1Cet article décrit les principaux aspects du système de santé au Canada en mettant l’accent sur les aspects qui peuvent intéresser les acteurs et observateurs du système en France, notamment les différences dans les modes de financement (partage privé-public), le contrôle des ressources (nombre de lits et de médecins) et les critères d’accès aux soins (besoins ou disposition à payer). Cela signifie que de nombreux détails de ce qui se passe dans chacune des dix Provinces et trois Territoires du pays ne seront pas évoqués.
2Parce que chaque système de santé national est complexe et, surtout, peut être décrit de différents points de vue, je n’ai pas la prétention de fournir un tableau complet et définitif du système de santé canadien, mais bien plutôt un point de vue interprétatif particulier.
3Je commence par présenter les principes sur lesquels le système canadien est fondé, ainsi que son mode de fonctionnement général. Les tensions, débats et principales réformes en cours ou discutées sont ensuite évoqués, et je tente un bilan contrasté avec le système français (en utilisant aussi les États-Unis et le Royaume-Uni comme comparateurs annexes dans la discussion) dans une troisième partie.
Encadré : Principales sources
- le volume Health in Transition pour le Canada du bureau de I’OMS pour I’Europe [1] (Marchildon, 2005) ;
- les rapports et documents des deux commissions (sénatoriale, dite Kirby, et royale, dite Romanow) sur le système de soins menées au début des années 2000 ;
- les comptes rendus (surveys) sur les réformes de la politique de santé au Canada de la fondation Bertelsmann (de 2002 à 2007), le volume Getting Better Health Care: Lessons for and from Canada du Canadian Center for Policy Alternatives (Yalnizian, 2006) ;
- enfin, les publications de I’Institut canadien d’information sur la santé (ICIS).
Les principes : strict égalitarisme quand nécessaire, libre marché autrement
4Robert Evans (2000) décrit le système de soins au Canada comme une coopérative d’achats mutualiste : la dépense est limitée, entre autres parce que la coopérative utilise son pouvoir de marché pour contraindre les prix facturés aux consommateurs, mais aussi parce que les rayons sont parfois volontairement dégarnis ; la dépense est répartie de façon que le revenu ne détermine pas la consommation. Pour être complet, il faut ajouter que la coopérative est flanquée d’une officine de luxe qui n’a pas le droit de vendre les mêmes produits mais qui attire les mêmes clients.
5Il est important de souligner tous les aspects de cette coopérative d’achats de soins : en premier lieu, ce fonctionnement en coopérative signifie que le système est né de la volonté de permettre aux patients de consommer des soins produits par des opérateurs privés. On est, en ce sens, plus proche de la logique des « blues » des États-Unis (Blue Cross et Blue Shield, des plans de santé fondés par les producteurs de soins eux-mêmes) que de celle des assurances sociales (bismarckiennes) de l’Europe continentale, d’une part, ou du NHS britannique, d’autre part. Le financement public du système est né de plans (et, du reste, les soins sont toujours payés par des plans dans certaines Provinces, comme l’Ontario Health Insurance Plan), initiés par des hôpitaux, des médecins, ou des municipalités, pour permettre au plus grand nombre d’accéder à des soins coûteux tout en garantissant un revenu stable aux médecins. Chronologiquement, les coûts les plus lourds et les plus imprévisibles (le séjour hospitalier) ont été couverts en premier, suivis par les coûts de soins ambulatoires. En revanche, la prise en charge des coûts indirects liés à la maladie (typiquement la perte de revenu liée à l’absence) n’a jamais été assurée par ces plans. Une autre caractéristique importante de la coopérative est que les médecins n’ont jamais été inclus dans un service national de santé et ont gardé leur financement par honoraires (plus de 80 % des médecins sont payés à l’acte au Canada (Marchildon, 2005), alors même que les soins de médecins sont financés intégralement par l’impôt (provincial et fédéral). Enfin, les hôpitaux sont en général privés à but non lucratif (mais il existe des cliniques privées à but lucratif sur des niches très spécifiques), tous financés par le budget public et soumis au budget global.
6C’est donc surtout par son financement et non par son offre de soins que le système canadien se distingue des autres systèmes des pays de l’OCDE (Flood, 2006) : le caractère coopératif signifie que l’accès aux soins ne doit être entravé par aucune barrière, financière ou autre (distance, absence d’offre, etc.), du côté de la demande. Il en résulte un système de soins qui prend l’équité au sérieux et s’est efforcé de supprimer tout paiement par le patient au moment de recevoir des soins : progressivement, et difficilement [2], tous les copaiements (tickets modérateurs), franchises, et, surtout, dépassements de tarifs ont été purement et simplement interdits sur tout le territoire du pays pour les biens et services inclus dans le panier public (dit Medicare), et ce résultat est sanctuarisé dans la loi canadienne sur la santé de 1984. Si un gouvernement provincial veut recevoir un transfert budgétaire de la part du niveau fédéral pour ses dépenses de santé, il doit s’assurer que les producteurs de soins ne prélèvent aucun paiement direct auprès des patients pour les soins du panier de Medicare, dits « médicalement nécessaires ».
Aucune loi ne précise exactement ce que sont les soins nécessaires mais il est entendu que cette catégorie recouvre par défaut ce qui est fourni par les médecins et dans les hôpitaux. Il est possible de contenir quelque peu la dépense publique de soins en restreignant l’enveloppe des soins réputés nécessaires (la pratique porte le nom de « dé-listage »), mais cet outil de régulation est de maniement délicat car il attaque de front la loi de 1984, vue par une majorité de Canadiens comme exprimant une valeur fondamentalement canadienne.
7Désormais, si un service est inclus dans le panier public, il est fourni au prix public unique et sans dépense à la charge du patient :
- 98 % des coûts des soins de médecins sont ainsi couverts par un financement public, les 2 % à financement privé résultent du dé-listage de certains soins particuliers (petite chirurgie dermatologique par exemple) ;
- ainsi que 90 % des coûts hospitaliers (les 10 % non couverts concernent des interventions de chirurgie esthétique ou des coûts de « confort » comme l’accès en chambre simple).
9La coopérative d’achat repose donc au total sur un principe clair bien que difficile à mettre en œuvre : tout ce qui est « médicalement nécessaire » doit être fourni en fonction du besoin et avec le moins possible de choix laissé au patient. Il n’est donc pas question d’introduire une quelconque « responsabilisation » du patient à travers des incitatifs financiers, ni de permettre une quelconque différenciation sur la qualité. Dans la logique du système, ce qui est médicalement nécessaire doit être consommé : dès lors pourquoi responsabiliser? De même, tout ce qui est médicalement nécessaire doit être fourni de manière à répondre au besoin : dès lors toute différenciation serait signe d’injustice (si les pauvres n’ont pas accès à la qualité nécessaire) ou de gâchis (si les riches consomment plus que la qualité nécessaire). La conséquence logique de ce choix est double : le besoin et non la demande détermine la consommation ; les professionnels de santé (producteurs de soins mais aussi spécialistes en santé publique et, plus généralement, la bureaucratie médicale) déterminent le besoin et, par conséquent, l’allocation des ressources (sous une contrainte fixée par le gouvernement).
10Dans un tel système la « demande » n’a que peu de latitude pour exercer sa souveraineté en affectant le revenu des producteurs.
11L’accès direct au spécialiste n’est pas interdit mais fortement découragé et, quoi qu’il en soit, il n’est pas possible de sélectionner en payant plus. L’hôpital auquel un patient peut accéder pour des soins programmés dépend du privilège d’admission de son médecin de ville et la date du traitement dépend de la liste d’attente gérée par le médecin responsable du service hospitalier en question.
Certes, le patient a toujours formellement le choix de son médecin traitant. Dans les faits cependant, la densité relativement faible de médecins de ville au Canada restreint fortement ce choix : il y a aujourd’hui 2,2 médecins en exercice pour 1 000 habitants au Canada contre 3,4 en France (et 2,4 au États-Unis et au Royaume-Uni), ce qui est obtenu par une régulation fédérale et provinciale conjointe du nombre de places subventionnées dans les seize facultés de médecine du pays. Du coup, le médecin est souvent en position de choisir ses patients : à Toronto, il faut être recommandé puis passer un questionnaire médical pour accéder à la liste d’un médecin de ville, ou se contenter des soins délivrés par les polycliniques (cf. Ontario College of Physicians and Surgeons, 2007).
12Cette rareté relative de l’offre est une caractéristique importante, et logique, d’un système sans réel mécanisme de contrainte de la demande : limiter l’offre quantitative et rationner est une modalité standard des systèmes sans prix externe (il existe des prix à l’intérieur du système, entre le gouvernement et les producteurs de soins, mais pas pour le consommateur). Du point de vue du régulateur, il est aussi possible d’affirmer que la rareté est surtout subjective car, dans les faits, la densité de médecins est restée quasiment constante depuis 1989 (Stoddart et Barer, 1999) : le contrôle de l’offre viserait ainsi à garantir une quantité de services médicalement nécessaires disponibles, ajustée au besoin (et non à la demande). Il est aussi important de noter que le régulateur canadien fait appel plus facilement que son homologue français aux docteurs en médecine étrangers (ayant obtenu leur diplôme hors du Canada) : 23 % des médecins exerçant en ville sont dans ce cas aujourd’hui, la proportion variant de 11 % au Québec à 53 % en Saskatchewan (Marchildon, 2005) [4]. Notons aussi que, une fois admis à exercer, ces médecins à diplômes étrangers sont traités comme les autres : ils reçoivent par exemple les mêmes honoraires ou salaires à l’hôpital, car toute discrimination serait jugée contraire à l’état de droit au Canada.
Le dernier aspect du système est qu’il existe des soins hors paniers qui sont laissés pour une large part au marché, le gouvernement se contentant d’apporter des correctifs a posteriori :
- Les soins dentaires sont ainsi presque intégralement privés (6 % à financement public seulement), et sans régulation publique.
- 40 % des frais de médicament ont un financement public via trois mécanismes :
- une prise en charge totale des médicaments délivrés à l’hôpital ;
- une prise en charge totale des médicaments prescrits achetés en officine par les patients âgés de 65 ans et plus ;
- une série de mesures provinciales (crédit d’impôt, prise en charge partielle décroissante avec le revenu) visant à éviter les dépenses catastrophiques pour les patients de moins de 65 ans.
- Les soins de longue durée en institution sont pris en charge en moyenne à 70 % mais avec des variations interprovinciales.
- Les soins à domicile sont peu pris en charge et de manière variable d’une Province à l’autre.
Cette différence entre la France et le Canada dans les logiques du système, se traduit quantitativement : si la santé accapare approximativement la même proportion du revenu annuel total du pays mesuré par le PNB – un peu moins au Canada avec 9,8 % et un peu plus en France avec 11,1 % (chiffres 2005, source : OCDE, 2007) –, et si la part de financement public est aussi comparable dans les deux pays (un peu plus basse au Canada avec 70 %, un peu plus haute en France avec 78 %, mais loin du ratio américain (45 % à 60 % selon que l’on inclut ou non la subvention fiscale aux assurances de groupe souscrites par les employeurs) ou du britannique (plus de 80 %), en revanche, la structure et les évolutions de ces ratios sont très différentes au Canada et en France. La part publique est fortement contrôlée au Canada alors que la dépense privée, non régulée, augmente chaque année, ce qui explique un recul de la part publique dans le total (le Canada était au niveau du ratio français en 1991). Du coup, le rationnement se fait sentir sur les soins les plus nécessaires (consultations et interventions hospitalières), mais pas sur le dentaire et le secteur pharmaceutique. De même, l’évolution de la part de la santé dans le PNB est plus chahutée au Canada : outre les oscillations cycliques « naturelles » (en récession, le poids de la dépense de santé dans le revenu national a tendance à augmenter), le contrôle des quantités par le régulateur et, on le verra ci-dessous, les arbitrages budgétaires entre le niveau fédéral et les Provinces ajoutent des à-coups dans le financement public de la santé au Canada.
Tensions et débats : des attentes, des lacunes, et du « ping-pong »
13Comme on l’a vu, le système canadien repose sur un principe clair, mais difficile à mettre en œuvre de manière harmonieuse. La loi sur la santé du Canada a été écrite par le pouvoir fédéral, mais son application résulte de compromis passés au niveau provincial entre les gouvernements et les acteurs du système de santé (producteurs de soins, assurés, assureurs).
14Une manifestation évidente des tensions sous-jacentes est fournie par les enquêtes d’opinion générale (par opposition à la satisfaction des utilisateurs de soins sur leur expérience récente) à propos du système de soins : alors qu’en 1988-1991 seuls 38 % des Canadiens pensaient que leur système de soins avait besoin de changements fondamentaux (et 6 % qu’il devait être complètement reconstruit), ces pourcentages sont montés respectivement à 59 % et 18 % en 2001 (soit au total de 44 % à 77 % opposés au statu quo, Blendon et al., dans OCDE, 2007). Il en résulte que, si la France occupe aujourd’hui le second rang dans le classement des opinions favorables sur le système de santé, avec 78 % de satisfaction, le Canada est tombé au treizième rang avec seulement 46 % d’opinions favorables (Blendon et al., 2001).
15La raison principale de cette dégradation tient aux difficultés d’accès aux soins et aux listes d’attente pour accéder à une source régulière de soins ou une intervention programmée. Du coup, la question des listes d’attente et du rôle de la loi sur la santé dans leur augmentation est le sujet le plus débattu et le thème de réforme le plus important. Cependant, le financement fait aussi l’objet de discussions plus techniques, moins populaires mais donnant lieu à plus de décisions, concernant les lacunes dans la prise en charge de biens et services médicaux (soins à domicile, santé mentale et médicament) et la répartition Provinces-État fédéral du financement public alloué à la santé (le ping-pong). L’attente est sans doute l’élément le plus visible et le plus discuté dans le grand public ; l’absence de couverture générale du médicament est aussi discutée, mais les autres lacunes de la couverture (santé mentale, soins à domicile) font l’objet de discussions d’experts ou de groupes de pression moins visibles. Enfin, les problèmes de financement sont surtout discutés par les associations de médecins et d’hôpitaux et le problème du financement non pérenne peut être décrit comme émergent dans les discussions sur le système de soins.
Je passe en revue ces trois aspects des discussions autour du financement public : le rationnement, le panier, et le niveau géographique de responsabilité.
Le rationnement des soins
16Selon un sondage d’opinion générale mené par Ipsos-Reid pour l’Association médicale canadienne, les quatre problèmes principaux du système de santé sont tous des problèmes de rationnement : pénurie de médecins, délais pour l’accès aux spécialistes, aux urgences, et pour les diagnostics. Rappelons-le, ce rationnement, mal vécu par les patients (ou les patients potentiels) est vu comme un mal nécessaire, voire comme un signe de bonne gestion des ressources. L’idée du régulateur est que le rationnement apparent est en fait le signe que le besoin oriente la délivrance des soins et le seul critère devrait être l’impact (présumé nul) sur la santé des délais d’attente [5].
17Le rationnement se manifeste tout d’abord dans le fait que 12 % de la population déclarent ne pas avoir de médecin de famille attitré (24 % au Québec) et doivent donc utiliser les polycliniques (walk-in clinics) dans lesquelles le patient est examiné et pris en charge par le professionnel disponible au moment de la consultation (source : Enquête sur la santé des communautés canadiennes, 2000). Certes, tous les individus sans source de soins régulière ne sont pas rationnés à proprement parler : certains n’ont pas de médecin de famille parce que, jeunes, sans enfants et en bonne santé, ils n’en ont pas véritablement besoin. Une autre description du rationnement sur les soins de ville est fournie par le fait que 8 % des enquêtés (pour la même enquête de 2000) déclaraient avoir recours aux polycliniques même en cas de besoin sérieux de soins.
18Cependant, le rationnement le plus abondamment discuté dans le domaine politique et public concerne l’accès aux interventions hospitalières programmées, comme les prothèses d’articulation, les excisions de cataracte, les diagnostics complexes par imagerie médicale, les radiothérapies et les interventions cardiaques non urgentes.
19Il est difficile de mesurer les délais d’attente avec exactitude.
En premier lieu, il existe de nombreuses définitions différentes, croisant de nombreux critères :
- durée médiane ou moyenne ;
- mesure rétrospective : parmi ceux qui ont finalement accédé au service, quelle a été la durée? Ou prospective : incluant des attentes en cours, dites censurées par le statisticien ;
- en fonction de quel événement déclencheur : le besoin ressenti par le patient, l’inscription sur une liste par un docteur ou un hôpital?
Indépendamment des délais objectifs réels, le problème est ressenti subjectivement comme de plus en plus pressant et les politiques se doivent de proposer des réformes pour le résoudre ou le maîtriser. Trois propositions sont avancées :
- compter sur une meilleure coopération entre producteurs de soins pour améliorer l’efficacité de la gestion des listes ;
- inciter à une meilleure efficacité en imposant une contrainte par l’intermédiaire de durées maximales d’attente opposables ;
- enfin, ouvrir une voie au financement privé pour permettre à la demande de s’exprimer et de motiver financièrement les offreurs.
Garantir des durées maximales d’attente
21L’idée de garantir des durées maximales d’attente a été émise en premier, dès 2001, en s’inspirant du modèle suédois (Kirby, 2006) : il s’agit d’inscrire, dans une charte des droits du patient, des seuils d’attente au-delà desquels le patient serait en droit d’acheter le service et de se faire rembourser par la Province (ou, au moins, d’obtenir un versement forfaitaire lui permettant d’acquérir le service dans une autre Province ou à l’étranger). Les gouvernements du Nouveau Brunswick, de l’Ontario et de l’Alberta ont porté à divers moments cette idée, mais elle n’a, en fait, jamais débouché sur rien de concret. De même, le programme du parti conservateur fédéral, vainqueur des élections de 2006, y faisait explicitement référence (comme une de ses cinq priorités pour la mandature), mais le Gouvernement fédéral ne peut rien faire sur ce point sans l’accord des Provinces et le projet est pour l’instant resté lettre morte. En fait, les gouvernements provinciaux craignent d’ouvrir une boîte de Pandore avec un tel système et de ne pouvoir contrôler les coûts générés. Il leur faudrait aussi passer outre l’opposition ferme des associations médicales et infirmières canadiennes, qui, fidèles au principe de l’allocation des ressources en fonction du besoin, dénoncent l’absurdité clinique de la notion de délai d’attente maximal. Pour les professionnels du soin canadiens, le patient n’est pas meilleur juge de son besoin et faire passer en priorité les patients proches du délai maximal pourrait être préjudiciable à d’autres patients ayant attendu moins longtemps mais ayant cliniquement besoin de l’intervention plus rapidement. Au total, les offreurs de soins réaffirment le caractère essentiellement clinique et idiosyncratique de la gestion des listes d’attente et en conséquence, refusent toute atteinte à l’autonomie professionnelle (sur ce point, cf. Fooks et Maslove, 2003a, 2003b et 2004 ; Maslove, 2004 ; McIntosh, 2006).
Centraliser les listes d’attente
22Afin de ne pas donner l’impression d’une pure résistance corporatiste tout en répondant à la question des délais d’attente, les professionnels ont eux aussi produit une étude sur les listes et délais d’attente proposant des moyens d’action (AMC, 2005, No Time to Wait Report, cf. la présentation dans Torgerson, 2005). L’idée essentielle est qu’il est certainement possible de résorber certains délais en centralisant les listes d’attente au niveau provincial, et de déverser certains engorgements locaux dans des zones en sous-utilisation temporaire. De telles centralisations ont d’ores et déjà été mises en place pour les soins cardiaques en Ontario (Ontario Cardiac Care Network) [6] et des soins divers (cataracte, santé mentale pédiatrique, chirurgie générale, prothèse articulaire et IRM) pour les quatre Provinces de l’ouest canadien (Western Canada Waiting List Project) [7]. Dans les deux cas, il s’agit d’efforts reposant sur la collaboration volontaire des médecins, qui partagent leurs listes d’attente mais restent néanmoins responsables en dernier ressort et ne sont pas obligés de transférer leurs patients pour leur faire profiter d’une attente plus brève quand une place se libère sur la liste. L’évaluation du besoin clinique reste la prérogative du médecin. En outre, le rapport a aussi été l’occasion pour l’association médicale canadienne, d’établir les délais cliniquement raisonnables pour différents services, avec comme objectif de brosser un tableau objectif des besoins. Le diagnostic qui en résulte montre que la situation est à améliorer pour :
- l’imagerie médicale : la recommandation clinique est d’une semaine alors que le délai moyen déclaré par les enquêtés à Statistiques Canada (2006) est de trois semaines ;
- l’opération de la cataracte : la recommandation clinique est de seize semaines alors que le délai médian estimé par les médecins pour le Fraser Institute serait de 24 semaines (depuis la consultation initiale chez le généraliste) ;
- la radiothérapie : le délai médian rétrospectif serait de quatre semaines d’après le Fraser Institute, le rapport recommande dix jours.
Autoriser un financement privé
23Il est alors d’autant plus intéressant de constater que la troisième voie (auto-riser un financement privé parallèle) a été envisagée justement à propos des prothèses orthopédiques : même si les médecins estiment qu’en moyenne ce type de service est fourni dans des délais cliniquement raisonnables, les patients peuvent s’estimer frustrés par une attente qu’ils estiment handicapante et considérer que l’interdiction qui leur est faite d’utiliser leur revenu propre pour acheter un service qui améliorerait leur qualité de vie, est une atteinte à leurs droits fondamentaux. C’est le sens de la plainte qui a été déposée par un patient québécois souffrant de la hanche et son médecin (Jacques Chaoulli, qui se trouve être de nationalité française) contre la Province du Québec (en fait son procureur général) devant la Cour suprême du Canada. La Cour a rendu son arrêt (dit « Chaoulli») fin 2005 et, à la surprise générale et par la plus faible des majorités (4 contre 3), a estimé que les restrictions posées à l’acquisition d’assurance privée pour rembourser des soins (privés) au-delà d’un délai d’attente trop long contredisaient la charte des droits du Québec.
24Les conséquences pour le gouvernement du Québec sont peu claires : le gouvernement n’est pas contraint d’autoriser l’assurance privée [8] et, même s’il le faisait, il n’est pas dit que des offreurs de soins privés se développent pour en profiter.
25Les conséquences pour les autres Provinces sont encore moins claires, car la charte du Canada est différente de celle du Québec et les juges n’ont pu se départager sur la question de savoir si les restrictions violaient la charte canadienne (McIntosh, 2005). Les partisans du financement parallèle l’interprètent cependant comme un soutien fort et font pression sur les Premiers ministres (fédéral et provinciaux) pour autoriser les assureurs privés à financer des soins médicalement nécessaires qui seraient fournis par des médecins en plus de leur service aux patients « publics » et cette décision a sans doute donné une légitimité forte à l’idée de financement parallèle (Flood, 2006).
Sur le plan économique, les experts discutent aussi de l’impact potentiel d’une ouverture au financement parallèle, et le dilemme est présenté par Cutler (2002) : si les délais d’attente proviennent d’un manque de productivité des ressources installées (hôpitaux et médecins), l’élasticité de l’offre sera non nulle (les ressources privées augmenteront l’intensité du travail des producteurs de soins) et le financement parallèle diminuera les listes d’attente en général, et des patients publics en particulier. En revanche, si les délais d’attente proviennent d’un manque de ressources (l’élasticité de l’offre est nulle à court terme), le financement parallèle déplacera des ressources vers ceux qui peuvent payer, au détriment de ceux qui restent dans le public et on retrouvera une opposition entre le principe d’égalité fondé sur le besoin clinique et celui d’efficacité allocative fondé sur la disposition à payer pour faire valoir la souveraineté du consommateur (cf. graphique 1) [9].
Le problème du financement parallèle et des listes d’attente

Le problème du financement parallèle et des listes d’attente
Lecture : la demande publique est déterminée par la contrainte du budget public (quantité * prix = budget) alors que la demande parallèle est considérée moins sensible aux prix (les gens qui veulent du soin privé sont moins contraints que le secteur public). Si l’offre est élastique, le point d’équilibre de la demande parallèle fixe le prix en PB, ce qui diminue un peu la quantité que le public peut acheter à budget constant ; cependant, comme la demande parallèle a enlevé certains patients du public, ceux restant dans le public sont mieux servis. Si l’offre est inélastique le prix d’équilibre est maintenant PC et les choses se passent moins bien : la réduction de quantité accessible dans le public est maintenant importante et, potentiellement, les patients du public sont lésés par la demande parallèle.26L’association médicale n’a pu se prononcer sur une position commune à propos du financement parallèle, l’intérêt suscité du côté des médecins par la possibilité de revenus supérieurs et d’une plus grande indépendance par rapport aux gouvernements provinciaux étant contrebalancée par le risque d’inégalité dont auraient à souffrir les patients aux plus bas revenus. Il y a évidemment peu de données d’observation permettant de mesurer l’élasticité de l’offre au Canada, justement parce que le financement parallèle est quasi inexistant ; on peut seulement observer que les capacités semblent être utilisées à un niveau proche de la saturation (par exemple, les taux d’occupation des lits hospitaliers sont de 90 % contre 75 % en France), ce qui laisse augurer une faible élasticité à court terme, et donc, dans un premier temps au moins, des conséquences négatives pour les patients contraints de rester dans le public en cas d’ouverture au financement parallèle. De même, les équipements de diagnostics sont utilisés 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 dès maintenant (littéralement : un rendez-vous à 3 heures du matin pour une IRM est aussi probable qu’un rendez-vous à midi).
27Que va-t-il se passer à la suite de cet arrêt? L’État fédéral va certainement aider financièrement les initiatives professionnelles visant à diminuer les temps d’attente ; les Provinces vont laisser se développer un financement parallèle marginal et peu visible pouvant servir de soupape de sécurité sans détourner trop de ressources du public, et le niveau fédéral se montrera sans doute compréhensif (c’est-à-dire qu’il n’appliquera donc pas les sanctions budgétaires dans toute leur rigueur). On peut aussi penser que le recours aux investissements privés hospitaliers va se développer (les fameux Public-Private Partnerships (PPP) dans lesquels le privé avance les fonds, travaille ensuite sous financement public et espère rentrer dans sa mise initiale) pour desserrer la congestion sur l’offre à relativement court terme [10]. Pour autant, aucune remise en question frontale de la loi canadienne sur la santé ne devrait survenir et les projets de durée maximale opposable semblent au point mort.
Parce que ce problème de rationnement et les choix qu’il engendre sont fondamentaux, il organise la réflexion sur les autres réformes discutées : quels services inclure dans le panier assuré par le système public, comment organiser la production et la rémunération des soins pour diminuer la pression sur les hôpitaux et comment réorganiser le financement du système dans l’avenir, notamment les relations État fédéral-Provinces?
Le panier de soins assurés
28D’un point de vue français, les principales lacunes de couverture publique au Canada concernent les soins psychiatriques, les soins dentaires, le médicament, et les soins à long terme.
La santé mentale
29Passons rapidement sur la santé mentale, considérée comme l’orpheline de Medicare (Romanow, 2002) et qui ne suscite pas de réel émoi hors des cercles d’experts. Une commission créée en 2007 prône un plan à dix ans pour réduire la stigmatisation pesant sur les malades et créer une base de connaissances cliniques (Torgerson, 2006 ; CPRN, 2007). En attendant, les soins (consultations) et traitements (médicaments) ne sont presque pas couverts (sauf les hospitalisations pour troubles graves), ni par Medicare (les psychiatres sont hors Medicare) ni par les plans privés.
Les soins dentaires
30Les soins dentaires pour les enfants, autrefois financés par la plupart des Provinces, ont été progressivement écartés des plans provinciaux sans susciter de fortes réticences ; le Canada se classe dixième sur quinze pays de l’OCDE en matière d’iniquité d’utilisation des soins dentaires (nombre de visites chez le dentiste par an), seuls les États-Unis, le Portugal, l’Espagne et l’Irlande faisant plus mal (van Doorslaer et al., 2004). Ce manque d’équité dans les soins dentaires ne semble pas soulever de discussions, même si le parti libéral de l’Ontario a inscrit dans son programme pour les élections provinciales de 2007 un engagement à développer un programme de prise en charge des soins dentaires pour les plus pauvres.
Les médicaments
31L’absence du médicament dans la couverture assurée par Medicare suscite plus de discussions, sans doute parce qu’il paraît difficile aujourd’hui de ne pas inclure les traitements prescrits par les docteurs dans un système qui se veut par ailleurs équitable. Par exemple, Stabile (2001) montre que le fait de disposer d’une couverture privée (67 % des Canadiens en disposent, presque toujours par leur employeur) pour le médicament augmente de 10 %, toutes choses égales par ailleurs, la probabilité de consulter son médecin ; Allin et Hurley (2008) montrent que la détention de couverture privée pour le médicament aide les plus riches à consommer plus de soins primaires que leur besoin ne l’indiquerait, et que le fait d’être couvert par un plan public aide les pauvres à en faire autant. Au total, chez les 10 % à 20 % environ (selon les estimations) de personnes non couvertes par une assurance privée (typiquement les ménages non retraités au-dessus des seuils de minima sociaux mais travaillant dans des entreprises n’offrant pas de couverture) la barrière financière d’accès aux médicaments constitue un obstacle à la consommation de soins de médecin, pourtant inclus dans Medicare et théoriquement équitablement répartis. Le lecteur français est familier de ce phénomène, selon lequel la capacité à acheter de la couverture complémentaire détermine la capacité à profiter de la part des soins couverte par le régime obligatoire. De plus, les Provinces vont prendre des décisions différentes en matière de couverture (médicaments inclus dans la liste [11] et taux de couverture pour les différentes populations), ce qui accentue les inégalités sur le territoire national.
32Outre l’équité, l’exclusion du médicament de Medicare pose un problème d’efficacité : la non-couverture des traitements coûteux (par exemple chimiothérapies) en ambulatoire peut constituer un frein au virage ambulatoire et engorger inutilement les hôpitaux qui hésitent à prescrire des traitements qui ne seront pas nécessairement pris en charge par les assurances privées.
Cependant, les discussions politiques, tant fédérales que provinciales restent timides pour l’instant sur la couverture du médicament et la création d’un Pharmacare fonctionnant sur les principes de Medicare. Certes la perspective d’augmenter significativement les impôts, ajoutée à celle de heurter de front les industries du médicament et de l’assurance, freine sans doute les ardeurs. Pour l’instant, les discussions portent sur l’harmonisation des listes remboursées par les plans provinciaux aux sous-populations bénéficiaires ainsi que sur la redéfinition des plans pour dépenses catastrophiques : il existe une limite de dépense de médicaments autour de 4,5 % du revenu qui déclenche la prise en charge publique des dépenses supplémentaires et le niveau fédéral pourrait sanctuariser ce seuil (McIntosh, 2004).
Les soins à domicile
33Les soins à domicile de réhabilitation postopératoires sont le seul type de soins pour lequel les perspectives d’intégration dans Medicare sont réelles (Fooks, Maslove, 2002 ; Maslove, 2004 ; McAdam, 2007). La raison principale est que leur non-intégration freine le virage ambulatoire et contribue à engorger les hôpitaux. C’est un des grands défauts du système canadien du reste, que cette division rigide entre services pris en charge et services remboursés par le privé car toute innovation technique changeant les frontières impose une renégociation longue et difficile entre les financeurs. L’essentiel de la discussion porte aujourd’hui sur le fait que l’enveloppe budgétaire dégagée par le fédéral pour aider les Provinces à prendre en charge ces soins est prise sur l’enveloppe consacrée aux soins à domicile des patients chroniques dépendants (par opposition aux patients en réhabilitation postopératoire), ce qui pousse vers l’institutionnalisation et coûte aux budgets sociaux en charge de la dépendance.
34Au total, le principe général sur lequel fonctionne le système de soins au Canada semble devoir être pérenne et les réformes du financement se feront sans doute à la marge : Medicare restera protégé du financement parallèle, et des financements publics ad hoc seront ajoutés par les budgets fédéral et provinciaux pour les soins hors Medicare, pour des raisons d’efficacité (aider le virage ambulatoire) ou d’équité (protéger les Canadiens contre les dépenses catastrophiques). Une condition nécessaire à ce maintien du statu quo sera, bien entendu, que le mécontentement lié aux attentes n’augmente pas (voire diminue), ce qui passe à long terme par une allocation budgétaire reflétant le « besoin » de soins et la demande sociale de santé.
La répartition des pouvoirs entre le niveau provincial et le niveau fédéral
35Si le système de soins canadien répartit les ressources disponibles selon une logique lisible, il n’en va pas de même de la façon dont le montant total de ressources alloué au système de santé est décidé. Comme le montre le graphique 2, le montant par tête dont disposent les hôpitaux et médecins varie fortement d’une année sur l’autre et, ce qui rend leur situation plus difficile encore, peut diminuer d’une année sur l’autre (certains taux de variation sont négatifs). Rapportés au PNB par tête, ces chiffres indiquent que, de 1992 à 1997, la dépense publique de soins a diminué au Canada, de 7,29 % de la richesse à 6,17 %, et qu’elle était en 2004 encore inférieure au niveau de 1992 (dans le même temps la dépense publique de santé a progressé en France de deux points de PNB, de 6,79 % à 8,75 %).
Variations annuelles du financement public (montants par tête en monnaie nationale déflatée par l’indice PNB, valeur 2000)

Variations annuelles du financement public (montants par tête en monnaie nationale déflatée par l’indice PNB, valeur 2000)
Guide de lecture: la dépense publique par tête au Canada était de près de 10% supérieure en dollars constants en 1971 à sa valeur de 1970. En 1995, elle était inférieure de près de 3% à sa valeur de 1994.36Deux mécanismes principaux ont contribué à la diminution de la dépense de soins :
- tout d’abord, une phase d’austérité budgétaire prolongée visant à ramener les déficits provinciaux et fédéral à zéro ;
- ensuite, la décision unilatérale du gouvernement fédéral de réduire la base de calcul de ses versements directs aux Provinces pour le financement de la santé, renforçant la contrainte budgétaire sur les Provinces (qui cherchaient l’équilibre et sont en concurrence fiscale).
38Comme elle représente une part importante des dépenses provinciales, la santé a fait l’objet naturellement d’ajustements budgétaires. Il en est résulté un gel de la densité de médecins (et d’infirmières) et une baisse du nombre de lits hospitaliers par habitant. À partir de 2000, une fois l’équilibre budgétaire atteint, les deux niveaux de gouvernement ont recommencé à injecter des fonds dans le système de soins, mais il n’existe pas de règle de financement pérenne qui ajusterait automatiquement le budget de Medicare à la taille de la population ou à la disposition sociale à payer pour l’innovation technologique médicale, et qui serait fondée par exemple, sur la valorisation des années de vie en bonne santé apportées par différents dispositifs. Il n’existe pas non plus d’effort de planification des besoins futurs en ressources humaines dans le système de soins, en dépit de la création en 2005 d’une agence de santé publique.
Il semble pour l’instant que la barre symbolique de 7 % du PNB consacrés aux dépenses publiques de soins soit le principal point de référence de l’allocation budgétaire, sans doute car elle correspond grosso modo à une barre vraiment symbolique : celle-là des 10 % du PNB consacrés aux dépenses totales de santé. Toutefois, compte tenu de la tendance naturelle des dépenses privées à croître plus vite que la richesse (sans doute parce qu’elles financent une consommation valorisée par les individus, comme la qualité ou la longueur de vie), on peut parier que cette barre de 10 % sera bientôt un vestige du passé, ce qui ne pourra manquer de susciter un débat salutaire sur la pertinence de la barre heptagésimale publique.
Conclusion et tentative de comparaison avec la France
39Première leçon : la responsabilisation du patient n’est pas la seule voie vers la maîtrise budgétaire.
40Un système sans copaiement peut très bien être moins coûteux qu’un système avec : le Canada ne consacre que 9,8 % de son PNB à la santé contre 11,1 % en France (et 6,9 % contre 8,8 % pour les comptes publics). En outre, le Canada a contenu cette dépense plus efficacement que la France dans les années 1990 : le ratio santé dans PNB était de 8,9 % au Canada contre 8,4 % en France en 1990. Ceci est d’autant plus remarquable que le Canada doit compter avec des coûts intrinsèques supérieurs liés à la géographie (les territoires sont très peu densément peuplés et très vastes), à la proximité des États-Unis (ce qui pèse sur le coût des facteurs, notamment la rémunération des médecins et des infirmières), voire à la proportion d’immigrants (22 % des résidents sont nés hors du pays, ils sont en moyenne en meilleure santé, mais ne parlent pas toujours une des deux langues officielles, et se heurtent à des barrières culturelles nombreuses).
41Seconde leçon : un système sans copaiement est plus équitable.
42Il n’y a pas d’études récentes sur le caractère redistributif du financement dans différents pays, mais, les soins de médecins et d’hôpital étant financés sur l’impôt (donc de manière progressive) au Canada et de manière proportionnelle (cotisations sociales) ou forfaitaire (primes de couverture complémentaire) en France, il est facile de prévoir que le financement redistribue plus des riches vers les pauvres au Canada sur ces deux types de service. De même, comme il n’y a pas de copaiement pour les soins de médecin et d’hôpital, on peut penser que l’accès à ces services est plus équitablement réparti entre catégories de revenus. On sait qu’en France la détention d’une couverture complémentaire est un facteur de recours aux soins et, cette détention étant corrélée au revenu, l’existence de copaiements dans le régime obligatoire contribue à l’inégalité d’utilisation en fonction du revenu (qui est différente de l’impossibilité d’accès aux soins [13] : on dit ici simplement que les riches consomment plus relativement aux pauvres à besoin égal). La comparaison systématique des mesures d’iniquité de consommation de soins liée au revenu, menée par l’équipe ECuity (par exemple van Doorslaer et al., 2004) montre que le Canada se situe dans la zone des pays très équitables voire pro-pauvres (les pauvres consomment plus que ce que leur besoin laisse prévoir). En utilisant la méthode de redistribution linéaire (Koolman et van Doorslaer, 2004), on peut dire que, pour rendre la France autant redistributive que le Canada, il faudrait redistribuer 8 % des nuits d’hôpital (environ 4,8 millions de nuits) des riches (au-dessus du revenu médian) vers les pauvres et 1,5 % des visites de généralistes (environ 6,1 millions de visites) [14]. En revanche, les visites de spécialistes sont autant pro-riches dans les deux pays, ce qui semble indiquer que, au-delà des barrières financières, l’éducation et les préférences expliquent une part des inégalités d’utilisation en fonction du revenu. En revanche, le Canada a l’une des plus fortes inégalités d’accès aux soins dentaires des pays de l’OCDE (van Doorslaer et Masseria, 2004).
43Au total, alors que le système français repose sur le libre choix du patient, quitte à perdre en équité, le système canadien repose sur un consensus en faveur de l’équité, au prix d’une contrainte généralisée dans l’utilisation ce qui peut peser sur la satisfaction des utilisateurs.
44Ce consensus différent comporte-t-il des conséquences sur la santé? En données très agrégées (espérance de vie corrigée de l’état de santé), les deux pays obtiennent exactement le même score, et font mieux que le Royaume-Uni et les États-Unis. Mais on sait que le système de soins n’explique qu’une part de l’espérance de vie d’une population. Les indicateurs plus ciblés, comme la mortalité évitable ou la survie à cinq ans pour les malades du cancer du sein, semblent pointer en faveur du système français, mais pas de manière uniforme sur tous les indicateurs. Par exemple, le Manitoba fait mieux que la France pour la mortalité standardisée par âge, due au cancer du sein, et la mortalité évitable hors maladies cardiaques ischémiques est plus faible au Canada (Nolte et McKee, 2003). Là encore le Canada et la France font beaucoup mieux que le Royaume-Uni et les États-Unis. Notons aussi que l’étude ARD de l’OCDE (qui n’inclut la France que pour le cancer du sein) montre que le Canada fait mieux pour les infarctus que les pays scandinaves pour la mortalité à un an et la réhospitalisation.
Dernier point, le système canadien semble mettre en place plus rapidement que le système français des réformes de son mode de fonctionnement et de délivrance des soins : ainsi, le pourcentage de médecins ayant intégré des réseaux assurant la continuité des soins (24 heures sur 24 et 7 jours sur 7) est en augmentation rapide depuis que les premiers encouragements financiers ont été alloués en 2000 ; il en est de même pour une nouvelle répartition des tâches entre médecins et infirmières habilitées à prescrire. Par ailleurs le paiement à la capitation progresse doucement, mais sûrement, notamment au Québec.
Notes
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[1]
McMaster University, département d’économie et département Health, Aging & Society, Hamilton Ontario (Canada).
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[2]
Difficilement : le premier système public provincial couvrant les soins ambulatoires est né au début des années soixante en Saskatchewan, provoquant une grève générale des médecins de la Province et une « importation » massive de docteurs britanniques par le gouvernement provincial. Les dépassements de tarifs n’ont été abolis dans toutes les Provinces qu’à la fin des années soixante-dix.
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[3]
La seule exception notable est le financement de soins résultant d’accidents du travail ou de maladies professionnelles, qui peuvent être fournis par des hôpitaux travaillant aussi pour des patients à financement public, mais sont financés par des fonds professionnels (Workers Compensation Boards, donc en dehors de l’enveloppe Medicare). En général, les fonds payent mieux que le gouvernement et obtiennent des durées d’attente nettement plus courtes.
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[4]
Cette porosité à l’immigration existe aussi bien sûr à l’émigration (le fameux brain drain): les flux de départs de diplômés en médecine canadiens vers les États-Unis d’Amérique étaient supérieurs aux retours dans les années 1990 (avec un pic autour de 800 départs en 1994) mais sont devenus inférieurs dans les années 2000 (plus de médecins diplômés au Canada y reviennent que ceux qui vont s’installer aux EUA). Voir Canadian Press, 2006.
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[5]
Le Fraser Institute conclut de ses enquêtes auprès des médecins que ceux-ci jugent les délais d’attente excessifs du point de vue clinique dans le cas de la chirurgie orthopédique (articulations principalement) et, dans une moindre mesure, les opérations de la cataracte. En revanche, ils estiment que les délais sont cliniquement raisonnables pour l’accès à la radiothérapie et les interventions cardiaques (Esmail et Walker, 2007).
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[6]
www. ccn. on. ca/ access. html
- [7]
-
[8]
La Cour suprême n’est pas au Canada aussi importante qu’aux États-Unis d’Amérique. La tradition politique canadienne est celle, britannique, du régime parlementaire et le pouvoir est concentré dans l’exécutif, sous contrôle du Parlement. En outre, il n’y a pas de texte fondateur comparable à la constitution américaine. La charte, d’origine récente, visait à l’origine à protéger les libertés civiques et à promouvoir des avancées libérales sur le plan des mœurs (par exemple, le mariage homosexuel). La décision « Chaoulli » est le premier cas d’une décision de la Cour dans le sens, plus conservateur, de l’encouragement à l’initiative privée sur le plan économique. Enfin, si le gouvernement du Québec ramène les délais d’attente à des niveaux « raisonnables » la Cour sera satisfaite.
-
[9]
Le même problème existe en France autour des médecins en secteur II : si les dépassements permettent d’augmenter la productivité, les patients restant en secteur I pourront être bénéficiaires du départ de ceux qui veulent payer plus. Sinon, l’ouverture du secteur II représentera un déplacement de ressources au détriment des plus pauvres.
-
[10]
Certains commentateurs voient un risque dans ces PPP : pour l’instant, quand une compagnie d’assurance américaine dénonce devant l’OMC l’interdiction de pratiquer le financement parallèle au Canada, ce dernier peut répondre que le secteur sanitaire est tout entier soustrait aux opérateurs financiers privés et que l’interdiction ne constitue donc pas une entrave à la concurrence. Trop de PPP hospitaliers pourraient alors fournir aux assureurs privés un argument pour rouvrir le cas devant l’OMC et le NAFTA/ALENA.
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[11]
La régulation du médicament est un subtil partage (pour plus de détails, voir Paris et Docteur, 2006 ou Sermet, 2008) : la mise sur le marché relève d’une administration fédérale (Santé Canada), ainsi que le prix usine (Patented Medicine Prices Review Board), mais les décisions d’inclusion sont provinciales, supportées par des études et évaluations du Canadian Coordinating Office for Health Technology Assessment. Enfin, la vente au détail est le fait du marché, sur lequel officines indépendantes, chaînes commerciales et grandes surfaces se font concurrence.
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[12]
En règle générale, les soins de long terme en institutions sont financés par le budget public, mais pas les frais d’hôtellerie. Il existe une offre privée à financement privé parallèle en matière de soins de long terme et, donc, un système « à deux vitesses » dans ce domaine.
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[13]
Je parle ici uniquement des copaiements remboursables par les complémentaires ; cependant, les copaiements à la charge des patients (participations forfaitaires) jouent le même rôle de barrière dans l’accès aux soins des plus pauvres.
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[14]
Ces résultats doivent être utilisés avec précaution cependant car les indices d’iniquité proviennent d’enquêtes différentes d’un pays à l’autre et certaines variables clés, comme le revenu, ne sont pas mesurées de manière strictement identique.