CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Elles ont d’abord été enfermées dans des asiles, c’étaient des malades, au plus loin de la ville. Après la grande guerre, elles ont pu consulter en ambulatoire des services ouverts, comme l’hôpital Henri-Rousselle, premier centre créé à Sainte-Anne en 1922 par le docteur Édouard Toulouse ; elles allaient devenir des malades chroniques dont la prise en charge est organisée par le secteur psychiatrique après la deuxième guerre mondiale. Avec la loi du 11 février 2005, les personnes atteintes de troubles psychiques graves sont devenues « personnes en situation de handicap psychique ». Non plus prises en charge par la seule psychiatrie dans une relation soignant/soigné, mais prises en charge par la société, par le psychiatre, certes, mais pas seulement lui : par le préfet, par le président du conseil général, par le maire, consacrant ainsi le fait actuel que neuf sur dix sont désormais nos voisines dans la cité, après les fermetures drastiques de lits psychiatriques des dernières décennies. Le handicap psychique est enfin reconnu ; pour autant, il est loin d’être connu.

2Il a fallu le distinguer du handicap « mental », ou handicap intellectuel, reconnu trente ans avant lui. Le handicap psychique a, en effet, ses particularités : sa forte liaison avec le médical, sa variabilité dans le temps, une part laissée intacte du potentiel intellectuel. Médical, car il est la conséquence de maladies psychiques évolutives, comme les psychoses ou les troubles de comportement, où demain la personne peut aller mieux ou plus mal qu’aujourd’hui. Variable, car des états psychiques calmes ou tendus alternent d’un jour à l’autre, quelquefois dans la même journée, conduisant à des capacités variables dans le temps, souvent avec une grande fragilité et une angoisse prête à monter à la moindre complication. Enfin, un potentiel intellectuel certain, qui en fait des personnes « comme nous », avec les mêmes désirs, les mêmes exigences, les mêmes ambitions, mais hélas, pas les mêmes moyens. Relativement « caché » au premier regard, c’est le handicap de tous les malentendus.

3Ces personnes qui semblent pouvoir tout faire, se montrent souvent en difficulté d’assumer un travail salarié normal. Plus de huit sur dix ne travaillent pas. Plus de huit sur dix sont célibataires. Presque une sur deux souffre d’une capacité d’autonomie insuffisante. Et elles sont nombreuses : il est admis qu’elles représentent au moins 1 % de la population générale. Leur handicap, d’ordre comportemental, perturbe leurs relations sociales. Des déficiences d’ordre cognitif induisent un déficit du lien social, qui mène à l’isolement, à l’exclusion et finalement à la « non-demande ». Pour comprendre ce processus, il importe de mieux connaître la nature des déficiences qui perturbent le plus la vie quotidienne, les conséquences sociales qui s’en suivent, et comment tout cela évolue au cours de la vie de la personne, car elle aussi, comme tout le monde, « fait sa vie ». Le temps ne s’arrête pas.

Un handicap lié à une communication cérébrale défectueuse, à l’origine de déficiences cognitives

4Les apparences peuvent faire longtemps illusion à ceux qui ne connaissent pas le quotidien des personnes en situation de handicap psychique. Même l’entourage les considère souvent comme paresseuses, sans volonté, ou caractérielles. Elles ne sont pourtant ni les unes ni les autres, pas plus que leur maladie n’est la conséquence de carences affectives ou éducatives. C’est le handicap de tous les malentendus.

5La personne en situation de handicap psychique souffre de graves maladies du cerveau (psychoses, traumatismes crâniens…), qui se manifestent par des perturbations de certaines fonctions mentales, ou « cognitives ». Ni maladie de l’âme, ni manque de volonté, ni double personnalité, mais bien des défauts de certains circuits neuronaux du cerveau. Il en découle des communications cérébrales perturbées, des déficiences cognitives et un handicap aussi invalidant –bien souvent plus – que les déficiences physiques ou physiologiques à l’origine d’handicaps plus apparents, physiques ou sensoriels. Et ce handicap dérive bien de la maladie mentale, non de la situation sociale à laquelle il conduit.

6Ces déficiences cognitives sont inscrites dans des circuits neuronaux que la neuro-imagerie du cerveau et la neuropsychologie commencent aujourd’hui à identifier, en relation avec certaines zones cérébrales (cortex cingulaire antérieur, cortex préfrontal, système limbique, utilisation différente des deux hémisphères, cervelet…). Citons les principales – aux yeux de la famille – déficiences cognitives plus ou moins indépendantes les unes des autres qui perturbent la vie quotidienne et les relations sociales :

  • c’est la difficulté à concentrer son attention un certain temps, à maintenir la vigilance. Par exemple, la personne handicapée suivra difficilement une conversation pendant que deux ou trois personnes parlent autour d’elle : ayant du mal à se concentrer sur un seul locuteur, elle va entendre tout le monde et personne, se fatiguer et finalement renoncer ;
  • c’est la difficulté à mémoriser et garder à l’esprit des informations pour une période de temps requise, ce qu’on appelle la mémoire de travail. Il sera ainsi difficile, dans la vie professionnelle de garder une consigne, dans la vie de tous les jours, de traiter plusieurs messages à la fois ;
  • c’est la difficulté à planifier, à élaborer, entreprendre, poursuivre un projet, un plan d’action. Par exemple, faire les courses : la personne préférera aller acheter produit par produit plutôt que d’acheter le tout en une seule fois ;
  • c’est la difficulté à passer d’une activité à l’autre, à terminer une action. C’est l’instabilité de la prise de décision (difficulté du choix) : je viens, je ne viens pas ; je veux, je ne veux pas ; je dis oui, je dis non
    En particulier, ces personnes semblent avoir du mal à se projeter dans l’avenir, à faire des projets, à les réaliser dans la durée : un tel achète un meuble en kit, mais ne le montera jamais… ;
  • c’est la lenteur à former et enchaîner des idées (on a avancé la nécessité de recruter de nouveaux circuits neuronaux pour pallier la déficience de certains autres) : la personne peut, par exemple, mettre une ou deux minutes à répondre à une question parfaitement entendue. Cela impacte aussi les conditions de travail professionnelles ;
  • enfin, peut-être le défaut le plus important pour la vie sociale : les erreurs d’analyse de contexte et les fausses attributions d’intention.
Notre perception du monde extérieur est construite par notre cerveau à partir de diverses zones cérébrales et dépend donc d’une bonne communication. La mauvaise communication chez les personnes souffrant de ces graves troubles psychiques perturbe cette perception. Elles vivent un tout autre monde. Dans ce monde, distinguer le soi du non-soi, l’intérieur et l’extérieur, est problématique : qui me parle ? Moi ou un autre ? Qui me touche ? Est-ce mon bras qui bouge ? La perception du « familier » si naturelle pour nous (et si simplificatrice du monde, si facilitatrice de relations), pour elles, manque souvent. Ce sont les hallucinations, souvent auditives, mais aussi gustatives (ces aliments ont un drôle de goût…), tactiles (horreur du toucher d’autrui) ou même visuelles, selon les personnes ; bien souvent les médicaments les diminuent sans les supprimer tout à fait et les laissent exister à bas bruit. Cela peut prendre la forme d’une fausse reconnaissance des personnes : qui je croise dans la rue ? Est-ce mes parents ou des sosies ? Des espions ou de simples passants ? Il leur faudra alors dépenser une incroyable énergie pour s’assurer du caractère familier d’une démarche, d’une rencontre, d’une situation, au prix d’une fatigue que nous ne soupçonnons pas. Naturellement ces fausses perceptions sont souvent intermittentes, selon la variabilité de la maladie et du handicap. Elles vont alimenter les sentiments de persécution et les délires plus ou moins importants selon les personnes, selon les moments, selon les situations. Retenons ces deux conséquences majeures sur la vie sociale : la fatigue pour des actes à nos yeux banals (d’où la nécessité de périodes de repos qui peuvent être quotidiennes) ; et une méfiance fréquente, l’inquiétude devant toute irruption, l’angoisse toujours prête à resurgir, que ce soit dans les relations administratives, les transports en commun, un ascenseur… selon les personnes, selon les moments, selon les situations.

7Il est important de remarquer ici que ces comportements, s’ils peuvent sembler particuliers, ne sont pas à proprement parler « étranges » car ils n’introduisent rien qui ne soit déjà latent chez l’un ou l’autre d’entre nous. Ils représentent seulement une amplification de tendances présentes à différents degrés chez n’importe qui : des défauts humains grossis à la loupe. Ces personnes vivent dans des mondes différents, mais des mondes plus ou moins souterrains en chacun de nous. C’est en ce sens, comme plusieurs l’ont remarqué, qu’elles témoignent de « ce qu’il y a de plus humain en nous », c’est-à-dire de l’imperfection et de la souffrance humaine, y compris les croyances et le rôle des croyances. Car ce qui rassemble la famille humaine, n’est-ce pas plus sa souffrance et ses défauts que ses qualités ? De là, la possibilité d’empathie, la possibilité de tenter de comprendre quelque chose de ces personnes à partir du commun entre elles et nous, sans prétendre le tout.

Les conséquences sociales : un handicap comportemental, voire relationnel, handicap de tous les malentendus

8Chez la personne, tous les éléments précédents vont construire son mode personnel de relation à la maladie, et en particulier son déni de maladie, souvent vécu sur un mode ambigu d’ailleurs : je ne suis pas malade, je ne suis pas handicapé, mais poursuivi par des figures inquiétantes. Ainsi, le handicap psychique est-il caché, aux yeux mêmes de la personne.

9Chez autrui, ce handicap invisible, ces déficiences ignorées vont favoriser les malentendus, les jugements moraux impropres : cette personne est négligente, paresseuse, désinvolte, égoïste, peu amicale… C’est le discours souvent de la fratrie, exaspérée car souffrant le plus parmi les proches. C’est encore celui du voisinage, des représentants de la société civile, administrations, police, services…

10Cela alimente la stigmatisation et le manque de considération dont souffrent tant tous les jours les personnes en situation de handicap psychique. C’est l’un des freins à l’accès aux divers lieux sociaux, commerces, loisirs, administrations, à ce qui fait une véritable vie citoyenne. On a peine à imaginer : l’une de ces personnes n’était pas rentrée dans un magasin depuis dix ans ! Elle a pu enfin y aller, s’étant fait accompagner par une personne handicapée comme elle, du même groupe d’entraide mutuelle (GEM) [1].

11La loi du 11 février 2005 fait reposer « la participation et la citoyenneté des personnes handicapées » sur deux axes : l’accessibilité « de tout pour tous », et la compensation du handicap, centrée sur le « projet de vie » de la personne. L’exemple qui précède aura montré ce qui fait l’accessibilité pour une personne handicapée psychique : l’accompagnement d’une part, la formation des agents des collectivités territoriales à l’accueil, de l’autre.

12Quant au projet de vie, la personne a beaucoup de mal à en exprimer un, et plus encore à s’y tenir s’il lui est proposé ; il peut être remis en question ou remplacé à tout moment. Tout y contribue. Les déficiences cognitives, l’instabilité psychique et la difficulté de choix, le sentiment de dévalorisation, la peur aussi de revivre dans l’essai ses propres déficiences. Si le succès dans les études, les stages, même l’embauche couronnent souvent les efforts des personnes handicapées psychiques, c’est très souvent l’échec dès l’entrée dans la profession, avec la fatigue, les relations de travail incontournables, les planifications nécessaires… s’il n’y a pas un accompagnement dans l’entreprise et des conditions favorables (mi-temps, périodes de congés…). La majorité des expériences conduisent la personne à se réfugier plutôt dans des projets irréalisables, voire à enterrer toute envie.

13Et si projet il peut y avoir, ce serait plutôt un projet d’envie qu’un projet de vie ! Faire émerger des morceaux d’envie enfouis par la maladie et la perte de soi, aider à oser de nouveau ses désirs, sauver la route qui peut encore être gravie, c’est l’affaire à la fois de la personne et de l’entourage. Mais comment ressusciter le possible sans l’inaccessible ? Comment déterrer les envies autrefois à portée de main, aujourd’hui si loin, « ces continents perdus qui vont à la dérive » comme le dit si bien l’une d’entre elles ? Ils sont fermés les chemins qui montaient au ciel… Tout ici est délicatesse, temps, humanité. Le chemin retrouvé ne sera pas une trajectoire linéaire ascendante vers une vie sociale acceptable, mais « un processus de phases alternées, avec des phases de développement et des phases de consolidation ou de réajustement ». Chaque niveau d’insertion sera plutôt un état d’équilibre possible à un moment donné entre un être et son environnement, « un palier d’être au monde et aux autres » selon les belles expressions de Jean Hassler (conférence non publiée au congrès de l’Unafam en 1997).

14Seul, la vie sociale est très difficile. La fatigue, le délabrement de la personne, bientôt du logement, quand le mal vient, quand le mal va, sans fin : hygiène personnelle, soins somatiques, soins dentaires négligés ; carence du ménage, du linge, des ordures ; volets qui ne sont plus ouverts, sanitaires bouchés, brisés, ce sont des tableaux hélas constants dès lors que la personne est abandonnée dans la ville. Difficultés à toujours devoir « maîtriser son comportement », à ne plus même pouvoir crier dans la nuit, à personne, qu’on est excédé, qu’on ne peut plus tolérer sa souffrance, de crainte des voisins. Finalement, petit à petit, la personne s’isole, ne demande plus rien. Trop compliqué le monde des autres, trop menaçant, trop angoissant. Le moins possible de contacts. On ne gère plus ses factures, les réparations, son logement; on rencontre le moins possible ses voisins, on n’ose plus accomplir des démarches administratives, faire valoir ses droits ; et lorsque parfois on ouvre sa porte à celui ou celle qu’on croyait copain, on se fait entraîner, abuser, dépouiller jusqu’au moindre objet dans l’appartement. Alors, prendre des initiatives, faire spontanément une demande d’aide, aller changer quelque chose qui ne va pas, devient très difficile. Combien même refusent de supporter l’intrusion d’une auxiliaire de vie, ou d’être simplement aidé dans les tâches ménagères ! La trop grande difficulté à faire coexister le monde intérieur et le monde de la société conduit à l’exclusion. La personne s’arrange dans un renfermement où elle n’a plus rien à demander, elle s’installe dans la non-demande, si reposante enfin.
Préserver un certain entourage autour de la personne en situation de handicap psychique est donc essentiel. La famille est évidemment en première ligne, quand elle existe et quand ce lien a pu être préservé. Elle est la seule à assurer la considération si précieuse et l’appui dans la longue durée (Escaig, 2007). À ce titre le lien familial doit être protégé. Mais précisément pour ne pas mettre ce lien en danger, la présence familiale doit être légère et distanciée (Moreau, 2007), la famille ne doit pas s’occuper de tout, encore moins vivre sous le même toit, même si malheureusement c’est encore le cas trop souvent [2]. L’entourage ne doit donc pas se réduire à la famille et aux soignants, c’est aussi (malheureusement trop rarement) des accompagnants sociaux (auxiliaires de vie à domicile) et le voisinage. Même s’il n’est présent que peu de temps dans la journée pour respecter l’intimité de la personne, il est réel et essentiel.
La fragilité de la personne handicapée psychique pousse l’entourage à être plus soucieux d’elle que pour un autre handicap. Ainsi de la famille : le risque auquel s’expose continuellement la personne, fragile mais agitée des mêmes désirs que nous, pousse la famille à étendre sa protection plus qu’il ne faudrait, plus que si le handicap était mental, par exemple. Réciproquement, la nature et le comportement de son entourage social (voire « l’activité sociale » au sens de la Classification internationale du fonctionnement, du handicap et de la santé) ont une très forte influence sur l’évolution de la personne et de son handicap. Ainsi une personne en situation de handicap psychique est presque toujours une personne entourée. Tout problème la concernant, concerne son entourage et l’entourage influe considérablement sur son devenir.

Le parcours de la personne au long des ans : une personne qui fait, elle aussi, « sa vie »

15Il ne faut pas croire pour autant que tous les comportements notés précédemment soient fixes et indépendants de l’âge et du passé de la personne. Comme pour tout le monde, de la confrontation entre son monde intérieur et celui de la société naît le rapport de la personne à son environnement, toujours renouvelé. Ce rapport est traduit par son « parcours ». Comme le décrit très bien Livia Velpry (2006, 2008), parcours n’est pas trajectoire. La trajectoire évoque une évolution simple, déterminée, prévisible, comme celle du projectile. Le parcours évoque une évolution plus complexe, riche en potentialités, plus difficile à prévoir, comme celle du mouvement brownien d’une particule soumise à l’aléa de la rencontre avec d’autres particules. Équilibre précaire entre contraintes (maladie, nécessités matérielles, entourage) et consentement (évolutions des motivations et des images d’elle-même que la personne finit par accepter), le parcours est fait d’une succession non linéaire d’embranchements, de microétapes et de microchutes, de multiples essais de s’évader de la maladie et de réajustements successifs mais jamais définitifs. Il en est ainsi de l’acceptation du statut de malade mental, puis du traitement, puis de la piqûre retard, puis de celui du statut de personne handicapée, puis de l’Allocation aux adultes handicapés, puis des diverses prestations auxquelles il faut bien finir par avoir recours…

16Cette réalité du parcours offre à la fois opportunités et éléments de prévention qui peuvent éclairer la route : la notion de parcours vaut peut-être mieux que celle de projet.

17Des opportunités, car la notion de parcours ouvre des possibilités d’une qualité de vie meilleure. Elle a d’abord l’intérêt d’introduire l’âge : à chaque étape du parcours ; à chaque âge, sa vérité, son choix d’orientation. Ainsi du droit à l’essai : jeune, la personne handicapée doit avoir les moyens si elle le souhaite, de pouvoir essayer par elle-même sa chance au travail, même si le pronostic n’est pas très bon, car elle seule doit pouvoir parcourir son chemin et mieux se connaître en l’éprouvant. L’expérience, disait Voltaire, est comme une bougie : elle n’éclaire que soi-même. De même, la personne ne doit jamais être enfermée dans un état fixé une fois pour toute, si grave soit-il : l’avenir n’est pas vécu. Il en est ainsi du devenir linéaire et illusoire imaginé parfois par l’entourage (placement « à vie ») ou par l’administration ( « inadéquats », personnes dont l’hospitalisation inadéquate « embolise » aujourd’hui nombre de lits hospitaliers) : la personne n’est pas un objet qu’on place et déplace au gré de l’entourage ou de l’administration, elle doit suivre son propre parcours, pas celui d’un autre. Enfin, il est clair que les stratégies d’adaptation proposées doivent varier selon le point où la personne en est de son parcours : une meilleure connaissance de celui-ci (en particulier par l’interrogation de l’entourage) est donc utile.

18Mais la notion de parcours offre aussi des éléments de prévention. Le parcours de la personne en situation de handicap psychique est émaillé de microruptures successives dans ses tentatives d’échapper à la maladie. Ces échecs l’éloignent progressivement des ambitions sociales du début : avoir une vie sentimentale, une vie professionnelle, un logement, un « chez soi », vivre comme tout le monde, objectifs plus ou moins atteints ou manqués selon les personnes, les situations, le handicap. Mais les microruptures subies ne sont jamais oubliées ; elles pèsent sur la suite. Il faut connaître et prêter attention à celles qui peuvent rendre certaines parties du parcours dangereux, jusqu’au risque suicidaire lorsque le coût « symbolique » pour la personne est trop élevé, de façon à mettre en place à temps un accompagnement plus resserré.
Le décalage des étapes successives avec la vie des autres, la vie « normale », finit à la longue par conduire au renfermement de la personne dans un espace « à côté », nécessairement secret et emmuré, sans plus de demandes. La pomme, d’Henri Michaux dans Lointain Intérieur, illustre cet espace, « sa petite taille, sa vie opaque et lente » : « Je mets une pomme sur ma table ; puis je me mets dans cette pomme ; quelle tranquillité ! ». Espace où la personne a fini par « s’arranger », entre hallucinations, psychiatrie, vie d’hôpital et de médicaments, relations réduites aux rencontres d’hôpital, activité-fiction solitaire, comportements avec autrui dominés par le danger anticipé ou imaginaire de réhospitalisation…, espace où une sorte de statut à elle s’est ébauché, un arrangement à peu près stable entre deux rechutes à condition que le monde des autres ne fasse pas irruption. Livia Velpry appelle cette phase ultime du parcours, « coopération intégrée avec la psychiatrie » (Velpry, 2006, 2008) pour souligner l’inscription sociale importante qu’y joue la psychiatrie.
Henri Michaux raconte aussi comment on parvient à cet espace, à cette exclusion : « Là encore il y eut des tâtonnements, des expériences ; c’est tout une histoire… Mais en un mot, je puis vous le dire : souffrir est le mot. Quand j’arrivai dans la pomme, j’étais glacé ». Parce que la personne sait ce que cet arrangement lui coûte, et est seule à l’avoir façonné, il doit être respecté et ne pas être remise en question sans consentement.

En guise de conclusion : contre la maladie psychique, le handicap psychique

19Jean Bernard distinguait quatre façons de soigner : l’action sur les causes, la destruction, la substitution et la correction du désordre. Le désordre psychique, c’est-à-dire de la communication cérébrale, ne relève que de l’action sur les causes ou de la correction. Nous n’en savons pas encore assez pour pouvoir agir sur les causes, et en cela, les graves maladies psychiques que représentent les psychoses ne sont pas encore guérissables. Par contre, le modèle du handicap psychique peut favoriser une certaine correction des troubles, en stimulant l’auto-compensation de certains circuits neuronaux défectueux par la mobilisation de la partie saine de la personne, l’amélioration de son vécu social, la mise en valeur de ses capacités et la renaissance de sa motivation.

20On sait que l’expression et l’évolution des psychoses est, en effet, très dépendante de ce qui se passe autour de la personne. Sous l’influence de facteurs environnementaux positifs, du regard non stigmatisant des acteurs sociaux, de l’accompagnement attentif par l’entourage (familial, social), sous l’influence de facteurs personnels (« partie saine ») mobilisés par des éducateurs sachant développer les habiletés sociales, ajuster l’effort à la tâche, une certaine participation peut alors reprendre, quelques activités peuvent réussir, brisant la série d’échecs. De petites réussites peuvent stimuler l’auto-compensation de certains déficits, appuyée sur des techniques psychologiques adaptées (remédiation cognitive) et sur une stratégie thérapeutique visant à stabiliser la maladie tout en réduisant autant que possible les effets secondaires les plus stigmatisants.
Le statut de handicapé permet de rassembler ces compétences et de définir la place de chacun. Ainsi tous ensemble, une qualité de vie acceptable peut être gagnée sur la maladie : patient, au niveau des facteurs personnels ; entourage et aidants sociaux, au niveau des facteurs environnementaux ; éducateurs, au niveau des activités et participations ; psychologues, au niveau des déficits cognitifs (ou facteurs organiques) ; psychiatre, au niveau de la maladie ; tous partenaires, chacun à sa place, avec sa compétence et le respect de celle de l’autre. La prise en charge par la société que permet le statut de handicap psychique est un levier qui donne les meilleures chances de mobiliser les ressources de la personne et d’en corriger en partie les troubles.

Notes

  • [*]
    Vice-Président de l’UNAFAM, en charge de la recherche.
  • [1]
    Un GEM est un « club » mis en œuvre par une association de personnes handicapées psychiques « pour se retrouver, s’entraider, organiser ensemble des activités visant tant au développement personnel qu’à créer des liens avec la communauté environnante ». Les GEM sont définis par une circulaire de la DGAS du 29 août 2005.
  • [2]
    Une enquête réalisée auprès de familles de l’Unafam en 2006 montre que sur 5793 familles qui ont répondu, près d’une sur trois vit encore avec le proche handicapé (Canneva, 2007). Dans la délégation du Nord, une enquête similaire réalisée en 2000 montrait que c’était le cas d’une famille sur deux (Bellone et al., 2001).

Pour en savoir plus

  • BELLONE M., DEBROCK M., ALEXANDRE J.-Y. (2001), L’Information psychiatrique, vol. 77, n° 9, novembre, p. 916-923.
  • CANNEVA J. (2007), « La collaboration entre familles et soignants », Un Autre Regard. Revue trimestrielle de l’Unafam, n° spécial, 39e Congrès, hors série 2006/2007, p. 5-9.
  • ESCAIG B. (2007), « Réadaptation : le rôle de la famille », Un Autre Regard. Revue trimestrielle de l’Unafam, n° 4, octobre-décembre p. 15-17.
  • MOREAU D. (2007), « Faire interner un proche », Dossiers d’études de la CNAF, n° 94, juillet, p. 1-74.
  • VELPRY L. (2006), L’expérience sociale de la maladie mentale, Thèse de sociologie, Université de Paris 5, 519 p.
  • VELPRY L. (2008), Le quotidien de la psychiatrie ; sociologie de la maladie mentale, Paris, Armand Colin.
Bertrand Escaig [*]
Professeur honoraire des universités, membre de l’UNAFAM depuis 1992, il est actuellement délégué régional de l’UNAFAM Nord-Pas-de-Calais, et vice-président national, en charge de la recherche.
  • [*]
    Vice-Président de l’UNAFAM, en charge de la recherche.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/03/2010
https://doi.org/10.3917/rfas.091.0083
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