CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 La loi pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées du 11 février 2005 en introduisant, dans la définition du handicap, la notion de « fonctions psychiques » et en différenciant celles-ci des « fonctions intellectuelles » et des « fonctions cognitives », a reconnu l’implication des fonctions psychiques dans une partie des situations de handicap. Ce faisant, elle a autorisé l’affirmation, par de nombreux acteurs du champ, d’une reconnaissance quasi officielle de la notion de « handicap psychique ». Si le texte n’en dit pas tout à fait autant, cette affirmation, après des années d’hésitation ou de positions divergentes entre les partisans et les opposants de la notion de « handicap psychique », est désormais admise.

2 Dans la foulée de cette reconnaissance, l’estimation du nombre de personnes concernées par le handicap psychique a semblé une nécessité. Après avoir rappelé les difficultés inhérentes à toute estimation de la prévalence du handicap en général, nous présenterons les difficultés particulières liées à la notion de handicap psychique [1] et à la proximité entre les classifications des maladies et celles du handicap dans le champ de la santé mentale. La présentation de quelques enquêtes illustrera la complexité de quantification d’une notion aux contours encore quelque peu fluctuants.

Les difficultés à estimer la prévalence du handicap en général

3 La récurrence de la question de la prévalence du handicap, en France comme à l’étranger, n’est pas seulement le résultat de l’évolution de l’état de santé d’une population ; elle atteste également de la difficulté à y répondre. Celle-ci tient à plusieurs éléments parmi lesquels la pluridimensionnalité du handicap et son caractère non dichotomique jouent un rôle important.

4 Depuis l’adoption de la Classification internationale du handicap (CIH) par l’OMS en 1980, le handicap est généralement considéré comme un phénomène multidimensionnel. Il se définit autour de trois plans d’expérience [2] : la déficience ou dysfonctionnement – ou perte de substance – des organes ou systèmes organiques (y compris dans le domaine intellectuel ou psychique), l’incapacité ou réduction de la capacité d’accomplir un certain nombre d’actes de la vie courante, le désavantage[3] ou limitation de l’accomplissement d’un certain nombre de rôles sociaux. Si ces trois dimensions sont liées, et souvent de façon causale (une déficience pouvant entraîner une incapacité, laquelle peut occasionner un désavantage), elles ne le sont ni de façon automatique, ni de façon proportionnelle : une déficience importante au regard du fonctionnement organique n’entraîne pas systématiquement une incapacité importante et celle-ci, lorsqu’elle existe, n’implique pas automatiquement un désavantage important. De même une déficience minime ne conduit pas toujours à un désavantage minime et une déficience qui a disparu laisse parfois persister un important désavantage (notamment dans le cas de troubles psychiques). Estimer la prévalence du handicap, suppose donc une vision d’ensemble dont la complexité est accrue par la possibilité de cumuler une pluralité de déficiences, d’incapacités ou de désavantages.

5 La Classification internationale du fonctionnement, du handicap et de la santé (CIF), adoptée en 2001, a opéré de nombreuses modifications techniques dans les descriptions et classements des déficiences et des activités susceptibles d’être constitutives d’incapacités. Cette classification apporte aussi une importante évolution conceptuelle en insistant sur les interactions réciproques entre les déficiences, les limitations d’activités et restrictions de participation et les facteurs environnementaux ; le handicap devenant le résultat de cette interaction. La CIF amène ainsi à couvrir non plus seulement l’ensemble des structures et des fonctions organiques, l’ensemble des activités qu’une personne peut être amenée à réaliser dans sa vie quotidienne, ou moins quotidienne [4], mais aussi l’ensemble des environnements qui peuvent l’entourer (techniques, humains et politiques).

6 Estimer la prévalence du handicap est donc une entreprise de plus en plus complexe et cerner le handicap suppose de répondre à deux questions liées : comment s’intéresser simultanément à plusieurs dimensions, tout en prenant en compte l’environnement ? Si par prudence, le choix est fait de se limiter à la quantification d’une seule dimension, mesure-t-on encore le phénomène du handicap ?

7 À ce caractère multidimensionnel du handicap et son interrelation avec l’environnement s’ajoute le fait que les domaines étudiés relèvent plus souvent d’un continuum que d’une situation dichotomique : qu’il s’agisse de fonction motrice, intellectuelle ou psychique, d’activité de marche à pied, d’apprentissage du calcul ou d’entretien du logement, l’impossibilité absolue est l’exception, et la capacité – ou réalisation partielle – la règle. De plus, chacun des domaines comporte une variété d’éléments : variété de fonctions intellectuelles ou psychiques, variété d’actes pouvant être interprétés en activités ou éléments de participation. Dès lors, déterminer une limitation dans ces domaines suppose non seulement la détermination d’un seuil à partir duquel existe une « anomalie » mais aussi la sélection des composants de base pour lesquels ce seuil devra être déterminé. Dans le cas de troubles psychiques par exemple, faudra-t-il sélectionner une seule fonction de base (comme l’humeur ou la conscience) ou réfléchir en termes d’algorithme : deux altérations de fonctions de base étant nécessaires si les atteintes sont de faible ampleur, alors que l’altération d’une seule fonction de base suffira si sa gravité est plus importante ? Cette démarche s’impose pour chacune des grandes composantes du handicap, que l’on réfléchisse à partir de la première classification des handicaps ou de la plus récente.

8 Cette difficulté à passer d’un concept pluridimensionnel du handicap à sa mise en œuvre au plan pratique existe pour chaque évaluation individuelle. Elle est particulièrement grande lorsque l’on s’intéresse directement à l’échelon collectif, sans passer par les évaluations individuelles. D’où la fréquente tentation de se limiter à la mesure d’une seule dimension (que ce soit celle des fonctions ou des activités) ou encore à l’étude d’une population accueillie dans certains types de lieux d’accueils ou de soins, marqueurs de situations de handicap.

9 Par ailleurs, dans les cas où l’objectif d’exploration de la pluridimensionnalité du handicap est maintenu, les statisticiens et épidémiologistes se heurtent à l’extrême variété des déficiences et limitations d’activités concernées en fonction de l’âge, du sexe, des milieux professionnels, etc. Il s’avère dès lors nécessaire de sacrifier à la précision des questions pour viser la généralité des situations, accroissant ainsi inévitablement le risque d’inclure des personnes indûment considérées comme handicapées ou d’oublier des situations de handicap.
Enfin, une détermination large des seuils d’atteinte considérés comme problématiques conduit à une estimation de prévalence très élevée, en contradiction avec ce que les exigences administratives, ou le sens commun, considèrent comme des situations de handicap.
La complexité de ces questionnements conceptuels et de leurs traductions en recueil de données a conduit à renoncer aux illusions d’un dénombrement incontestable de l’ensemble de la population handicapée à partir de la population générale.

L’émergence de la notion de handicap psychique

10 Néanmoins, le besoin de quantification demeure, qu’il s’agisse d’estimer le nombre de personnes susceptibles de recourir à telle ou telle prestation, ou de mesurer l’ampleur d’une population spécifique nécessitant une attention particulière au premier rang desquelles se situe la population concernée par le handicap psychique. L’estimation de cette population s’est rapidement heurtée à la question de la définition de cette notion et de la délimitation des contours de la population concernée.

11 L’ensemble des acteurs semble s’accorder à considérer que le terme de « handicap psychique », raccourci insatisfaisant mais commode, correspond aux situations de handicap associées à des troubles psychiques importants. Derrière cette apparente unanimité, se dissimule la variété des populations auxquelles les orateurs ou auteurs font référence.

12 L’adoption de la loi d’orientation en faveur des personnes handicapées du 30 juin 1975 avait contribué à cliver le milieu psychiatrique entre partisans et opposants de l’inscription d’une partie des malades mentaux dans le champ du handicap. Cette inscription apparaissait comme étant de nature à écarter du soin actif des malades dont les pathologies sont de toute évidence durables. Elle était également considérée comme susceptible d’avoir des conséquences négatives sur le positionnement des patients (ainsi que celui de leur entourage) face à la maladie. Considérer les personnes souffrant de pathologies durables, ou avec épisodes récurrents, comme des malades, et non comme des personnes handicapées, semblait nécessaire pour conserver une pratique médicale active à leurs côtés. A l’opposé, un autre courant, incarné notamment par la Fédération des Croix-Marines, a milité pour que l’on prenne mieux en compte les limitations d’activité et restrictions de participation imputables aux pathologies psychiatriques graves. Il lui semblait légitime et utile de prendre en considération ces aspects de la vie des malades pour limiter, autant que faire se pouvait, l’impact de la maladie. Si les professionnels de cette mouvance ont, un temps, abandonné le recours au terme de handicap psychique [5], ils ont adopté celui de « handicap par maladie mentale » pour mettre en évidence les « conséquences […] de la maladie mentale, dans le registre des incapacités et du désavantage social » [6]. Sous l’influence du clivage entre prises en charge des personnes âgées et des personnes handicapées d’une part, de celui qui oppose les personnes relevant, durablement ou régulièrement, de l’hospitalisation psychiatrique, à celles n’en relevant que beaucoup plus rarement d’autre part, ce courant a essentiellement inclus dans le handicap psychique les personnes dont les difficultés proviennent de maladies à caractère psychotique ; les autres pathologies mentales (telles que les démences ou les dépressions sévères) étant écartées de ce champ.
En accord avec les positions adoptées par l’Union nationale des amis et familles de malades psychiques (Unafam), les partisans de la reconnaissance du handicap dans le domaine des pathologies mentales ont souvent considéré que les populations concernées par le handicap psychique étaient essentiellement constituées de malades atteints de schizophrénies et de troubles maniaco-dépressifs (actuellement qualifiés de troubles bipolaires) et se sont principalement intéressés aux personnes présentant le plus souvent leurs premiers symptômes au début de l’âge adulte et ne présentant pas de déficit intellectuel important.

L’inévitable élargissement du concept

13 Néanmoins, en militant pour la reconnaissance des conséquences matérielles et sociales de ces maladies, notamment en s’appuyant sur la CIH, puis sur la CIF, ces acteurs ont contribué, en partie à leur corps défendant, à élargir le champ des personnes concernées par cette notion de handicap psychique. En effet, dès lors que l’importance des dimensions des activités et de la participation est mise en évidence, que ces dimensions sont considérées comme essentielles pour la constitution d’un handicap, la nature de la maladie à l’origine des difficultés ne peut plus être considérée comme contribuant à fixer les limites du champ ; il suffit qu’elle existe et que les troubles psychiques qu’elle occasionne, aient des répercussions suffisamment importantes en termes d’incapacités ou restrictions de participation pour que le handicap psychique soit constitué.

14 Le rapport Charzat de 2002, intitulé « Pour mieux identifier les difficultés des personnes en situation de handicap – du fait de troubles psychiques – et les moyens d’améliorer leur vie et celle de leurs proches » témoigne de l’élargissement du champ consécutif à cet effacement de la maladie comme critère discriminant de délimitation du champ. En insistant sur les apports des classifications du handicap, les rapporteurs considèrent comme susceptibles d’être concernées toutes les personnes dont les maladies sont porteuses « de graves conséquences en terme de handicap », c’est-à-dire les « psychoses et notamment la schizophrénie, les troubles dépressifs graves et les troubles maniaco-dépressifs, les troubles obsessionnels et compulsifs graves, l’autisme et les syndromes autistiques, les syndromes frontaux, séquelles de traumatismes crâniens et de lésions cérébrales, la maladie d’Alzheimer et les autres démences liées ou non à l’âge ». Les rapporteurs insistent sur le fait que « les déficiences et incapacités ne sont pas semblables, mais les conséquences sociales sont du même ordre ». Ce sont donc les conséquences sociales qui priment pour la définition du handicap et non plus les maladies.

15 La définition du handicap psychique contenue dans ce rapport s’est largement diffusée en raison de sa cohérence intellectuelle et il paraît désormais logique, pour étudier le handicap psychique, de s’appuyer sur la notion de « troubles psychiques », laquelle semble hésiter entre maladie et handicap. Néanmoins les associations de malades et de nombreux psychiatres, continuent très fréquemment à réserver le terme de « handicap psychique » aux personnes souffrant de schizophrénies et de troubles bipolaires ayant un impact important sur la vie quotidienne. Il s’en suit un décalage entre la population à laquelle ils font le plus souvent référence (ce sous-groupe) et celle qui correspond à la définition qu’ils ont promue (l’ensemble des personnes dont les troubles psychiques, quelle que soit la nature des maladies mentales, occasionnent des limitations d’activités et restrictions de participation).
L’émergence et la diffusion du concept de handicap psychique en France semble, ainsi, avoir accordé de plus en plus d’importance aux dimensions des activités et de la participation sans avoir jamais pu s’abstraire totalement des diagnostics, se différenciant en cela du domaine physique, qu’il soit sensoriel ou moteur. Il est donc nécessaire de s’interroger sur cette impossible rupture et de chercher à comprendre si elle provient d’une persistance des modes de pensée antérieurs dans lesquels les diagnostics prédominaient, ou d’un recouvrement partiel des dimensions de la maladie et du handicap permettant à chacun de recourir à ses instruments professionnels usuels. Pour cela, un détour par les classifications des maladies et du handicap dans le domaine des troubles psychiques s’impose.

Les apports des classifications à la compréhension du handicap psychique

Regards sur la CIM-10 et le DSM-IV

16 La Classification internationale des maladies (CIM-10) fournit, dans son chapitre V, un classement des « troubles mentaux et du comportement » qui rassemble les atteintes aux niveaux psychique et intellectuel répertoriées par types de troubles (mentaux, névrotiques, du comportement, de l’humeur, de la personnalité, du développement), par maladies (schizophrénie), ou encore par symptômes (retard mental) ou syndromes (comportementaux). Elle contient également un chapitre XVIII consacré aux « symptômes, signes et résultats anormaux d’examens cliniques et de laboratoire, non classés ailleurs » dans lequel sont répertoriés des symptômes et signes relatifs aux fonctions cognitives et à la conscience, aux sensations et aux perceptions générales, à l’humeur, à l’apparence et au comportement (R40-R46). Le chapitre XXI comprend de plus les facteurs influant sur l’état de santé et les motifs de recours aux services de santé parmi lesquels une catégorie se rapportant au comportement autodestructeur (Z 72.8).

17 Bien que structurellement mono-axiale et conceptuellement conçue dans une perspective strictement médicale et non sociale, la CIM-10 contient dans ce dernier chapitre des catégories qui renvoient aux caractéristiques de l’environnement d’une personne (services de santé, conditions socio-économiques et psychosociales) ou de son histoire familiale, autrement dit à des facteurs qui vont bien au-delà de la stricte question du diagnostic. De plus, plusieurs diagnostics, tels ceux rattachés à la démence (F 00 à F 03), sont décrits en termes de perturbations de fonctions corticales supérieures mais aussi d’interférences avec les activités de la vie de tous les jours (se laver, s’habiller, manger, observer une hygiène personnelle minimale, contrôler ses sphincters). Un diagnostic, apparaît alors comme élaboré à partir d’une somme de symptômes qui s’apparentent aux fonctions psychiques et aux limitations d’activités ou de participation sociale incluses dans la CIF.

18 Le Diagnostic and Statistical Manual of mental disorders (DSM-IV), dont la diffusion dépasse largement les États-Unis qui l’ont vu naître a, quant à lui, une structure multiaxiale contenant cinq axes. Les trois premiers couvrent les troubles cliniques, les troubles de la personnalité, le retard mental et les affections médicales générales. Le quatrième axe concerne les problèmes psychosociaux et environnementaux pouvant affecter le diagnostic, le traitement et le pronostic des troubles mentaux et englobe les problèmes liés à l’environnement social, les problèmes d’éducation, de logement, d’accès aux services de santé, les problèmes professionnels, économiques, etc. Enfin, un cinquième axe permet d’effectuer une évaluation globale du fonctionnement [7] à partir de dix niveaux de fonctionnement en référence aux domaines psychologique, social et professionnel.

19 En visant à estimer les variations potentielles entre individus ayant un diagnostic identique et en accordant une grande importance aux conséquences des troubles et aux environnements sur la réalisation d’activités quotidiennes, le DSM-IV annonce son intention de « stimuler l’application d’un modèle biopsychosocial [8]… ». Il répond ainsi à des préoccupations assez similaires à celles qui ont vu naître les classifications du handicap, lesquelles avaient pour but initial d’estimer les conséquences des maladies.
Cette classification, tout comme la CIM-10, est cependant largement utilisée comme référence pour organiser le recueil des données en termes de diagnostic.

Regards sur la CIH et la CIF

20 Du côté des déficiences (donc indépendamment de la maladie), la classification internationale du handicap (CIH) distinguait un groupe de « déficiences intellectuelles » et un groupe d’« autres déficiences du psychisme ».

21 Les premières regroupaient les déficiences de l’intelligence (retard mental de diverses sévérités), de la mémoire (amnésie et autres types) et de la pensée (liées au déroulement, à la forme et au contenu de la pensée). Les secondes, les déficiences de la conscience et de l’état de veille, de la perception et de l’attention, des fonctions émotives et volitionnelles et du comportement.

22 Le handicap psychique, tel qu’il est soutenu par les associations de familles, c’est-à-dire lié à une atteinte des fonctions psychiques chez des personnes dont les fonctions intellectuelles sont, initialement du moins, normales voire élevées, est plus complexe à identifier au travers du classement des fonctions de la Classification internationale du fonctionnement, du handicap et de la santé (CIF). Les fonctions mentales ne sont plus organisées selon une répartition simple entre fonctions intellectuelles et fonctions psychiques mais selon une partition entre fonctions mentales globales et fonctions mentales spécifiques. La description des atteintes présentes chez les personnes désormais considérées comme « handicapées psychiques », que ce soit avec la conception restreinte du handicap psychique initiée par les associations, ou avec la conception plus large telle qu’on peut la lire dans le rapport Charzat, suppose de faire appel à ces deux grandes catégories pour rechercher, par exemple, les fonctions de la conscience, les fonctions du tempérament et de la personnalité, de l’énergie et des pulsions (fonctions mentales globales) et les fonctions de la pensée, de l’attention, les catégories liées à l’expérience de soi-même et fonctions du temps (fonctions mentales spécifiques).

23 La possibilité de description d’une personne relevant du « handicap psychique » y est également considérablement affinée par l’insistance que met la CIF à distinguer capacité et réalisation effective d’une part, par l’importance qu’elle accorde à l’environnement d’autre part. À titre d’exemple, sur un domaine aussi restreint, mais aussi important, que la conversation, l’utilisateur de la classification sera incité à distinguer si une personne est capable d’« engager une conversation », si elle le fait effectivement, et dans quel contexte elle est en mesure de (ou au contraire entravée pour) le faire [9]. L’insistance portée dans la CIF sur la distinction entre capacité et réalisation et sur le contexte dans lequel évoluent les personnes rejoint les préoccupations des acteurs sociaux de ce champ.

24 Plusieurs outils classificatoires, du côté de la maladie comme du côté du handicap, permettent donc de fournir des repères sur les composantes du « handicap psychique ». Cependant, la proximité entre les fonctions décrites dans la CIF et les éléments constitutifs des diagnostics et les symptômes du chapitre R de la CIM-10 est parfois délicate à manier. Il en est de même pour celle qui existe entre les activités décrites dans le DSM-IV et celles de la CIF. Il apparaît en conséquence difficile de considérer qu’en recourant à un type de classification l’utilisateur se situerait uniquement du côté de la maladie, et qu’en recourant à l’autre, il se situerait uniquement du côté du handicap.
La difficulté du secteur du « handicap psychique » à se dégager de l’emprise des diagnostics pour définir sa population n’apparaît donc pas comme le seul élément à l’origine de l’interpénétration des deux notions. Dès lors, il est permis de se demander si les enquêtes menées avec les outils et les professionnels de ces deux champs ont abouti à cerner des populations totalement différentes, et si les unes ou les autres ont approché la population qui nous intéresse.

Des classifications aux données

Épidémiologie des troubles psychiatriques : enquêtes sur la maladie ou sur le handicap ?

25 S’interroger sur la nature des données collectées dans le cadre des enquêtes sur la santé est d’autant plus légitime que ces dernières années ont été marquées par la mise en évidence de l’imprécision et de la variété des concepts dans le domaine de l’épidémiologie psychiatrique dont témoignait A. Lovell (2004, p. 5) en écrivant : « aucun critère scientifique ne peut résoudre le problème de délimitation des phénomènes, des états, des conditions à prendre en compte dans une politique de santé mentale ». Elle distinguait plusieurs approches de la santé mentale.

26 Selon un paradoxe qui n’est qu’apparent, les travaux faisant appel à la terminologie la plus proche de la CIF, ceux qui s’intéressent aux « déterminants de la santé mentale relatifs aux interactions entre les individus et leurs environnements » [10] sont les plus éloignés de l’interrogation sur le handicap psychique : l’environnement y est essentiellement conçu comme facteur de risque d’apparition des troubles psychiques (et non, comme dans la CIF, en tant que facilitateur ou obstacle pour l’insertion de personnes présentant des troubles psychiques). Ce courant élargit donc le champ des préoccupations à des groupes sociaux exposés à des facteurs environnementaux ou sociaux tels que les inondations ou la situation de mères isolées. Ces enquêtes, destinées à mettre en évidence d’éventuelles situations de surreprésentations de souffrance psychique ne visent pas spécifiquement les situations usuellement considérées comme des situations de handicap, car l’importance des limitations d’activité n’y occupe pas une place majeure. La fréquence des situations de souffrance psychique détectées dans ce type de travaux conduit à une sorte d’expansion des notions de troubles psychiques et du domaine de la santé mentale.

27 Aussi, A. Lovell propose-t-elle de distinguer deux types de travaux :

28

  • l’épidémiologie de la pathologie psychiatrique identifierait les principaux troubles mentaux relevant des nosologies courantes (CIM et DSM) et leurs retentissements en termes de handicap, incapacités, désavantage social, dysfonctionnement social ;
  • l’épidémiologie de la santé mentale, quant à elle, inclurait, également la détresse psychologique, voire le bien-être et les dimensions positives de la santé mentale. Bien qu’issus du champ de la santé, les travaux relevant de l’épidémiologie de la pathologie psychiatrique, s’avèreraient donc plus proches du handicap psychique qu’il ne pouvait y paraître au premier abord, même si l’entrée initiale est celle de la maladie, du diagnostic et non plus celle des fonctions psychiques.
Cette proximité est accentuée par le mode de constitution des données.

29 L’analyse de quelques outils au travers de la littérature présentant les résultats de ces travaux épidémiologiques témoigne de leur proximité avec une partie de ceux visant à cerner le handicap psychique. Si la multiplicité des questions permettant d’affecter un individu à un groupe caractérisé par un épisode dépressif ou des troubles anxieux est bien supérieure au nombre de questions relatives à ces domaines dans les enquêtes consacrées au handicap, la teneur n’en paraît pas si éloignée. Non seulement, la dimension des fonctions est présente dans ces questionnaires pour identifier les symptômes (par exemple, les notions de « concentration », « mémoire » ou « contenu de la pensée ») mais ces questionnaires comportent également des dimensions considérées comme plus « sociales ».

30 C’est, en particulier, le cas pour les nombreuses études sur la dépression menées au cours de ces dernières années.

31 Selon X. Briffault (2008), présentant le baromètre santé utilisé par l’INPES en 2005, le « Composite International Diagnostic Interview – Short Form » (CIDI-SF) développé par l’OMS, recourt à la notion de retentissement sur les activités pour objectiver la présence du trouble dépressif, retentissement présent dans la définition de la dépression proposée par la CIM-10 et par le DSM-IV (celui-ci allant plus loin dans la proximité avec la CIF comme nous l’avons souligné plus haut).

32 Un autre exemple peut être donné avec l’enquête Santé mentale en population générale, menée entre 1999 et 2003, qui s’appuie sur un autre outil de repérage, le questionnaire « Mini International Neuropsychiatric Interview » (Mini). Pas plus que le CIDI, dont il est partiellement inspiré, cet instrument n’est totalement étranger aux dimensions contenues dans la CIF alors qu’il vise à produire des diagnostics compatibles avec la CIM et le DSM. Considérant que le Mini et les instruments qui l’ont précédé détectent correctement les troubles dépressifs et certains troubles anxieux, mais de façon beaucoup moins satisfaisante les troubles psychotiques (notamment la schizophrénie), ainsi que les troubles paniques et l’anxiété généralisée, les responsables de l’enquête ont adjoint à ce questionnaire, une fiche complémentaire, relative à la vie quotidienne et au fonctionnement social, renforçant ainsi la proximité avec la CIF. Les auteurs appellent à la prudence dans l’usage des « questionnaires diagnostics standardisés », au point de considérer que si « l’évaluation standardisée fiable de la présence des troubles névrotiques pose problème, celle des troubles psychotiques est presque insoluble » (Roelandt et al., 2001).
Les incertitudes mises en évidence par la comparaison de ces enquêtes n’attestent que partiellement de la difficulté à cerner le handicap psychique, et ce d’autant plus que la dépression n’est pas toujours vue comme contribuant au « handicap psychique ». Elles confirment en revanche la difficulté de clarifier parfaitement l’objet que l’on cherche à cerner, le diagnostic n’étant pas établi totalement indépendamment de son propre retentissement sur la vie quotidienne, et donc du « handicap psychique ». Elles attestent aussi de l’insuffisance des sources épidémiologiques pour connaître la prévalence et la réalité quotidienne du handicap psychique.

Trouver le handicap psychique dans les enquêtes initiées dans le champ du handicap

33 Du côté du handicap, l’absence de consensus sur la notion même de handicap psychique, susceptible ou non d’inclure les conséquences de l’ensemble des pathologies mentales, ne pouvait que restreindre les chances de trouver des données épidémiologiques correspondant exactement à cette notion. À cela s’ajoute, le caractère relativement récent de l’intérêt pour cette entité, définie indépendamment de la maladie. D’où l’existence de travaux ponctuels, correspondant, là encore, à des visions plus ou moins extensives du handicap psychique.

34 Correspondant à une demande de connaissance destinée à favoriser l’amélioration et la diversification des « prises en charge », l’étude menée par J.-Y. Barreyre, Y. Makdessi et C. Peintre (2003) pour l’Agence régionale de l’hospitalisation d’Île-de-France est peu exposée au risque de donner une vision trop extensive du handicap psychique : elle concerne les personnes dont l’état est suffisamment grave pour entraîner une hospitalisation au long cours en service de psychiatrie adulte. Le mode de recueil des données, auprès de l’équipe de soins a permis de faire simultanément appel aux classifications des maladies et du handicap et d’identifier aussi bien les diagnostics et symptômes que les aptitudes ou capacités élémentaires et supérieures, les habitudes de vie (ou activités de la vie quotidienne [11]).

35 L’objectif du travail, cibler la question de l’autonomie, a conduit les auteurs à mettre en évidence la variété des pathologies psychiatriques conduisant à des situations de handicap, malgré la prépondérance des psychoses et à considérer la dimension du diagnostic comme essentiellement illustrative dans la compréhension du phénomène de « handicap psychique ».

36 Les données permettant d’appréhender l’autonomie des personnes se situent quant à elles dans les registres d’habitudes de vie ou d’aptitudes aussi variées que la tolérance à la frustration, l’existence de relations sociales, la gestion de son espace personnel ou de son agenda. En ciblant une population hospitalisée, le travail mené par J.-Y. Barreyre et al. ne pouvait permettre de progresser dans la question de la prévalence du handicap psychique.

37 Aussi, d’autres travaux ont-ils été menés pour mieux connaître la population souffrant de troubles mentaux importants et vivant en milieu ordinaire, notamment à partir de l’enquête Handicap-Incapacités-Dépendance [12], première enquête en population générale principalement consacrée au handicap et à la dépendance, représentative de la population métropolitaine. Ne visant pas spécifiquement les questions relatives aux troubles mentaux, concernant l’ensemble des classes d’âge et l’ensemble des domaines de la vie, le recueil des données et leur exploitation ne pouvaient là encore que répondre imparfaitement à l’investigation du champ du handicap psychique. Prévoyant la difficulté d’obtenir des réponses fiables à partir d’un questionnement direct sur des catégories prédéterminées de déficiences, les auteurs du questionnaire avaient choisi une formulation faisant simultanément référence aux notions de « difficulté(s), infirmité(s) ou autre(s) problème(s) de santé » et aux domaines « physiques, sensoriels, intellectuels et mentaux » ; la transformation des informations spontanément données par les personnes enquêtées en groupes de déficiences organisées selon une grille assez directement inspirée de la Classification internationale du handicap était réalisée immédiatement par les enquêteurs. Elle a été contrôlée ultérieurement par une équipe de médecins par confrontation entre le texte noté et d’autres informations fournies dans le questionnaire (selon les cas : maladies, limitations d’activités, usage d’aides techniques). En ce qui concerne l’ensemble des déficiences mentales, neuf sous-catégories ont été constituées dont quatre faisaient clairement référence à la déficience intellectuelle, trois aux troubles psychiques (dont une prévoyait explicitement l’absence de connotation de gravité) et une à l’une ou l’autre des catégories. La constitution de ces catégories relève pour partie d’une logique intellectuelle et pour partie d’une démarche pragmatique organisant au mieux une information à la fois un peu floue et incertaine, en raison du mode de recueil auprès d’une population générale. L’information sur les déficiences était complétée d’une information sur les incapacités. Parmi la quarantaine de questions portant sur les actes de la vie quotidienne, quelques-unes ont été spécifiquement prévues pour cerner les conséquences des troubles psychiques, mais leur rédaction ne pouvait totalement garantir qu’elles soient exclusivement attribuables à des troubles psychiques, qu’il s’agisse, par exemple du fait d’adopter des attitudes agressives, de se mettre en danger ou de ne pas toujours être en mesure de s’orienter dans le temps ou dans l’espace. Quant aux diagnostics, ils n’avaient pas été expressément demandés mais recueillis à l’occasion d’une question sur l’origine des difficultés. D’où, pour ce qui est des difficultés à l’origine des déficiences psychiques, une proportion importante de maladies ne relevant pas du chapitre V de la Classification internationale des maladies, mais du chapitre XVIII (signes et symptômes) [13].

38 Certains travaux d’exploitation de l’enquête HID destinés à explorer les conséquences des troubles psychiques, se sont, ainsi, intéressés à la population déclarant la consommation de soins (Anguis, 2006 ; Chapireau, 2003). Cette démarche garantit une certaine robustesse des données (la déclaration de soins étant probablement moins entachée de difficultés que la déclaration des déficiences ou limitations d’activités qui leur sont liées). Elle ne peut en revanche permettre une identification de la population concernée par le handicap psychique ; les deux ensembles ne se recouvrant que partiellement.

39 D’autres travaux, ont au contraire cherché à s’aventurer dans l’exploration du « handicap psychique » en s’appuyant directement sur les déficiences et limitations d’activité.

40 L’absence de renseignement systématique sur les diagnostics à l’origine des déficiences psychiques déclarées écartait toute éventualité de délimitation du handicap psychique par son lien avec certaines maladies. De fait, seule la vision extensive du handicap, celle qui prend en compte l’ensemble des maladies mentales, était donc envisageable. Aussi ces travaux se sont-ils contentés d’explorer brièvement les diagnostics pour s’assurer de la réalité des troubles mentaux associés aux déficiences psychiques et non pour délimiter la population.

41 Ce traitement statistique des déficiences a cependant donné lieu à des exploitations diverses.

42 M. Bungener et D. Ruffin (2005) ont vite choisi d’écarter tout recours aux déficiences de crainte d’une trop grande fragilité du recueil des données, même après correction, par l’équipe de médecins codeurs s’appuyant sur les différentes parties du questionnaire. Ils ont préféré s’appuyer sur le traitement statistique de la dimension des incapacités pour construire des classes de population et examiner d’une part la prévalence des déclarations de troubles mentaux dans ces groupes, d’autre part les autres caractéristiques qui peuvent être considérées comme des composantes du handicap tels que les parcours professionnels ou les recours aux aides.

43 P. Roussel (2006) est, elle, partie du postulat d’une fiabilité des déficiences recodées par l’équipe médicale, pour étudier le lien de celles-ci avec les incapacités et les restrictions de participation. Après avoir vérifié la cohérence entre les activités spécifiquement introduites pour identifier les conséquences des déficiences intellectuelles ou psychiques et ces mêmes déficiences, elle a estimé la prévalence des troubles psychiques, selon qu’ils sont – ou non – accompagnés d’incapacités. Ce matériau n’a cependant pas permis d’identifier un sous-groupe que l’on pourrait qualifier comme relevant du « handicap psychique » pour de multiples raisons : la petite taille du groupe dont les déficiences s’apparentent le plus à cette notion (par leur nature et par leur gravité), les incertitudes portant sur ce codage (si le codage des déficiences psychiques a été considéré comme globalement satisfaisant, le codage des sous-catégories est plus sujet à caution), la graduation insuffisante de l’ampleur des limitations d’activités. D’importantes restrictions d’activités influant significativement sur les relations sociales et l’insertion professionnelle ont cependant été identifiées pour un sous-groupe caractérisé par la présence de déficiences psychiques et de limitations d’activités probablement imputables à ces troubles alors même que les seuils d’inclusion dans ces sous-groupes sont bas.

44 Ces deux travaux témoignent également de la difficulté de délimiter cette population dite handicapée psychique, dès lors que cette question n’a pas très précisément présidé à la construction du questionnaire.

45 Que ce soit en se situant dans le champ de l’épidémiologie psychiatrique, dans celui de la santé mentale, ou dans celui de l’épidémiologie du handicap, les recueils de données se heurtent toujours, outre les obstacles déjà cités, à la question de l’instabilité des troubles ou de leurs manifestations. Quelles que soient les tentatives pour en tenir compte (plusieurs passations successives d’un même questionnaire, introduction d’une référence aux évènements qui ont eu lieu durant les six derniers mois, etc.), cela ne permet ni d’inclure les phénomènes apparaissant sur une périodicité plus grande que celle retenue dans l’enquête, ni de surmonter les difficultés à estimer ou se remémorer le passé : les réponses données par une personne sont inévitablement influencées par son état au moment de la passation. Ce problème est présent dans tous les recueils de données portant sur une situation susceptible de fluctuer ; il est probablement accru dans le cas des troubles psychiques, car ces troubles ont pour conséquence d’influer notablement sur la perception de soi et de ses capacités. J.-Y. Barreyre et C. Peintre (2009) ont bien montré que l’évaluation individuelle des situations de handicap, dans le cas de personnes présentant des troubles psychiques, ne peut se faire de façon satisfaisante qu’à condition de procéder à des évaluations dynamiques s’étalant dans le temps. Dans le cas d’un recueil de données destiné à une quantification des phénomènes, une telle démarche n’est guère possible et le biais des fluctuations liées au moment de l’enquête doit toujours rester à l’esprit, qu’il s’agisse de la dimension des déficiences, de celles des limitations d’activité ou des restrictions de participation.
Le modèle conceptuel du champ de la santé voudrait que l’usage de la classification du fonctionnement et du handicap complète celui de la classification des maladies, l’une servant les besoins de l’épidémiologie sociale, l’autre les besoins de l’épidémiologie psychiatrique. Les « imperfections » de chacune des classifications et les difficultés à recueillir une information totalement fiable et exhaustive sur chacune des dimensions, ont amené les concepteurs des enquêtes et les utilisateurs des données à adopter des attitudes moins tranchées : les fonctions et activités sont parfois utilisées pour identifier les maladies et les maladies sont, elles, utilisées pour s’assurer des fonctions atteintes.
Ces différences entre schéma conceptuel et matériel des enquêtes n’ont pas échappé aux concepteurs de l’enquête Handicap-Santé dont les premiers résultats seront disponibles d’ici quelques mois. Ceci a conduit à d’importants efforts de dissociation de la maladie, des déficiences et des limitations d’activités et à l’introduction d’un questionnement spécifique pour le champ de la santé mentale. Croisant deux préoccupations : proposer aux personnes interrogées une liste de maladies qui ne soit pas trop longue (et par conséquent à choisir celles dont la prévalence en population générale est la plus grande) et sélectionner les maladies les plus susceptibles d’être liées à des situations de handicap, cinq « maladies » relevant de la CIM ont été retenues dans le champ de la santé mentale : l’anxiété chronique, la dépression chronique, l’autisme, la schizophrénie et la trisomie 21. Une liste de déficiences a également été proposée aux personnes enquêtées : celle-ci comporte les troubles d’orientation dans le temps ou dans l’espace, les troubles de mémoire importants (immédiat ou à long terme), de l’humeur (découragement, démotivation), les troubles anxieux, les difficultés de relations avec autrui (irascibilité, phobie sociale, sentiment d’être agressé), les difficultés d’apprentissage, de compréhension, le retard intellectuel, et des catégories d’autres troubles intellectuels ou d’autres troubles psychiques. Bien que la classification du fonctionnement et du handicap ne retienne pas la notion de « limitation fonctionnelle », la traduction des fonctions en « gestes de base » a paru nécessaire d’où des questions telles qu’« avez-vous des difficultés pour vous concentrer plus de 10 minutes? », « vous reproche-t-on parfois d’être trop impulsif ou agressif? » ou encore « avez-vous des difficultés pour comprendre les autres, ou vous faire comprendre des autres? » Les restrictions d’activité ont été également listées sous forme de cartes présentées aux personnes enquêtées. Elles sont organisées autour des activités de la vie quotidienne (toilette, habillage, lever/coucher, etc.) et des activités instrumentales (faire ses courses, son ménage, ses démarches administratives, se servir du téléphone, etc.). Chaque difficulté identifiée est complétée d’une information sur l’ampleur de la difficulté, l’éventualité d’un recours à une aide ou d’un besoin d’aide pour y faire face, l’identification des aidants professionnels et non professionnels et la nature de l’aide que chacun apporte. Le questionnaire comporte également des modules consacrés à la scolarisation et au niveau d’études, à l’insertion professionnelle, à la vie conjugale et aux relations sociales, aux discriminations et à l’environnement matériel et humain.
Cette enquête est complétée par une enquête spécifique auprès des aidants non professionnels pour préciser la nature de leurs tâches et la charge matérielle et psychologique qu’elles représentent.

Conclusion

46 Répondre à la demande sociale de quantification de la population handicapée de manière générale est un processus complexe puisque la notion de handicap doit être objectivée à travers plusieurs dimensions dont chacune est à aborder dans un continuum sans seuil préalablement défini et dont l’une (le diagnostic) ne fait pas consensus, certains l’estimant importante pour la délimitation de la population, d’autres non.

47 Les outils classificatoires qui servent habituellement de base à la quantification de la maladie ou du handicap, bien que conçus séparément au départ, ne font que témoigner des rapports étroits qui lient les deux champs. Ce constat est plus marqué dans le cas des troubles psychiques que dans celui des troubles somatiques.

48 Les enquêtes effectuées en épidémiologie des troubles psychiatriques ou dans le champ du handicap, soit en population générale, soit sur une population plus ciblée, ne peuvent qu’être entachées d’une marge d’incertitude ; les questionnaires étant à la fois conceptuellement appuyés sur des classifications perfectibles et pratiquement limités par les contraintes du recueil de données (temps, bonne compréhension des questions formulées et des réponses fournies, etc.).

49 La prochaine enquête nationale consacrée au handicap et à la santé devrait s’avérer riche d’informations sur les conséquences durables, sur la vie des personnes et celle de leur entourage, des troubles psychiques. Il n’en reste pas moins qu’il est vain d’espérer d’une enquête en population générale qu’elle fournisse une information parfaitement adaptée et fiable sur un phénomène quantitativement minoritaire et ce d’autant plus que l’expression des limitations est délicate. Les limites de cette enquête devront être compensées par la réalisation d’autres enquêtes basées sur des méthodologies différentes et portant sur des aspects complémentaires.

50 Il est probable que nous disposerons pendant longtemps encore d’une vision kaléidoscopique du handicap psychique. S’en plaindre ne serait sans doute pas opportun car la réalité est elle-même kaléidoscopique, en raison notamment de l’importance de la dimension évolutive des troubles, de la pluralité des dimensions du handicap et du poids potentiel de l’environnement. Une quantification précise qui se présenterait comme indiscutable ne retiendrait probablement qu’une vision réductrice de la réalité alors que seule l’acceptation de sa complexité peut permettre de progresser.

Notes

  • [*]
    Marie Cuenot, attachée de recherche et Pascale Roussel, chargée de recherche : Centre technique national de recherche sur les handicaps et les inadaptations (CTNERHI).
  • [1]
    Les termes « handicap d’origine psychique », « situation de handicap psychique », « situation de handicap du fait de troubles psychiques » n’étant pas totalement en mesure de mettre en évidence la dimension interactive du handicap ni la responsabilité environnementale, nous recourrons dans cet article au raccourci usuel de « handicap psychique », qui a l’avantage d’alléger la lecture et de signifier que nous traitons du sujet généralement envisagé sous ce terme. Nous ne le considérons cependant pas comme pleinement satisfaisant.
  • [2]
    Cf. travaux de Philip Wood.
  • [3]
    Aussi appelé « handicap » dans une traduction plus proche de la version anglaise.
  • [4]
    Activités liées aux apprentissages et à l’application des connaissances, à la communication, à la mobilité, à l’entretien personnel ; activités domestiques ; relations avec les autres ; éducation ; emploi ; loisirs ; citoyenneté ; vie sociale de manière générale.
  • [5]
    Le terme de handicap psychique est présent dans le titre d’un article de Pierre Doussinet paru en 1966 et cité par Barreyre, Makdessi (2003).
  • [6]
    Livre blanc 2006, réactualisation du livre blanc de 2001.
  • [7]
    EGF ou GAF, Global Assessment of Functioning, utile pour la préconisation d’un traitement notamment.
  • [8]
    Mini DSM-IV TR, p. 39.
  • [9]
    Des échelles sont proposées afin de préciser notamment le degré de difficultés rencontrées par une personne pour réaliser telle activité dans tel contexte. Concernant le handicap psychique en particulier, il est nécessaire de tenir compte également du caractère intermittent ou non des difficultés observées.
  • [10]
    Circulaire du ministère de la Santé publique et de l’Assurance maladie du 13 mars 1990, citée par A. Lovell (2004), p. 7.
  • [11]
    Les auteurs font référence à la CIF et au PPH (Processus de production du handicap, Fougeyrollas P. et al., p. 41).
  • [12]
    Enquête réalisée par l’INSEE en 1999 auprès d’une population représentative de la population générale vivant en domicile ordinaire en France métropolitaine.
  • [13]
    Cf. les traitements réalisés par P. Roussel (2006) sur les catégories des « déficiences intellectuelles ou du psychisme », ou sur d’« autres troubles du psychisme ».
Français

Résumé

L’acceptation de plus en plus fréquente de la notion de handicap psychique s’est accompagnée d’un besoin de délimitation précise de ses contours et de dénombrement de la population concernée. La difficulté d’estimation de la prévalence du handicap en général tient notamment à son caractère multidimensionnel et au fait que chacune des dimensions relève d’un continuum. Dans le domaine des troubles mentaux, le contexte historique de l’émergence de la notion de handicap psychique a probablement contribué à la proximité de cette entité avec celle de maladie mentale. L’appréciation d’une prévalence s’appuie nécessairement sur des outils conceptuels visant à cerner le phénomène. L’étude des classifications des maladies (CIM), des troubles mentaux (DSM) et du handicap (CIH et CIF) ainsi que des questionnaires d’enquête basés sur ces classifications attestent du recouvrement partiel de ces outils, ce qui complique l’obtention d’une quantification univoque du handicap psychique en population générale.

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Marie Cuenot [*]
Sociologue, attachée de recherche au Centre technique national d’études et de recherches sur les handicaps et les inadaptations (CTNERHI), centre collaborateur INSERM-CTNERHI de l’OMS pour la Classification internationale du fonctionnement en langue française (CIF). Son thème principal de recherche porte sur cette classification.
  • [*]
    Marie Cuenot, attachée de recherche et Pascale Roussel, chargée de recherche : Centre technique national de recherche sur les handicaps et les inadaptations (CTNERHI).
Pascale Roussel [*]
Économiste, chargée de recherche au CTNERHI; ses principaux thèmes de recherche portent sur l’exploitation de l’enquête « Handicap Santé Ménage » et le « Handicap psychique ».
  • [*]
    Marie Cuenot, attachée de recherche et Pascale Roussel, chargée de recherche : Centre technique national de recherche sur les handicaps et les inadaptations (CTNERHI).
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/03/2010
https://doi.org/10.3917/rfas.091.0065
Pour citer cet article
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