier après six mois la présence effective du jeune dans l’emploi et ne peut, pour des raisons évidentes de faisabilité, être étendu à l’ensemble des demandeurs d’emploi. Ceci ne signifie pas que l’on ne puisse disposer des informations en la matière par le biais d’enquêtes, mais seulement que les indicateurs annuels automatisés ne sont pas l’outil adéquat (cf. plus loin l’articulation entre indicateurs et évaluation).
23Un quatrième risque serait de ne conserver dans les indicateurs que ceux qui relèvent d’un responsable identifié (les responsables de programmes de la LOLF), en estimant que des objectifs trop complexes, résultant des actions et interactions d’acteurs nombreux, ne pourraient pas donner lieu à un pilotage dédié et responsabilisant et ne mériteraient donc pas à ce titre de figurer dans les PAP. C’est là une des principales critiques adressées aux indicateurs de la LOLF ; l’action publique est, en général, beaucoup plus riche et complexe que les actions d’une entreprise (quoique ce point soit lui-même sujet à discussion), elle n’a pas seulement vocation à orienter les actions d’un acteur au sein d’un environnement exogène, mais cherche aussi à peser sur le cours de cet environnement. De ce point de vue, comme le souligne à juste titre M. Elbaum (2009), les indicateurs des PQE sont plus riches que les indicateurs de la LOLF et ne répugnent pas à faire toute sa part à la complexité sociale. Ainsi, l’objectif « aider les familles vulnérables » du PQE famille comprend, parmi plusieurs indicateurs, l’indicateur « impact redistributif du quotient familial, des prestations familiales, des minima sociaux et des allocations logement » dont on perçoit bien qu’il est la résultante de politiques sociales et fiscales nombreuses.
24On voudrait enfin apporter deux commentaires complémentaires à cette liste déjà, certes, bien fournie. En premier lieu, s’il y a eu un travail approfondi depuis le début des années 2000 au niveau communautaire sur l’élaboration d’indicateurs visant à comparer les systèmes sociaux en Europe (cf., par exemple, Caussat, Lelièvre, 2007 sur les indicateurs de pauvreté), il ne faudrait pas en déduire que tous les indicateurs utilisés pour le pilotage des programmes nationaux sont d’emblée comparables à des indicateurs similaires existant dans d’autres pays européens. Il ne faut pas confondre pilotage des politiques nationales, multiples et susceptibles d’évoluer selon les priorités gouvernementales, et benchmarking européen dans le cadre de la méthode ouverte de coordination. Toute personne ayant eu à établir des comparaisons internationales dans le domaine des politiques sociales sait à quel point la nature nationale des dispositifs rend toute comparaison difficile, voire approximative. On cite souvent en exemple les dispositifs de préretraite, qui dans certains pays (comme la Grande-Bretagne ou les Pays-Bas) peuvent apparaître peu fréquents mais qui cachent le fait que l’exclusion du marché du travail des travailleurs de plus de 50 ans passe d’abord par des systèmes d’invalidité. C’est ici que la nécessité de contextualiser les données présentées s’expriment avec le plus de force et que l’on mesure bien qu’il faut distinguer le débat sur les normes sociales auxquelles on se réfère et qui ne sont pas de l’ordre du calculable (le débat sur l’égalité entre hommes et femmes en est emblématique) et le débat sur les représentations quantifiées de la réalité et le suivi d’indicateurs chiffrés associés aux objectifs des politiques.
25Le deuxième commentaire pourra apporter de l’eau au moulin des détracteurs de la LOLF, car la limite mentionnée ici est difficilement évitable : c’est le risque d’« extraire » certains indicateurs en vue de la communication politique et de retenir un indicateur parmi plusieurs autres, plus facilement compréhensible et correspondant à une priorité politique. Ceci peut naturellement paraître frustrant à l’ensemble des fonctionnaires et opérateurs dont les actions ne seront pas retenues dans la communication politique, et donner l’impression que les indicateurs sont manipulables si l’on ne retient que ceux qui fournissent de bons résultats. Mais il ne faut pas faire semblant de croire que les indicateurs de la LOLF et des PQE inaugurent une nouvelle ère en la matière, la communication politique est consubstantielle à la politique elle-même et ce ne serait pas la première fois que des outils complexes seraient simplifiés pour ses besoins… On pourrait argumenter que la publication des indicateurs et des résultats (dont l’accès est particulièrement facilité par l’usage d’internet) fournit aux citoyens une somme d’informations beaucoup plus riche que par le passé. Le premier rôle d’un indicateur est en effet de suivre, en transparence, une activité économique ou une politique publique. Le principal changement à l’œuvre dans la LOLF réside dans la transparence (même imparfaite et partielle), assumée par l’État, sur les objectifs, la conduite et les résultats des politiques publiques. Cette transparence est la clé du dispositif pour relier les ambitions économiques de la LOLF (être plus performant) et les ambitions démocratiques (éclairer les choix publics, à travers une revalorisation du Parlement). Cette transparence permet de réduire – sinon faire disparaître – l’asymétrie d’information très forte qui existe entre l’État et les citoyens. Il serait beaucoup plus difficile de viser la transparence sans indicateurs… Cette transparence ne saurait cependant tenir lieu de substitut à l’organisation du débat politique selon les modalités permettant une véritable délibération (sujet sur lequel on revient ci-dessous).
Comment améliorer les indicateurs et leur utilisation ?
26Après avoir repris en synthèse les principales limites des indicateurs, on s’attache maintenant à définir les conditions d’amélioration de leur construction et de leur utilisation.
27En premier lieu, et c’est sans doute la principale faiblesse actuelle du système d’objectifs-indicateurs français, leur construction doit faire l’objet d’un débat plus large entre Bercy, les administrations en charge des programmes, le Parlement et les parties prenantes (organisations professionnelles, associations, etc.). Il n’est évidemment pas pensable d’organiser un débat national sur chacun des objectifs et indicateurs de la LOLF (dont le nombre dépasse le millier), mais il serait sans doute utile que les responsables de programme organisent davantage la concertation et la réflexion sur les objectifs et indicateurs de leur programme. L’exemple des PQE est instructif, par l’engagement approfondi qu’il a nécessité de la part des ministères et opérateurs du champ social, qui ont porté une vision large du social, reposant sur des objectifs de résultats socioéconomiques au moins autant que sur des objectifs budgétaires ou financiers. On ne reviendra pas ici sur la question générale de la délibération politique évoquée plus haut.
28En second lieu, cela a largement été dit et répété dans les publications traitant de la LOLF, il faut éviter d’avoir recours à des indicateurs de moyens, qui ne disent rien sur les finalités et les résultats, et se concentrer sur les indicateurs de résultats. Si trop d’indicateurs de moyens figuraient dans les premières versions des PAP lors de la mise en place de la LOLF, leur nombre régresse peu à peu.
29Par ailleurs, le reproche est souvent adressé aux indicateurs d’être uniquement focalisés sur la performance économique. Il est évident qu’une approche équilibrée de la performance doit se déployer sur trois dimensions : celle de l’efficacité et de l’efficience économique (productivité, résultats financiers, etc.), celle de la qualité du service rendu aux usagers du service public (délai de traitement d’une demande, par exemple) et celle des conditions de travail des agents du service public (risques professionnels, qualité des relations avec les usagers, etc.). Une telle approche permet de répondre au problème soulevé par Robert Salais selon lequel la performance s’oppose à l’objectif de justice sociale. De ce point de vue, un moyen permettant de contrebalancer le risque de sélection à l’entrée dans les dispositifs sociaux est de suivre, parallèlement aux indicateurs de performance économique, un indicateur de durabilité dans l’exclusion.
30Une autre condition d’utilisation souvent rappelée concerne la nécessaire stabilité dans le temps des indicateurs, au sein d’une vision qui doit être pluriannuelle des programmes et des objectifs : le pilotage d’une politique publique requiert que l’on définisse des objectifs pluriannuels et que l’on puisse suivre dans la durée le cheminement vers ces objectifs. Ceci n’exclut naturellement pas des modifications à la marge, soit bien sûr en cas de lancement d’un nouveau dispositif ou d’une politique nouvelle, soit lorsque les données ou la connaissance ont évolué et permettent de renseigner de nouveaux indicateurs.
31Il convient ici d’insister sur les progrès considérables réalisés dans la connaissance des faits sociaux, et la compréhension de nombreux mécanismes (à défaut d’une compréhension ou d’une représentation du monde…), permise par l’accroissement considérable des moyens investis dans la production de données et leur analyse. Ces progrès ont également été alimentés par les progrès des traitements autorisés par l’évolution de l’informatique qui ont transformé profondément les méthodes d’analyse (possibilité de suivi de panels, de microsimulations, etc.). On se souviendra que ce n’est qu’au début des années 1980 que fut élaboré au ministère des Affaires sociales le tableau des donnés sociales piloté par Mme Blum-Girardeau permettant d’avoir une vue d’ensemble des données relatives au champ des ministères sociaux !
32De façon familière, on peut aujourd’hui dire que l’on n’en a jamais su autant. Trois questions paraissent alors centrales et devoir être très explicitement traitées.
33La première est celle de l’appropriation et de l’utilisation de la connaissance produite dans le débat, condition d’un échange constructif entre des représentations quantifiées des réalités sociales et les expériences et jugements émanant des acteurs. Ceci suppose, sans doute, une certaine permanence du débat, comme en témoigne l’expérience des « Hauts Conseils » sur lesquels on reviendra. Ceci requiert aussi que l’ensemble des partenaires soient suffisamment dotés de ressources expertes (on pense ici autant au Parlement qu’aux partenaires sociaux). L’affirmation du rôle du Parlement et de la Cour des comptes, au sein de l’appareil d’État, vise à atteindre ces objectifs ; reste qu’en pratique le champ très large de la LOLF et la complexité des politiques ne permettent pas la mise en œuvre d’un big bang et que le temps de l’apprentissage est nécessairement le temps long. En outre, il faut noter que des think tanks « à la française » s’inscrivent dans le débat sur les politiques publiques et ont également un rôle à jouer dans l’instauration d’un espace de débat public.
34Par ailleurs, il convient de s’attacher de façon attentive aux conditions de réalisation du changement au niveau le plus concret du fonctionnement et de la réalisation des activités au sein des organisations (cf. J.-C. Moisdon, dans ce numéro).
35La deuxième est celle de l’avenir du modèle français traditionnel d’expertise fondé sur un quasi-monopole de la production des données et des analyses, confié aux corps techniques de l’État, au premier rang desquels les corps d’économistes statisticiens. Les exemples étrangers montrent la richesse de dispositifs fondés sur un échange continu et fécond entre la sphère de l’action politique et la sphère académique. Pour l’avenir, la question mérite d’être posée d’une évolution donnant une place plus grande en France à la recherche et à l’université dans l’expertise, permettant de plus largement mobiliser les sciences politiques, juridiques, économiques et sociales.
36La troisième est celle de l’inscription réelle des indicateurs dans le cycle de gestion de la performance. La principale limite du dispositif actuel est certainement son caractère encore trop théorique. L’État a défini et communiqué sur les objectifs de ses politiques publiques, même s’il reste quelques angles morts. Ces objectifs ont été traduits le plus souvent (mais pas systématiquement) en indicateurs. Le suivi de ces indicateurs est assuré de manière régulière. En revanche, les autres étapes du cycle de gestion de la performance restent encore peu développées : l’évaluation dans les réunions de dialogue de gestion, qui ne se limite pas au dialogue budgétaire annuel, demeure faible ; l’utilisation opérationnelle des indicateurs pour modifier les pratiques reste limitée ; enfin, les conséquences managériales de l’atteinte ou non des indicateurs restent perfectibles. Tout l’objet de la nouvelle gestion publique est de dérouler le cycle de gestion de la performance. La LOLF n’a fait que poser le cadre des trois premières étapes ; le reste est entièrement à la main des gestionnaires publics, sous l’impulsion du Gouvernement, et sous l’œil du Parlement, de la Cour des comptes et des citoyens.
Un complément indispensable : l’évaluation
37Les indicateurs de la LOLF sont souvent assimilés à une démarche évaluative, tant d’ailleurs par les promoteurs de la LOLF que par ses contempteurs. Pourtant, les objectifs de ces deux démarches sont différents, complémentaires et non contradictoires. Plutôt donc que de regretter leur antagonisme et de déplorer la perte d’un âge d’or de l’évaluation qui n’a sans doute jamais existé, il est plus utile de définir et rappeler les conditions nécessaires à la conduite d’une évaluation objective, partagée et renouvelée.
38Ces conditions sont doubles : d’une part, il faut maintenir ou créer des lieux d’échange et de discussion ; d’autre part, les organismes d’évaluation doivent continuer d’investir le champ des politiques sociales, en fournissant données, connaissances et éléments pour le débat.
39Le rôle des instances d’échange entre l’État, les autres parties prenantes et les experts sur les finalités des politiques sociales et les voies de réforme a trouvé sa légitimation renforcée à travers la création de conseils d’orientation ou de hauts conseils depuis le début de la décennie 2000 : Conseil d’orientation des retraites (COR), Haut Conseil pour l’avenir de l’assurance-maladie (HCAAM), Conseil d’orientation pour l’emploi, Haut Conseil de la famille (HCF), dont la qualité des travaux et des échanges, dans certains cas l’élaboration de diagnostics partagés, ont prouvé toute leur utilité. Si ces instances ne sont pas formellement des instances d’évaluation, certains des travaux qu’elles ont commandés et discutés, relèvent bien d’une démarche évaluative approfondie (citons, par exemple, l’évaluation de l’impact des réformes des années 1990 sur le niveau des retraites et l’âge de la retraite par le COR, l’étude des revenus des médecins par le HCAAM, l’étude du complément de libre choix d’activité par le HCF).
40Enfin, parallèlement à ces instances de concertation, mais aussi nourrissant leur réflexion, les instances d’évaluation traditionnelles des administrations et des organismes publics (INSEE, DREES, DARES, INED, IRDES…) ont tout leur rôle à jouer en amont et en aval des indicateurs de la LOLF et des PQE, en menant des enquêtes lourdes qui seules peuvent permettre de disposer de suffisamment de données pour évaluer la complexité des politiques sociales et de leurs effets. Sans oublier que si les indicateurs, comme le remarque Robert Salais, « sont incorporés à une matière hautement technique pour le profane », c’est aussi le cas, et même plus encore, des outils d’évaluation, et qu’on pourra créer autant d’instances de débat démocratique que l’on voudra, il vient un temps où il faut s’en remettre aux statisticiens pour produire la donnée et la connaissance.
41En somme, le débat est autant un débat normatif que technique et doit être assumé comme tel. Ce constat ne doit pas, pour autant, empêcher de chercher à faire évoluer les dispositifs existants, bien au contraire, en s’appuyant, d’une part, sur l’analyse des réalisations en cours, et, d’autre part, sur les cadres conceptuels que fournissent les sciences politiques et sociales. Il appartient, enfin, aux partenaires du débat public de se saisir des voies complémentaires du pilotage de la performance et de l’évaluation, pour peser sur les choix faits en matière de politiques publiques et sur les objectifs assignés par l’État.