Introduction
1Eleonora [1] a eu des problèmes de santé peu après sa naissance, en 1990 : une infection urinaire tenace, puis des crises d’épilepsie, qui ont eu pour effets de focaliser l’attention de sa mère, Marina, sur ces problèmes et de l’empêcher de se rendre compte de difficultés plus globales d’apprentissage et de troubles du comportement. Pendant longtemps, Marina n’obtient pas de diagnostic médical précis concernant ces difficultés ; elle envisage de multiples hypothèses et utilise pendant plusieurs années le diagnostic d’autisme. Ce n’est qu’en 2006 qu’elle obtient enfin une explication qui la convainc véritablement : des recherches génétiques mettent en évidence une mutation sur le chromosome X, responsable d’un dysfonctionnement neurologique expliquant ses troubles du comportement et ses difficultés d’apprentissage. Cette nouvelle, que Marina présente comme « la meilleure depuis seize ans », ne permet pourtant aucune amélioration du comportement d’Eleonora, puisque ce diagnostic ne débouche, du moins dans l’immédiat, sur aucun traitement.
2La notion de handicap psychique, introduite par la loi de 2005 sur « l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées » n’est pas mobilisée par Marina. La logique du handicap consiste à partir non des causes mais des conséquences dans un environnement donné, des problèmes de santé pour les classifier (Ravaud, 1999). Elle permet en ceci de s’extraire d’une logique purement médicale, accordant beaucoup de poids à l’étiologie, et ainsi d’amoindrir le rôle des médecins, qui deviennent des experts parmi d’autres au sein de commissions appelées à statuer sur la situation globale de handicap. La création de la notion de handicap psychique est une façon de normaliser les troubles d’ordre psychique en considérant que l’on peut les appréhender à partir de leurs seules conséquences, ce qui affaiblit le pouvoir des psychiatres, qui ont d’ailleurs en majorité été longtemps opposés à la « démédicalisation » des maladies mentales portée par la notion de handicap (Chapireau, Constant, Durand, 1997). Tant que la loi n’avait pas encore reconnu le handicap pour altération des fonctions psychiques, Marina a cherché à soustraire sa fille à l’influence des psychiatres en s’orientant du côté des spécialistes et des structures inscrits dans le champ du handicap mental. Paradoxalement, lorsque la notion de handicap psychique a été officiellement reconnue, Marina s’est tournée vers une explication des troubles de sa fille en termes de « maladie », mais en insistant sur son origine génétique, ce qui était un autre moyen d’échapper, au moins partiellement, aux interprétations psychiatriques.
Pour comprendre ce qui se joue dans la confrontation entre catégorisations médico-administratives [2] et catégorisations pratiques [3], c’est-à-dire effectuées par les personnes qui sont aux prises avec un problème de santé handicapant (parce qu’ils en sont eux-mêmes victimes ou parce qu’ils s’impliquent pour un de leurs proches), les cas-frontières sont particulièrement instructifs. Le cas d’Eleonora ne fait pas partie de la population visée au premier chef par la notion de handicap psychique, qui avait été pensée principalement pour des adultes souffrant de maladie mentale. Cependant, la loi définissant le handicap psychique ne fixe pas de limite d’âge, invitant à étendre cette notion à des personnes plus jeunes ou plus âgées. Nous proposons de creuser dans cet article, à travers l’exposé de cas ethnographiques, les frontières que la notion de handicap psychique entretient avec le handicap mental d’un côté, le handicap cognitif de l’autre. Nos thèses de sociologie respectives (voir l’encadré 1) nous ont en effet portés à nous intéresser aux adolescents dits handicapés mentaux et aux personnes âgées confrontées à des problèmes cognitifs. Si nos terrains semblent disparates puisqu’ils ne concernent ni les mêmes personnes (adolescents versus personnes âgées), ni les mêmes problèmes de santé (handicap mental versus troubles cognitifs), ce sont justement ces interactions entre classes d’âges et classes de pathologies qui nous semblent devoir être questionnées. Plutôt que d’analyser directement la notion de handicap psychique [4], cet article propose de façon exploratoire de s’intéresser aux frontières de cette nouvelle catégorie, en étudiant des cas difficilement classables, qui sont comme souvent porteurs d’enseignements et permettent de se poser des questions plus générales. Pourquoi des troubles psychiques sont-ils si rarement mis en évidence pour les plus jeunes et les plus âgés, alors qu’ils sont beaucoup plus fréquemment reconnus pour des personnes d’âge actif ? Comment se sont construites, historiquement et socialement, ces catégories médico-administratives et les prises en charge qui leur sont associées ? La confrontation de la genèse des catégories médico-administratives et des catégories pratiques permet d’interroger la notion de handicap psychique à partir de ses marges, là où se brouille l’évidence médicale et où les conflits de définition entre différents acteurs sont les plus nombreux.
Encadré 1 : Deux terrains de thèse en regard
Jean-Sébastien Eideliman a terminé en 2008 une thèse intitulée : « Spécialistes par obligation. Des parents face au handicap mental : théories diagnostiques et arrangements pratiques ». Ce travail vise à comprendre les arrangements pratiques auxquels ont recours les familles lorsqu’elles sont confrontées aux difficultés d’ordre mental d’un enfant ou adolescent. L’enquête ethnographique, qui porte sur 42 familles de la région parisienne, complétée par des données statistiques locales et nationales, met l’accent sur les théories diagnostiques que les proches de l’enfant sont amenés à formuler pour expliquer, décrire et prévoir son comportement.
Catégories médico-administratives et cycle de vie
3Les catégories médico-administratives sur lesquelles repose aujourd’hui en France la prise en charge des personnes ayant des troubles d’ordre mental sont encore fortement marquées par des frontières entre classes d’âge : aux plus jeunes les handicaps dits mentaux, aux plus âgés les handicaps dits cognitifs, aux âges intermédiaires les handicaps désormais dits psychiques [5]. Si la loi de 2005 prévoit à l’échéance 2011 une unification des dispositifs sans distinction d’âge, les catégories actuelles portent la marque de leur histoire, qui les a étroitement liées à certaines étapes du cycle de vie des personnes concernées (Frinault, 2005). En reprenant l’histoire de l’autonomisation des handicaps mentaux et cognitifs par rapport aux troubles psychiques, ce sont des processus sociaux que l’on voit à l’œuvre et qui permettent d’interroger globalement la construction des catégories médico-administratives, en lien avec les enjeux liés aux différentes étapes du cycle de vie.
Handicap et maladie mentale, histoire d’un découplage
4La naissance et le développement rapide de la psychiatrie au XIXe siècle, qui s’appuie sur un projet classificatoire des troubles mentaux (Goldstein, 1997), remet en cause l’indistinction entre folie, arriération et oisiveté prévalant jusque-là, matérialisée depuis le XVIIe siècle par l’Hôpital général, qui accueillait tous les individus représentant un danger pour l’ordre social et moral (Foucault, 1972). Au XXe siècle, deux champs distincts et spécialisés se construisent progressivement, l’un autour des maladies mentales, l’autre autour des retards intellectuels qui finissent, après une évolution terminologique sinueuse (Plaisance, 1983), par être regroupés sous l’étiquette de « handicap mental » à partir des années 1960 et surtout de la « loi d’orientation en faveur des personnes handicapées » de 1975.
5Cette évolution terminologique s’appuie sur un mouvement de fond de montée en puissance du référentiel du handicap. Longtemps considérés comme ne relevant pas d’une prise en charge par l’État, mais plutôt des réseaux de bienfaisance, les « infirmes », « inadaptés » et autres « incapables » se sont mis à faire l’objet d’une solidarité publique dès lors qu’ils ont été rapprochés des « invalides » produits en nombre par la Première guerre mondiale (Ebersold, 1992). Le fait de mettre en avant les conséquences, et non plus les causes, des problèmes de santé invalidants permet de soutenir un « modèle social du handicap » (Ravaud, 1999) qui donne moins de poids aux vues des médecins et accorde toute leur importance aux façons dont le handicap est socialement encadré (par l’environnement dans lequel vit la personne handicapée, les droits qui lui sont accordés). L’exemple de l’autisme est sur ce point frappant puisque cette « maladie », longtemps considérée comme une psychose infantile, a changé de statut sous la pression d’associations de parents, s’appuyant sur le modèle américain de prise en charge de l’autisme, pour devenir officiellement un « handicap » en 1996 (Chapireau, Constant et Durand, 1997) [6].
6La notion de handicap appliquée aux mineurs a permis de regrouper petit à petit ceux que l’on appelait les « débiles », les « infirmes », les « attardés », les « caractériels » ou encore les « instables », longtemps traités à la fois comme des victimes (de leur milieu familial et social) et des coupables (de délinquance) (Gateaux-Mennecier, 1990 ; Pinell et Zafiropoulos, 1978). Aujourd’hui, la question des enfants handicapés apparaît principalement dans le débat public à travers la question de l’intégration scolaire (Chauvière et Plaisance, 2000). La construction du champ de prise en charge des enfants handicapés mentaux, qui s’est faite tout au long du XXe siècle (de la loi de 1909, qui crée les premières écoles et classes de perfectionnement, à la loi de 2005 qui affirme le droit pour chacun à une scolarisation en milieu ordinaire au plus près de son domicile), a fortement contribué à la construction sociale du handicap mental, pensé de manière bien distincte de la maladie mentale dont la prise en charge reste intimement liée à la psychiatrie. Portés par « l’initiative privée » des associations de parents (Muel-Dreyfus, 1980), des établissements dédiés aux enfants handicapés mentaux ont vu le jour en grand nombre pendant les Trente Glorieuses, avant qu’une « étatisation souple » (Tricart, 1981) ne vienne à partir de la fin des années 1960 donner progressivement davantage de poids aux commissions et institutions nationales pour l’organisation globale du secteur.
La construction de la dépendance, entre problèmes psychiques et dégénérescence cognitive
7Du côté des personnes âgées, la montée en puissance de la catégorie de maladie d’Alzheimer dans les trente dernières années s’est accompagnée d’une forte distinction entre le pôle des problèmes cognitifs et celui des problèmes psychiatriques. Cette montée en puissance, qui s’amorce en France dans les années 1980, n’est pas directement le fruit des évolutions de la recherche médicale, mais tient à la convergence de logiques professionnelles, institutionnelles et politiques (Ngatcha-Ribert, 2007). Dans un contexte où la prise en charge des personnes âgées était dominée par la profession psychiatrique, dans le cadre des hôpitaux et hospices, la possibilité d’identifier une pathologie médicale bien précise, et donc des besoins spécifiques, derrière des troubles autrefois mis de façon floue sur le compte de la sénilité, a d’abord été portée par les gériatres, qui y ont trouvé une nouvelle légitimité et une « identité clinique » (Thomas, 2005). La mise en évidence de pathologies spécifiques à la vieillesse a été le support de la construction, par les professionnels de la gériatrie, de la notion de « dépendance », définie comme le fait de ne plus pouvoir accomplir les actes de la vie quotidienne en raison d’une perte d’autonomie physique ou psychique. Cette vision biomédicale de la dépendance, insistant sur un « état biologique déficitaire » et une évolution inéluctable, a largement inspiré la création par les politiques publiques de la catégorie de « personnes âgées dépendantes » (Ennuyer, 2003). Ainsi s’est construit, en concurrence avec les structures psychiatriques, un champ de prise en charge dédié à une classe d’âge, notamment matérialisé par des allocations liées à un critère d’âge (prestation spécifique dépendance en 1997, allocation personnalisée à l’autonomie en 2002).
8Après ce tournant des années 1980, le mouvement de médicalisation se renforce encore. Les neurologues investissent à leur tour le domaine et contribuent à l’objectivation des troubles de type Alzheimer, qu’ils construisent comme un problème organique, principalement lié à des lésions neuropathologiques (Rolland-Dubreuil, 2004), quantifiable par des tests et susceptible de traitements spécifiques. Les associations de familles de malades se sont appuyées sur cette scientifisation et sur ces branches de la médecine pour revendiquer la reconnaissance d’Alzheimer comme une maladie à part entière, du « cerveau et non de l’esprit » (Ngatcha-Ribert, 2007), rejetant le pôle d’interprétation de la maladie mentale.
9Comme beaucoup de formes de médicalisation (Clément, Druhle, 1998), ces évolutions ont débouché sur une injonction à la surveillance et au dépistage : sur la période la plus récente, la maladie d’Alzheimer est définie par les neurologues comme une dégénerescence progressive, débutant par des stades légers que l’on peut détecter de manière précoce, tandis que les gériatres restent sur le créneau de la prise en charge à long terme. Cette injonction s’accorde parfaitement avec les évolutions récentes des politiques de prise en charge des personnes dépendantes, prônant le maintien à domicile le plus longtemps possible : des prises en charge médicales précoces s’appuyant sur des solutions alternatives à la mise en institution (aide à domicile, hôpital de jour) se développent rapidement dans les années 1990.
On a ainsi assisté à une convergence des logiques médicales, des acteurs associatifs et des politiques publiques, qui ont contribué à faire de l’interprétation « Alzheimer et maladies apparentées » un pôle clairement identifiable et doté d’une forte légitimité. Ce pôle s’est construit sur un rejet des interprétations en termes de maladie mentale. Cependant, les neurologues insistent de plus en plus sur la nécessité, pour faire des diagnostics précoces, de distinguer les maladies d’Alzheimer débutantes des troubles de mémoire dus à des difficultés psychologiques. Certaines consultations spécialisées se sont ainsi mises à faire appel à l’expertise de psychiatres (Pasquier, Lebert, Petit, 1997). Ces structures médicales, dont l’une a été l’objet de notre enquête (encadré 1), cristallisent bien les enjeux dans lesquels sont pensés et traités les troubles des personnes âgées : on observe une distinction toujours plus marquée entre les troubles cognitifs et les troubles psychiatriques, tandis que l’injonction au diagnostic précoce situe l’intervention médicale à des stades où les deux interprétations peuvent coexister et où il est parfois difficile de trancher entre elles.
Des catégories médico-administratives aux catégories pratiques
10Deux référentiels forts se sont donc construits, à des époques et par des voies différentes, pour caractériser les troubles des plus jeunes et des plus âgés : le handicap mental d’une part, les troubles de type Alzheimer de l’autre. Certes, ces catégories renvoient à des processus pathologiques dont la probabilité d’apparition est fortement liée à l’âge. Mais au-delà de ce déterminisme biologique, des enjeux sociaux pèsent sur les manières de catégoriser les troubles qui en découlent et de les prendre en charge. Pour les plus jeunes, l’enjeu central est la question de la scolarisation et ce sont souvent des difficultés d’apprentissage scolaire qui enclenchent la spirale administrative de la reconnaissance d’un handicap mental. Pour les plus âgés, c’est la question de l’institutionnalisation versus le maintien à domicile qui focalise les débats. Quant aux personnes d’âge actif, pour lesquelles l’enjeu central est d’ordre professionnel, la reconnaissance de troubles psychiques représente une voie importante pour se voir attribuer une allocation et/ou la reconnaissance du statut de travailleur handicapé. En 2005-2006, le quart des demandes d’allocation pour adulte handicapé est motivé par des déficiences psychiques (c’est la deuxième cause de demande après les déficiences motrices et bien avant les déficiences intellectuelles) (Demoly, 2008 [7]).
Ces mêmes enjeux pèsent également sur les démarches entreprises par les personnes directement concernées par ces troubles, qui sont plus ou moins incitées à entreprendre une démarche de reconnaissance de leurs difficultés. L’objectif des deux dernières parties de cet article est de creuser le large éventail de raisons qui poussent les personnes concernées par des problèmes de santé d’ordre mental, psychique ou cognitif, à orienter leurs recherches et leurs démarches vers un registre plutôt qu’un autre. Afin de saisir dans tous leurs détails ces catégories pratiques, nous proposons d’étudier les « théories diagnostiques » (Béliard, 2008 ; Eideliman, 2008) que développent les personnes qui sont aux prises avec un problème de santé. Cette notion vise à rendre compte des efforts de définition de la situation (au sens de Davis, 1963), de caractérisation, d’interprétation voire d’explication qui sont alors produits. Ces théories, bien qu’elles soient des constructions intellectuelles visant d’abord à donner du sens à une situation problématique, sont entièrement orientées vers la pratique, c’est-à-dire vers des manières de faire face au problème, de même que le diagnostic médical est un savoir « tourné vers l’action » (Baszanger, 1986, p. 15). Le terme « pratique » renvoie au Sens pratique de Pierre Bourdieu (1980), c’est-à-dire au fait que ces théories sont prises dans des façons de dire et de faire et non consciemment formulées dans un but stratégique. Le qualificatif de « profane », abondamment utilisé dans la littérature sociologique sur la santé (Freidson, 1970), ne leur convient guère puisqu’elles ne sont pas l’œuvre de personnes dont le seul point commun est de ne pas être des savants, ou des professionnels ; elles sont produites par des personnes prises dans des problèmes de santé, qui ont appris à connaître ces problèmes en les éprouvant au quotidien et qui ont à prendre régulièrement des décisions pour y faire face. Nous proposons dans les deux parties qui suivent de mettre à l’œuvre cette notion de théories diagnostiques pour comprendre les démarches de reconnaissance qui sont effectuées dans les champs du handicap mental et des troubles cognitifs.
Handicap psychique ou handicap mental : les enjeux de la quête diagnostique
11Du côté du handicap mental, nous nous appuyons sur une enquête (encadré 1) auprès de familles contactées par le biais d’une école privée et hors contrat (accueillant des enfants et adolescents âgés de 6 à 20 ans ayant d’importantes difficultés d’apprentissage) et d’une association de parents et amis de personnes handicapées mentales (les Papillons blancs de Paris, qui est la filiale parisienne de l’UNAPEI [8]). Du fait du biais par lequel ils ont été contactés, les enfants et adolescents rencontrés sont de fait inscrits dans le champ du handicap mental plutôt que dans celui de la maladie mentale. Pourtant, lorsque leurs parents racontent en détail leur parcours et leurs difficultés, la frontière entre handicap et maladie mentale se brouille souvent, comme dans le cas d’Eleonora [9], que nous avons présenté en début d’introduction et que nous allons approfondir ici.
Encadré 2 : Des monographies de familles comparées
Dans le cas d’Eleonora présenté ici, l’enquêteur a mené huit entretiens (trois avec Marina; un par téléphone avec Cyril, le père d’Eleonora; un avec chacun des autres enfants de Cyril et Marina : Cecilia et Diego; un avec Catherine, une belle-sœur de Marina; enfin un avec Cynthia, une amie de Marina; tous les entretiens ont eu lieu en 2005, sauf le premier et le dernier avec Marina, qui ont respectivement eu lieu en 2004 et 2009).
M. et Mme Decker, dont le cas est exposé en dernière partie de cet article, ont été contactés lors de leur consultation à l’hôpital Saint-Martin. L’analyse du cas repose sur l’observation de cette consultation, un entretien et plusieurs conversations téléphoniques avec Mme Decker entre juin 2005 et septembre 2006.
Les trois étapes d’une longue quête diagnostique
12La mère d’Eleonora, Marina, est argentine et vit en France depuis 1981. C’est là qu’elle a fait des études de journalisme et rencontré son mari, Cyril, qui dirige une société de prestation de services pour grands hôtels. Tous deux sont très pris par leur travail et n’ont pas toujours beaucoup de temps à consacrer à leurs trois enfants : Eleonora, Carlina et Diego. Cyril en particulier est peu présent pour ses enfants et délègue tous les aspects matériels de leur éducation à sa femme. Du côté de Cyril, presque toute la famille vit en région parisienne. La famille de Marina vit en revanche en Argentine et voit Eleonora une fois par an, à l’exception de Carolina, une cousine de Marina qui vit en France, où son mari travaille en tant que graphiste. Elle-même ne travaille pas et a pu servir de baby-sitter (rémunérée) pour Eleonora à plein-temps pendant deux ans.
13Face aux difficultés d’apprentissage et aux troubles du comportement d’Eleonora, ses parents sont longtemps restés dans le vague, allant d’une hypothèse à l’autre sans jamais être entièrement convaincus par les explications qui leur étaient fournies par le corps médical. Ce qu’on peut appeler, à la suite de Juliet Corbin et Anselm Strauss (1988) et de Fred Davis (1963), leur « quête diagnostique » est néanmoins passée par trois étapes importantes. La première se situe aux environs de la quatrième année d’Eleonora, lorsque l’impossibilité de l’inscrire dans une école maternelle ordinaire oblige ses parents à considérer l’évolution de leur fille sous l’angle de la pathologie. L’origine et même la nature des problèmes d’Eleonora restent cependant inconnues pour ses parents, jusqu’à ce que des spécialistes, rencontrés dans le cadre d’un hôpital de jour lorsqu’elle a 10 ans, finissent par évoquer l’autisme. Marina reprend alors cette étiquette, qui a selon elle le grand mérite de permettre de nommer les troubles de sa fille de manière simple et compréhensible. La troisième étape se situe en mars 2006, lors de la découverte d’une anomalie génétique rare, que Marina raconte ainsi trois ans plus tard :
14« Ça a changé la vie d’Eleonora, entre guillemets, parce que du coup maintenant, elle n’est plus considérée comme une débile mentale dont personne ne veut, maintenant c’est une maladie, elle est suivie par des gens qui sont motivés, etc., donc ça a un petit peu changé. […] [Quand on m’a annoncé le diagnostic], j’ai dit : “Ben écoutez, c’est la meilleure nouvelle depuis seize ans, je trouve ça assez génial !” Et puis tout de suite, la psychiatre [de l’hôpital de jour, qui l’accompagnait], elle me dit : “Oui mais enfin, ça veut pas dire qu’elle est guérie !” Je fais : “Et alors ? Je suis pas contente parce que ma fille est guérie, je suis contente parce que je sais enfin ce qu’elle a ! Et que je me dis que pour une fois, je vais pas avoir à culpabiliser.” Alors [le généticien] me dit : “Culpabiliser de quoi ?” “Parce que, je dis, cher Monsieur M., à chaque fois que je vais voir quelqu’un, on me dit : Et pendant votre grossesse ? votre enfance ?[…] et patati et patata… et c’est pour ça qu’Eleonora est comme ça !” »
15Marina adhère totalement à ce nouveau diagnostic – qui a, il est vrai, la force que confère à un diagnostic la preuve génétique dans nos sociétés contemporaines (Gaudillière, 2002). Pour comprendre les raisons qui font de cette découverte la « meilleure nouvelle » depuis la naissance d’Eleonora, alors qu’elle n’ouvre dans l’immédiat aucune possibilité d’amélioration dans les troubles de celle-ci, il ne faut pas se cantonner à l’attrait de la vérité pour elle-même, mais prendre en compte les multiples raisons qui ont pu guider la quête diagnostique de Marina.
Une quête aux multiples enjeux
16La manière dont les parents d’un enfant pour lequel on suspecte des problèmes de santé du type d’un handicap mental conduisent leur quête diagnostique est un processus complexe, souvent non linéaire, qui les fait côtoyer diverses hypothèses auxquelles ils croient plus ou moins et plus ou moins longtemps. Les théories diagnostiques que les parents sont amenés à élaborer sont bien sûr fortement influencées par les discours professionnels auxquels ils ont accès, mais la vigueur plus ou moins grande avec laquelle ils les recherchent, le type de professionnels vers lesquels ils se dirigent et la distance variable avec laquelle ils reçoivent leurs discours font de ces théories des constructions intellectuelles largement indépendantes des discours professionnels.
17La quête diagnostique est d’abord une quête de sens. Le besoin de savoir ce qu’a son enfant, et pourquoi, possède une force terrible qui s’impose à tous les parents rencontrés. Les principaux enjeux sont ici psychologiques et portent sur la manière dont on construit son lien de parenté avec l’enfant, sur la culpabilité que l’on ressent par rapport à ses troubles, sur les espoirs que l’on peut entretenir quant à son évolution ou encore sur les rapports de force que l’on peut entretenir avec les professionnels rencontrés. Pour reprendre le cas d’Eleonora, on a vu combien Marina insistait sur le fait que la découverte d’une anomalie génétique l’avait déculpabilisée et lui permettait de tenir tête aux psychiatres dont elle jugeait les questions souvent trop inquisitrices et culpabilisantes.
18La quête diagnostique est aussi, en deuxième lieu, une quête d’amélioration sur le plan médical. Chercher à obtenir un diagnostic, c’est aussi chercher un traitement qui permettrait, sinon une guérison, du moins une amélioration des troubles de l’enfant. Dans le cas d’Eleonora, même si aucun traitement spécifique n’existe pour l’anomalie rare dont elle est porteuse, la découverte de sa pathologie a permis de diminuer les traitements médicamenteux aux effets secondaires gênants et de lui ouvrir les portes de consultations spécialisées.
19En troisième lieu, la quête diagnostique est une quête de reconnaissance au sein de la société, qui va avec l’obtention éventuelle d’avantages ou de compensations. Bien que les commissions qui décident de l’attribution des statuts et allocations liés au handicap doivent juger davantage des conséquences que des causes des problèmes de santé, le fait d’avoir un diagnostic médical augmente fortement les chances d’obtenir une reconnaissance d’un handicap et un taux d’incapacité élevé. Plus largement, comme le souligne la sociologie de la médecine (Parsons, 1955 ; Freidson, 1970) pour l’ensemble des maladies, le fait d’être reconnu malade ou handicapé confère une position sociale plus légitime que d’autres positions auxquelles on peut être assigné lorsque son comportement n’est pas conforme aux normes sociales habituelles. Marina souligne cet effet en insistant sur la nouvelle place qu’occupe désormais Eleonora, qui n’est plus « une débile mentale dont personne ne veut ».
20La quête diagnostique est enfin une quête de reconnaissance au sein de la famille (et plus largement de l’entourage). Lorsque Marina évoque les réactions de son entourage à la découverte de l’anomalie génétique d’Eleonora, on comprend mieux d’où pouvait venir la forte culpabilité qu’elle évoquait précédemment : elle s’est rendu compte que sa belle-mère avait changé d’attitude vis-à-vis d’elle car elle pense désormais que ce n’était pas de la faute d’Eleonora, ni de celle de sa mère, si elle était « comme ça ». Jusque-là, elle avait le soupçon que Marina avait fait quelque chose de mal pendant sa grossesse ou qu’Eleonora en rajoutait pour mieux manipuler les personnes qui s’occupaient d’elle. On mesure ici combien la preuve génétique a dans nos sociétés un pouvoir de déculpabilisation que n’ont pas d’autres pathologies, en particulier celles qui sont issues de l’approche psychologique ou psychanalytique, pour lesquelles la notion de faute (de la personne malade / handicapée elle-même ou de ses parents) reste présente.
21Cette culpabilisation peut aussi s’exercer sur un autre plan, celui du type d’éducation donné, que l’on peut rendre responsable d’une augmentation, voire de la production même des troubles. L’éducation donnée à Eleonora a ainsi été au centre d’intenses rapports de force. Alors que Cynthia (une amie proche de Marina) et Catherine (sa belle-sœur) ont longtemps été des soutiens pour Marina, des conflits autour de vacances passées ensemble pendant lesquelles Eleonora a été intenable et agressive, lors de l’été 2005, les ont amenées à prendre une certaine distance, qui se manifeste notamment par l’élaboration, chez chacune d’elles, de théories diagnostiques mettant l’accent sur la responsabilité de Marina. Si l’existence d’un retard intellectuel n’est pas remise en cause, Cynthia et Catherine pensent toutes deux qu’il faut le distinguer de ses troubles du comportement, qui seraient largement liés à l’éducation, trop laxiste, qu’elle a reçue. Si l’on prend en compte ces luttes de théories diagnostiques, même si elles restent souvent à l’état latent et ne se transforment pas forcément en conflit ouvert, on comprend mieux le soulagement de Marina lors de la découverte de l’anomalie génétique d’Eleonora : elle tient là de quoi faire taire les théories diagnostiques dissonantes qui, dans son entourage le plus proche, lui imputaient en partie ou en totalité les troubles de comportement de sa fille. De même, l’idée d’une responsabilité quant à l’origine même des troubles s’évanouit (d’autant plus qu’il s’agit d’une mutation génétique et non d’une transmission). En revanche, si Marina avait suivi les pistes d’explications psychologiques qui lui étaient proposées lorsque Eleonora était enfant, et dont elle s’est rapidement détournée, elle se serait trouvée dans une position bien moins favorable au sein des rapports de force familiaux (et amicaux). L’hypothèse de troubles autistiques a représenté pendant plusieurs années une voie moyenne, permettant à Marina d’avoir un mot pour nommer les problèmes de sa fille, mais ne suffisant pas à contrer les théories les plus culpabilisatrices.
Si la découverte de l’anomalie génétique d’Eleonora est pour sa mère la « meilleure nouvelle » depuis sa naissance, c’est qu’elle lui permet à la fois de se déculpabiliser, d’avoir accès à de nouvelles prises en charge et de remobiliser son entourage. Dans un tel cas de figure, alors même que la plupart des spécialistes rencontrés dans un premier temps penchaient vers des interprétations en termes de troubles psychiques, voire psychotiques, les ressorts de la quête diagnostique parentale ont tiré Eleonora vers une logique de handicap mental, c’est-à-dire vers des établissements et des prises en charge dédiés plus aux enfants handicapés mentaux qu’aux personnes atteintes de troubles psychiques.
Cette approche par les théories diagnostiques, qui permet de souligner les enjeux dans lesquels sont pris les personnes qui entreprennent une quête diagnostique, peut tout à fait s’appliquer à d’autres types de pathologies ; dans le cas des problèmes de mémoire affectant des personnes d’âge avancé, on peut retrouver les mêmes ambiguïtés entre plusieurs registres médico-administratifs, notamment entre problèmes cognitifs et problèmes psychiques. Là encore, la notion de théorie diagnostique permet d’éclairer les hésitations et décisions de l’entourage en matière de recherche sur le plan médical et de solutions de prise en charge adoptées.
À la frontière entre problèmes cognitifs et problèmes psychiques
22Les évolutions historiques que nous avons décrites plus haut se traduisent actuellement par la coexistence de plusieurs registres pour penser les troubles des personnes âgées : le registre des problèmes psychiatriques est doté d’une légitimité moins forte que celui de la maladie d’Alzheimer, qui peut lui même prendre différentes formes selon qu’on l’associe à une forte dépendance ou que l’on envisage la possibilité de troubles débutants. Comment les personnes confrontées à ces problèmes s’emparent-elles de ces différents registres ? Notre enquête dans une consultation mémoire (encadré 1) nous a permis de rencontrer des personnes présentant des troubles encore peu identifiés et donc aux prises avec différents registres d’interprétation. Le cas de M. Decker (encadré 2) est représentatif d’une situation assez fréquente, où les personnes venant consulter ont en tête une hypothèse neurologique, pourtant invalidée par le service hospitalier qui les renvoie de manière incertaine vers des interprétations psychologiques.
Les troubles de M. Decker, entre « déprime » et problèmes de mémoire
23C’est en juin 2005 que nous rencontrons M. Decker, un homme de 75 ans venu consulter pour sa mémoire à l’hôpital Saint-Martin avec sa femme. Celle-ci raconte alors que les troubles de son mari ont commencé il y a bien dix ans mais qu’ils étaient difficiles à interpréter. Cela a commencé par de petites « anomalies » (il « cherchait tout, même ce qu’il avait sous les yeux ») avant qu’il ne commence à « ne plus rien faire » et à se montrer agressif. Quand elle s’est mise à en parler autour d’elle, plusieurs personnes (et en particulier la femme de son fils Antoine, dont elle est très proche) ont évoqué des difficultés psychologiques qu’elle résume sous le terme de « déprime ». Elle semble avoir adhéré pendant un temps à cette interprétation, qui attribuait les difficultés de son mari au fait qu’il avait mal vécu leur récent déménagement et surtout son passage à la retraite (il était PDG d’une société, « sa vie, c’était son travail » ; elle est sans profession depuis son mariage).
24Mme Decker prend cependant assez vite ses distances avec cette idée de déprime, reliant le comportement de son mari à un manque de volonté et à des mauvaises intentions à son égard. Suite à des discussions, notamment avec son pharmacien, elle se renseigne sur la maladie d’Alzheimer et se met à insister sur des problèmes de comportement et de mémoire. M. Decker rejette d’abord violemment cette lecture. Quelques années plus tard, au grand étonnement de Mme Decker, il se met pourtant à répéter avec un degré d’ironie difficile à évaluer : « j’ai l’Alzheimer ». Il n’en tire cependant pas les mêmes conséquences que sa femme, puisqu’il estime qu’il « n’y a rien à faire » et refuse toute démarche médicale. Dans leur entourage, Mme Decker rencontre d’abord peu de soutien, au point qu’elle renonce quasiment à en parler, découragée par les réactions suscitées : « J’ai l’impression que les gens croient que c’est moi qui invente, qui ne suis pas bien. » Elle trouve finalement appui auprès de son fils Antoine, qui trouve étrange la façon dont son père procède pour l’aider à faire la comptabilité de son entreprise. Poussés par Mme Decker, Antoine et sa femme convainquent finalement M. Decker d’entreprendre des démarches médicales.
25Les deux généralistes successifs vers qui Mme Decker se tourne alors ne semblent pas prendre au sérieux sa plainte, même si l’un d’eux finit par la renvoyer vers un neurologue, qui ne donne pas de diagnostic clair et adresse M. Decker à la consultation mémoire de l’hôpital Saint-Martin. Celle-ci met en évidence des « troubles cognitifs légers » et non une véritable maladie de la mémoire. Mme Decker en retient surtout qu’ils parlent de « déprime » et ne proposent pas de suivi sur le plan neurologique. Elle retourne alors voir le neurologue, qui cette fois lui semble plus à l’écoute et leur propose de revenir le voir régulièrement pour surveiller l’évolution de M. Decker.
26Au terme de cette longue quête diagnostique, portée presque exclusivement par Mme Decker, c’est la déception et l’inquiétude qui dominent. Comme autour d’Eleonora, il y a ici un enjeu fort, pour celle qui est en « première ligne » auprès de la personne présentant des troubles, à faire reconnaître la réalité des problèmes et à ne pas être considérée comme une « affabulatrice ». Il était difficile de reprendre le registre de la déprime, qui pour les personnes de l’entourage servait pour une bonne part à relativiser et à banaliser les problèmes. L’interprétation en termes de maladie d’Alzheimer permet au contraire de mettre l’accent sur des incapacités médicalement identifiées qui, non seulement sont de plus en plus reconnues et diffusées au moment où Mme Decker s’y intéresse, mais émanent d’acteurs professionnels, les neurologues, auxquels elle reconnaît une autorité importante.
27Mme Decker est cependant ambivalente sur sa préférence en termes de diagnostic : une maladie d’Alzheimer serait plus grave mais déboucherait sur des possibilités de prise en charge et de traitement porteurs d’espoir, alors qu’une « déprime » ne débouche selon elle que sur des prises en charge aux résultats très incertains, demandant qui plus est un investissement du patient dont elle ne croit pas son mari capable. Elle explique ses réticences vis-à-vis d’un suivi psychiatrique par une très faible propension de son mari à parler de lui et de ses sentiments, qu’elle renvoie à une différence entre hommes et femmes. On peut également observer que son habitus le prédispose peu à un suivi de ce type : il parle peu, aime les solutions qui « vont vite », transpose aux relations avec son entourage la position d’autorité qu’il occupait dans le cadre de son travail, ce qui rend difficile le fait de « se raconter ». De façon plus générale, l’image souvent négative de la psychiatrie auprès des personnes de cette génération est visible dans le déroulement des consultations.
Le diagnostic d’Alzheimer a également un sens particulier pour Mme Decker dans la mesure où elle s’inquiète beaucoup de l’avenir. Elle est elle-même atteinte d’un cancer dont le pronostic n’est pas bon et aimerait envisager, à court terme, leur entrée commune dans une résidence pour personnes âgées, afin que son mari ne retombe pas à la charge de leurs enfants si elle venait à disparaître. Dans la mesure où elle trouve ce raisonnement particulièrement pénible à expliciter avec ses proches, l’attestation médicale d’une maladie neurologique, si elle n’est certes pas requise pour obtenir une place en maison de retraite, aurait pour effet de légitimer auprès de l’entourage une telle décision.
Un diagnostic décevant et culpabilisant
28Dans l’alternative construite autour de M. Decker entre « déprime » et « mémoire », un autre enjeu permet d’éclairer l’insistance de Mme Decker à rechercher du côté des problèmes de mémoire : le regard que chacun de ces deux termes invite à poser sur leurs relations de couple.
29Lorsqu’il émanait de son entourage, le diagnostic de « déprime » avait manifestement une portée culpabilisante pour Mme Decker : une des idées sous-jacentes à la « crise de la retraite » (Caradec, 1996) est que les deux conjoints ne savent pas gérer le fait de se retrouver subitement en tête-àtête permanent et en particulier, pour les femmes qui ne travaillaient pas, qu’elles vivent mal le retour au foyer de leur mari. Même si elle ne le formule pas ainsi, les consultations neurologiques représentent une occasion d’« externaliser » les problèmes de son mari, en les rattachant à une cause organique indépendante de leur relation. Et s’il y a des difficultés psychologiques, ce qu’elle n’exclut pas, elles seraient à expliquer principalement par le fait que M. Decker supporte mal de se sentir diminué par ses problèmes de mémoire. En entreprenant ces démarches, Mme Decker considérait que le diagnostic d’Alzheimer était établi par des tests, de manière objective, sans prendre en compte sa propre présence. Or la série de consultations à l’hôpital Saint-Martin ne répond nullement à ses attentes. D’une part, la consultation avec le psychiatre du service se traduit dans le compte rendu médical par l’hypothèse que les troubles de mémoire sont principalement dus à un état dépressif, relié à des difficultés conjugales étiquetées sous le terme de « conjugopathie ». Même si M. et Mme Decker n’ont pas directement connaissance des termes du compte rendu, le dialogue avec les médecins laisse sentir que le fonctionnement conjugal est pris en compte dans l’analyse et évalué quant à sa normalité ou son caractère plus ou moins « sain ».
30D’autre part, pendant la consultation l’une des neurologues du service cherche à évaluer, à travers l’évolution de la répartition des tâches domestiques, s’il y a vraiment un « déclin » dans le fonctionnement cognitif de M. Decker :
31(Journal de terrain, entretien entre Mme Decker et la neurologue du service)
32– Mme Decker (interrogée sur le type d’oublis de son mari) : « Il cherche tout. Ses vêtements, il faut que je lui sorte ! […] »
33– La neurologue : « Et vous ne le faisiez pas avant? »
34– Mme Decker : « Si, quand il travaillait. Il a beaucoup travaillé et voyagé. J’estimais que j’étais là pour lui faire gagner du temps, alors je lui sortais ses pantalons et ses cravates. À la retraite, je lui ai dit de faire lui-même, mais il ne mettait pas ce qu’il faut. C’est un peu de ma faute mais je voulais lui faciliter la vie. »
35La consultation médicale met ainsi en évidence, de façon systématique, que les symptômes annoncés par Mme Decker ne résultent en fait pas de changements récents, ce qui établit un lien entre les incapacités de son mari dans la vie quotidienne et l’histoire de leur couple. Mme Decker, qui est de toute façon dans l’ambiguïté et le doute sur ces questions, reconnaît sa « faute » et ces « oublis » de M. Decker ne seront pas interprétés comme le symptôme d’un problème neurologique. Ici, l’intervention médicale ravive les interprétations culpabilisantes de l’entourage de Mme Decker, auxquelles cette dernière fait allusion quelques semaines plus tard en entretien : « Moi, je sais que j’ai eu un mari qui m’a apporté une vie agréable. C’est pour ça qu’aujourd’hui, tout le monde me dit : “Ah ! mais il sait rien faire, tu lui as jamais rien laissé faire, comment veux-tu qu’aujourd’hui” et ceci cela. Je dis : “Mais il faut penser une chose, c’est que lui, il travaillait, il m’apportait tout mon bien-être, j’allais quand même pas moi, lui dire : tu vas tenir la maison, les enfants et le reste !” Enfin, quand même ! il faut réfléchir. Évidemment, maintenant on me dit : “Tu l’as trop gâté”. Oui, c’est vrai. Mais j’en pâtis, aujourd’hui. »
Pour comprendre la recherche volontariste d’un étiquetage neurologique des troubles de M. Decker, il faut donc souligner l’importance de plusieurs enjeux : la force d’objectivation des problèmes attribuée à chaque diagnostic, l’autorité reconnue aux différentes instances de médicalisation, les conséquences qui, du fait de chaque configuration familiale, sont associées aux diagnostics en termes de traitement et de prise en charge, mais aussi les lectures plus ou moins culpabilisantes de l’histoire du couple auxquels ils renvoient. L’interprétation en termes de troubles psychiques, voire de « conjugopathie », est d’autant plus difficile à recevoir pour Mme Decker qu’elle ne débouche pas, comme cela aurait pu être le cas pour des personnes d’âge actif, sur une quelconque amélioration de leur situation du fait de l’absence de tout enjeu d’ordre professionnel. L’optique de la reconnaissance d’un handicap psychique est donc hors champ pour Mme Decker puisque rien ne la pousse à la prendre en compte. La manière dont a été construite la catégorie de maladie d’Alzheimer possède au contraire bien des attraits à ses yeux, malgré son caractère de gravité, ce qui explique les efforts globalement vains qu’elle déploie pour y rattacher les troubles de son mari.
Conclusion
36Pour comprendre comment des personnes en viennent à être considérées comme ayant un handicap psychique, il faut donc prendre en compte les interactions entre deux processus de catégorisation : la catégorisation médico-administrative avec ses strates successives, dont la dernière amène à distinguer des handicaps pour altération des fonctions mentales, cognitives ou psychiques ; et la catégorisation pratique que les personnes confrontées à des troubles élaborent, qui peut les pousser à faire une démarche de reconnaissance d’un handicap. Du côté des catégories médico-administratives, le découpage des troubles entre problèmes mentaux, cognitifs et psychiques est le fruit d’une longue évolution, qui ne s’appuie pas seulement sur des découvertes médicales, mais aussi sur des constructions politiques et sociales étroitement liées aux différentes étapes du cycle de vie. Selon que l’on est mineur, actif ou retraité, on n’aura pas les mêmes chances d’être dirigé vers la reconnaissance d’un handicap psychique, notion peu utilisée pour les plus jeunes et les plus âgés.
37Mais si le handicap psychique caractérise rarement des personnes d’âge inactif, c’est aussi parce que les individus qui n’ont pas d’enjeu d’ordre professionnel à se voir reconnaître un handicap psychique ne font pas forcément la démarche de rechercher cette reconnaissance. Au contraire, leurs démarches sont bien souvent prises dans quantité d’autres enjeux, qui peuvent les pousser à élaborer des théories diagnostiques plus ou moins divergentes d’avec les discours des professionnels de la santé auxquels ils ont eu affaire. Dans les deux cas que nous avons ici approfondis, on voit comment une qualification en termes de troubles psychiques, qui aurait pu donner lieu à la reconnaissance d’un handicap psychique, est évitée pour diverses raisons : diminuer la culpabilité (d’être une mauvaise mère, de former un couple au fonctionnement pathologique), obtenir des traitements porteurs d’espoir, s’orienter vers des prises en charge désirées (éviter une prise en charge psychothérapeutique en hôpital, favoriser une entrée en maison de retraite médicalisée), mobiliser l’entourage et faire taire les critiques. La combinaison de ces différents enjeux (psychologiques, médicaux, institutionnels et familiaux) oriente de manière largement inconsciente les théories diagnostiques des personnes concernées par ces troubles qui sont souvent à la frontière entre les catégories médico-administratives, et par là les démarches de reconnaissance et de prise en charge entreprises. Dans d’autres cas en revanche, la reconnaissance d’un handicap psychique est activement recherchée et les réflexions avancées dans cet article, qui restent fondamentalement exploratoires, pourraient être approfondies par une enquête sur les parcours de personnes ayant obtenu une telle reconnaissance.
Ces quelques réflexions ne visent aucunement à affirmer que les personnes concernées par des troubles d’ordre mental, cognitif ou psychique peuvent manipuler à leur guise les catégories médico-administratives. Bien au contraire, les enquêtes ethnographiques que nous avons menées mettent en évidence le réseau serré de contraintes de toutes sortes auxquelles ces personnes font face. Cela ne signifie pas pour autant que leur marge de manœuvre est nulle et il faut se garder de naturaliser les catégories telles que celle de handicap psychique qui, prise de part en part dans des enjeux et des processus sociaux, n’est pas un état que des commissions sont chargées d’identifier, mais une manière de considérer des troubles, issue d’une négociation à distance entre catégories médico-administratives et catégories pratiques.
Notes
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[*]
Aude Béliard : doctorante en sociologie (Université Paris 8) et ATER à l’Université Paris I.
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[**]
Jean-Sébastien Eideliman : maître de conférences en sociologie à l’Université Lille 3 et membre du CeRIES (Centre de recherche « Individus, Épreuves, Sociétés »– Lille 3).
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[1]
Comme tous les noms de personnes et de lieux cités dans cet article, celui d’Eleonora est fictif.
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[2]
Nous reprenons cette expression pour insister, à la suite de Nicolas Dodier, sur le fait que ces catégories jouent un rôle d’intermédiaire entre le registre médical et le registre administratif des prestations et des cotisations, articulant la médecine et la justice sociale (Dodier, 1993, p. 245).
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[3]
Cette confrontation se rapproche de l’opposition classique entre catégories savantes et catégories profanes (Freidson, 1970), ou encore entre « catégories des médecins » et « catégories des malades » (Sinding, 1999), mais prend en compte le rôle d’un autre acteur, l’administration, essentiel dans le champ du handicap.
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[4]
Ce à quoi les autres articles de ce dossier s’emploient fort bien.
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[5]
Voir sur ce point l’article de Jean-Sébastien Eideliman présent dans ce numéro.
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[6]
Notons que ce processus est en partie spécifique au cas français puisqu’au Canada, où le système de prise en charge du handicap est différent, les associations de parents d’enfants autistes ont au contraire lutté pour sa reconnaissance en tant que « maladie neurologique » (Chamak, 2005).
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[7]
Voir également dans le présent numéro la fiche « Les personnes souffrant d’un handicap psychique : Allocation aux adultes handicapés et emploi. Données de cadrage » (ndlr).
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[8]
Union nationale des associations de parents et amis de personnes handicapées mentales.
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[9]
Le cas d’Eleonora présenté ici est en fait un mélange entre plusieurs cas issus de la thèse de Jean-Sébastien Eideliman. Ce procédé de mélange des cas consiste à présenter sur des cas reconstruits les résultats issus de l’analyse de cas réels. Il respecte entièrement les exigences scientifiques de production des résultats, fait l’objet d’un consensus de plus en plus fort en anthropologie et a été précisément décrit et analysé ailleurs (Béliard et Eideliman, 2008).