1Le 11 février 2005 [1], la loi pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées ajoute le handicap psychique aux déficiences motrices, sensorielles et mentales, déjà reconnues par les classifications internationales [2] puis par le législateur en 1975. Outre le contexte particulier dans lequel elle fut mise sur l’agenda politique, cette loi présente deux caractéristiques respectivement liées, d’une part, à l’ambiguïté entourant son objet et, d’autre part, à la complexité des secteurs d’intervention, potentiellement impliqués dans sa mise en œuvre.
2Rappelons d’abord combien cette désignation entretient des liens complexes avec l’étiologie médicale. Le « handicap psychique » découle-t-il de l’altération durable ou ponctuelle du fonctionnement cérébral ? Ou bien recouvre-t-il tout déficit d’aptitudes cognitives et relationnelles, que ce dernier soit ou non lié à des pathologies connues [3] ? Au-delà des incertitudes concernant les types de maladies susceptibles de générer des handicaps psychiques, se pose plus largement le problème d’une institutionnalisation, par le secteur médical, de dysfonctionnements observables dans le domaine des relations sociales et professionnelles. Cette ambiguïté, concernant la délimitation des cas, n’est d’ailleurs pas véritablement résorbée par le législateur qui s’est contenté de clarifier les frontières du handicap psychique en le distinguant du handicap mental.
3À ce flou notionnel s’ajoutent de vives incertitudes concernant la prise en charge institutionnelle qui en découle. Car œuvrer pour l’implication sociale et citoyenne des personnes handicapées requiert l’interpellation des professionnels de l’insertion, qu’ils interviennent en amont ou en aval des procédures de reconnaissance administrative. Or la loi de 2005 se contente d’inviter les employeurs locaux à se conformer aux dispositions instituées par la loi du 10 juillet 1987 (obligation d’emploi de 6 %) et de procéder aux aménagements souhaités par la directive européenne du 27 novembre 2000 (intégration des questions liées au handicap dans l’ensemble des politiques sectorielles – mainstreaming [4] –). Mais les acteurs locaux concernés (service public de l’emploi, structures d’insertion spécialisées et généralistes) se sont-ils pour autant saisis de ce texte de loi ? Identifient-ils des difficultés de nature psychique et, le cas échéant, de quelle manière ?
4De telles questions posent des problèmes théoriques, déjà soulevés par les recherches qui se sont intéressées à la construction du sens dans le domaine des politiques publiques. En la matière, dès le début des années 1990, les travaux de sciences politiques ont privilégié l’étude des normes sectorielles, mises en pratique par les professionnels de l’action publique (Faure et al., 1995). Appliquée au cas ici considéré, cette approche dite des « référentiels » se heurte à deux obstacles. Premièrement, l’insertion socioprofessionnelle ne relève pas à proprement parler d’une politique publique, dotée d’orientations structurées qui seraient ensuite territorialement déclinées via des outils uniformisés. Le secteur étudié se caractérise au contraire par une régulation nationale fragmentée, un empilement des mesures d’insertion et une forte hétérogénéité des acteurs participant à leur mise en œuvre. Deuxièmement, au plan théorique, la notion de « référentiel » tend à indexer les croyances des professionnels de l’action publique à des systèmes de représentation intériorisés. Une telle perspective évacue le travail de décryptage et de catégorisation auquel les acteurs de l’insertion se livrent in situ ; ce qui gomme la pluralité des rationalités, potentiellement à l’œuvre dans un même secteur d’intervention (Cantelli et Génard, 2007 ; Voléry, 2008).
5Aussi avons-nous considéré que, si importantes soient-elles, les références culturelles, spécifiques aux politiques d’insertion ou à celles du handicap, ne pouvaient pas rendre compte, à elles seules, de la variété des lectures et des arbitrages observés. Pour les appréhender, nous avons pris pour point de départ analytique, non pas le professionnel marqué par une appartenance institutionnelle et une culture professionnelle spécifique, mais les systèmes relationnels dans lesquels il se situe – à savoir les « autruis significatifs » qu’il évoque dans le récit de sa pratique, les relations d’interdépendance dans lesquelles il se trouve et les contraintes avec lesquelles il doit composer.
6– Nous avons, dans un premier temps, recherché la manière dont ces relations gardent la trace des politiques publiques nationales et territoriales, préalablement développées : qu’il s’agisse d’héritage institutionnel (le mode de financement des structures accompagnant les demandeurs d’emploi, les rapports aux employeurs) ou normatif (le type de logique d’insertion véhiculé par les dispositifs antérieurement mobilisés).
– Suivant les propositions formalisées par Norbert Elias dans « La société de cour » (1985), nous avons, dans un second temps, considéré la marque que ces relations apposent sur les productions interprétatives et normatives élaborées par les professionnels. Sa notion de configuration rend, en effet, bien compte de l’intrication existante entre, d’un côté, les effets de position (la redéfinition des relations tissées entre le roi, la noblesse et la bourgeoisie) et, de l’autre, les schèmes sémantiques et normatifs en vigueur dans un groupe social, à un moment donné (le glissement de la conduite chevaleresque aux mœurs courtisanes).
Encadré : Méthodologie
Nous avons rencontré la dizaine d’associations, ayant développé des actions visant les difficultés psychiques. Les associations d’insertion de « droit commun » (C, D, E et F) sont, bien souvent, de petite taille (une dizaine de salariés). À l’exception de l’association D qui est plus récente, elles travaillent depuis dix à vingt ans sur les questions de retour à l’emploi – parfois même dans une démarche militante (égalité hommes-femmes pour l’association E, défense des populations mises en marginalité pour l’association F). Les associations spécialisées dans l’accompagnement des Travailleurs Handicapés (A et B) sont de plus grande envergure (elles disposent de financements plus pérennes, d’une quinzaine de salariés et de plusieurs antennes sur le territoire toulousain et haut-garonnais).
Dans ce cadre, nous avons été emmenés à réaliser :
- une quarantaine d’entretiens avec les acteurs institutionnels et de membres de ces associations (responsables de structures et conseillers d’insertion). Ce matériau a permis de saisir les raisons poussant les professionnels à adhérer à l’idée selon laquelle les difficultés d’insertion relèvent de problèmes psychiques – et ce, même s’ils ne sont pas totalement convaincus de la fiabilité de leurs interprétations;
- des entretiens collectifs et des séances d’observation des réunions rassemblant l’ensemble des « référents santé » de l’insertion socioprofessionnelle toulousaine (animées par le Plan Local d’Insertion par l’Économique – PLIE –). Ces séquences ont permis de mesurer l’existence éventuelle d’un consensus sur la portée heuristique de la catégorie « handicap psychique », la connaissance des textes législatifs l’instituant et, bien évidemment, les relations entretenues entre des acteurs, tous désignés comme membres d’une même communauté professionnelle en dépit de statuts et d’intérêts hétérogènes. On comprendra donc que les critères de désignation, exposés dans cet article, entretiennent un lien très indirect avec les diagnostics que les médecins ont pu par ailleurs élaborer.
7Après avoir présenté le secteur de l’insertion socioprofessionnelle toulousain (son histoire, les acteurs impliqués directement ou indirectement dans le repérage des troubles psychiques), nous montrerons donc combien les configurations, dans lesquelles les professionnels enquêtés s’inscrivent, infléchissent la manière dont ils s’approprient les orientations des politiques d’insertion et dont ils apprécient les aptitudes et les difficultés psychiques des individus suivis.
L’insertion professionnelle : un secteur particulièrement fragmenté
8Le flou existant dans la désignation des cas susceptibles de faire l’objet d’une reconnaissance médico-administrative pour handicap psychique complexifie énormément le repérage des acteurs devant être interrogés. Cela oblige, en effet, à recenser les structures institutionnelles et associatives intervenant en aval (auprès de publics reconnus par la COTOREP/MDPH [6]), mais aussi en amont (associations d’insertion pouvant être à l’initiative de demandes ensuite portées par les personnes). Leur rôle est d’autant plus prépondérant que ces dernières ont été invitées à développer une « approche globale » prenant en compte l’ensemble des difficultés individuelles – y compris celles relevant de la santé physique ou psychique (Bresson, 2006). À côté des acteurs spécialisés entre donc en jeu un secteur de « droit commun » qui s’est progressivement doté d’une expertise sociopsychologique.
Les services d’insertion professionnelle réservés aux personnes reconnues handicapées
9Les travaux portant sur les politiques françaises du handicap ont déjà montré combien la structuration du secteur institutionnel et associatif s’y rapportant est marquée par une logique de spécialisation extrêmement forte (Blanc, 2006). Se sont ainsi progressivement organisés des espaces traitant de l’éducation, de l’hébergement, de la santé mais aussi de l’insertion.
10C’est dans cette perspective qu’à la fin des années 1990, le réseau associatif A s’est vu confier la tâche d’accompagner les personnes reconnues handicapées dans leur insertion professionnelle en milieu ordinaire. Grâce au soutien de l’AGEFIPH (principal financeur), ce réseau est aujourd’hui en voie d’unification au plan national et tend à devenir l’interlocuteur central du champ : « L’AGEFIPH a une fonction de développement et d’ingénierie des protocoles d’insertion […]. Ensuite les partenaires institutionnels, c’est le Plan départemental d’insertion des travailleurs handicapés, la Direction départementale emploi formation professionnelle, l’ANPE. Après, on a des prestataires comme l’association F qui réalise des bilans « santé » pour les structures d’insertion généralistes et à qui on a confié un travail de sensibilisation des employeurs, l’IRFA, l’association C et le conseil régional pour tout ce qui est formation. »
11L’activité de cette association est réglementée par l’Etat qui impose des critères d’évaluation, centrés sur le taux de placement des travailleurs handicapés. Au plan local, elle est par ailleurs fortement tributaire, d’un côté, des attitudes des employeurs avec qui elle est en relation directe (perceptions des travailleurs handicapés, conformation aux textes de loi imposant le recrutement de ces derniers, stratégies d’aménagement de postes ou de rythmes de travail) et, de l’autre, des pratiques de médecins (notamment les psychiatres) portant des avis jugés inopportuns sur l’employabilité des personnes :
« Notre principal problème, ce sont les préjugés et les craintes des employeurs. Jusqu’alors, on conseillait aux gens de taire leur handicap. Depuis peu, on a changé de ligne en essayant la transparence. Donc il y a la loi (de 2005) qui soutient cette démarche […] on va voir mais je suis vraiment sceptique. » « Un autre problème, ce sont les psychiatres qui poussent les gens à la reprise d’activité. Eux, ils pensent à activité occupationnelle mais, nous, on a mission de placer les gens en milieu ordinaire : donc pression cadentielle, rapports hiérarchiques de plus en plus durs et stress. On récupère des gens que la MDPH a reconnus aptes au milieu ordinaire et leur médecin aussi ! Donc on les met en situation – souvent d’échec – pour ensuite les convaincre de demander une requalification de leur situation auprès de la MDPH. »
À Toulouse, cette structuration de la prise en charge selon les déficiences a par ailleurs suscité l’apparition d’une autre association qui s’est spécialisée dans l’accompagnement des personnes souffrant de troubles psychiques. Créée après la deuxième guerre mondiale pour s’occuper du reclassement professionnel des invalides de guerre, l’association B développe depuis plusieurs années des méthodes d’intervention, permettant de dépasser les difficultés rencontrées dans le cadre de leur propre suivi, tout en profitant des opportunités de financement local : « Depuis quelques années, on a de plus en plus de handicaps psy – du fait d’une politique visant à promouvoir une prise en charge en milieu ouvert. Le dispositif de pré-orientation classique n’était pas toujours très adapté à ce public-là. Donc on a mis en place un nouveau dispositif avec un éducateur spécialisé, une psychologue clinicienne, une assistante sociale et un médecin psychiatre. »
14Les partenaires de l’association B sont, là encore, les acteurs institutionnels désignant le handicap (notamment la MDPH), puis ceux de l’insertion professionnelle et de la formation. Contrairement à la précédente association accueillant des personnes jugées aptes à l’emploi en milieu ordinaire, l’association B intervient un peu plus en amont et peut être amenée à proposer des orientations vers le milieu protégé (les centres d’aide par le travail – CAT – et les centres de réadaptation psychosociale – CRPS –). Outre le taux de placement des personnes, elle est donc aussi évaluée sur la qualité de l’orientation et de l’accompagnement mis en œuvre : « La demande de la MDPH, c’est qu’on qualifie les gens le plus possible puisqu’il y a un reclassement : donc on va dire 70 % formation sur des dispositifs de droit commun. Ensuite, on a une part qui devient de plus en plus importante vers le milieu protégé, donc entreprises adaptées et un petit peu en CAT. Normalement pour les CAT, la MDPH l’évalue avant et ne nous les adresse pas – en principe ! Et on a aussi un retour vers des structures médicalisées, intermédiaires entre l’hôpital psychiatrique et nous : type CRPS, etc. ».
15Dans ce cas de figure, la relation aux employeurs est beaucoup moins structurante ; l’actant « entreprise » apparaît d’ailleurs très peu dans les entretiens effectués avec les membres de l’équipe. En bout de course, bien que formellement chargée de l’insertion professionnelle des personnes handicapées, l’association B a adopté un positionnement proche de celui des structures intervenant pour le compte du secteur de « droit commun » (cf. supra).
16Ces structures spécialisées partagent néanmoins un certain nombre de caractéristiques qu’il est utile de rappeler, au premier rang desquelles l’importance accordée à la procédure d’accueil. En règle générale, elle comprend une phase d’inscription, au cours de laquelle la personne peut mentionner d’elle-même le type de handicap dont elle souffre. Une évaluation des aptitudes professionnelles est ensuite réalisée, tantôt à partir d’une mise en situation professionnelle de 6 mois financée par l’AGEFIPH (association A), tantôt à partir d’un diagnostic réalisé par une équipe de psychologues et de travailleurs sociaux (association B). Cette phase débouche sur l’élaboration d’un contrat posant les objectifs de l’accompagnement : soit la construction d’un projet professionnel ; soit la mise en œuvre du projet initialement porté par la personne ; soit la déconstruction/réélaboration d’un projet, jugé adapté aux potentialités repérées chez le demandeur.
17Lors de ce cadrage initial qui peut durer de 8 à 24 mois, les professionnels se livrent donc à une intense activité de relecture des catégorisations médico-administratives préalables. Le bilan effectué peut même entraîner une demande de requalification des aptitudes professionnelles : soit un retour en formation ou l’accès à des postes jugés compatibles avec les capacités repérées ; soit une demande de requalification par la MDPH pour envisager une insertion dans le milieu protégé ou pour statuer de nouveau sur l’aptitude à l’emploi : « Quand on a une personne pour qui on repère un handicap psychique, on peut demander à la personne de réenclencher des demandes de révision soit sur la RQTH (Reconnaissance travailleur handicapé) ; soit sur une demande d’AAH (Allocation aux adultes handicapés). Quand on a fait ce travail d’adhésion, de reconnaissance, et qu’on a le certificat du médecin, ils peuvent étudier le dossier avec plus de clairvoyance.
18Car quand ils ont instruit le dossier, ils n’avaient pas forcément tous ces éléments. » (association A.)
Pourtant, cet itinéraire institutionnel réglementé au plan national (expertise de la MDPH et orientation vers des structures spécialisées) draine finalement un tout petit nombre de personnes présentées comme souffrant de difficultés psychiques. Car à côté de cette prise en charge spécialisée, s’est progressivement constituée une filière institutionnelle alternative, impliquant des structures d’insertion de « droit commun » qui orientent des publics non désignés médicalement vers des associations proposant des accompagnements en matière de santé.
Les « actions santé » développées par les services d’insertion de « droit commun »
19L’on trouve ici les structures d’insertion qui organisent l’accès à l’emploi et/ ou normalisent la démarche de recherche d’emploi. L’ANPE a, par exemple, en charge des missions de placement, formalisées dans un contexte où la question du chômage semblait prioritairement résulter d’une non-congruence entre les formations des demandeurs d’emploi et les offres d’emploi. En relation directe avec les employeurs, elle est aujourd’hui essentiellement évaluée sur son « taux de sortie » en emploi ou en formation : « On a des critères d’évaluation de plus en plus durs, concernant notamment les sorties en formation et en emploi. S’ils sont formés et surtout s’ils savent se comporter et tenir un emploi, il n’y a pas de problèmes. Mais si ce sont des gens qui ont besoin d’être remis en confiance dans leur démarche, dans la relation à l’employeur, etc., cela nous est de plus en plus difficile. C’est pour ça qu’on travaille avec des associations qui ont le temps de faire cet accompagnement. » (ANPE.)
20À l’image de l’association A intervenant auprès de publics reconnus handicapés, la relation à l’État et aux employeurs est, si ce n’est problématique, à tout le moins source de tensions. La situation est différente pour les Missions locales et le Plan local d’insertion par l’économique, pendant longtemps évalués sur la qualité de leur travail d’accompagnement à l’insertion sociale et professionnelle.
Les Missions locales
21Créées en 1982, les Missions locales (ML) s’adressent à un public âgé de 16 à 25 ans, en général peu qualifié. Elles doivent engager une intervention globale, tenant compte des ressources et des difficultés sociales, pouvant entraver la recherche d’emploi ou l’entrée en formation : « Avant, on parlait d’abord d’insertion sociale, et puis en deuxième lieu, professionnelle. Aujourd’hui, on est plutôt insertion professionnelle. L’objectif, c’est d’amener le plus grand nombre à l’emploi durable. » (ML)
22Pour ce faire, ces structures se sont, dans un premier temps, dotées de services éloignés de leur fonction première : « Lorsque le conseiller ML – qui est un généraliste – a pu identifier une problématique particulière, il oriente vers d’autres services. On a un service qui va traiter des jeunes SDF […]. On a bien sûr un relais santé, avec une permanence des médecins de l’association C, notre généraliste et le psychologue. » (ML)
Mais pour éviter le brouillage des frontières séparant le secteur de l’insertion du médico-social, certaines ML ont par la suite fait le choix de déléguer tout ou partie de cet accompagnement à des prestataires de service associatifs : « On ne voulait pas que la ML soit identifiée comme un lieu sanitaire […]. Je pense qu’il faut le généraliste très polyvalent qui soit capable d’identifier, mais que, en deuxième ligne, il y ait des personnes qui soient plus à même de traiter, de discuter et de diagnostiquer. » (ML)
Le Plan local d’insertion par l’économique
23La gageure est similaire dans le cas du Plan local d’insertion par l’économique (PLIE) créé en 2002. Initialement mis en place pour coordonner les interventions territoriales en matière de formation et d’insertion socioprofessionnelle, ce dispositif s’est progressivement engagé dans la création et la gestion de mesures spécifiques – par exemple l’insertion des demandeurs d’emploi de longue durée (à peu près 18 mois d’inscription) : « Je suis mise à disposition à 100 % de mon temps sur ce dispositif. Je suis soixante demandeurs jusqu’à leur retour dans l’emploi et pendant 6 mois dans l’emploi. » (Référente PLIE.)
24Dans cette perspective, la structure s’est, elle aussi, entourée d’un grand nombre d’associations prestataires de service, chargées à la fois de diagnostiquer les freins à l’emploi et de proposer des appuis spécifiques : « J’avais un soupçon donc j’ai orienté la personne vers une psychologue clinicienne de l’association relais. Elle a fait le diagnostic et elle m’a dit que c’était une pathologie lourde. Bon après, les détails, elle ne les donne pas. Et voilà, il a eu un suivi médical et la seule chose qu’on pouvait espérer, c’était de l’occupationnel. »
25En témoigne cette citation, c’est particulièrement le cas pour ce qui concerne la santé et notamment la « santé psychique ». Préoccupé par ce qui est perçu comme une érosion des aptitudes comportementales à l’emploi, le PLIE du Grand-Toulouse travaille d’ailleurs avec plusieurs associations locales, proposant des accompagnements socio-psychologiques. Ces dernières sont membres d’un réseau auquel nous avons participé durant l’été 2006.
26Le développement de ces « actions santé » masque une transformation structurelle des lectures de l’insertion – les difficultés psychiques ne constituent plus des conséquences de la privation d’emploi et de la précarité économique mais des facteurs pouvant expliquer la faible « employabilité » (Mauger, 2001) : « Pendant très longtemps, on a pensé que si une personne avait l’esprit un minimum dégagé, elle pouvait consacrer toutes ses capacités à aller vers de l’emploi. Mais il y a des gens qui sont dans des souffrances telles que cela les empêche de se mobiliser. » (Responsable, ML.)
27De ce fait, depuis la fin des années 1980, les acteurs locaux de l’insertion recourent à des associations intervenant sur les aptitudes relationnelles et projectives des demandeurs d’emploi. S’est donc progressivement structuré un espace alternatif, inscrit entre les institutions d’insertion (ANPE, ML, etc.) et les acteurs de l’insertion spécialisée.
La structuration d’une expertise « sociopsychologique » associative
28Les années 1980-1990 ont vu apparaître un grand nombre de prestations associatives inclues dans les offres d’accompagnement professionnel ; qu’il s’agisse de nouvelles structures ou que cela émane d’anciennes associations ayant décidé d’élargir leurs champs d’intervention.
29Créée en 1980, l’association C propose des consultations médicales gratuites pour des personnes orientées par les ML ou par les autres structures intervenantes. C’est d’ailleurs pour répondre à leurs demandes qu’elle a introduit un bilan psychologique en 2001. Plus récent, le dispositif D (structure en cessation d’activité au moment de l’étude) place des personnes en grande difficulté – notamment en matière de santé – en situation d’emploi. Il s’agit par ce biais d’expertiser leur aptitude à s’y investir de manière durable et de proposer un accompagnement approprié. Enfin, certaines associations, initialement missionnées sur l’insertion sociale (associations E et F), se sont progressivement lancées dans des activités d’expertise « sociopsychologique » : « L’association a été créée en 1989 sur la problématique des inégalités hommes/femmes, portée par la Commission européenne […]. Et puisque dans notre équipe, il y avait pas mal de psychologues, on a réfléchi à comment on pouvait apporter au suivi des femmes – que ce soit dans l’entrepreneuriat ou dans l’insertion. Parce que, malgré le formatage des dispositifs d’accompagnement, il existe pour chaque individu sa difficulté personnelle – donc une approche centrée sur la problématique du sujet. » (association E.)
30La position de ces associations dans les scènes territoriales de l’insertion socioprofessionnelle peut être caractérisée autour de trois dimensions.
31– La place que les structures d’insertion de « droit commun » ont assignée à ces associations. Elles sont, en effet, au cœur d’un dispositif d’accompagnement conçu selon un modèle de l’entonnoir. D’ailleurs, les diagnostics qu’elles effectuent peuvent fortement infléchir le parcours d’individus, encouragés à entamer une démarche de soin, voire une demande de reconnaissance auprès de la MDPH : « Ces gens sont envoyés par un opérateur du PLIE. On a des conventions sur un an, avec un nombre de séances : entre dix et douze au maximum. Et quand les choses ne sont pas suffisamment clarifiées au bout de ces séances, notre psychologue clinicienne prépare un accompagnement vers un thérapeute. » (Association E.) Sous cet angle, ces associations participent indirectement de la désignation de difficultés, susceptibles d’être reconnues au titre de « handicap psychique ». Mais à partir de quels critères ?
32– La distance que ces associations entretiennent vis-à-vis des cadres institutionnels et médicaux, censés aider au repérage des difficultés psychiques. Les éléments utilisés par la MDPH pour qualifier le « handicap psychique » sont souvent méconnus. Tel est aussi le cas de la loi de 2005 dont la teneur est largement appropriée à partir des catégories sémantiques du secteur – la difficulté à être « entrepreneur de soi » et la distance aux « habitus d’entreprise » (Ebersold, 2001) : « [La loi de 2005 parle de Handicap psychique. Est-ce que vous en rencontrez ?] Disons qu’on a des problèmes de mauvaise représentation du monde du travail, de ses propres capacités. En mettant en place des étapes d’expériences, on peut faire avancer les personnes. En même temps, cela ne représente que 10 % des dossiers suivis. » (ANPE)
33Seules les associations, mandatées pour suivre les personnes reconnues comme handicapées (associations A et B), reprennent l’item de la procédure administrative, mais sans lui reconnaître un intérêt ou une heuristique particulière : « Les cas sont déjà connus. On a effectivement 3-4 personnes qui ont des psychoses, des schizophrénies mais qui sont déjà étiquetées depuis longtemps. Après, on a des personnes qui sont plus dans le versant dépressif, abandon de soi, errance – donc pas de diagnostic psychiatrique lourd mais quand même sous traitement, avec des suivis, etc. » (association B.)
34– Enfin, les critères utilisés par ces associations pour définir les difficultés psychiques – et plus largement les orientations de l’accompagnement santé engagé – ne découlent pas toujours d’une réflexion structurée et empiriquement étayée [7]. Bien souvent, les initiatives se sont développées sous impulsion étatique, en regard des opportunités de financement ou de postures théoriques, non assises sur des diagnostics médicaux préalables. L’association E a, par exemple, mis en place un accompagnement psychologique à l’insertion féminine à partir d’un postulat selon lequel, de par leur socialisation, les femmes souffriraient d’un déficit d’aptitudes à élaborer des projets et à les concrétiser : « Certaines postures, propres aux femmes, restent fondamentalement enkystées : quelle que soit leur position dans l’emploi, cet aspect culturel des femmes, qu’elles ont intériorisé, fait qu’on ne peut pas décréter à leur place qu’elles vont être dans le changement ».
Reste à savoir de quelle manière ces acteurs définissent les contours de la difficulté psychique et engagent des interventions qu’ils jugent appropriées.
Désignations et accompagnement de la difficulté psychique : le poids des configurations professionnelles
35La recherche conduite montre que les définitions de la difficulté psychique et le type de réponses mises en œuvre sont moins marqués par les débats ayant lieu dans le champ du handicap (opposition des visions essentialistes ou environnementalistes, des lectures favorisant la prise en charge spécialisée ou plaidant au contraire pour l’insertion en milieu ordinaire) que par ceux entourant les dispositifs d’insertion socioprofessionnelle. En l’occurrence, les travaux s’y rapportant font état d’un certain nombre de spécificités que nous retrouvons dans le terrain étudié.
36En effet, en France, les dispositifs d’insertion ont été développés pour endiguer les effets pervers découlant du fonctionnement des marchés de l’emploi et de l’organisation du service public de l’emploi (développement de mesures ciblant des catégories pour lesquelles les services conventionnels ne trouvaient pas de réponses). Mais paradoxalement, ces initiatives supplétives ne se sont pas accompagnées d’un changement des modes d’intervention politique sur la relation salariale et le pouvoir patronal – ces questions demeurent traitées par d’autres services étatiques et via d’autres circuits (conventions collectives, négociations de branche, etc.) (Bec, 1998, p. 55). Les structures d’insertion ont donc mandat d’intervention sur les demandeurs d’emploi mais bien peu de prise sur les structures employeurs.
37Cette spécificité a évidemment pesé sur la problématisation de la notion d’insertion qui, dès le tout début des années 1980, a été pensée à partir des caractéristiques des « sans-emploi » et non des pratiques entrepreneuriales – d’abord, en soulignant l’écart existant entre les formations des individus et les besoins des entreprises (Tanguy, 1986), puis en pointant l’inadaptation des dispositions des demandeurs d’emploi, en témoigne le succès de la notion d’inemployabilité. Les professionnels de l’insertion ont donc largement pris l’individu pour unité de lecture des problèmes rencontrés (l’inemployabilité devient la cause du non-emploi), mais aussi pour principale unité d’action : recours au contrat d’engagement, apprentissage des techniques de construction de projet, mise en valeur des aptitudes relationnelles, etc. (Beaud, 1996 ; Mauger, 2001 ; Ebersold, 2001 ; Castra, 2003). Cependant, ces normes visant la responsabilisation et la capacitation de l’usager (Fassin et Memmi, 2004 ; Vrancken et Macquet, 2006 ; Chaumon et Gros, 2007) se déclinent différemment selon les contraintes objectives auxquelles les professionnels sont soumis.
38Et tous les opérateurs d’insertion ne sont pas logés à la même enseigne. Dans la majorité des cas, il s’agit d’associations qui sont quasi intégralement dépendantes de financements publics attribués sur projet et qui se trouvent, de fait, mises en concurrence (Barthélémy, 2000). Ceci étant, certaines sont, depuis toujours, directement évaluées sur le placement des personnes suivies, tandis que d’autres ont longtemps dû justifier la pertinence des choix opérés en matière d’orientation des publics. Si à l’heure actuelle cette distinction s’atténue, ces positionnements ont néanmoins fabriqué des « points de vue » particuliers – notamment des appropriations singulières des orientations normatives portées par le modèle insertionniste français [8].
Aussi, pour sérier les « configurations professionnelles » en vigueur dans ce secteur, nous avons mobilisé deux dimensions. La première différencie les professionnels, évalués sur le placement des personnes suivies, de ceux devant justifier la qualité de l’accompagnement engagé. La seconde recouvre les modalités de traduction de l’accompagnement individualisé : d’un côté, des acteurs qui ont construit leur légitimité autour de technologies du « travail sur soi » et qui ont tendance à réduire la capacité d’action du sujet aux fonctions nobles de l’esprit (domestication des affects, valorisation du contrôle de soi et de l’idée de projet) ; de l’autre, des services d’insertion privilégiant une approche plus pragmatique, attentive aux situations invalidantes, aux difficultés conjoncturelles et mettant davantage en avant la notion d’expérience [9].
Schéma 1 : Désignations et accompagnement de la difficulté psychique selon les configurations professionnelles

Schéma 1 : Désignations et accompagnement de la difficulté psychique selon les configurations professionnelles
39Comme l’indique le schéma ci-dessus, le croisement des deux dimensions évoquées fait apparaître quatre types de réalités empiriques et symboliques, à l’intérieur desquelles les professionnels déploient leur activité jour après jour et à l’aune desquelles les perceptions de la difficulté psychique, tout comme les pratiques d’accompagnement des personnes, vont être élaborées. Chaque configuration professionnelle étant porteuse de références interprétatives et normatives distinctes, cela signifie donc qu’une même difficulté (des problèmes relationnels rencontrés dans le cadre du suivi ou dans l’emploi) sera vue tantôt comme la conséquence d’une instabilité liée au handicap psychique et nécessitant l’apprentissage de techniques de gestion de la situation d’emploi (cas 1) ; tantôt comme une souffrance ponctuelle découlant de l’incapacité à mettre en cohérence les expériences professionnelles traversées (cas 2) ; tantôt comme la marque d’une socialisation inadaptée nécessitant soit une conversion identitaire (cas 3), soit un redressement des subjectivités autorisant l’acquisition d’un habitus entrepreneurial (cas 4).
Gérer la pression temporelle de la situation d’emploi
40Prioritairement évaluées sur leur taux de placement dans l’emploi, ces structures déclinent de manière singulière la norme de « gouvernement de soi », promue par les politiques d’insertion. C’est particulièrement le cas de deux acteurs, intervenant auprès de personnes handicapées (association A) ou non (ANPE). En effet, leurs missions les placent dans des relations de forte dépendance à l’État – principal financeur et évaluateur – et dans des relations d’interdépendance directe avec les employeurs. Dès lors, que le handicap des publics soit reconnu ou non, les professionnels se livrent à un travail de remise en sens, à partir des enjeux et des savoirs propres à leurs cadres d’intervention.
41Dans le cas de l’association A, cette lecture est déterminée par les exigences d’un suivi qui doit gérer le décalage entre, d’un côté, une validation médicale habilitant l’individu pour le travail en milieu ordinaire et, de l’autre, les attendus présumés des employeurs. Sont alors plus particulièrement considérées les aptitudes/difficultés à composer avec les contraintes de la situation d’emploi : par exemple la capacité individuelle à résister aux rythmes de travail et à s’adapter aux changements. Ainsi la description des difficultés posées par le handicap psychique fait-elle très rarement référence aux propriétés individuelles (largement mobilisées dans les configurations 3 et 4 du schéma 1) et plus souvent aux contextes professionnels inadéquats (restauration, vente, etc.) : « On ne peut pas les mettre en permanence sur des métiers fortement relationnels ou montant très vite en charge mentale. Et on peut trouver cela sur des métiers par exemple de la restauration – le coup de feu – on retombe sur les contre-indications ! Après les nouveaux métiers de télé service, c’est pareil […]. C’est aussi l’évolution du monde du travail, où il faut être performant, productif. » (association A.)
42Dès lors, la définition des missions d’insertion glisse de l’évaluation du handicap (proximité/distance aux compétences mesurées par la MDPH) à l’appréciation de la manière dont la personne gère son handicap [10] : « On n’est pas psychiatre. Donc on n’a pas à aller voir la maladie. Ce qu’on a à mesurer, c’est là où en est la personne aujourd’hui de sa relation au handicap, du retentissement de celui-ci sur son parcours professionnel. C’est ce qui va nous permettre de voir ce que l’on peut construire avec elle. » (association A.)
43Deux apprentissages sont alors visés : d’un côté, amener le demandeur à accepter le handicap professionnel pour l’aider à se construire et à se définir en dehors de la norme de l’emploi salarié et, de l’autre, permettre l’apprentissage de ressources institutionnelles et personnelles, nécessaires à la traversée de périodes d’instabilité : « Les personnes handicapées psychiques, dès qu’elles sont en difficultés, elles démissionnent d’elles-mêmes. Elles n’ont même pas le réflexe de se mettre en maladie le temps que ça aille mieux – pendant 15 jours ou 3 semaines. Il y a une récurrence de l’instabilité […]. Quand elles appellent de suite, on le leur dit mais quand on l’apprend 15 jours après, il est trop tard : on ne peut plus récupérer la situation par rapport à l’employeur. » (association A.)
44La posture est assez similaire dans le cas d’agents ANPE qui définissent la difficulté psychique à partir de l’incapacité à tenir l’emploi, en dépit de qualifications et de compétences pourtant compatibles avec le poste pourvu : « Alors un des premiers dossiers, je n’ai rien vu. J’ai intégré la personne dans le PLIE. Il avait un projet de projectionniste, il finissait une formation qu’il avait démarrée avec l’ANPE spectacle. Donc c’était quelqu’un d’apte mais un peu renfermé, timide quoi. Il a pris l’emploi, ça c’est bien déroulé, jusqu’au moment où on lui a demandé d’être en autonomie. Là, il revient à l’ANPE, paniqué, agressif, en me disant qu’il avait un problème avec l’employeur qui voulait le licencier. J’ai fait une médiation. Et en fait, il s’était mis en maladie pour ne pas avoir à faire les projections tout seul et son comportement avait changé […]. Il y avait une maladie mentale derrière en fait. Il n’était pas suivi médicalement, c’est la situation qui l’a fait exploser. » (ANPE)
45La santé psychique constitue alors, si ce n’est le maillon manquant, à tout le moins une ressource qu’il convient de faire évaluer : « On les accompagne sur des parcours où il y a des échecs qui sont souvent déclencheurs de ce qui va réellement les faire avancer. Alors quand il y a la santé mentale, en fait c’est plus difficile. C’est le frein où la personne ne maîtrise pas ses actes. » (ANPE)
46Ces deux structures partagent le même objectif d’adaptation des personnes suivies aux situations d’emploi rencontrées : la capacité à se plier aux normes temporelles (tenir le rythme, être constant) et la maîtrise d’une gestuelle adaptée (rendre le corps productif, résister à la pénibilité du travail). C’est d’ailleurs en ces termes que sont présentées les possibilités offertes par le droit du travail ou par la reconnaissance du statut de handicapé. Ainsi l’association A invite-t-elle les personnes suivies à utiliser les arrêts maladie pour gérer les périodes où elles se sentent fragilisées, tandis que les personnels de l’ANPE voient dans la reconnaissance du statut de handicapé une solution transitoire garantissant des droits, le temps que les individus se remettent à flot : « Je ne discute pas le diagnostic des professionnels du soin – mais je trouve qu’ils sous-estiment l’apport, le bien-être que peut apporter une activité professionnelle à la santé mentale. Ce n’est pas quelque chose de figé ! Il y a des allers-retours et il y a des personnes qui, même avec une maladie mentale, vont fonctionner normalement. » (ANPE)
Si elles partagent cette vision pragmatique du « travail sur soi », les structures plus particulièrement positionnées sur des missions d’accompagnement témoignent de préoccupations quelque peu différentes.
Accumuler et mettre en sens les expériences de travail
47Chargées de structurer les projets professionnels et les étapes de la recherche d’emploi, ces associations entendent doter les personnes d’aptitudes à organiser par elles-mêmes leur circuit d’insertion (notamment les allers-retours dans les méandres partenariaux). L’employeur est peu présent dans les discours ; sa représentation particulièrement immatérielle, ses attendus aussi. Et la catégorie du « psychique » recouvre des difficultés relationnelles conjoncturelles qui ont moins à voir avec la situation d’emploi (configuration 1, schéma 1) qu’avec la capacité à accumuler et à mettre en sens les expériences de travail. Dès lors, l’accompagnement engagé vise essentiellement la manière dont l’individu compose avec les codes relationnels, propres à toute situation de travail, puis trace son parcours en capitalisant ses expériences professionnelles : « Ce sont souvent des jeunes qui sont mal à l’aise avec les rapports aux collègues, à la hiérarchie, etc. Ils sont parfois inhibés, agressifs »; « C’est normal d’avoir une idée de l’emploi idéal, mais il faut cumuler un maximum de savoirs, d’expériences diverses. Elles serviront toujours ! » (ML)
48Outre le sens donné aux difficultés psychiques, les contextes d’intervention et les enjeux de positionnement pèsent également fortement sur la perception et l’utilisation des procédures de reconnaissance du handicap.
49Ce qui était un outil mobilisable par des individus ponctuellement fragilisés devient ici un moyen, utilisé par les professionnels eux-mêmes, pour contourner des orientations institutionnelles paradoxales les enjoignant de placer des individus qu’ils jugent implaçables. Ainsi, en l’absence d’emploi ou de formation, la sollicitation de la MDPH constitue-t-elle une manière de faire aboutir l’accompagnement engagé. Pour les professionnels de la ML, il s’agit, par là même, de récompenser le travail subjectif par lequel la personne est censée reprendre en main sa propre santé [11]. Au plan organisationnel, cette procédure permet, en outre, de gérer l’épuisement découlant du sentiment d’échec du travail initié : « C’est aussi que les professionnels se disent que ce n’est plus de leur ressort, parce que c’est frustrant que les démarches d’insertion n’aboutissent pas. »
50La reconnaissance médico-administrative permet alors la sortie des dispositifs de « droit commun », tout en garantissant un statut et des droits. Enfin, à l’échelle institutionnelle, elle réaffirme les frontières sectorielles existantes entre le secteur de l’insertion et celui du médico-social : « Il y a une tendance actuelle du travail social à trouver une réponse aux carences des réponses sociales dans le médical […] ; d’où cette tendance d’aller vers la MDPH, pour renvoyer la qualification du malaise ou du problème, vers les spécialistes chargés de dire si oui ou non telle personne a telle difficulté. » (ML)
51La stratégie est particulièrement nette dans le cas de la ML qui est clairement identifiée comme un lieu où l’on peut parler de sa souffrance, alors même qu’elle est depuis peu fortement astreinte à des impératifs quantitatifs de placement.
En contrepoint, d’autres structures associatives se positionnent sur un registre tout à fait différent. Il s’agit moins de gérer les difficultés liées au décalage entre les dispositions d’un individu et les situations professionnelles qu’il est amené à traverser que de transformer le sujet.
Entre conversion identitaire et redressement des subjectivités
52Nous trouvons ici des associations qui se sont distinguées en construisant leur légitimité sur une expertise « socio-psychologique », étayée par des techniques de travail sur le sujet (suivi psychologique et clinique, ateliers de remise en confiance et de développement personnel, etc.). Et ce positionnement infléchit la manière dont ces acteurs définissent le psychique et le rôle qu’il joue dans les processus d’insertion socioprofessionnelle.
53L’on constate, en effet, une désignation particulièrement extensive d’une difficulté psychique, recouvrant toutes les infractions aux normes comportementales attendues par les acteurs de l’insertion. Ainsi une difficulté à agir sera-t-elle associée à une perte de désir ; des difficultés relationnelles récurrentes à des structures psychiques paranoïdes. Reliée à toute forme de souffrance exprimée ou décelée, la difficulté psychique se désigne ici à distance, voire en l’absence de diagnostic médical stabilisé : « C’est par rapport à la confiance en soi, l’estime de soi, ils arrivent souvent en grosse difficulté par rapport à ça… ça dépend de ce qu’a été leur vie. » (association C.)
Elle relève manifestement d’inaptitudes individuelles structurelles – qu’elles soient héritées ou acquises. Dès lors, ces associations entendent prioritairement transformer les personnes, sans se référer ni aux contextes sociaux dans lesquels elles s’inscrivent, ni aux exigences des employeurs. Aussi, le travail visera-t-il essentiellement à rendre les sujets raisonnants, à les extirper de leur angoisse pour les mettre en projet (associations E et F) ou bien à les accompagner dans une conversion identitaire jugée nécessaire (association B) :
- « On s’est rendu compte que la dynamique de groupe était insuffisamment utilisée si la personne n’avait pas pu évacuer tout un contenu névrotique qui fait qu’elle n’est pas du tout accessible à autre chose qu’à exprimer sa souffrance et à être enkystée là-dedans » (association E) ;
- « Il y a besoin de faire tout ce travail identitaire autour de l’individu. Que les gens parviennent à se penser autrement. On a des gens qui sont désocialisés, qui n’ont parfois pas travaillé depuis 10 ans et qui se sont enfermés chez eux ou en hôpital depuis longtemps » (association B).
55Dans ces cas de figure, l’introspection et la mise en mots de l’affect constituent, au contraire, des supports essentiels permettant de déceler le sens latent et de révéler le sujet à lui-même (Foucault, 1994).
56À l’évidence, cette volonté de transformation des personnes commande un long accompagnement, buttant sur les exigences de placement à court terme des financeurs étatiques et territoriaux [12]. Et le paradoxe, dans lequel ces structures associatives se trouvent, pèse fortement sur leurs attitudes vis-à-vis du statut de travailleur handicapé. Si les effets de la reconnaissance institutionnelle sont parfois mis en question (disqualification auprès des employeurs, résonances identitaires, etc.), le recours à la difficulté psychique permet le maintien de marges de manœuvre vis-à-vis des partenaires. Face aux financeurs, il justifie la longueur des temporalités d’accompagnement et parfois l’échec des mesures mises en œuvre : « Que voulez-vous que l’on fasse ? Comment réaliser un tel travail en quelques mois ! » (association E)
Face aux prescripteurs, la porosité de la catégorie « difficulté psychique » maintient un flou qui ne permet pas aux structures de « droit commun », déléguant tout ou partie de l’accompagnement professionnel, de pleinement assumer leurs positions [13]. D’ailleurs, lorsque des retours sont opérés, la nature des savoirs impliqués dans les diagnostics est si éloignée des références professionnelles des agents ANPE, ML ou PLIE que ces derniers peuvent difficilement y avoir prise.
Conclusion
57Pour conclure, il est utile de rappeler que cette étude de cas ne permet bien évidemment pas de trancher sur le devenir de la catégorie « handicap psychique ». Elle invite toutefois à accorder une attention particulière à la loi de 2005 qui, au-delà de la reconnaissance de cette déficience, marque une transformation des modes de traitement institutionnel du handicap : notamment le passage d’une politique spécifique à une « approche intégrée », valorisant sa prise en compte dans l’ensemble des dispositifs publics. Nous n’avons pas encore le recul nécessaire pour pleinement en apprécier les effets tant sur les institutions que sur les personnes handicapées. Mais on peut toutefois souligner un processus d’instrumentation, des catégories constituées autour du handicap, par les professionnels des politiques sociales.
58Cette instrumentation est, en premier lieu, sémantique. L’analyse démontre clairement combien les définitions de la difficulté psychique s’opèrent à distance des savoirs exotériques : qu’il s’agisse des lectures médicales ayant formalisé l’objet handicap (hypothèse de la médicalisation du social) ou des dispositions politiques, promouvant la pleine participation des personnes handicapées à la vie sociale et citoyenne (Ebersold, 2002). Elles sont, en revanche, fortement infléchies par les problèmes que les structures rencontrent dans leurs propres missions : échec des solutions proposées, justification de l’activité auprès des financeurs, etc. Le « handicap psychique » est alors investi sur la base des critères, déjà utilisés pour jauger des attitudes jugées non conformes aux codes comportementaux et aux ressources subjectives que nécessitent les situations d’emploi – à tout le moins dans la représentation que les professionnels de l’insertion en ont.
59Cette instrumentation est, en second lieu, stratégique. C’est, là encore, à partir des rapports de coopération/concurrence dans lesquels les acteurs de l’insertion se trouvent pris, que les ressources juridiques et médico-administratives vont être saisies. De fait, la prise en compte du « handicap psychique » par la loi de 2005 n’est pas vraiment utilisée pour aiguiser le regard porté sur les personnes suivies, pour négocier avec les employeurs et augmenter – autant que possible – l’insertion en milieu dit ordinaire. Elle sert tantôt à justifier la longueur de l’accompagnement mis en œuvre, tantôt à légitimer l’orientation d’individus vers la MDPH. Cette déviation de buts tient évidemment à plusieurs choses. Citons tout d’abord des décalages évidents dans les conceptions, respectivement portées par le législateur et par les professionnels de l’insertion. Pour ces derniers, la prise en charge spécialisée et la reconnaissance du statut de travailleur handicapé ne sont pas toujours vues comme des réponses discriminatoires qui, en inscrivant les personnes dans des « espaces seconds d’appartenance sociale », entravent leur participation. Le diagnostic médical et son enregistrement administratif permettent, au contraire, de reconnaître ce que les professionnels identifient comme des formes de souffrance et de durablement exonérer une personne de ses obligations productives. Ils garantissent des protections sociales à des individus stationnant dans une situation d’entre deux. Ils sont même parfois vus comme la consécration de la démarche par laquelle l’individu prend en main son parcours. En ce sens, cette réponse peut constituer une sortie « par le haut » des dispositifs d’insertion.
60À ce processus de traduction de la notion de « handicap psychique » s’ajoutent des raisons d’ordre politique, liées aux contradictions structurelles du modèle d’inclusion sociale français. L’objectif de placement en emploi, à l’aune duquel les associations sont évaluées et financées, en constitue un bon indicateur. À l’heure actuelle, il est remis au premier plan des agendas politiques communautaire (Carcassonne, 1996 ; Mohanu, 2007 ; Barbier, 2008) et national (Bec, 1998 ; Castel, 1999 ; Autes et Bresson, 2000) : tantôt pour solvabiliser les systèmes de protection sociale, tantôt pour sortir d’une approche indemnisatrice, jugée stigmatisante et décapacitante. Le paradigme intégratif – instituant la dépendance de l’homme à l’égard de la société et mettant en avant la nécessaire solidarité collective contrebalançant cette dépendance (Ewald, 1986) – laisse progressivement place à un modèle « participatif » qui privilégie l’insertion (les individus ont le devoir de subvenir à leurs propres besoins par le salariat/la collectivité le devoir de soutenir leur employabilité), tout en la subordonnant à l’implication individuelle (Ebersold, 1999, puis 2002 ; Hamonet, 2006 ; Vrancken et Macquet, 2006). Dans un pays comme la France où les structures d’insertion n’ont que peu de prise sur les employeurs, les professionnels sont du coup invités à rappeler aux individus leur devoir de travailler, sans pour autant pouvoir leur garantir l’accès à l’emploi. La convocation de la « difficulté psychique » et son assimilation au « handicap psychique » permettent alors de contourner un paradoxe générant d’évidentes tensions.
Reste cependant à apprécier les incidences de telles pratiques sur la problématisation du handicap et sur les situations des personnes handicapées en tant que telles. On notera ici que si « l’approche intégrée » étend la prise en compte du handicap à l’ensemble des dispositifs publics, c’est au prix d’une double dilution. Dilution « théorique » en premier lieu : utilisé pour désigner toutes les inadaptations sociales et professionnelles, le « handicap psychique » devient une composante de handicaps socioculturels plus larges (Sicot, 2005). Dilution « politique » en second lieu : le risque est grand de voir les politiques du handicap utilisées pour réguler la difficile recomposition des systèmes de protection sociale. Le « handicap psychique » servirait alors, d’une part, à accompagner une normalité précaire dans une situation où la pénurie d’emplois est forte mais où la norme de l’emploi salarié est pourtant remise au centre et, d’autre part, à élaborer des circuits alternatifs, permettant à des « normaux inemployables » l’accès à une protection sociale collectivisée. Enfin, le handicap étant de plus en plus apprécié à partir de critères variables et toujours à reconsidérer, on peut craindre la constitution de filières institutionnelles spécifiques qui, en voulant respecter les différences et personnaliser les suivis, peut aussi creuser les différentiels de traitement, de droits et de ressources.
Notes
-
[*]
Maître de conférences à l’université de Nancy 2 et membre du 2L2S – LASURES (Laboratoire lorrain de sciences sociales – Équipe de « Sociologie urbaine, des représentations et de l’environnement social »).
-
[1]
Loi n° 2005-102 parue au JO du 11 février 2005.
-
[2]
Sur cette question, voir dans le présent numéro l’article de Marie Cuenot et Pascale Roussel : « De la difficulté de quantifier le handicap psychique : des classifications aux enquêtes » (ndlr).
-
[3]
Dans le domaine éducatif, ce dernier élément est introduit dès 2005. Le décret du 6 janvier rénovant les instituts de rééducation (création des ITEP) autorise, en effet, l’accueil de jeunes qui souffrent de troubles du comportement et de la conduite mais qui ne relèvent pas d’un traitement strictement psychiatrique.
-
[4]
Sur cette question, voir l’article de Patricia Thornton : « Special and mainstream Services in Europe, and the case of the United Kingdom/Panorama des dispositifs, spécialisés ou non, existant en Europe et l’exemple du RU », Revue française des affaires sociales, 2005-2, « Politiques en faveur des personnes handicapées. Grandes tendances dans quelques pays européens » (ndlr).
-
[5]
Cette recherche a été financée dans le cadre du programme de recherche de la Mire (Mission recherche de la DREES) sur le handicap psychique (appel d’offres 2005).
-
[6]
Depuis la loi de 2005, les fonctions préalablement remplies par la COTOREP sont assurées par la commission des droits et de l’autonomie, siégeant dans les maisons départementales des personnes handicapées (MDPH). C’est dans ce lieu que se prennent les décisions concernant la reconnaissance des handicaps et l’attribution des prestations.
-
[7]
Au moment de la recherche, seule l’association F a engagé une étude sur le handicap psychique. Ceci étant, cette enquête interroge moins les critères utilisés pour définir la difficulté psychique que les obstacles pratiques et symboliques rencontrés par les personnes « handicapées psychiques » en insertion.
-
[8]
Les effets que les positions institutionnelles peuvent avoir sur les représentations mobilisées par les professionnels sont également constatés par d’autres chercheurs. C’est le cas dans le champ de la santé (Freidson, 1970 ; Calvez 2004), mais aussi dans celui du travail social (Ion, Laval et Ravon, 2007) et de l’insertion (Garnier, 1996).
-
[9]
On notera ici que cette dualité « individu/contexte » n’est pas propre aux professions du travail social puisqu’elle se retrouve dans les représentations que les employeurs ont des salariés handicapés. Sur la question, cf. Blanc (1995), Blanc et Sticker (1998) ou encore Zaffran (2005).
-
[10]
La notion de gestion individuelle d’une situation sociale est éloignée de l’acception qu’ont pu en donner les sciences gestionnaires. Selon la définition formalisée par Marc-Henry Soulet (2003), elle suppose « un monitoring permanent, un travail sur soi continuel, une conscience entretenue de ce que l’on fait » (p. 332). Cette catégorie, mobilisée par bon nombre de professionnels enquêtés, renvoie donc plus largement à la valorisation de l’agir individué, caractérisant le modèle insertionniste français formalisé durant les années 1980.
-
[11]
Comme l’ont montré Yves Donnay et Marie Verhoeven (2007), plus la personne est vue comme éloignée de l’insertion, plus le travail de subjectivation engagé s’éloigne de l’acquisition de compétences professionnelles et sociales et vise l’intime (la confiance en soi, etc.) ; d’où l’apparition de nouveaux critères de tri des publics et de nouveaux positionnements associatifs. Les associations des configurations 3 et 4 du schéma 1 se consacrent en effet essentiellement à cet effort de remodelage des socialisations.
-
[12]
Il s’agit par exemple du conseil général, du conseil régional, de la direction régionale du Travail, de l’Emploi et de la Formation professionnelle, de l’ANPE, de l’AGEFIHP, de la municipalité toulousaine ou encore du Fonds social européen.
-
[13]
Deux exemples illustrent cette attitude ambiguë vis-à-vis des prescripteurs et les jeux autour de la définition de ce qu’est la difficulté psychique. Le premier recouvre le décalage manifeste entre des professionnels, soulignant la prolifération de « publics psy » impossibles à placer, et dans le même temps, leur extrême difficulté à nous en faire rencontrer. Le second exemple concerne les difficultés de fonctionnement du réseau santé, initié par le PLIE – notamment les contestations d’associations qui en ont pourtant demandé la mise en place. De fait, si la structuration partenariale permet d’atténuer la fragilité des places qu’elles occupent (les difficultés de financement rencontrées), elle réduit dans le même temps le flou duquel elles tirent leur marge de manœuvre. Ce réseau sera d’ailleurs interrompu à l’automne 2006.