Differential Diagnoses: A Comparative History of Health Care Problems and Solutions in the United States and France, Paul V. Dutton, Ithaca/Londres, ILR Press, 2007, 253 pages
1Paul Dutton, professeur associé d’histoire à la Northern Arizona University et auteur en 2002 de Origins of the French Welfare State: The Struggle for Social Reform in France, 1914-1947, nous propose dans un ouvrage d’histoire comparée consacré à la santé en France et aux États-Unis du début du XXe siècle à nos jours, un voyage à travers le temps. Son analyse historique permet d’assister à la mise en place de deux systèmes de santé aujourd’hui très dissemblables. Pour P. Dutton, l’entreprise se justifie d’autant plus que le point de départ des deux systèmes de santé est le même. Quel est l’intérêt d’une telle approche historique? Aux yeux de l’auteur, cela permet de comprendre les défis auxquels se trouvent confrontés les systèmes d’assurance-maladie dans les deux pays. Dans un style clair et accessible, son livre nous éclaire, en effet, non seulement sur la portée historique des décisions successives prises dans chacun des pays, mais également sur les raisons des difficultés, financières et de gestion notamment, que doivent affronter aujourd’hui la France et les États-Unis.
2Pour ce faire, P. Dutton s’intéresse aux principaux acteurs dans le domaine de la santé: les employeurs, les syndicats, les partis politiques, les assureurs, l’État et les professions médicales, pour montrer leurs diverses influences dans le choix et la mise en œuvre du système de santé des deux pays, autour de 9 chapitres. Hormis le premier chapitre qui fait office d’introduction, les autres sont structurés chronologiquement. Les périodes retenues par P. Dutton sont: 1915-1930, 1930-1940, 1940-1945, 1945-1960, 1950-1970, 1970-2000 et enfin de 2000 à nos jours. L’auteur prend garde toutefois à ne jamais oublier le présent pour le mettre en perspective et l’éclairer, dans une démarche apparentée à la socio-histoire telle que décrite par Gérard Noiriel [1].
3P. Dutton rappelle que, pour de nombreux chercheurs, l’assurance-maladie est une création relevant typiquement d’un « path dependency ». L’expression, traduite en français par « dépendance par rapport au chemin emprunté », peut être comparée à l’image d’un enfant qui grimperait sur un vieil arbre: le choix de chaque branche pour son ascension conditionne le choix de la branche suivante et ainsi de suite, le tout pour expliquer le fait que chaque décision influence irrémédiablement les décisions suivantes. Autrement dit, même si l’histoire ne peut pas être réécrite, P. Dutton pense que rien n’empêche, bien au contraire, les Français et les Américains d’apprendre les uns des autres comment résoudre quelques problèmes en matière d’assurance-maladie.
4Le point de départ de Paul Dutton est la similitude existant à l’origine entre les principes en matière de santé en vigueur aux États-Unis et en France. Les deux systèmes, adossés à l’emploi, accordaient les mêmes vertus au libre choix par le patient, à la médecine privée, et partageaient une même méfiance à l’égard de la médecine socialisée (dont le modèle reste le Health Service en Grande-Bretagne). Si les ressemblances étaient grandes, les deux systèmes ont pourtant divergé à partir des années 1930 au point que la France et les États-Unis présentent aujourd’hui une sorte de miroir inversé l’un de l’autre. Au-delà de la question des soins et de leur prise en charge financière, l’assurance-maladie concerne, en fait, la liberté et l’équité et la place accordée à chacune, par rapport à l’obligation. L’étude des projets de réforme des systèmes de santé depuis la Première Guerre mondiale met en évidence cette tension entre liberté personnelle et équité sociale. Ce débat sur une couverture maladie universelle a eu lieu cinq fois aux États-Unis et deux fois en France. À chaque fois, rappelle l’auteur, la question centrale était de savoir si la liberté individuelle devait être sacrifiée au nom de l’équité et de l’intérêt général.
5Dans les deux pays, les leaders politiques, pensant qu’un système de santé centralisé et dirigé par le gouvernement serait impopulaire, ont souhaité accorder une place importante aux organisations de la société civile, et en premier lieu, en France, aux mutuelles.
6La France, pour sa part, a réussi à adopter l’assurance-maladie obligatoire, mais les États-Unis ont raté le coche à plusieurs occasions: des projets, abondamment décrits par l’auteur, proposés dans les années 1910, 1930, 1940, 1960 et 1990, ont tous échoué dans leur volonté d’assurer une couverture santé sur une autre base que le pur volontariat. Les débats entre les candidats démocrates à l’investiture présidentielle américaine Barack Obama et Hillary Clinton en février 2008 ne sont que l’ultime avatar de cette tentative de créer une couverture maladie pour l’ensemble de la population.
7Si les principes d’édification de l’assurance-maladie sont semblables dans les deux pays, les postulats qui sous-tendent son déploiement sont différents dans les deux cas. Aux États-Unis, l’assurance-maladie repose largement sur les assureurs privés, complétée par des assurances publiques comme le Medicaid, une couverture médicale destinée à couvrir les faibles revenus ou le Medicare, programme qui concerne les personnes âgées. En France, l’assurance-maladie est publique, elle constitue en quelque sorte un premier pilier, le second, moins important, étant assuré par le biais des complémentaires santé proposées par des assureurs commerciaux ou des mutuelles sans but lucratif. En 1951, relate P. Dutton, au retour d’un voyage d’étude des États-Unis, un groupe de médecins français a souligné la contradiction que représentait, à ses yeux, l’opposition des médecins américains au tiers payant d’un côté et le conservatisme extrême à l’égard de l’assurance de l’autre. Les médecins français se demandaient comment les Américains pouvaient être horrifiés à ce point par l’assurance-maladie publique mais si confiants à l’idée d’être payés directement par des assureurs privés, une pratique pouvant (pour les Français) conduire à la perte de contrôle sur les choix médicaux.
8Les Américains, pour leur part, demeuraient perplexes devant l’attitude française de soutien à une assurance-maladie obligatoire et son opposition aux assureurs privés, tandis que pour les médecins américains, le meilleur moyen de protéger le libre exercice de la médecine était justement de travailler avec les compagnies d’assurances.
9La France et les États-Unis ont en commun le fait d’être parmi les systèmes de santé les plus chers, soit en 2005 11,2% du PIB pour la France et 15,2% pour les États-Unis (données OMS actualisées; celles fournies par l’auteur, respectivement 10,5 et 15%, datent de 2003). P. Dutton constate toutefois que la France obtient beaucoup plus pour moins d’argent (au point de figurer parmi les meilleurs systèmes de soins – cf. la liste de l’OMS de 2001 citée par l’auteur, où la France est en tête de liste, les États-Unis n’arrivant en revanche qu’en 37e position). Aux États-Unis, une importante partie des frais vient du personnel non médical (spécialistes marketing, assureurs…). La France, grâce au système de carte Vitale, a limité les frais, et ses coûts administratifs sont bien au-dessous de ceux des compagnies privées (de l’ordre de 6% contre 13% pour ces dernières). Aujourd’hui, dans les deux pays (comme dans toutes les sociétés industrielles), coexistent le public et le privé dans le domaine de la santé, mais à des degrés divers, ce qui ne serait pas sans incidence sur le taux de couverture. Aux États-Unis, 15,9% de la population serait sans couverture soit un peu plus de 46 millions en 2005. Il faut se reporter à la France des années 1960, souligne P. Dutton, pour atteindre le même niveau de non-assurés. Il rappelle, en outre, qu’en France, dans les années 1980, presque toute la population était couverte, et que la mise en œuvre d’une couverture maladie universelle dans les années 2000 a encore étendu le nombre de personnes assurées.
10P. Dutton explique pourquoi, à partir des années 1910, et à maintes reprises, les États-Unis ont rejeté l’assurance-maladie obligatoire tandis que la France l’adoptait définitivement dans les années 1930. L’auteur rappelle les différentes positions des divers acteurs en matière d’assurance-maladie obligatoire au cours des différentes périodes.
11Aux États-Unis, les premiers efforts destinés à mettre en place une assurance-maladie obligatoire viennent des progressistes (« progressives », que l’auteur compare aux solidaristes français) à travers l’American Association for Labor Legislation (AALL), fondée en 1906. Les responsables de l’AALL ont une forte expérience dans le domaine des politiques publiques; ils sont à l’origine d’importantes décisions, comme celle de bannir des usines d’allumettes le phosphore qui décime les travailleurs. En juin 1916, ils décident d’encourager la mise en place d’une couverture maladie obligatoire, en excluant les sociétés fraternelles (sorte de mutuelles) de la gestion. Ces sociétés fraternelles, qui se sentent directement menacées par le projet, rejoignent alors le front des opposants au projet. Qui plus est, les syndicats sont en désaccord: le leader de l’AFL (American Federation of Labor) combat le projet car il se méfie de toute proposition tendant à accorder à l’État le contrôle du domaine de la santé. Il trouve par ailleurs le projet contraire aux principes de volontariat et d’individualisme censés incarner l’esprit américain. Malgré le soutien de nombreuses fédérations et de nombreux syndicats indépendants, le projet capote. En avril 1919, le sénat de l’État de New York approuve le projet d’assurance-maladie obligatoire présenté par l’AALL: il s’agit du premier et du dernier corps législatif à approuver la mesure. La France se trouve en revanche, dans les années 1930, dans une situation plus favorable au projet d’instauration d’une couverture obligatoire que les États-Unis, du fait qu’il n’y a pas de division idéologique syndicale et que les mutuelles occupent une place importante et bénéficient d’une véritable réputation de service public. Les importants débats qui ont lieu en France n’empêchent pas l’adoption du principe de l’obligation et donc d’une assurance-maladie obligatoire.
12Les mesures prises contre la dépression auraient pu être, à nouveau, l’occasion d’une mise en place d’une assurance-maladie obligatoire, sous la présidence de Franklin D. Roosevelt. Le Social Security Act de 1935 en créant une pension de vieillesse, offrait à peu près les mêmes garanties et prestations que la loi française de 1930. La grande différence entre les libéraux du New Deal et les solidaristes résidait, souligne P. Dutton, dans la question de l’assurance-maladie: Franklin D. Roosevelt a préféré ne pas inclure l’assurance-maladie dans le Social Security Act pour ne pas perdre les élections de 1936.
13La faiblesse relative des mutuelles (doublement touchées par les restrictions migratoires et la baisse de leurs revenus), le poids de l’AMA (l’association des médecins américains), expliquent en bonne partie que l’assurance-maladie ne soit pas obligatoire aux États-Unis. L’importance des Blue Shield et des Blue Cross (l’équivalent des mutuelles) qui tissent un considérable réseau de soins à travers le pays, est réelle. Or les politiques fiscales américaines ne sont pas sans conséquences sur leur développement. La politique fiscale qui, dans les années 1930-1940, permet de déduire des impôts les primes d’assurance collectives mais taxe intégralement les paiements à titre individuel privilégiés par les sociétés fraternelles telles que les Blue Cross et Blue Shield, a un impact sur le type de contrat passé: les contrats des assureurs commerciaux sont favorisés.
14L’occupation de la France par les troupes allemandes et l’instauration du régime de Vichy ont entraîné, explique l’auteur, des bouleversements dans tous les domaines; en matière de santé, les secteurs prioritaires sont la natalité et les campagnes. Des réformes structurelles comme la suppression des organisations professionnelles au profit d’organisations corporatistes ou la place accordée aux mutuelles, qui se posent en partenaire du régime de Vichy, sont censées changer la société. Cependant, le régime de Vichy ne dure pas assez longtemps pour altérer les principes adoptés avec les lois sociales de 1930 et pour imposer son corporatisme, tandis que, pour l’auteur, le corporatisme a vraiment réussi à s’imposer aux États-Unis. P. Dutton l’explique ainsi: les dirigeants syndicaux proposent un accord à Franklin D. Roosevelt. Ils s’engagent à limiter les grèves, en échange de la création d’un Bureau national du travail en temps de guerre (National War Labor Board, NWLB) qui doit leur garantir un traitement équitable de la part des employeurs. L’objectif principal du NWLB est d’assurer la production en temps de guerre, donc d’éviter les grèves, tout en contenant l’inflation. Si ni les grèves ni les augmentations de salaire ne sont envisageables, le « grain à moudre » doit être trouvé à la marge, dans d’éventuelles concessions évitant toute inflation. La couverture de santé sert alors de « carburant » aux négociations. Les dirigeants syndicaux estiment qu’une assurance-maladie volontaire est un premier pas vers l’assurance-maladie obligatoire. Ils considèrent alors que si les employeurs acceptent de payer pour l’assurance-maladie à la table de négociation, ils seront moins en mesure de lutter contre une loi la rendant obligatoire. Cela aurait pu marcher, mais avec la stagflation à partir des années 1970, le système n’était plus viable.
Aux États-Unis, dès le début des années 1960, il devient de plus en plus évident que les personnes âgées, les non-syndiqués et les pauvres n’auraient jamais accès aux soins sans l’action gouvernementale, car ils ne peuvent pas supporter les coûts de la couverture maladie d’une part, et, d’autre part, la plupart ne font pas partie des groupes éligibles aux assurances compte tenu de la sélection des risques: c’est la bataille pour le Medicaid et le Medicare, créés en 1965.
15La France et les États-Unis doivent également affronter l’explosion des dépenses de santé dans les années 1970. Jusqu’à cette période, bien que par des moyens différents, les deux pays poursuivaient un même objectif: étendre et améliorer la couverture maladie, sans trop se soucier des coûts. Or les incroyables progrès de la médecine, le développement des hôpitaux, les nouvelles technologies médicales, tout cela a un prix et, tandis que le coût de la santé atteint des sommets, les réponses diffèrent dans les deux pays. À partir d’un même point de vue, à savoir le fait qu’aucun des deux pays n’aime le mot « rationaliser » ni les listes d’attente, P. Dutton dresse un portrait accablant du système de santé aux États-Unis et porte un regard plus optimiste sur le système de santé en France.
16L’auteur ne fait pas des propositions de politiques publiques, l’objet du livre n’est pas là. Il constate simplement qu’un système d’assurance-maladie assis sur le salaire n’est plus possible. Une partie des problèmes posés depuis quelques décennies s’explique à ses yeux par le fait que les deux systèmes reposent sur les cotisations. La question du coût du travail, le problème du poids de ces cotisations et le lien avec le chômage sont à ses yeux capitaux pour comprendre les problèmes que rencontre la France. Aux États-Unis, en revanche, il relève un autre problème, le « job lock ». Il consiste à faire ses choix de carrière uniquement en fonction d’un impératif: maintenir coûte que coûte une assurance-maladie qui permette à l’ensemble de la famille d’être sûre d’être couverte et à un prix raisonnable. Des études de J. Gruber et B. C. Mandrian citées par P. Dutton, indiquent que dans l’économie américaine, une couverture santé accordée par l’employeur réduirait la mobilité du travail dans une fourchette comprise entre 25 et 45%.
17Pour P. Dutton, il faut en finir avec le lien obsolète entre emploi et assurance-maladie. L’assurance-maladie basée sur le salariat est pour lui tout simplement la relique d’une économie industrielle autrefois dominante. Il explique ainsi que le fait d’adosser l’assurance-maladie à une base salariale a eu des effets néfastes, particulièrement aux États-Unis. Des groupes entiers se sont retrouvés sans couverture selon les domaines d’activité, ou encore le sexe (prégnance du modèle de la femme ayant-droit grâce au mari). De plus, comme Medicaid (destiné aux pauvres) rembourse moins que les assurances privées ou Medicare (destiné aux personnes âgées), de nombreux médecins et hôpitaux américains n’accepteraient pas de patients Medicaid. Dans une étude mesurant la qualité et l’accès aux soins, dont fait état P. Dutton, les pauvres recevraient dans 85% des cas des soins d’une qualité notablement inférieure à celle des personnes ayant des revenus plus élevés. Par ailleurs, les nouveaux emplois, créés dans le domaine des services, n’assureraient plus une couverture maladie. Avec les emplois industriels détruits, ce sont les couvertures maladie des travailleurs ainsi que de leurs ayants droit qui disparaissent. D’après P. Dutton, entre 1985 et 1991, 100 emplois industriels perdus équivalent à 224 travailleurs et ayants droit sans couverture médicale. Des emplois sont certes créés dans le secteur des services mais (toujours d’après l’auteur) la création de 100 emplois dans le secteur tertiaire permet la couverture médicale de seulement 40 travailleurs et de leurs ayants droit. Les employeurs aussi essaient de se protéger de la charge financière induite par d’éventuels problèmes de santé de leurs employés; parmi les mesures figurent:
- embaucher des intérimaires, le travail temporaire étant souvent exclu de l’assurance-maladie;
- dissuader les mal-portants de postuler (campagne Wal-Mart, en 2005);
- faire payer une partie de l’assurance aux salariés;
- ou encore abandonner purement et simplement une telle assurance.
19Les déficits récurrents des systèmes de santé ont donné lieu à de nombreux programmes de réforme, le plus souvent agissant sur les remboursements et l’accès aux soins. Le dilemme auquel se trouvent confrontés les deux pays, d’après l’auteur, est qu’il n’est pas possible de réduire l’inflation médicale sans changer la façon dont les patients et les médecins utilisent les ressources. Les ressources n’étant pas illimitées, les choix opérés par les gouvernements en matière de couverture et d’accès aux soins ont des conséquences sur le choix du patient, les libertés des médecins ou encore la qualité et l’équité des soins.
20La santé a peu à voir avec un marché, entendu comme un mécanisme d’auto-régulation où les vendeurs sont en concurrence pour fournir le meilleur prix ou la meilleure qualité et les acheteurs ont les connaissances suffisantes pour prendre des décisions rationnelles dans leur propre intérêt. La santé requiert des professionnels dont le niveau de connaissances constitue un monopole de fait. Du côté de la demande, les patients ont rarement l’expertise ou l’expérience suffisante pour faire les bons choix. En fait, les patients dépendent du « vendeur » pour qu’il leur dise ce dont ils ont besoin (le diagnostic, le traitement). Ainsi que le rappelle Bruno Palier, « la seule responsabilité du patient est d’aller voir le médecin. Ensuite, c’est le médecin qui décide » [2].
Par ailleurs, contrairement au prix d’un nombre considérable de biens, qui baisse en fonction des améliorations technologiques, celui de la santé tend à augmenter.
Pour P. Dutton, il est évident que les médecins américains ont capitulé; ils ont perdu leur contrôle sur les décisions médicales devant des assureurs déterminés à réduire leurs coûts.
En fait, les mesures portant sur les dépenses de soins ont également des répercussions sur le système et le taux de remboursement. Ainsi, le remboursement des soins diminue en France tandis que la part des complémentaires augmente. L’auteur rappelle qu’en 1980, 69% de la population possédait une couverture complémentaire, ce chiffre étant de 86% en 2000. Or, comme le souligne l’auteur, l’accès aux complémentaires n’est pas uniforme: si en 1995 83% de la population est couverte par des complémentaires, la couverture se répartit autour de 90% pour les cols blancs et 68% pour les travailleurs qualifiés (outre le fait que la moitié des couvertures complémentaires santé est assuré par l’intermédiaire des entreprises). L’enquête Santé Protection sociale 2006 (ESPS) publiée en avril 2008, qui permet de compléter celle de 1998 citée par Paul Dutton, indique que près de 93% de la population déclare bénéficier d’une couverture complémentaire, dont un peu plus de 4% au titre de la CMUC (Couverture maladie universelle). Malgré l’existence de la CMUC, 7% des Français déclarent ne pas avoir de couverture complémentaire santé, ce taux variant très fortement selon le revenu et la situation sociale.
En fait, pour P. Dutton, le problème n’est pas de savoir si les États-Unis doivent adopter un système public ou pas, mais quel rôle doit jouer l’État dans un système mixte public – privé mis en place depuis une centaine d’années. En France, le problème n’est pas une hypothétique crainte des assureurs ou des fournisseurs privés. Après tout, la France a depuis longtemps embrassé un système de soins accordant au secteur privé une place beaucoup plus grande que bon nombre de ses voisins ou que le Canada. Ce que les Français craignent, souligne P. Dutton, c’est que les techniques de rationnement et de management des soins ne mettent en péril la Sécurité sociale et la médecine privée, car cela est perçu comme l’abandon du modèle social français.
Valérie Avérous Verclytte
Doctorante en pensée politique IEP de Paris
Le travail social face aux discriminations. Intervention sociale, ethnicité et lutte contre le racisme en Europe, Manuel Boucher (dir.), Éditions Aux lieux d’être, coll. « Mondes contemporains », 2008, 338 pages
21Cet ouvrage collectif rend compte d’une conférence européenne tenue en décembre 2006 dans le cadre du projet EQUAL sous l’égide de l’Institut de développement social de Haute-Normandie et de l’Institut régional du travail social d’Île-de-France.
22L’objectif premier de la réflexion ainsi tournée vers l’action était de faciliter l’accès de personnes potentiellement discriminées à la qualification en travail social. On est ainsi sur le terrain de la recherche-action, que la Mire a jadis pratiqué, avec des fortunes diverses, il est vrai. Mais il s’agissait aussi, sous l’égide de Manuel Boucher, le coordinateur, de stimuler une réflexion là où on en reste le plus souvent aux déclarations de principe.
23Outre la France, l’initiative de la démarche associait Italie, Belgique, Roumanie, Suisse et Grande-Bretagne.
24Le coordinateur des travaux relève bien deux des difficultés de la démarche:
- tenter de combattre les discriminations socio-ethniques dans un contexte de dilution de l’État social solidaire est-il possible?
- de même, serait-on « raciste » par excès de différencialisme comme les Français sont prêts à l’imputer aux Britanniques, ou par excès d’universalisme, comme le pensent les Britanniques envers la France?
25Face à cela, qui tient du constat, Manuel Boucher souhaite, en revanche, un nouveau modèle d’intégration réaliste et humaniste, en France comme en Europe, nécessitant « la recomposition d’une action politique d’envergure articulant les questions sociales, culturelles et économiques » et visant à l’intégration de l’ensemble des citoyens, « autochtones » ou non, et tournant le dos aux deux modèles opposés et inadéquats à ses yeux.
26Manuel Boucher relève dans son introduction qui ressemble aussi par bien des côtés à une conclusion, que le « travail social professionnel, largement associé à l’institutionnalisation de la solidarité organique, est aujourd’hui menacé », et cela par l’ensemble des mutations précédemment pointées qui travaillent nos sociétés. Mais ce travail social est en même temps lui-même ethnicisé, par ses publics et ses acteurs.
L’ouvrage résultant des travaux est structuré en trois parties:
- les politiques migratoires et d’intégration en Europe;
- la reconnaissance culturelle et la lutte contre les discriminations;
- travail social et mobilisation antiraciste.
28Autre point aveugle: comment fonctionnent les politiques de naturalisation, et sont-elles restées aussi restrictives alors qu’elles sont clairement plus ouvertes en France.
29Notons ici, au passage, que l’ouvrage fournit, au terme de chaque contribution, une bibliographie (parfois un peu datée) et des sites internet utiles.
30• La deuxième partie, intitulée « la reconnaissance culturelle et la lutte contre les discriminations » est, de fait, la plus importante (127 pages sur 321) et la plus problématique. Sa construction est mixte: des approches comparatives (les politiques envers les Roms de Roumanie) ou globalisantes. Son sens est fixé par le titre même de la contribution de Michel Wieviorka: « Analyser pour mieux agir ». Il y rappelle la nécessité de distinguer les rôles de l’analyste des situations et ceux de l’acteur, sans couper les ponts entre eux, mais en s’assignant un objectif qui n’est pas neutre, « mettre en œuvre un multiculturalisme intégré ».
31L’auteur en mesure l’ambition comme les risques, titrant un paragraphe « Écueils et dangers ». En effet, selon nous, le multiculturalisme peut se voir appliquer une étude en termes de coûts/avantages.
32Au plan des avantages, le respect de la diversité, le refus de juger les manières de vivre [3], et l’idée présente chez beaucoup d’élus locaux – et pour certains, malgré les prises de position publique – qu’il est plus facile d’encadrer une population en respectant ses structures, associatives, culturelles ou autres et en facilitant sa concentration (qu’elle plébiscite) dans quelques lieux qu’une habile répartition spatiale préservera. Mais le plan des coûts, plus rarement sous-pesé, n’est pas négligeable. Bien des populations, dites du Sud, appartiennent à des pays où l’État, soit n’a jamais réellement existé, soit n’existe plus. Est-ce ce système qu’il s’agit de préserver alors qu’il fait la part belle au plus fort ou au plus corrupteur? De même, alors que de longues luttes, sans doute pas totalement achevées, ont abouti, dans la plupart des pays occidentaux, à l’État de droit, et ont vu la marche vers les libertés et l’égalité – y compris pour cette dernière entre hommes et femmes – peuton accepter des normes sociales coutumières qui les nient ou les présentent comme le fruit du dévergondage?
33Certes, plaidant pour la prise en compte des identités, Michel Wierviorka trace cependant d’utiles distinctions entre identités et communautarisme, entre situation de communautarisme et absence de communauté, et entre communauté et espace de fermeture, pour tenter de concilier valeurs universelles et multiculturalisme tempéré. Mais il laisse en pointillé une question essentielle pour les juristes: qui régule, et à quel niveau, cette conciliation?
34Un peu plus loin, comme pour conclure cette seconde partie, Manuel Boucher propose à son tour une analyse critique de la lutte contre les discriminations ethniques, rouvrant le débat sur la discrimination positive et son choc avec l’universalisme républicain. Sans naïveté, il pointe la montée d’une bourgeoisie ethnique, ayant compris le bon usage à son profit du néolibéralisme, passant par le développement d’une gestion ethnique de rapports sociaux inégalitaires. Ici aussi, le modèle américain a franchi l’océan.
35• La troisième partie de l’ouvrage, consacrée au travail social et à sa dimension antiraciste, est pleinement originale, car le sujet est rarement abordé dans une publication ayant vocation à dépasser le seul lectorat des travailleurs sociaux, pour toucher celui des élus locaux, des militants associatifs et, on peut l’espérer, des citoyens.
36Philippe Bataille porte ici une part centrale de la réflexion. Il considère que la lutte contre les discriminations proclamée en France s’est en fait enlisée, et qu’il revient au monde du travail social de définir en la matière ses propres orientations et de « dégager le concept de son actuelle gangue institutionnelle et politique, pour mieux renouer avec la portée critique de tout idéal visant à promouvoir une égalité réelle à travers des actions professionnelles ».
37La démarche de l’auteur est utile, car il insiste fort à propos sur le grand nombre de variables à considérer avant de crier à la discrimination et sur la nécessité de distinguer racisme et discrimination. « Le travail social se trouve en devoir de produire ou de s’adosser à une connaissance des situations individuelles et collectives dont nous savons qu’elles se renouvellent sans cesse. C’est pourquoi il importe qu’en son sein soit entretenue une véritable activité de recherche. »
38Sur ce point, il nous semble nécessaire de plaider a minima pour une interaction active des deux sphères, ce qui, du côté des chercheurs, souligne la grande utilité sociale de la valorisation vers les milieux professionnels, et pas seulement vers les pairs de la discipline.
39Philippe Bataille soutient que le travail social doit faire son choix entre la lutte contre le racisme et la lutte contre la « force diffuse des logiques discriminatoires ». Ce choix n’est pas évident, car il met en question à la fois l’identité ethnique ou l’identité militante antiraciste de nombre de travailleurs sociaux.
Toutefois, il faut aussi à ce travail social « un projet d’intervention orienté vers l’objectif d’égalité de traitement » pour tenter de contrer les discriminations engendrées tant par l’origine sociale que par l’origine ethnique. La médiation y tient une place centrale, car ces activités de médiation « qui relaieront d’autant mieux l’objectif de lutte contre les traitements sociaux et politiques inégaux, que cette médiation culturelle et sociale promeut l’idéal de laïcité et moins celui de diversité qui ouvre grande la porte à la mise en scène des identités ethniques et de leur mise en concurrence dans le champ politique ». Car c’est à un changement de priorité qu’invite cette contribution centrale: la laïcité revisitée avant la diversité. Mais l’arrêt rendu par le Conseil d’État le 27 juin dernier [4] n’est-il pas aussi un clignotant sur l’intérêt de travailler à fond cette notion?
Patrick du Cheyron
Chargé de mission, Mission recherche de la DREES
Notes
-
[1]
Introduction à la socio-histoire, La découverte, 2006.
-
[2]
« Les patients devront attendre avant d’aller se faire soigner », Libération, 31 mai 2007.
-
[3]
Voir, à titre de préfiguration de cette démarche égalitariste et compassionnelle, le titre du film de Jean Yanne (1972):Tout le monde il est beau, tout le monde, il est gentil.
-
[4]
Voir Le Monde, daté samedi 12 juillet 2008. Une Marocaine de 32 ans, mariée à un Français et mère de trois enfants nés en France, s’est vue refuser la nationalité française au motif qu’elle « a adopté, au nom d’une pratique radicale de sa religion, un comportement en société incompatible avec les valeurs essentielles de la communauté française, et notamment le principe d’égalité des sexes ». Pour la première fois en France, le Conseil d’État, a pris en compte le niveau de pratique religieuse pour se prononcer sur la capacité d’assimilation d’une personne étrangère.