CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Créé au début des années 2000, le réseau Galaxie [1] réunit sur l’ensemble du territoire national, une vingtaine de structures spécialisées dans l’accompagnement socioprofessionnel de personnes en situation de handicap psychique. Ce réseau s’est, très rapidement, penché sur la question de l’évaluation du handicap psychique, en s’appuyant sur la richesse et la force de sa dimension collective.

2Pendant près de trois ans, dans le cadre d’un programme du Fonds social européen, des groupes de travail se sont réunis très régulièrement autour de ce thème. Ces groupes rassemblaient des professionnels issus des structures du Réseau Galaxie et d’autres acteurs directement concernés par l’insertion socioprofessionnelle des personnes en situation de handicap psychique : médecins psychiatres, médecin du travail, managers d’entreprises, neuropsychologues, représentants des familles… Leur objectif était d’appréhender la question de l’évaluation d’un point de vue global et selon les deux axes constitutifs du handicap : les facteurs personnels de santé et les facteurs environnementaux.

3À partir de la confrontation des référentiels, de la mutualisation des pratiques et de la capitalisation des expériences, au cours de débats parfois vifs mais toujours constructifs, se sont peu à peu dessiné les contours d’un dispositif opérationnel pour l’évaluation des situations de handicap psychique. C’est ainsi que la première version du cahier des charges des équipes spécialisées d’évaluation du handicap psychique (E.S.E.H. P) [2] est née à la fin de l’année 2006.

4Après cette étape de réflexion et conceptualisation, il a semblé essentiel de pouvoir expérimenter ce dispositif sur le terrain. La Caisse nationale pour l’autonomie et la solidarité (CNSA) a soutenu un projet d’expérimentation des ESEHP en collaboration avec les conseils généraux de six départements pilotes (Ain, Haute-Garonne, Loire, Nord, Maine-et-Loire et Sarthe).

5Entre juillet 2007 et décembre 2008, des « équipes spécialisées » (ESEHP) ont réalisé près de 200 prestations de bilan d’évaluation pour des personnes présentant un handicap psychique, à la demande des équipes pluridisciplinaires des Maisons départementales des personnes handicapées (MDPH) des six départements pilotes selon les principes et modalités préconisées par le cahier des charges des ESEHP. Parallèlement, le réseau Galaxie assure une mission d’animation de l’expérimentation, de consolidation et d’analyse des données.
Cette expérimentation a fait l’objet d’un rapport de mission [3].

Quelques éléments issus du rapport de mission

6Le dispositif ESEHP a été conçu comme un service d’expertise dédié à l’évaluation du handicap d’origine psychique et des besoins à compensation qui en découlent, s’articulant avec le travail réalisé par d’autres professionnels (à savoir les équipes pluridisciplinaires des MDPH) et les complétant.

7Les préalables à cette démarche :

  • Convaincus que le diagnostic (médical) ne présage pas du pronostic (d’insertion) et que la maladie mentale n’est pas superposable au handicap, on ne peut néanmoins pas ignorer les liens étroits qu’entretient la maladie avec le handicap et vice versa.
  • Les évolutions de la pathologie mentale d’un individu n’étant pas linéaires, la consolidation du handicap psychique qui en découle est une notion relative. Nous préférons alors parler d’un handicap oscillant, caractéristique qui doit être prise en compte dans le processus d’évaluation.
  • Comme beaucoup de handicaps, mais peut être de manière plus prégnante encore, le handicap psychique est un handicap de situation, dont l’expression est intimement liée à l’environnement dans lequel la personne évolue. La contextualisation du processus d’évaluation est alors une donnée déterminante.
  • L’interdépendance entre les facteurs médicaux, sociaux, professionnels étant majeure, l’approche évaluative se doit d’intégrer systématiquement ce triptyque, même dans le cadre d’une demande très ciblée (ex. : projet de formation professionnelle).
Dans ce contexte, la nature de l’évaluation du handicap psychique par le dispositif ESEHP est donc délibérément singulière, globale et situationniste, articulant une approche spécialisée, itérative avec celle de l’ensemble des acteurs concernés par la situation de handicap.

Le cadre de la prestation d’évaluation

8Le choix a été fait de définir a priori un cadre pour la prestation d’évaluation :

  • durée : 35 heures en moyenne par personne réparties sur 6 à 10 semaines ;
  • exploration de cinq champs : habiletés professionnelles, aptitudes cognitives, compétences professionnelles, identité personnelle et éléments psychopathologiques résiduels ;
  • modalités d’observation diverses : entretiens individuels, ateliers en groupes, visites à domicile, mises en situation écologique…
Cette option n’avait pas pour objectif de formater les pratiques, puisque les équipes ESEHP avaient toute liberté pour y déroger, mais celui d’offrir un cadre de référence permettant d’analyser les pratiques de terrain en questionnant les écarts entre le cadre théorique et ce qui a été réalisé.

9Par ailleurs, le dispositif ESEHP donne aux professionnels un large choix de moyens d’intervention permettant de composer un « menu à la carte » pour l’évaluation, selon la nature et le contexte de la demande, des capacités de la personne et de son environnement, de ses aspirations et limitations… dans l’objectif de pouvoir aller au plus près des besoins de la personne, sans réduire l’évaluation à la seule appréciation de la capacité de la personne à s’adapter à un cadre normatif, ce qui est souvent le cas quand les procédures d’évaluation sont trop standardisées.

10Enfin, l’avis des usagers est recueilli selon des modalités définies (questionnaires de satisfaction, comités d’usagers…) pour identifier, de leur point de vue, les effets produits.

Les difficultés rencontrées par les équipes pluridisciplinaires des MDPH

11Dès le départ, les équipes pluridisciplinaires ont accueilli avec intérêt l’expérimentation et se sont mobilisées sur le terrain, comprenant que l’ESEHP pouvait être un outil pertinent répondant « à des situations plus larges et complexes qu’une demande exclusivement ciblée sur l’emploi ou ne relevant pas strictement d’une appréciation médicale ».

12Les situations complexes décrites par les équipes pluridisciplinaires, concernent de manière récurrente :

  • la capacité à se procurer un emploi pour les titulaires de l’AAH dont le taux d’incapacité est compris entre 50 et 79 %;
  • les demandes de prestation de type psychosociale (Prestation de compensation du handicap) ;
  • les dossiers anciens revenant régulièrement devant les commissions ;
  • les personnes résidant hors des grosses agglomérations ;
  • les demandes relatives à un handicap d’origine autre que psychique alors qu’une telle origine est pressentie ;
  • les publics jeunes entrés récemment dans la maladie.
Face à ces situations « complexes », les équipes pluridisciplinaires font état d’un sentiment d’insatisfaction du fait de leur difficulté à apprécier et à évaluer l’impact du handicap. Elles indiquent également qu’un nombre important de demandes sont actuellement traitées uniquement sur pièces.
Dans la majorité des dossiers traités par les ESEHP, la demande formulée par la personne n’était pas très claire. Cela interroge la compréhension de la personne de sa demande (dans quelle mesure a-t-elle été associée à cette démarche ?). De même, si dans ces dossiers, beaucoup de demandes tournaient autour de l’emploi, dans un grand nombre de cas, toutes les cases du formulaire étaient cochées. Ceci est assez caractéristique du handicap psychique, compte tenu de la difficulté des personnes concernées à identifier et exprimer leurs aspirations, et conduit à se demander si un travail sur l’expression de la demande ne constitue pas un préalable à l’évaluation, ou encore une mesure de compensation du handicap psychique

Évaluation du handicap psychique et des besoins de compensation

13Même dans les situations où la demande est très ciblée, l’ESEHP procède systématiquement à une exploration de tous les secteurs (professionnel, social et médical), soit en interne du dispositif, soit en lien avec les acteurs externes.

14Cette approche globale, rendue nécessaire par l’extrême imbrication et interdépendance entre ces champs dans les situations de handicap psychique, offre également la possibilité d’explorer d’autres pistes et solutions d’insertion ou de compensation « plus adaptées » que la réponse aux demandes formulées.

15Se pose alors la question du « retour » qui est fait aux intéressés dans l’hypothèse où les préconisations diffèrent de la demande initiale. Les équipes pluridisciplinaires des MDPH ont beaucoup insisté sur l’obligation légale de répondre uniquement à la demande formulée. Si cette position est légitime, il n’en reste pas moins que cela peut conduire des personnes à recevoir une réponse négative à la demande exprimée, sans avoir d’autres perspectives concrètes. Elles doivent alors redéposer une demande, ce qui suppose de nouvelles démarches et des délais d’attente significatifs.

16Les modalités d’information précoces de la personne avec l’aide de l’ESEHP en amont de la demande auprès de la MDPH doivent être explorées. Le concept de Centre ressource pour le handicap psychique (CReHPsy) dont l’objectif général « vise à apporter une réponse opérationnelle globale et coordonnée aux situations de handicap psychique confrontées à des difficultés pour concrétiser un projet de vie personnalisé » [4] peut être alors pertinent.

Place des ESEHP et articulation entre équipes des ESEHP et des MDPH

17La question se pose de la place des ESEHP et de l’articulation entre leurs équipes et celles des MDPH. En effet, comme l’évoquait un intervenant d’une équipe pluridisciplinaire en amont de l’expérimentation : « le dispositif ESEHP ne correspond-il pas à ce qu’idéalement nous devrions faire? ».

18L’expérimentation menée dans les six départements donne quelques éléments d’appréciation.

19La présence des équipes ESEHP auprès des MDPH est apparue nécessaire à toutes les équipes pluridisciplinaires. Le besoin d’appui exprimé par ces dernières en matière d’évaluation du handicap psychique, d’une part, et les compétences des équipes ESEHP en la matière, d’autre part, ne suffi-sent pas pour définir une collaboration et pour légitimer l’intervention des équipes ESEHP en complément des missions de l’équipe pluridisciplinaire.

20C’est donc dans la nature des activités que les ESEHP ont été amenés à avoir, qu’il faut chercher.

21– Les ESEHP ont dû souvent « relancer » à plusieurs reprises les personnes pour arriver à fixer un premier rendez-vous, lui même parfois aménagé (courte durée, amorce progressive de la démarche). Dans certains cas, le premier rendez-vous a été réalisé au domicile de la personne concernée. Une équipe ESEHP s’est même systématiquement déplacée pour aller à la rencontre des personnes (le taux de non-réalisation de la prestation a été de 7 %, alors qu’il atteint 50 % sur les autres départements). Ce n’est qu’au prix de ces aménagements et de cet important investissement en énergie et en temps – que les équipes pluridisciplinaires n’ont pas les moyens de faire – que la plupart des personnes ont pu s’engager dans la prestation d’évaluation. Il s’agit là d’une illustration de la problématique des personnes en situation de handicap psychique.

22– Par ailleurs, dans bon nombre de situations, la démarche d’évaluation a, pour partie, consisté à « recoller les morceaux » d’une histoire et d’un présent éclatés ; chaque intervenant (familles, équipes de soins, travailleurs sociaux…) étant dépositaire d’une partie du puzzle. L’identification de tous ces acteurs et le recueil des informations auprès de chacun d’eux ont constitué un pan important du travail réalisé par les ESEHP. Au-delà de l’identification des sources d’information, il a fallu organiser et réaliser le partage de cette information.

23Un rôle important des ESEHP est leur fonction d’interface notamment avec le secteur sanitaire. Même si la question du secret professionnel a été soulevée au cours de l’expérimentation, de façon plus ou moins formelle, l’information nécessaire a pu circuler.

24Cette collaboration essentielle avec le secteur sanitaire [5] a été rendu possible non seulement grâce à la reconnaissance des ESEHP par le secteur psychiatrique en tant « qu’équipes spécialisées » leur conférant une sorte de légitimité, mais également parce que toutes les équipes ESEHP avaient de longue date, noué sur leur territoire des liens étroits avec le secteur sanitaire. Il est sans aucun doute difficile aux MDPH de pouvoir jouer ce rôle en raison du nombre de dossiers à traiter et de la dimension « généraliste » de leur mission.

L’avis des personnes handicapées sur le dispositif expérimenté

25Les personnes handicapées ont abordé un grand nombre de points dans leur avis sur la prestation ESEHP. Nous retenons ici deux points récurrents.

L’individualisation de la prestation

26L’adaptation des rendez-vous au rythme des personnes a été mentionnée : « espacés au départ, sinon, çà n’était pas possible ». Toutes les personnes interrogées ont apprécié de se voir proposer « des rendez-vous réguliers », planifiés à l’avance, « c’était bien d’avoir un emploi du temps organisé sur un certain temps », « ça structure, les activités, je n’avais pas ça depuis la scolarité », « ça joue sur le sommeil, ça remet les pendules à l’heure, ça recale ».

27La souplesse de la prestation a été notée par une personne qui a interrompu son parcours d’évaluation consécutivement à une réhospitalisation, pour y revenir ensuite : « c’est bien cette souplesse, je crois que ça m’a aidé à prendre ma maladie en considération, j’ai beaucoup de contraintes à cause de ma maladie et j’ai pu en reparler avec le psychologue après l’hôpital, je sais pour quoi j’ai dû aller à l’hôpital ».

L’« après-ESEHP »

28Une question est revenue fréquemment concernant l’« après-ESEHP » : « Qui nous accompagne? »; « Il faut que je fasse d’autres Évaluations en milieu de travail (EMT) en entreprise adaptée, j’ai besoin d’aide pour les démarches. »

29Une personne demande : « Après, on va où ? Ce serait bien s’il y avait une continuité. J’ai un projet de formation qui doit être travaillé, il faut donner les moyens de nous aider aux structures associatives. »

30Une autre de dire : « L’évaluation, c’est une sorte d’embryon qui permet de faire le point sur certains sujets, de définir des priorités, des objectifs à atteindre, c’est une étape, j’ai besoin d’être aidé pour la suivante, je veux faire un essai en milieu de travail. »

31D’une manière générale, la fin de l’évaluation est vécue comme « une rupture difficile », comme « un retour à la case départ », avec « la peur de retomber comme avant, de ne plus rien faire ».

32Un monsieur ajoute : « On avait pris des habitudes, on venait régulièrement, maintenant, y a plus rien, faut attendre et c’est pas facile. »

33Cette dernière remarque est à mettre en perspective avec les recommandations qui avaient été faites aux ESEHP, à savoir, établir deux niveaux de préconisations auprès des MDPH :

  • des préconisations dites « réalistes » c’est-à-dire immédiatement opérationnelles du fait de l’existence des ressources pour les mettre en œuvre sur le territoire ;
  • et des préconisations « idéales » centrées sur les besoins de la personne, mais pour lesquelles les moyens de mise en œuvre n’existaient pas sur le territoire.
* * *

Cette expérimentation a permis de questionner :

34

  • les moyens en direction des personnes présentant un handicap psychique sur la plupart des territoires ;
  • les dispositions prises en matière d’accompagnement et d’accueil des personnes après l’identification des besoins de compensation.
L’approche proposée au travers du concept de « CReHPsy » est innovante pour le handicap psychique. Ce dispositif pourrait constituer la colonne vertébrale de la compensation du handicap psychique, à partir d’une approche collective, confrontant les cadres existants avec les besoins des acteurs concernés, ce qui exigera sans doute d’aller au-delà des normes établies.

35Dans l’attente de cadres réglementaires instituant un tel dispositif, ce concept fait actuellement l’objet d’échanges avec les pouvoirs publics pour envisager en 2010 un projet d’expérimentation d’un premier niveau d’activité.

Notes

  • [*]
    Roger Gayton : vice-président du réseau Galaxie.
  • [**]
    Yann Boulon : chargé de développement dans le réseau Galaxie.
  • [1]
    www.reseau-galaxie.fr
  • [2]
    Cahier des charges en ligne sur le site internet.
  • [3]
  • [4]
    Cf. lettre d’information n° 4 du réseau Galaxie en ligne sur le site internet www.reseaugalaxie.fr : « les CReHPsy proposent deux niveaux d’intervention : le premier concerne l’accompagnement de la personne dans son projet alors que le deuxième niveau d’intervention cible l’environnement pour que ce dernier puisse pleinement jouer son rôle intégrateur ».
  • [5]
    Cf. rapport d’étude du CEDIAS sur l’articulation entre MDPH et secteurs psychiatriques soutenue par la CNSA sur 15 sites pilotes (Congrès de Versailles du 23 mars 2009). Voir également la contribution dans le présent numéro : « Les conditions de l’évaluation des situations de handicap d’origine psychique » (ndlr).
Roger Gayton [*]
Vice-président du réseau Galaxie. Chargé de réadaptation psychosociale pour les services de psychiatrie du CHU de Saint-Étienne pendant de nombreuses années, il a mis en place à partir de l’association Recherches et Formations (Loire) différents dispositifs d’accompagnement pour des personnes fragilisées par des troubles psychiques.
  • [*]
    Roger Gayton : vice-président du réseau Galaxie.
Yann Boulon [**]
Chargé de développement dans le réseau Galaxie. Après une expérience de deux ans sur le terrain sur les questions d’évaluation de l’employabilité des personnes en situation de handicap psychique, il a assuré pendant dix ans la direction des dispositifs d’accompagnement de l’association Recherches et Formations.
  • [**]
    Yann Boulon : chargé de développement dans le réseau Galaxie.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/03/2010
https://doi.org/10.3917/rfas.091.0129
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