Bipolar Expeditions. Mania and Depression in American Culture, Emily Martin, Princeton University Press, Princeton, New Jersey, 2007, 372 p.
1Le récent ouvrage d’Emily Martin propose une approche anthropologique de la maniaco-dépression, fondée sur l’hypothèse que l’expérience d’une maladie n’est pas seulement individuelle mais toujours façonnée par le contexte historique et social. Elle se donne pour objet les conceptions et les pratiques culturelles qui accompagnent les troubles maniaco-dépressifs aux États-Unis aujourd’hui : comment ces conceptions ont-elles émergé ? Quelles sont leurs conséquences sur la vie quotidienne des individus ayant ces troubles ? Que nous apprennent-elles sur la conception contemporaine de la vie, de la mort, du pouvoir, de l’incapacité, du corps et de l’esprit ? Ces questions sont nées d’une expérience personnelle. Ayant été elle-même diagnostiquée maniaco-dépressive, Emily Martin a participé dans les années 1990 à des groupes de parole dédiés à ce problème. Devenue familière des histoires de vie difficiles des membres de ces groupes, c’est avec étonnement qu’elle a découvert la façon positive dont la presse présentait alors ces troubles, valorisant les phases maniaques et leur potentiel créatif. La problématique d’Emily Martin s’est construite à partir de la confrontation perturbante entre ces deux points de vue. L’une des principales dimensions de son travail consiste ainsi à explorer les affinités qui existent aujourd’hui entre la culture américaine et les comportements « maniaques ». Elle ne met pas en doute la réalité des troubles maniaco-dépressifs mais veut comprendre leurs significations sociales, économiques et culturelles. Elle s’intéresse à ce que les individus font de ces troubles, en restituant une multiplicité de points de vue grâce à une enquête privilégiant l’observation, complétée d’entretiens et se déployant sur plusieurs terrains aux États-Unis, principalement des groupes de parole, un hôpital psychiatrique, l’industrie pharmaceutique, et des réunions d’associations professionnelles ou de patients.
2Cette multiplicité de points de vue fait la richesse d’une première partie qui vise à embrasser l’ensemble de l’expérience de la maniaco-dépression. La réflexion s’amorce par une analyse et une mise en perspective historique des termes dans lesquels cette maladie est pensée : les termes médicaux bien sûr (qui construisent la maniaco-dépression comme une alternance d’humeurs, passant d’épisodes maniaques, caractérisés notamment par une forte motivation, à des épisodes dépressifs) mais aussi la notion de personne et la façon dont elle s’articule avec les émotions, articulation variable selon les époques : l’historien Peter Stearns [1] a repéré dans le cas des États-Unis un tournant dans les années 1920, lorsque la vision romantique valorisant les passions a laissé la place à une nouvelle conception de la personne fondée sur la retenue et le contrôle. Emily Martin ajoute qu’on a assisté récemment à un retournement dans l’autre sens, avec un regain d’intérêt pour les états émotionnels voire l’instabilité émotionnelle, qu’elle explique par l’internationalisation de l’économie et le changement des modes de travail en entreprise, qui produisent un nouveau modèle de travailleur flexible et constamment changeant, considéré comme un potentiel et faisant l’objet d’une injonction à se réaliser.
3La suite de cette partie questionne les conceptions contemporaines de la rationalité, en particulier la dichotomie classique rationnel/irrationnel qui continue à imprégner le traitement social des troubles maniaco-dépressifs, puisqu’une personne qui est reconnue comme relevant de ce diagnostic voit sa rationalité remise en cause, dans nombre de ses dimensions : sa capacité à faire son travail, à appliquer la loi, à vivre avec sa famille. Emily Martin souhaite montrer que ces conceptions de la rationalité ne permettent pas de saisir l’expérience des individus et proposer des descriptions anthropologiques innovantes qui en rendent compte plus finement. Ainsi, dans le chapitre 2 elle confronte de manière à la fois audacieuse et heuristique différentes « performances » de la maniaco-dépression : celles de personnes ayant ce diagnostic ; celle de comédiens engagés par des médecins pour incarner une personne maniaco-dépressive dans un film pédagogique ; celle de l’acteur Robin Williams lors d’une des improvisations qui ont rendu célèbre son énergie « maniaque ». L’étude de ces deux derniers matériaux éclaire les épisodes, observés à plusieurs reprises par Emily Martin, où des personnes diagnostiquées maniaco-dépressives semblent adopter délibérément un comportement maniaque. L’auteur analyse ces « performances » comme permettant à des personnes catégorisées comme irrationnelles de démontrer leur rationalité en commentant cette prétendue irrationalité. Elle articule ce concept de performance avec celui de « style » pour rendre compte des variations individuelles d’attitudes maniaques qui ne se positionnent pas clairement d’un côté ou de l’autre des alternatives conscient/inconscient, subi/choisi, inné/appris. Cette remise en cause des dichotomies se poursuit par la question du contrôle et de la gestion de soi (chapitre 3) : dans quelle mesure les personnes étiquetées maniaco-dépressives ont-elles besoin d’être « gérées » par des médicaments et des médecins ? Si les personnes qui échangent sur les forums internet se présentent comme gérant pleinement leurs troubles et leurs médicaments, les discours et les pratiques des soignants tracent une ligne mouvante, et pleine de contradictions, entre les personnes qui ont besoin d’être gérées et celles qui les gèrent.
4Cette réflexion est ensuite déclinée sous l’angle des usages des catégories médicales, d’abord (chapitre 4) dans le cadre de séances pédagogiques à l’hôpital, lors desquelles des patients sont présentés à un public de médecins et d’étudiants. Convoquant et discutant les travaux de Judith Butler sur la circularité entre les normes et la formation du sujet, Emily Martin montre la façon dont les patients subvertissent la norme du rationnel et revendiquent d’autres formes de subjectivité : ils contestent les catégories médicales et proposent leur propre définition du normal. Ils n’ont cependant que peu de prise sur l’analyse que font les médecins de leur cas, analyse dans laquelle les catégories médicales travaillent avec les catégories culturelles, produisant des différences de traitement notamment entre ceux qui, étant blancs, peuvent être à la fois maniaques, puissants et rationnels, et ceux qui, étant noirs, peuvent être maniaques mais en le devenant perdent leur puissance et leur rationalité. En quittant ces lieux où les termes médicaux contrôlent le débat pour l’observation des groupes de parole (chapitre 5), Emily Martin s’attendait à voir s’exprimer librement et de façon personnelle les états intérieurs de chacun. Or les participants s’en tiennent le plus souvent aux catégories médicales sans les remettre en question. Cet étonnement la conduit à analyser les effets de ces catégories, qui fournissent aux personnes un nouveau vocabulaire pour des expériences qu’elles ne savaient pas nommer, rompent l’isolement, régulent les relations sociales et protègent contre le dévoilement d’expériences intimes; mais qui également font écran aux expériences individuelles, jouant comme élément de discipline des différences humaines. Cette partie s’achève par un dernier déplacement du regard vers les significations associées aux médicaments : Emily Martin montre à la fois le décalage entre le point de vue des publicitaires (qui tendent à présenter les médicaments comme des personnes) et celui des patients (qui y voient avant tout des outils) et les nombreuses ambivalences qui les traversent.
5La deuxième partie de l’ouvrage change l’échelle de l’analyse pour s’intéresser aux représentations de la maniaco-dépression, complément indispensable à la première si l’on fait l’hypothèse que les forces institutionnelles des médias, des entreprises et des marchés ont des effets sur les sensibilités quotidiennes des personnes.
6Les représentations populaires de la maniaco-dépression ont d’abord été uniquement négatives, faisant de ces troubles une forme de folie autodestructrice et effrayante, avant un tournant dans les années 1970, lors de la mise au point des premiers traitements efficaces : Emily Martin analyse un ensemble d’écrits, notamment psychiatriques, qui ont alors commencé à mettre l’accent sur les liens entre maniaco-dépression et créativité. À partir de 1990, on a assisté à une diffusion plus large de ce diagnostic [2] et de l’appellation « trouble bipolaire » (qui a succédé au terme de maniaco-dépression dans le DSM [3] en 1980). L’auteure voit dans ce changement de vocabulaire un signe du changement des représentations, avec l’effacement de la référence à la maladie et à la dépression [4]. Pour la période la plus récente, elle invite à considérer la convergence troublante de plusieurs facteurs : la multiplication des « mood charts », incitations à tenir un journal de ses humeurs pour en maîtriser les fluctuations (technologie sociale qui amène les individus à penser leur expérience comme comparable à celle des autres) ; les liens établis par les médias entre humeurs et productivité (des études calculent la perte de productivité des entreprises liée à la dépression des employés, ou mettent en évidence les variations concomitantes entre l’état psychologique de la population et l’état économique des marchés) ; et enfin la construction d’un enjeu de santé publique à l’échelle mondiale autour de la reconnaissance et du traitement des troubles de l’humeur. Cette réflexion débouche sur l’argument central du livre qui se noue dans les chapitres 8 et 9. Emily Martin y fait apparaître, dans un ensemble de productions culturelles et médiatiques récentes, une fascination pour l’état maniaque qui est présenté comme un atout, une source de productivité, et associé au succès. Dans les groupes de parole comme dans l’industrie pharmaceutique, nombreuses sont les références à des hommes célèbres (des contemporains qui ont rendu public leur diagnostic de maniaco-dépression, ou des hommes du passé – artistes, hommes politiques, entrepreneurs – qui sont supposés avoir été maniaco-dépressifs). Comment les personnes diagnostiquées bipolaires font-elles l’expérience de ces troubles dans un contexte où ils sont ainsi célébrés ? Beaucoup apprécient leurs épisodes maniaques et adhèrent à l’idée qu’ils sont porteurs de créativité. Mais les récits de vie recueillis par Emily Martin sont bien moins souvent marqués par la réussite sociale que par la souffrance et l’échec. C’est que cette valorisation d’un certain style maniaque aujourd’hui aux États-Unis ne réduit pas la stigmatisation de la maniaco-dépression de manière homogène. Si au début du 20e siècle l’instabilité émotionnelle était considérée comme un handicap et associée à la féminité, on observe aujourd’hui une disjonction entre l’immobilité de la dépression associée aux femmes et l’image de l’homme maniaque vu comme puissant du fait même de certains éléments de son instabilité : l’agressivité, l’énergie, la prise de risque… Le sentiment d’une incompatibilité entre l’état maniaque et les attentes liées à la féminité rend souvent l’expérience de leur maladie particulièrement difficile pour les femmes. Par ailleurs, l’auteur constate qu’aux États-Unis, la manie a souvent été associée de manière négative aux Noirs vus comme irrationnels et manquant de contrôle, mais on voit émerger des associations positives avec l’énergie électrique et jubilatoire qui est attribuée à certains Blancs, les émotions extrêmes aujourd’hui étant beaucoup mieux tolérées de la part d’un homme blanc en position de pouvoir que de la part d’un homme noir. Les figures d’entrepreneurs qui sont présentées comme devant une partie de leur réussite à leur énergie maniaque, sont traversées par l’imaginaire d’un équilibre précaire entre la réussite et le risque de déchéance et de suicide et porteuses de l’idéal implicite d’un entrepreneur perpétuellement en état maniaque – pas trop, juste ce qu’il faut – et jamais déprimé. Idéal dont seuls s’approchent les plus privilégiés, qui peuvent payer des traitements médicamenteux sur mesure et/ou s’appuyer sur leur famille pour gérer leurs périodes de dépression.
Nous espérons que ce compte rendu détaillé invitera à la lecture (et pourquoi pas à la traduction) de ce travail d’une qualité remarquable, tant pour l’originalité d’une enquête minutieuse que pour la rigueur et l’ampleur de ses analyses. C’est aussi l’occasion, dans le cadre de ce numéro thématique, de rappeler quelques éléments précieux que l’on peut trouver, du côté de l’anthropologie, pour nourrir une réflexion sur les troubles psychiques. Les approches anthropologiques ont d’abord le grand mérite de permettre de se dégager d’une vision médico-centrée de ces troubles, en prenant en compte la variabilité – dans le temps et dans l’espace – des étiquettes médicales, ainsi que leurs significations sociales ; ce qui ne veut pas dire qu’on nie la réalité des troubles en question, comme le montre parfaitement la posture d’Emily Martin : les travaux anthropologiques offrent des exemples et des outils pour réfléchir à des formes de constructivisme plus modérées et plus adéquates [5].
La notion d’expérience, telle qu’elle a été travaillée par l’anthropologie médicale d’abord aux États-Unis, met l’accent sur la vie quotidienne des personnes concernées, de leur point de vue, et pas seulement à travers les discours qui sont tenus sur eux et l’étude des structures de prise en charge. Dans le cas de la maladie mentale, cette prise en compte du point de vue des individus a été moins rapide et moins évidente que dans d’autres domaines [6]. La démarche d’Emily Martin contribue à démontrer qu’elle est pourtant non seulement possible mais particulièrement fructueuse et qu’elle peut s’appuyer sur une posture réflexive dans le cas où le chercheur fait lui-même l’expérience des troubles dont il parle.
« Bipolar Expeditions » illustre la fécondité d’une autre spécificité du raisonnement anthropologique : l’articulation entre les dimensions individuelles et sociales. Emily Martin s’inscrit en faux par rapport aux écrits des psychiatres qui présentent la manie comme une « chose », comme un état biologique qui a existé sous la même forme et a produit les mêmes comportements à d’autres époques historiques. Elle montre que l’expérience de la manie dépend au contraire du contexte, c’est-à-dire du moment où elle arrive (notamment d’une imagination sociale qui est historiquement spécifique), des caractéristiques de la personne à qui elle arrive et de celles de son entourage. L’articulation se fait ici grâce aux concepts d’expérience et de subjectivité, qui ont permis aux sciences sociales de définir leur propre approche de la maladie [7] et qui ont jeté dernièrement des éclairages stimulants sur la maladie mentale, à travers des travaux qui s’attachent à relier les évolutions de la subjectivité aux transformations des sociétés [8]. Ces approches ont le grand mérite de rendre possible la mise en évidence d’inégalités sociales : Emily Martin montre que l’expérience de la maniaco-dépression est complètement différente de part et d’autre des fractures qui traversent la société – même si sa démonstration centrée sur les grandes inégalités (de genre, de classe et de race) laisse sur sa faim le lecteur avide de différenciations sociales plus fines et désireux de replacer la maladie dans des trajectoires sociales. Soulignons enfin une qualité de « Bipolar Expeditions » qui fait le prix des approches qui ne conçoivent pas une anthropologie médicale séparée du reste de la discipline : ce travail replace la maladie dans l’ensemble du fonctionnement de la société en la prenant comme révélatrice de ses tensions et de ses rapports de force. Il contribue finalement à insérer l’expérience de la maladie dans un cadre théorique plus large, qui conduit à s’interroger, comme le fait Emily Martin en conclusion, sur les modifications des rapports sociaux et des modes de gouvernements dans les sociétés contemporaines.
Notes
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[1]
Stearns, Peter (2001), American Cool: Constructing a Twentieth-Century Emotional Style, New York University Press, New York.
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[2]
La prévalence des troubles maniaco-dépressifs est l’objet d’évaluations diverses (1 % à 5 % de la population des États-Unis) ; les enquêtes les plus récentes revoient les chiffres à la hausse en arguant que ces troubles sont largement sous-diagnostiqués (notamment qu’une grande part des personnes ayant un diagnostic de dépression sont en réalité des bipolaires qui s’ignorent).
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[3]
Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders, publication de l’Association américaine de psychiatrie qui établit les critères des troubles mentaux.
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[4]
Références qu’elle souhaite maintenir, refusant d’occulter le côté « obscur » de ces troubles : c’est pourquoi elle utilise le terme de maniaco-dépression et non celui de trouble bipolaire.
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[5]
Ian Hacking (2001), Entre science et réalité : La construction sociale de quoi ?, Paris, La Découverte.
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[6]
Livia Velpry (2008), Le quotidien de la psychiatrie. Sociologie de la maladie mentale, Paris, Armand Colin.
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[7]
Janine Pierret (2003), “The illness experience. State of knowledge and perpectives for research”, Sociology of health and illness, 25, p. 4-22 ; Arthur Kleinman et Don Seeman (2000), “Personnal experience of illness”, in Gary L. Albrecht, Ray Fitzpatrick, Susan Scrimshaw, Handbook of Social Studies in Health and Medicine, London, Sage Publications.
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[8]
Joao Biehl, Byron Good and Arthur Kleinman (2007), Subjectivity : Ethnographic Investigations, Berkeley, University of California Press.