1Lorsque l’on observe de loin le Canada et les États-Unis, l’impression qui ressort est d’avoir affaire à des sociétés assez semblables. Mais en réalité, les différences sont assez importantes.
2En termes de dépenses publiques sur les programmes sociaux, il est clair que les pays de type libéral comme les États-Unis et le Canada sont assez proches comparés à d’autres pays, notamment d’Europe continentale. Un aperçu rapide montre en effet une division en trois groupes de pays: les pays d’économie sociale de marché, nordiques d’une part, continentaux d’autre part et les pays d’économie libérale de marché.
3S’agissant de la pauvreté relative, le taux de pauvreté basé sur 40% de la médiane du revenu des ménages, est, dans les années 1990, le double dans les pays libéraux par rapport aux pays d’économie sociale de marché [3]. C’est aux États-Unis que les mesures sociales de redistribution en termes de fiscalité ou en termes de transferts sociaux apparaissent le moins efficaces pour réduire la pauvreté. Et la distance est très importante avec le Canada. Dix ans plus tard, en retenant un seuil de pauvreté à 50% de la médiane, c’est aux États-Unis ou au Canada que les mesures sociales et de fiscalité ont le moins d’impact en termes de réduction de la pauvreté. On peut même dire que ces pays sont parmi les derniers de la classe, même si, une fois encore, on constate une différence entre les États-Unis et le Canada [4].
4Si nous prenons les dépenses publiques de santé en pourcentage des dépenses totales de santé entre 1980 et 2001, on observe partout des baisses, sauf dans les économies sociales de marché continentales. Malgré ce mouvement, les niveaux sont très différents. Dans les économies sociales de marché nordiques, on est environ à 80% de dépenses publiques, dans les économies continentales à 75%, alors que dans les économies libérales de marché on se situe à environ 70%, encore qu’aux États-Unis, malgré une augmentation durant ces vingt années, on est franchement en retrait avec 46%. Il est important de noter qu’au Canada nous sommes à 70% de dépenses publiques sur l’ensemble des dépenses de santé [5].
Les principaux domaines de la protection sociale sont de compétence provinciale mais des éléments de rupture entre les deux niveaux apparaissent progressivement
Encadré : quelques considérations générales sur le système politique canadien [1], système de relations fédérales-provinciales
- Le fédéralisme implique une gouvernance à niveau multiple qui pose constamment l’enjeu de la diversité territoriale. Le Canada est constitué de dix Provinces et d’un gouvernement fédéral. Cela explique donc qu’il y ait nécessairement et constamment une « conciliation », voire une « réconciliation » des principes contenus dans tous les programmes et notamment dans les programmes sociaux en ce qui concerne la protection sociale. Ces programmes ont une portée soit régionale soit canadienne. Il y a nécessité de renouveler les compromis: les Provinces reconnaissant une autorité au gouvernement fédéral ou, au contraire, la lui contestant. C’est une situation d’équilibre instable, peut-être précaire, traversée par un certain nombre de tensions et de remises en question.
- Quand nous parlons de fédéralisme, nous parlons nécessairement de division constitutionnelle des compétences gouvernementales. Au Canada, le principe fédéral, selon son acception traditionnelle, est compris de la façon suivante: chacun des gouvernements provinciaux a une souveraineté législative dans son domaine de compétence et le gouvernement fédéral a aussi une souveraineté législative dans le sien.
5Au Canada, les principaux domaines de la protection sociale sont de compétence provinciale: l’éducation, la santé, la sécurité du revenu, l’emploi. Le volet fédéral n’en joue pas moins un rôle dans ces domaines, même si c’est l’objet de contestation de la part des Provinces. Cette réalité rythme le développement de l’État social au Canada et marque la restructuration de la protection sociale aujourd’hui.
6Le niveau fédéral pourrait être considéré comme étant en marge de ce secteur, mais en fait il a joué un rôle de premier plan dans l’élaboration des objectifs généraux pour définir les priorités, et même dans l’alimentation de flux financiers destinés à la protection sociale.
7Le gouvernement fédéral a finalement vu le développement de la protection sociale comme faisant partie de ce que nous appelons le nation building. Dès lors, il a fallu trouver un mode de coopération entre les gouvernements provinciaux et fédéral afin d’éviter les confrontations.
8Toutefois certains éléments de rupture entre les deux niveaux sont apparus progressivement. Au cours des années 1990, le Canada a introduit une modification dans les principes de fonctionnement de la politique sociale à travers les formes et les volumes de financement. Cette réforme a provoqué certaines difficultés avec les gouvernements provinciaux et a marqué les années récentes jusqu’à aujourd’hui.
Il convient de prendre en compte deux grandes données lorsqu’il est question de la protection sociale au Canada:
- la première est la fragmentation de l’espace canadien. Le Canada a toujours été un pays assez fragmenté en termes d’espace économique, voire d’espace politique. Nous parlons d’État région, concept contestable, puisque toutes les régions au Canada ne sont pas près de cet idéal type (seulement l’Ontario, le Québec, la Colombie-Britannique et l’Alberta le sont). Il y a donc une tension entre la fragmentation économique, l’émergence d’États régions et une volonté politique centrale de remodeler un semblant d’espaces sociopolitiques au Canada;
- la deuxième est l’érosion du leadership fédéral. En 1995, le gouvernement fédéral a repensé ses politiques à l’égard des Provinces et a engagé une politique de gestion de son déficit budgétaire qui a consisté à se délester d’une partie du poids de ses dépenses et, en particulier, des transferts aux Provinces. Ainsi, en 1995, dans le budget fédéral, tous les mécanismes de transfert aux Provinces ont été fusionnés en un seul. Parallèlement à cette fusion, l’ensemble des transferts ont été diminués de 33% pour les quatre années suivantes.
La diminution du financement fédéral des dépenses sociales
9L’importance de ces compressions budgétaires peut être constatée avec le pourcentage de financement fédéral pour toutes les dépenses provinciales en santé, en éducation, en services sociaux. Au tout début, dans les mécanismes mis en place dans l’après-guerre, ces dépenses étaient financées par moitié par le niveau fédéral. Puis la part de financement assurée par le gouvernement fédéral a progressivement diminué au cours des années jusqu’à être encore sensiblement réduite à la fin des années 1970. En 1985, le gouvernement fédéral participait au cinquième des dépenses faites par les gouvernements provinciaux (ce sont les Provinces qui sont les prestataires de services et qui assurent les services, l’embauche, etc.). En 1995, cette part fédérale qui était de 18% des dépenses, a chuté à 11%, avant de remonter un peu pour maintenant plafonner autour des 15% (cf. figure 1). Par cette chute brutale, le gouvernement fédéral a introduit une mesure systémique faisant en sorte que les Provinces ont dû, par définition, répercuter les politiques de restriction budgétaire massive dans leurs propres services ainsi que dans leur façon d’appliquer leurs propres programmes.
Transfert du gouvernement fédéral (avec fiducies) par rapport aux dépenses provinciales en santé, en éducation et en services sociaux (en%)

Transfert du gouvernement fédéral (avec fiducies) par rapport aux dépenses provinciales en santé, en éducation et en services sociaux (en%)
10De ce fait, l’autorité morale du gouvernement fédéral pour dicter, pour diriger, pour essayer de téléguider les politiques dans ces domaines, a été fortement atteinte.
Le déséquilibre fiscal entre gouvernement fédéral et gouvernements provinciaux
11Cette situation a été aggravée par le déséquilibre fiscal. En 1995, un virage important a été pris: des restrictions budgétaires sont appliquées par le gouvernement fédéral et les transferts financiers vers les Provinces chutent de façon radicale. La caisse d’assurance chômage est un lieu de provision très important pour financer le déficit fédéral, parce que les surplus sont versés dans les fonds consolidés et non gardés pour les travailleurs. Au même moment, le pourcentage des travailleurs couverts par l’assurance chômage diminue.
12Le déséquilibre fiscal est l’écart croissant entre la capacité du gouvernement fédéral et celle des gouvernements provinciaux à financer leurs programmes, leurs interventions et leurs services. Des projections ont été faites sur les années 2009-2010 et 2019-2020. Dans les deux cas de figure, le gouvernement fédéral a un excédent important en termes de revenu par rapport à ses dépenses, alors que les Provinces dans le premier cas sont en déficit et dans l’autre cas, en équilibre budgétaire approximatif.
Deux estimations des soldes budgétaires respectivement du gouvernement fédéral et des gouvernements provinciaux (années 2009-2010 et 2019-2020 – en milliards de dollars)

Deux estimations des soldes budgétaires respectivement du gouvernement fédéral et des gouvernements provinciaux (années 2009-2010 et 2019-2020 – en milliards de dollars)
13En 1991-1992, le gouvernement fédéral avait un déficit budgétaire chronique de 38,6 milliards de dollars. En 1998-1999, c’est-à-dire trois ans après l’application des mesures, le gouvernement fédéral n’était plus en déficit, mais en excédent budgétaire de 5 milliards. Depuis lors, l’excédent budgétaire n’a fait que s’accroître.
Un nouveau rôle pour le gouvernement fédéral: détermination des objectifs et évaluation
14Dorénavant, le gouvernement fédéral entend mettre l’accent sur les grands objectifs de politique sociale. Il souhaite aussi pouvoir contrôler les résultats.
15Le gouvernement fédéral a quatre façons d’intervenir:
- Il peut intervenir par le biais des ententes entre la Fédération et les Provinces: le gouvernement fédéral cherche à façonner les dépenses des Provinces en fixant des objectifs de politique publique. Il se sert de la reddition des comptes et des exigences d’imputabilité face à la population pour essayer d’infléchir l’action des Provinces.
- Il interprète de façon extensive ses compétences: le gouvernement fédéral est dans son domaine d’intervention et l’utilise, mais le fait dans le prolongement ou dans une interprétation extensive de sa compétence. Ainsi, le gouvernement fédéral s’est fait reconnaître en 1940 une compétence constitutionnelle pour l’assurance chômage, qu’il utilisera par la suite pour mettre en place des congés de maternité, puis en 2000 des congés parentaux, et des prestations de « compassion ».
- La création de fondations: le gouvernement fédéral crée une fondation qui a toutes les caractéristiques d’une fondation privée, avec des personnes « parapubliques » mandatées et de l’argent public. Ce type d’intervention se fait davantage dans le domaine de l’enseignement supérieur, de la recherche, etc.
- L’expertise et les projets pilotes: il est très important de garder sa capacité d’exercer un leadership, une autorité morale, une compétence particulièrement forte dans ces domaines qui ne relèvent pas nécessairement de ses champs de juridiction. Le gouvernement fédéral investit beaucoup dans des questions qui portent sur le développement d’une expertise avec des projets pilotes. Progressivement se met en place une communauté de chercheurs et d’experts qui sont en interaction avec le gouvernement fédéral. Au cours de ces dernières années, ces experts ont surtout travaillé sur les outputs, sur les résultats des politiques et moins sur les inputs et sur les normes. Cela implique logiquement un transfert dans le temps. Les mécanismes de contrôle commenceront à porter leurs fruits et à s’exprimer réellement au cours des années à venir.
Actions fédérales en matière provinciale, par type d’arrangement, depuis 1998

Actions fédérales en matière provinciale, par type d’arrangement, depuis 1998
La marginalisation du Québec dans un tel processus
16Le gouvernement du Québec s’est généralement tenu à l’écart de ces ententes et de ces mécaniques:
- il n’a pas souscrit à l’entente sur l’Union sociale de 1999 [6];
- il s’est opposé à la mise en place des fondations;
- il a contesté devant les tribunaux l’extension de la compétence fédérale à l’assurance chômage;
- il a négocié une entente particulière pour le financement de l’assurance santé et pour les congés parentaux;
- il a négocié une entente d’asymétrie administrative;
- il a également négocié une entente pour le service de garde qui n’a finalement pas pu se réaliser en raison du changement de gouvernement.
Plutôt que dire que le statut particulier du Québec est en train de s’imposer fatalement, on pourrait proposer une tout autre lecture. On peut très bien imaginer que la confirmation par les faits d’un fédéralisme de compétences partagées, collaboratif, symétrique et de régions, de même que les pratiques intergouvernementales qui en découlent, pèseront de tout leur poids lorsque viendra le temps de mettre un peu d’ordre dans la maison canadienne. Si tel était le cas, le modèle aujourd’hui en développement, pourrait devenir la pierre d’angle du nouveau fédéralisme canadien.
Notes
-
[1]
Colloque « La protection sociale aux États-Unis et au Canada, réformes et défis » organisé à l’initiative de la DREES les 7 et 8 février 2008, ministère de la Santé, de la Jeunesse et des Sports – Paris.
-
[2]
Professeur titulaire au département de science politique de l’Université de Montréal, directeur de l’Institut d’études européennes, doyen de la faculté des arts et sciences.
-
[3]
Jonas Pontusson, Inequality and Prosperity. Social Europe vs. Liberal America, Cornell University Press, 2005, p. 158.
-
[4]
Thimothy M. Smeeding, « Government Programs And Social Outcomes: Comparaison of the United States with Other Rich Nations », in A. J. Auerbach, D. Card et J. M. Quigley (dir.), Public Policy and the Income Distribution, Russell Sage Foundation, 2006, p. 165.
-
[5]
Cf. Jonas Pontusson, Inequality and Prosperity. Social Europe vs. Liberal America, Cornell University Press, 2005, p. 188.
-
[6]
Le 4 février 1999, le gouvernement fédéral et les Provinces et territoires à l’exception du Québec ont signé l’entente cadre sur l’Union sociale du Canada (ECUS) qui renforce les positions du gouvernement fédéral notamment dans le domaine social. Pour plus d’information: http:// www. scics. gc. ca/ cinfo99/ 80003701_f. html