1Un grand nombre de salariés déclarent au cours de leur vie professionnelle un trouble psychique grave qui les fragilise dans leur emploi et redessine leur rapport au travail. Les entreprises qui s’attachent à répondre à l’obligation d’emploi de travailleurs handicapés, semblent déstabilisées par la singularité des problématiques psychiques.
2S’il est difficile d’estimer le nombre de personnes atteintes de maladie mentale, dans le monde du travail, on peut constater que le maintien dans l’emploi de personnes handicapées psychiques est une question qui se pose quotidiennement dans la gestion des ressources humaines des entreprises et dans les consultations de médecine du travail. La prévalence des troubles psychiques dans l’emploi est de 1,46 pour mille, soit dix fois moins que dans la population générale (Chabanais, 2006). Cependant, la même étude montre une surreprésentation de personnes atteintes de psychoses aigües dans les services de médecine autonomes de la fonction publique et des grandes entreprises qui ont des politiques en faveur des personnes handicapées. Nous pouvons dès lors supposer que, dans une certaine mesure, une partie du monde du travail rejette les salariés handicapés psychiques, même si une autre maintient dans l’emploi ces salariés.
3Nous proposons dans cet article de faire un retour sur expérience analysant la façon dont de grandes entreprises ont pris en compte ce handicap, qui apparaît comme « nouveau ».
4La loi de 2005 sur le handicap [1] propose pour la première fois une tentative de définition du handicap (ce qui n’était pas le cas des précédentes lois qui s’en référaient aux administrations compétentes) : « Constitue un handicap, au sens de la présente loi, toute limitation d’activité ou restriction de participation à la vie en société subie dans son environnement par une personne en raison d’une altération substantielle, durable ou définitive d’une ou plusieurs fonctions physiques, sensorielles, mentales, cognitives ou psychiques, d’un polyhandicap ou d’un trouble de santé invalidant ». Une des évolutions notables de cette définition est la reconnaissance de l’altération des fonctions psychiques comme composante étiologique du handicap, et ce de façon distincte des fonctions mentales et cognitives. La question se pose alors de la prise en compte du handicap psychique dans les politiques du handicap notamment au sein des entreprises. Comment le handicap psychique est-il compris et perçu ? Dans quelle mesure interroge-t-il l’organisation dans sa globalité ?
5Nous nous appuierons notamment sur une recherche effectuée dans cinq grandes entreprises d’une part (cf. encadré) et sur l’observation de l’accompagnement des entreprises dans leur réflexion sur le handicap psychique et les troubles psychiques au sein de l’Agence Entreprises & Handicap [2] d’autre part.
6La première partie s’attachera à décrire le vécu dans les entreprises des troubles psychiques et les enjeux sociétaux liés à la reconnaissance du handicap psychique.
Dans une deuxième partie, nous questionnerons l’entreprise dans son rapport à la prise en compte stratégique de cette problématique à partir des cadres théoriques de la sociologie des organisations.
Le vécu du « handicap psychique » dans les entreprises et les enjeux sociétaux
7Notre recherche avait pour objectif de contribuer à une meilleure connaissance du vécu des personnes handicapées psychiques dans leur rapport à l’emploi, en explorant la singularité du handicap psychique, la complexité du maintien dans l’emploi des personnes fragilisées par l’expérience de troubles psychiques et l’enjeu collectif de ces questions dans les organisations, avec la volonté de rendre compte de la question du handicap psychique non pas uniquement comme une expérience de santé individuelle, mais comme une expérience collective et sociale afin de pouvoir proposer aux entreprises de traiter des problèmes de santé mentale des salariés non pas d’un point de vue médical ou psychologique mais d’un point de vu social et organisationnel.
8Les difficultés ont été nombreuses pour dépasser les freins et réticences liées aux tabous de ces questions dans le monde de l’entreprise.
Encadré : Méthodologie de la recherche
• Cinq grandes entreprises engagées dans des politiques en faveur des travailleurs handicapés (Air France, Edf, Ibm, Sncf et Total) ont choisi de s’associer à cette recherche en tant que partenaires financiers et terrain d’observation.
Quinze entretiens exploratoires et soixante entretiens semi-directifs (d’une durée de 50 minutes à 2h) ont été effectués auprès de l’ensemble des acteurs concernés par le maintien dans l’emploi d’un salarié handicapé psychique : des salariés atteints de troubles psychiques, des collègues, des supérieurs hiérarchiques, des professionnels des ressources humaines, des assistants sociaux, des « correspondants handicap », des psychologues, des psychiatres d’entreprise, des représentants des organisations syndicales, des médecins du travail.
L’objectif était de reconstituer des cas de maintien dans l’emploi vécus dans l’entreprise, en rencontrant l’ensemble des acteurs intervenus pour une même situation. Cela n’a été, en réalité, possible pour seulement cinq cas.
Les problématiques de maintien dans l’emploi ont également été analysées à travers les récits d’accompagnement de salariés relatés par les professionnels du médico-social tout en préservant l’anonymat des personnes et la confidentialité.
Le travail de terrain, au sens anthropologique du terme a duré deux mois dans chacune des entreprises afin de s’imprégner et d’observer l’univers à part entière qui constituait « le monde social » [3] du salarié handicapé psychique dans une démarche de sociologie « compréhensive ».
• Deux autres types de matériaux ont été mobilisés :
1/ Un travail d’observation participante au sein de la revue Être-Handicap-Information auprès des personnes en stage de resocialisation et de mise en situation professionnelle. Il a fait l’objet d’un recueil de témoignages de personnes atteintes de troubles psychiques et engagées dans des parcours de réinsertion professionnelle.
2/ Un questionnaire sur la perception du maintien dans l’emploi de salariés handicapés psychiques qui a été envoyé à 300 professionnels de l’entreprise : responsables des ressources humaines, assistants sociaux, médecins du travail dans trois entreprises, Air France, Edf et la Sncf.
9Pourquoi les entreprises se sont-elles intéressées à la question du handicap psychique ? Quelles étaient leurs attentes ?
Un contexte confus
10Une certaine confusion politique, terminologique et législative règne autour de l’accompagnement et du suivi des personnes atteintes de troubles psychiques.
11Il n’existe pas de définition officielle ni même partagée du handicap psychique. La notion de handicap psychique porte en elle-même des enjeux politiques, sociaux et individuels considérables.
L’incertitude de cette notion est illustrée par la diversité des propositions de définitions faites par les acteurs du champ de la santé mentale
12C’est Michel Charzat dans son rapport intitulé « pour mieux identifier les difficultés des personnes en situation de handicap du fait de troubles psychiques et les moyens d’améliorer leur vie et celle de leurs proches » (2002) qui interroge le premier la définition du handicap psychique. Il part des troubles psychiques comme causes du handicap : « Le trouble psychique ne touche pas une partie de soi, mais il touche la personnalité dans son ensemble. Il met donc en cause l’identité de la personne, la blesse ; sa nature est souvent l’objet d’un déni par la personne elle-même, parfois par une partie de son entourage […]. Les causes du handicap sont diverses : troubles dépressifs graves, états psychotiques ou névrotiques, états limites, détérioration mentale liée à l’âge, à des intoxications ou à des affections neurologiques » (op. cit., 2002, p. 5). Il met en avant l’idée d’un trouble globalisant qui n’est pas localisé et touche l’identité. Cela sous-entend donc une dimension fortement sociale qui dépasse bien la sphère médicale. Nous pouvons noter l’énumération dispersée et non exhaustive des causes du handicap qui révèle une incertitude quant aux causes des troubles psychiques, des maladies mentales, et par conséquent du handicap.
13La définition du handicap psychique proposée par M. Charzat qui, selon R. Baptiste, emploie pour la première fois de façon officielle le vocable de « handicap psychique » (op. cit., p. 86), a une dimension fondatrice.
14De leur côté, les grandes associations de patients– la Fédération nationale des patients en psychiatrie (FNApsy) ou de familles– l’Union nationale des amis et familles de malades mentaux (Unafam) – insistent sur le risque de désinsertion qui caractérise le handicap psychique : « Derrière le handicap psychique (caractérisé par les difficultés de la personne qui n’a plus les capacités ou les possibilités de participer aux échanges liés à la vie sociale) se profile l’inadaptation et l’exclusion. Le handicap psychique se traduit pour la personne, de toute façon, par une non-adéquation de rapport à l’environnement » (UNAFAM, 2001, p. 17). Ils mettent ainsi l’accent sur la dimension sociale du handicap qu’ils conçoivent dans une perspective interactionniste et environnementale, mais avec l’idée de s’inscrire dans un lien social.
15Gérard Zribi dans son ouvrage sur les droits des personnes (2003) reprend lui aussi une vision duale du handicap située au croisement de facteurs personnels et de facteurs environnementaux au travers d’une définition du handicap psychique comme « un dysfonctionnement de la personnalité caractérisé par des perturbations graves, chroniques ou durables du comportement et de l’adaptation sociale » (op. cit., 2003, p. 10). Selon lui, le handicap émerge à partir du moment où la personne, du fait de troubles psychiques, va s’inscrire dans une relation de dépendance en raison de besoins spécifiques liés à sa pathologie : « Les troubles psychiques [notion plus large que celle de handicap psychique [4]], sont plus ou moins intenses, ponctuels ou permanents ou encore plus ou moins précoces. Ils entraînent des itinéraires de vie très différents selon le degré d’autonomie (ou de dépendance) des personnes. Certains malades mènent une existence normale, d’autres vivent de manière plus ou moins permanente en institution ou ont un besoin continu d’aides psychosociales : on parle alors généralement de handicapés psychiques » (ibid., p. 11). En s’appuyant sur le lien de dépendance comme caractéristique du handicap, G. Zribi met en avant la distinction entre la maladie et le handicap. Il introduit l’idée d’une grande hétérogénéité du vécu du handicap dans la population atteinte de troubles psychiques.
C’est René Baptiste dans son ouvrage sur l’insertion des personnes handicapées psychiques qui propose la définition du handicap psychique la plus proche de la Classification internationale du fonctionnement, du handicap et de la santé (CIF) [5] et située à l’articulation non seulement du médical et du social, mais surtout à la rencontre des caractéristiques individuelles et d’un environnement donné : « je rappellerai donc que ce n’est pas l’atteinte physique ou psychique qui fait le handicap mais la combinaison entre le projet de vie, l’environnement et les capacités de la personne concernée par une déficience et les incapacités qui en découlent » (2005, p. 32). Il reprend néanmoins le modèle précédent de la Classification internationale des handicaps (CIH) [6] pour repérer les traductions des déficiences psychiques (qu’il décrit comme associées aux maladies psychiques) :
- une moindre capacité à s’adapter ;
- une difficulté à entrer en relation avec les autres ;
- une diminution des habiletés sociales (op. cit., p. 34).
Confusion autour de la reconnaissance du « handicap psychique » et de l’usage de cette notion qui inscrit l’action des politiques de façon complexe
16Contrairement à l’annonce faite lors du discours du 8 février 2005 du Président de la République accompagnant l’adoption de la nouvelle loi Handicap, celle-ci ne reconnaît pas le handicap psychique en tant que tel. Si le Président insiste sur la définition d’un handicap qui serait qualifié de psychique : « L’un des mérites de la loi qui vient d’être votée est d’avoir défini le handicap. De l’avoir défini dans toutes ses composantes : handicap physique, sensoriel, mental, cognitif, psychique », en fait l’expression « handicap psychique » ne figure pas dans la loi. Conformément à la logique de la CIF, c’est en fait les conséquences de certaines fonctions, comme par exemple les fonctions psychiques, qui sont prises en considération. C’est cette reconnaissance de l’altération des fonctions psychiques comme potentiellement génératrice d’un handicap qui est significatif.
17En effet, la loi d’orientation de 1975 ne fait aucune allusion au handicap psychique. Tout au plus évoque-t-elle le « sort » des malades mentaux, mais encore en termes restrictifs c’est-à-dire uniquement par rapport à leur accueil dans des structures spécifiques.
18De même, que ce soit dans les définitions proposées par le Code du travail [7], ou la « Déclaration universelle des droits des handicapés » [8], ce sont les atteintes essentiellement physiques et par la suite les atteintes mentales qui sont considérées comme déterminant éventuellement un handicap. Depuis, les fonctions psychiques en tant que telles n’ont jamais été retenues comme champ de dysfonctionnement ayant un retentissement social dans le champ du handicap jusqu’à la loi de 2005.
19C’est ce qui fait dire à Jean Canneva, président de l’Unafam que « depuis la loi de 1975, le handicap mental comprenait l’intellectuel et le psychique. Le psychique n’a pas reçu de réponses en termes d’accompagnement social » (2006, p. 74).
La désignation du psychique comme dysfonction potentielle du fonctionnement humain dans la nouvelle loi de 2005 répond en fait à un enjeu catégoriel. C’est la catégorie définie par une caractéristique principale – la déficience psychique–, qui va être prise en considération dans les politiques d’aide et de soins. La construction progressive du système français d’accompagnement des personnes handicapées est massivement placée sous le signe du cloisonnement et de la catégorisation des personnes (Chapireau, 2006). Ainsi, pour pouvoir prétendre à des aides, il faut que les personnes soient reconnues dans une catégorie qui déterminera le dispositif dont elles vont pouvoir relever. C’est la singularité des besoins associés aux troubles psychiques qui demande à être reconnue à travers cette dénomination pourtant stigmatisante et rejetée par certaines personnes qui ne souhaitent pas faire cette démarche administrative comme le montrent les travaux de Pierre Vidal-Naquet (2003).
Des entreprises en attente de compréhension…
20Les entreprises sur lesquelles a porté la recherche (cf. encadré) sont de très grandes entreprises engagées depuis la loi de 1987 [9] dans des politiques en faveur de l’emploi des travailleurs handicapés.
21Plus de 15 ans après l’entrée en vigueur de cette loi, le constat est partagé : une expertise et une connaissance de l’accueil des travailleurs handicapés moteurs ou sensoriels, voire mentaux, est en train de se constituer ; en revanche, on observe une réelle méconnaissance du handicap psychique et l’entreprise ne sait pas le prendre en compte dans son organisation. Le handicap psychique est le parent pauvre des politiques du handicap des grandes entreprises.
22Ce constat sévère s’appuie paradoxalement sur un vécu partagé par les entreprises : elles constatent un nombre grandissant de demandes d’accompagnement, de suivi et de maintien dans l’emploi de salariés déjà en poste et fragilisés par des troubles psychiques.
23Le même constat est fait par les entreprises membres de l’Agence Entreprises et Handicap (2007). Les travaux menés auprès de responsables de « mission handicap » ont fait émerger plusieurs problématiques d’entreprises sachant que le handicap psychique est un handicap évolutif qui apparaît essentiellement au cours de la vie adulte :
- le maintien dans l’emploi de personnes fragilisées par des troubles psychiques, question quotidienne pour les responsables de mission handicap ;
- la question de la reconnaissance et de la définition du handicap psychique ;
- les obstacles et freins liés à la prise en compte de ce handicap ;
- les problèmes liés à la compensation et l’aménagement de poste dans le temps ;
- la pluralité des acteurs impliqués et le manque de dispositifs d’accompagnement.
24Ces observations entrent en résonance avec les travaux d’Alain Blanc (1996) qui mettent en évidence la fragilité du lien à l’emploi des personnes atteintes de troubles psychiques. Il montre comment la manifestation de troubles psychiques touche les relations sociales et professionnelles altérant ainsi les possibilités de travail en commun. Le salarié est mis en difficulté en raison de l’écart qui existe entre ce qu’il peut faire et les attentes de l’entreprise.
25Deux indicateurs rendent compte de la situation de la fragilité de certaines personnes dans l’emploi : le taux d’absentéisme et l’aptitude au poste de travail :
26– Le premier critère d’objectivation des problèmes de santé mentale dans le monde du travail est le taux d’absentéisme et surtout les causes identifiées de ces absences. Le bilan 2002 du service général de médecine de contrôle EDF-GDF révèle que les affections psychiatriques sont un motif déterminant du taux d’absentéisme. En 2002, les affections psychiatriques étaient la deuxième cause des absences de courte durée, après les troubles ostéo-articulaires. Ce chiffre nous éclaire quant à la prévalence des troubles psychiques dans l’emploi. En effet, tous ces salariés absents sur de courtes périodes reviennent à leur poste de travail à la fin de l’arrêt. Considérant le caractère relatif de la guérison ou de la stabilisation des troubles psychiques à la fin d’un arrêt de travail, ce chiffre confirme l’omniprésence des troubles psychiques dans l’entreprise.
27Par ailleurs le bilan régional sur l’Île-de-France en 2001 révélait que de 1997 à 2001, les affections psychiatriques représentaient la première cause (41,3 %) de mise en arrêt longue maladie.
28Ces études montrent également qu’un tiers de personnes en longue maladie reprend le travail en milieu ordinaire.
29– Un autre élément d’objectivation de la situation de handicap psychique potentiel d’un salarié porte sur son aptitude à travailler en milieu ordinaire. Les manifestations psychiatriques sont une des pathologies qui remettent le plus souvent en cause l’aptitude au poste de travail. Les troubles neuropsychiatriques représenteraient la deuxième cause de mise en inaptitude après les troubles ostéo-articulaires (Paris et al., 2001). Différents travaux menés par la médecine du travail (Georges, 2002 ; Chabanais, 2006) montrent ainsi que sur 160 salariés psychotiques en consultation de pathologie professionnelle pour avis d’aptitude, plus de la moitié a fait l’objet d’un avis intermédiaire, c’est-à-dire « apte avec réserves » ou « inapte temporaire ». L’aptitude avec réserve pouvant être étayée de différentes recommandations et propositions : une surveillance mensuelle par le médecin du travail, un suivi psychiatrique, un mi-temps thérapeutique, la passation de tests de vigilance, une diminution des responsabilités sur le poste ou un encadrement professionnel particulier.
30Ces observations éclairent la situation de handicap professionnel dans laquelle peuvent se trouver les salariés atteints de troubles psychiques. Les pathologies psychiatriques ne sont pas incompatibles avec l’aptitude au poste de travail en revanche, dans une majorité des cas, il peut y avoir des recommandations d’aménagement de poste, des restrictions d’aptitudes ou d’observation de difficultés d’insertion professionnelle.
31Quelle est la garantie de pérennité de l’emploi de ces personnes ? Quels sont leurs besoins ? Comment aménager leur poste de travail et les accompagner?
Ces restrictions touchent directement la gestion de l’entreprise qui doit penser un aménagement de poste, ou une réorganisation pour permettre au salarié d’être maintenu dans l’emploi. Ces indicateurs alertent objectivement l’entreprise sur la situation fragilisée du salarié sur son poste de travail.
La nécessaire approche globale du handicap psychique dans l’entreprise
32Aujourd’hui se pose la question aux organisations, aux dispositifs du handicap et aux dispositifs d’accompagnement, de la connaissance de la singularité des troubles psychiques par rapport à l’expérience du handicap et de l’emploi. De cette connaissance doivent émerger des éléments de compréhension des besoins de la personne, des possibilités d’aménagement, de compensation ou d’orientation. Ce mouvement s’opère actuellement lentement.
33Le traitement par l’organisation des problèmes de santé mentale des salariés et de l’accompagnement des personnes handicapées n’est pas anodin pour comprendre les enjeux d’une telle réflexion dans les entreprises.
34En nous appuyant sur les travaux de la sociologie des organisations et les outils proposés par Renaud Sainsaulieu (1988, 1995), nous proposons d’étudier la façon dont les différentes entreprises partenaires de cette thèse s’approprient cette problématique.
L’apport de la sociologie des organisations sur la question du handicap
35La sociologie des organisations nous aide à penser le handicap non plus dans une sociologie uniquement interactionniste et de l’individu, mais bien comme une question qui touche l’entreprise à tous les niveaux : structurels, culturels et relationnels.
36Un travail de référence a été mené par Isabelle Francfort, Florence Osty, Renaud Sainsaulieu, et Marc Uhalde dans « Les mondes sociaux de l’entreprise » (1995), pour rendre compte des différentes formes de développement économique et social des entreprises en France. C’est un outil précieux pour comprendre la complexité de l’entreprise. Cette recherche a le mérite de rassembler les apports de différents mouvements de la sociologie des organisations (sociologie du travail, des organisations, des relations professionnelles et des cultures d’entreprise) pour proposer une méthode globale d’analyse. Le modèle théorique retenu pour cette recherche « définit l’entreprise comme l’expression d’un système complexe de variables structurelles, culturelles et gestionnaires, qui la constitue en mode d’action collective visant la performance économique » (op. cit., p. 20). En présentant les entreprises comme des mondes sociaux nourris des interactions qui s’y jouent et des apports de leurs environnements, c’est la pluralité des réalités organisationnelles que ces chercheurs ont mise en valeur.
Le cadre d’analyse proposé par Francfort et al., permet de pénétrer la complexité des entreprises étudiées dans leur rapport au handicap psychique à un niveau global : la légitimité de l’insertion de travailleurs handicapés psychiques au regard de la totalité complexe de l’entreprise se pose à plusieurs niveaux : la structure, la culture et les interactions.
L’impact de la structure d’entreprise
37La structure de l’entreprise symbolise son ossature, sa construction, sa colonne vertébrale. C’est la part de rationalité de l’organisation du travail qui fait l’objet d’une organisation structurée en réponse à la taille de l’entreprise.
38C’est essentiellement sur le dispositif en faveur de l’insertion des personnes handicapées que la structure va déterminer la manière dont elle peut accueillir les personnes handicapées psychiques. Trois domaines organisationnels la caractérisent : 1. la longueur de la ligne hiérarchique ; 2. le degré de centralisation des décisions ; 3. le système de planification.
39Selon leur intensité, on va considérer que la structure contraint plus ou moins, incite ou réglemente l’appropriation de la politique par les acteurs de terrain. Au quotidien, les responsables de l’encadrement ont, selon les différentes structures, des degrés d’autonomie de décision, et une souplesse dans l’organisation de la production variable (planification et contrôle de résultat).
40La structure de l’entreprise permet-elle de mettre en place un accompagnement, un aménagement pour maintenir dans son travail un salarié handicapé par des troubles psychiques ?
L’impact de la culture d’entreprise
41L’usage de la notion de culture d’entreprise consiste à poser qu’un système d’entente, de compréhension, de valeurs existe entre les individus d’une même entreprise. En ce qui concerne la politique du handicap et l’accueil d’un salarié handicapé psychique, l’approche par la culture est double :
- tout d’abord, il s’agit de l’appropriation de la politique autour de valeurs communes de solidarité, de non-discrimination, d’égalité, considérées comme des outils de renforcement du lien social permettant d’intensifier la mobilisation collective sur les enjeux économiques et sociaux de la politique du handicap ;
- ensuite, la culture est vue comme un espace de production d’identité professionnelle et de rationalité des acteurs dans l’organisation (référence à une mémoire collective, à des cultures de métiers, à l’existence de rites) qui vont servir ou desservir la participation à une mobilisation en faveur de l’insertion d’un salarié handicapé psychique.
Le mode de gestion des hommes
42Le mode de gestion des hommes est ici appréhendé sous l’angle de la mise en œuvre de la politique du handicap autour de la politique sociale et de ressources humaines dans les grandes entreprises. C’est à la fois la gestion des parcours professionnels, des relations hiérarchiques, de l’intégration des salariés et de la santé au travail qui constituent ensemble le mode de gestion des hommes dans l’entreprise autour notamment de la régulation des interactions induites par les politiques. Est-ce que l’on va considérer que la gestion d’un salarié atteint de troubles psychiques est une problématique médico-sociale ou une problématique de ressources humaines ?
43Les diagnostics de nos cinq entreprises ont été réalisés au croisement de ces trois registres, en mettant en perspective le poids de chacun dans le processus de légitimation de l’insertion des personnes handicapées psychiques.
Les « mondes sociaux » d’entreprises face au handicap psychique : le cas d’Air France
44En proposant ici des diagnostics partiels des entreprises étudiées apparaît la diversité des processus de légitimation de cette question. Chaque entreprise s’inscrit dans une logique distincte et complexe dans son rapport à la santé mentale et au handicap. Sans jugement de valeur ou volonté de les mettre en concurrence, cette analyse vise à montrer que les points d’entrée de cette question se situent à différents niveaux. Les logiques sont multiples et pas nécessairement interchangeables étant donné l’hétérogénéité des mondes sociaux que chacune des entreprises représente au regard du handicap psychique.
45Sans avoir la prétention de rendre compte de la totalité complexe de nos entreprises, le travail de terrain effectué au cours de cette recherche a permis de pénétrer les mondes sociaux qu’elles représentent dans le cas de très grandes entreprises.
46Pour illustrer notre réflexion entrons plus précisément dans l’analyse d’une des entreprises partenaires de cette recherche, Air France, qui est celle qui pose depuis le plus longtemps la question de la singularité du handicap psychique et de l’accompagnement des salariés. Ce cas ne peut être considéré comme représentatif des autres entreprises mais il est assez illustratif de notre étude de cas.
Contexte
47Malgré un contexte économique et social précaire dans le transport aérien depuis les événements du 11 septembre 2001, la santé financière de l’entreprise semble solide. C’est en tout cas la perception qu’en ont les salariés.
48Dans ce contexte, la participation d’Air France à l’alliance Skyteam et la fusion avec KLM (2004), tout en générant une incertitude consubstantielle au changement, est vécue de façon positive et dans une atmosphère relative de « paix sociale ». Cette confiance représente un support incontestable à la légitimité d’une politique en faveur des personnes handicapées.
Structure
49D’un point de vue structurel, l’entreprise se caractérise par une ligne hiérarchique relativement longue mais qui observe une décentralisation des prises de décision. Les unités de production ont donc une autonomie qui leur permet de produire leurs propres normes de travail. Ce sont les entités professionnelles qui centralisent le pouvoir et dictent leurs propres règles d’organisation.
50Par ailleurs, l’entreprise a mis en place depuis plus de 10 ans une mission handicap dont le service est rattaché aux ressources humaines. Cette mission travaille avec un réseau d’assistantes sociales dans l’ensemble de l’entreprise. La structure pèse peu sur la politique du handicap, et l’on observe une certaine souplesse organisationnelle en ce qui concerne l’aménagement de postes en fonction des spécificités des unités de production.
Culture
51L’entreprise Air France développe une politique sociale audacieuse reposant sur une culture professionnelle fortement intégratrice. Il en résulte un sentiment d’appartenance à l’entreprise (fierté) caractérisé par l’attitude solidaire des salariés entre eux. La politique du handicap est vivement soutenue par la direction, qui régulièrement affirme son engagement pour le développement d’actions allant dans le sens d’une meilleure prise en compte.
52Par ailleurs, la culture du métier de navigant et toutes les spécificités liées à cette activité professionnelle ont permis une prise en compte de la santé mentale au travail et d’attention à l’impact des conditions de travail sur les salariés.
Mode de gestion des hommes
53À l’articulation d’une gestion statutaire des ressources humaines et d’une gestion individualisée des parcours, l’entreprise a développé un certain nombre d’outils de formation, de participation, de promotion sociale et de mobilité. Ces outils forment une palette diversifiée pour maintenir dans l’emploi les personnes handicapées psychiques qui nécessitent généralement un temps de formation, d’évaluation et de bilan professionnel.
54Ce mode de gestion est relayé au niveau de la politique du handicap par un dispositif de correspondants « handicap » reposant essentiellement sur les assistantes sociales, soit une approche professionnelle fortement ancrée dans le médico-social.
Analyse croisée
55Il résulte de ce dispositif un accompagnement individualisé et professionnalisé pour les salariés handicapés psychiques. Les assistantes sociales sont omniprésentes dans le suivi des salariés au niveau professionnel et personnel. Par ailleurs, l’entreprise est parfois amenée à faire appel à des professionnels extérieurs de l’accompagnement (psychologues, psychiatres…). Les représentations de la maladie mentale sont moins stigmatisantes et la participation de l’environnement de travail est acquise autour de l’attachement à la politique du handicap et à des valeurs de solidarité.
56La structure professionnelle limite cependant l’aménagement des postes de travail lorsque la personne est en situation de handicap professionnel. Le risque est grand de créer des postes « artificiels » de solidarité pour maintenir le salarié dans l’emploi afin de ne pas déstabiliser l’unité de production et son univers professionnel. On voit apparaître des « niches » protégées où le salarié est suivi par le secteur médico-social, toléré par l’environnement professionnel sensible à la proximité avec le salarié, mais où la question se pose de la réelle intégration en termes de participation professionnelle.
57Enfin, la professionnalisation de l’accompagnement de salariés handicapés psychiques crée des conditions propices au désengagement de l’encadrement du salarié quant à la réflexion sur l’aménagement du poste de travail (horaires, temps partiels, modes relationnels…). En effet, étant donné l’ancrage médico-social des acteurs du système, les responsables hiérarchiques et professionnels des ressources sont tentés de se déresponsabiliser en exprimant leur incompétence face à ces situations. C’est l’intégration de la politique du handicap à la gestion des ressources humaines qui est alors en jeu.
Approche stratégique du handicap psychique dans l’entreprise
58La mise en perspective des différentes entreprises étudiées n’a pas pour objectif de les évaluer les unes par rapport aux autres dans leur compétence de maintien dans l’emploi de salariés handicapés psychiques. Elle doit permettre de rendre compte de la diversité des problématiques, à la fois globales et singulières, dans lesquelles chacune d’elles se situe.
Schéma de synthèse de l’approche stratégique du handicap psychique dans l’entreprise

Schéma de synthèse de l’approche stratégique du handicap psychique dans l’entreprise
59La question à laquelle répond ce schéma M est celle des registres observés pour l’appropriation et la légitimation du maintien dans l’emploi d’un salarié handicapé psychique. Quels sont les leviers mobilisés pour légitimer une action de maintien dans l’emploi ?
60Le schéma de synthèse fait apparaître trois pôles d’ancrage du processus de légitimation.
61– Le premier pôle est représenté par l’entreprise IBM dont le profil international en fait une entreprise singulière dans son rapport au handicap et à la gestion des hommes. Les registres dominant les interactions autour du handicap sont ceux liés à la culture du management. La politique du handicap, par le biais du programme de valorisation de la diversité, est l’illustration de cet ancrage dans la stratégie de l’entreprise. La structure décentralisée pèse peu sur le processus de légitimation de la politique et les réglementations et procédures de management donnent une grande part de responsabilité aux hiérarchiques de proximité. L’appropriation de la question du maintien dans l’emploi par l’environnement professionnel est envisagée dans une logique de valorisation professionnelle et d’identification. Le maintien dans l’emploi d’un salarié handicapé psychique devient alors légitime lorsque ses compétences professionnelles sont valorisées et que sa participation au collectif de travail répond aux exigences de productivité et d’efficacité de l’entreprise. L’identification positive est le moteur de l’intégration dans de telles entreprises et repose sur l’engagement volontaire des managers porteurs de la politique de gestion des ressources humaines au niveau local. Alors, les variations en termes d’aménagement de poste et d’adaptation (horaires, lieux, missions) sont envisageables pour maintenir le salarié dans son emploi dans la mesure où elles répondent aux valeurs de performance et de réussite insufflées au niveau de la direction. Cette approche trouve ses limites dans les discriminations négatives qu’indirectement elle va mettre en place à l’égard des personnes handicapées qui sont parfois éloignées des exigences professionnelles de l’entreprise. Par ailleurs, ce processus de légitimation par la base repose sur des responsables personnellement impliqués vis-à-vis du salarié, ce qui ne garantit pas la pérennité du maintien dans l’emploi.
62– Les entreprises Total et Air France ont inscrit la politique du handicap dans l’entreprise par un réseau d’acteurs du médico-social (assistants sociaux, infirmiers, médecins) implantés localement et responsables de l’accompagnement des salariés. Dans ce système, la culture d’entreprise est fortement mobilisée autour de valeurs de solidarité et de protection sociale. Dans ces entreprises où les métiers (navigants à Air France) et les implantations (gestion des expatriés) ont fait naître une réflexion sur les conditions de travail, la santé au travail et une prise en charge globale, l’accompagnement des personnes handicapées est légitimé dans une logique d’assistance forte. Le réseau de professionnels du médico-social étant fortement implanté dans les unités locales, la structure pèse faiblement sur le dispositif d’accompagnement et le maintien dans l’emploi va être appréhendé dans une proximité avec le salarié. La légitimité du maintien dans l’emploi repose sur le devoir de solidarité à l’égard du salarié (au niveau à la fois personnel et professionnel) au nom de la responsabilité sociale de l’entreprise. Les contraintes structurelles vont peser sur les aménagements de poste et un reclassement professionnel relativement peu innovants. Au regard de la singularité du handicap psychique, ces entreprises répondent au besoin de prise en charge globale et individualisée dont certains salariés peuvent avoir besoin. Cette approche semble trouver ses limites dans le désengagement des acteurs des ressources humaines à l’égard de cette question. En effet, ce mode de légitimation ne laisse que peu de place à une intégration du handicap dans la politique de gestion des ressources humaines. Il ouvre la porte à la création de « niches » d’emplois protégés. Or la légitimité du salarié dans l’entreprise passe également par la reconnaissance de sa participation au collectif de production. On observe dans ce cas, des formes d’insertion à la marge de l’entreprise où le salarié, tout en étant présent dans le collectif n’atteint jamais un statut de salarié à part entière.
63– Le troisième pôle s’illustre par une prédominance forte de la structure d’entreprise. C’est par le système hiérarchisé et centralisé d’un dispositif de correspondants qui relaient sur le terrain une politique établie au niveau central que le handicap trouve sa légitimité. Edf et la Sncf s’inscrivent dans ce modèle par leur politique contractuelle très réglementée et qui comporte un certain nombre de procédures. Les cultures communautaires identifiées constituent un socle de légitimité de la politique du handicap par les valeurs de solidarité qu’elles véhiculent. Cependant c’est la planification de la politique qui prédomine, inscrivant dans une certaine mesure le handicap dans une logique de contrainte réglementaire. La légitimité de la politique repose sur l’intégration du handicap à la politique de ressources humaines et de gestion des hommes. Les acteurs du médico-social interviennent en appui technique et participent au processus de légitimation par l’expertise ponctuelle qu’ils apportent. Le maintien dans l’emploi d’un salarié handicapé psychique, dans ces systèmes, doit être traité au même titre que n’importe quel handicap ou type de reclassement. Les outils de gestion des ressources humaines (formation, aménagement des horaires, mobilité…) sont nombreux et rendus accessibles à ces salariés. Le poids de la structure et de la réglementation responsabilise l’entreprise à tous les niveaux lorsqu’il s’agit de maintenir dans l’emploi un salarié handicapé psychique et offre un minimum de garanties au salarié. La difficulté se situe au niveau de la reconnaissance de la singularité des besoins du salarié handicapé psychique. Ce traitement réglementaire et égalitaire ne favorise guère une gestion souple des ressources humaines pourtant nécessaire aux besoins particuliers de ces salariés. Par ailleurs, la responsabilité importante des « correspondants handicap » et des responsables hiérarchiques n’est pas toujours bien assumée, faute de compétences suffisantes dans le domaine de la santé mentale. La coordination avec les acteurs du médico-social se fait surtout sur un registre réglementaire, ce qui limite sur le terrain l’accompagnement de proximité individualisé. Une souffrance collective face au maintien dans l’emploi d’un salarié non stabilisé ou en grande souffrance psychique peut apparaître. Dans ces entreprises, l’enjeu est de prendre en compte la spécificité du handicap psychique dans la politique du handicap et de gestion de l’emploi à grande échelle.
Le difficile équilibre que semblent devoir trouver ces très grandes entreprises face à un salarié handicapé psychique, et ce quel que soit le processus de légitimation de cette démarche, est celui de l’insertion comme espace de réconciliation entre une reconnaissance de la singularité individuelle et une dynamique collective de l’ordre de l’espace commun.
Conclusion
64Le handicap psychique pose à l’entreprise la question de la complexité. Cette complexité est liée à la singularité même du handicap psychique : handicap évolutif, discontinu, de la vie adulte et difficile à objectiver. Complexité également liée à la problématique totalisante qu’il impose aux organisations dans un contexte en changement.
65Un certain nombre de questions persistent : comment mieux identifier ce handicap ? Comment accompagner les personnes sans les stigmatiser? Comment anticiper les variabilités liées à la pathologie même ? Quelle place donner à cette singularité dans l’effort collectif ?
66Nos propos portent sur de très grandes entreprises engagées depuis plusieurs années dans des politiques en faveur des travailleurs handicapés. Cependant, ces questions se posent également pour les moins grandes entreprises qui découvrent souvent ces questions avec l’expérience d’un salarié qui devient handicapé psychique. L’organisation est alors bousculée dans ses représentations du handicap et de la maladie mentale ; la vie privée de la personne vient percuter la relation de travail ; se posera alors différemment la question de la légitimité de l’action dans un environnement où l’on peut faire l’hypothèse que l’intensité des relations est plus forte et où la proximité joue pour beaucoup dans l’effort collectif.
67Ces questions interrogent en réalité les entreprises sur leur capacité à s’approprier la question de la santé mentale et ses enjeux sociaux. Elles invitent à une réflexion sur la participation et la performance de la ressource humaine fragilisée.
68Les travaux menés par l’Agence Entreprises & Handicap illustrent la nouveauté de cette préoccupation dans l’entreprise. Depuis maintenant plus d’un an, les entreprises et les présidents membres du Club développent une réflexion sur le handicap psychique. Ces travaux devaient répondre au constat que faisaient les entreprises du poids considérable des troubles psychiques dans l’emploi. L’enjeu pour ces entreprises était de mieux comprendre la réalité des troubles psychiques et de créer un langage commun permettant de sortir de la confusion avec le handicap mental, la souffrance au travail, ou le stress. La voie du handicap psychique était un élément d’éclaircissement d’une question complexe. Avec la publication de l’ouvrage « Entreprises et handicap psychique : des pratiques en question » (2007), un pas a été franchi pour autoriser l’entreprise, relativement frileuse et craintive sur ces sujets, à s’approprier la problématique du handicap psychique et à sortir d’une forme de tabou.
69Aujourd’hui les entreprises doivent progresser pour une meilleure prise en compte de ces questions à tous les niveaux de l’entreprise. Nous l’avons vu, l’accueil d’une personne atteinte de troubles psychiques dans l’emploi n’est pas qu’une question médicale, c’est une question qui concerne l’organisation dans sa globalité. L’enjeu est donc de taille mais les choses avancent. L’organisation d’un colloque par l’Agence Entreprises & Handicap avec Sciences Po et la Fondation de France en est l’illustration. Pour la première fois en avril 2009 [10] une journée a été consacrée à une réflexion partagée sur le thème « L’entreprise face aux troubles psychiques ». Il a permis de progresser sur la compréhension des enjeux collectifs liés à cette question et de proposer un espace de questionnement ouvert face à un problème qui dépasse largement les politiques du handicap. Marie-Anne Montchamp, présidente de l’Agence Entreprises & Handicap a souligné en ouverture du colloque, l’enjeu pour les entreprises de s’interroger sur cette problématique. Elle a ouvert une voix de réflexion sur la pénibilité au travail et la capacité des organisations à gérer la ressource « fragile ».
Le handicap psychique met en exergue, dans le monde du travail, la variabilité et la vulnérabilité de la nature humaine, la confusion entre la sphère professionnelle et la sphère privée, les difficultés à évaluer le handicap des personnes et leur employabilité. Il révèle également les tabous, les peurs et les représentations fortement normatives dans les entreprises qui stigmatisent les troubles psychiques. Enfin, le handicap psychique pose une importante question économique. La mise à l’écart et l’isolement professionnel des salariés atteints de troubles psychiques génèrent des coûts directs et indirects considérables pour les entreprises et la société en général.
Ce handicap singulier invite les organisations à s’interroger sur leur responsabilité sociale et bien au-delà sur leur stratégie de développement durable et d’acceptation de la diversité.
Notes
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[*]
Docteur en sociologie des organisations, chargée de mission au sein de l’Agence Entreprises & Handicap.
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[1]
Loi n° 2005-102 du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées.
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[2]
L’Agence Entreprises & Handicap, émanation du Club Entreprises et Handicap qui réunit treize présidents de grandes entreprises, conduit depuis janvier 2006, des études et des chantiers qui montrent que l’intégration du handicap dans l’entreprise relève désormais de sa responsabilité et participe effectivement à la performance de l’organisation (www.entreprises-handicap.com).
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[3]
Terme emprunté à Renaud Sainsaulieu pour désigner les univers complexes que constituent les entreprises autour de leur culture, leur structure, et des interactions qui s’y jouent (Francfort et al., 1995).
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[4]
Commentaire de l’auteur (ndlr).
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[5]
La CIF a succédé en 2001 à la CIH en renforçant la question de l’égalisation des chances et l’accès aux droits des personnes handicapées.
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[6]
La CIH a été élaborée par l’OMS à partir des travaux de Philippe Wood au début des années 1980.
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[7]
À la suite de la loi du 23 novembre 1957, la notion de « handicapé » apparaît pour la première fois dans le droit français. Ainsi, selon le Code du travail « est considéré comme personne handicapée toute personne dont les possibilités d’obtenir ou de conserver un emploi sont effectivement réduites par suite d’une insuffisance ou d’une diminution de ses capacités physiques ou mentales » (article L. 323-10).
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[8]
Définition européenne, proposée par la « Déclaration universelle des droits des personnes handicapées » adoptée par l’Organisation des Nations unies (ONU) dans son article premier, le 9 décembre 1975, s’énonce comme suit : « le terme handicapé désigne toute personne dans l’incapacité d’assurer par elle-même tout ou partie des nécessités d’une vie individuelle ou sociale normale, du fait d’une déficience, congénitale ou non, de ses capacités physiques ou mentales ».
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[9]
La loi n° 87-157 du 10 juillet 1987 oblige tout employeur du secteur privé et tout établissement public à caractère industriel et commercial occupant vingt salariés ou plus, à employer, dans une proportion de 6 % de son effectif salarié, des travailleurs handicapés.
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[10]
Les actes du colloque sont téléchargeables en ligne sur le site www.entreprises-handicap.com