Introduction
1Je devrais commencer par présenter des excuses: je ne suis pas expert en politique sociale. Mes spécialités sont la théorie institutionnelle et le droit constitutionnel. Mes propos porteront donc l’empreinte de mon appartenance professionnelle et d’un certain parti pris disciplinaire.12
2En tant qu’expatrié européen aux États-Unis, j’ai la preuve directe (fût-elle anecdotique) que les différences de politiques déteignent sur la vie des individus. En tant que spécialiste de sciences politiques, je reconnais que les responsables de l’action publique ont peut-être beaucoup à apprendre des politiques conduites à l’étranger et j’apprécie à leur juste valeur les effets salutaires de l’analyse comparative des politiques ou de la « concurrence politique par comparaison ». Il convient toutefois d’aborder cet exercice en ayant pleinement conscience de ses limites institutionnelles. Sans doute n’y a-t-il pas meilleure illustration de cette règle de prudence élémentaire que le sujet qui nous intéresse dans l’immédiat: « Fédéralisme et État providence aux États-Unis ».
3Le fédéralisme a, pour le meilleur ou pour le pire, façonné la politique sociale des États-Unis. Cela n’est pas (du moins pas essentiellement) dû aux raisons que les analystes des politiques publiques et les économistes associent généralement à ce mode d’organisation du pouvoir, comme l’adaptation des normes centrales aux besoins locaux, l’apprentissage institutionnel ou l’expérimentation des politiques. Aux États-Unis, l’influence marquée du fédéralisme est davantage liée à la tradition constitutionnelle forte du pays, à ses antécédents de racisme et son opposition farouche à des politiques ouvertement redistributives.
4En Europe, aucune de ces forces n’est à l’œuvre dans le débat sur la protection sociale et la politique sociale – qui, tel que je l’analyse, porte sur des questions différentes, comme la viabilité financière de systèmes de protection sociale généreux dans un contexte marqué par la concurrence mondiale et par des tendances démographiques défavorables. À certaines époques, il arrive, pour un ensemble de raisons, qu’une politique définie dans un pays se révèle, pour un autre ensemble de raisons, plus facile à mettre en œuvre ou plus adaptée dans un autre. Reste que les experts de la politique sociale européenne seraient bien mal inspirés de considérer le fédéralisme à l’américaine comme un remède aux maux que connaît le monde contemporain. Le fédéralisme américain est, fondamentalement, une réponse à des problèmes à la fois anciens et spécifiquement américains.
Fédéralisme et État providence
5Nous savons deux choses sur l’État providence américain. La première, c’est qu’il est né après celui de toutes les autres démocraties occidentales. Aujourd’hui encore, il est moins développé et moins systématique que les États providence d’Europe et reste la cible de controverses qui suscitent la perplexité des observateurs européens. Les réformes qui ont créé le Workfare au milieu des années 1990, par exemple, doivent leur adoption et leur grande popularité, non seulement au fait que les experts et les responsables politiques ont pris conscience que les politiques sociales tradition-nelles étaient inefficaces et parfois contreproductives (même s’il est vrai que cette reconnaissance a joué un grand rôle), mais aussi à la défiance de la population vis-à-vis de la redistribution pure et simple. La seconde, c’est que les États fédérés et le fédéralisme jouent un rôle important dans la politique sociale américaine. Ce rôle transparaît à la fois dans le processus administratif et politique et dans les effets des politiques, notamment dans le fait que le niveau des prestations et services varie beaucoup d’un État fédéré à l’autre.
6Y a-t-il un lien entre le fédéralisme et la qualité inégale du système de protection sociale américain? On pense communément que le fédéralisme a, à la fois, retardé l’avènement de l’État providence et provoqué une « course au moins-disant social » entre les États ou en d’autres termes, une tendance des États à réduire les programmes de redistribution par peur de se transformer en « aimant social » ou au contraire de faire fuir les entreprises et les citoyens vers des États où la fiscalité est légère (et les prestations faibles). En réalité, les éléments dont on dispose à l’appui de ces thèses sont contrastés [3]. Il est, en effet, tout aussi probable que le fédéralisme ait favorisé la croissance de l’État providence. L’État providence américain reste sans doute très limité à l’aune des normes européennes, mais il est plus développé qu’il ne le serait si le gouvernement national avait le monopole des paiements de transfert et des services sociaux. J’en expliquerai brièvement la raison, mais je vais commencer par brosser un rapide panorama du paysage confus qu’offre la politique sociale.
Fédéralisme coopératif
7Aux États-Unis, certains programmes sociaux sont entièrement nationaux. Ils fonctionnent directement entre le gouvernement fédéral et les citoyens, et les États ne jouent aucun rôle budgétaire ni administratif. En règle générale, les dispositifs en direction des personnes âgées sont entièrement nationaux. Ainsi, la Sécurité sociale américaine (autrement dit notre système d’assurance-vieillesse) est entièrement nationale. Medicare, qui couvre les soins médicaux des personnes âgées et, maintenant, leurs dépenses de pharmacie, est presque entièrement national aussi. En revanche, certains programmes relèvent exclusivement des États fédérés; c’est le cas par exemple du régime d’indemnisation des accidents du travail et des maladies profession-nelles. Toutefois, la plupart des dispositifs sont financés par des transferts ou des subventions: le gouvernement fédéral alloue des fonds aux États fédérés pour certaines activités et à certaines conditions. Le terme consacré pour désigner le financement par l’État fédéral de programmes gérés par les États fédérés est le « fédéralisme coopératif ». Les subventions peuvent être plus ou moins généreuses et les conditions plus ou moins strictes selon le programme. Les principaux dispositifs appartenant à cette catégorie sont, de loin, Medicaid et les programmes liés à l’éducation.
8Créé dans les années soixante, Medicaid [4] était à l’origine un dispositif limité, permettant aux enfants pauvres d’accéder aux soins. Aujourd’hui, il absorbe plus de 43 % de l’ensemble des transferts de Washington aux États fédérés. Il s’agit d’un programme pour lequel le gouvernement fédéral se montre très généreux: il rembourse aux États environ deux tiers de l’ensemble des dépenses de santé couvertes par Medicaid (la proportion varie de 50 % pour les États les plus riches, à 76 % pour les États les plus pauvres) [5], et il n’est pas appliqué de plafond, ni de limite budgétaire externe. Il faut noter que les États fédérés disposent d’un pouvoir discrétionnaire considérable eu égard aux services et aux publics couverts. Ils ont certes l’obligation de couvrir certaines catégories de la population et certains services, mais la couverture est désormais facultative pour une grande majorité des services – et une part encore plus importante des dépenses: les États sont libres de les couvrir ou non (en outre, le gouvernement fédéral peut même, à la demande des États, accorder des dérogations aux conditions d’octroi des subventions affectées et utilise souvent cette possibilité). Les différences entre États sont telles qu’il n’existe pas un, mais 50 programmes Medicaid aux États-Unis.
9Politiquement, les programmes qui relèvent du fédéralisme coopératif sont à l’abri. Certes, les gouvernements des États et les collectivités locales se plaignent en permanence du caractère coûteux du subventionnement fédéral et de l’insuffisance des financements, tandis que de leur côté, les responsables fédéraux dénoncent presque aussi souvent les insuffisances des États en matière d’application et d’efficience, en particulier en ce qui concerne Medicaid qui affiche des dépenses pharaoniques et qui est, dans certains États, notoirement corrompu. Toutefois, ces sempiternelles querelles ne sont que rhétorique politique. Les alternatives au fédéralisme coopératif – une centralisation qui rendrait l’État fédéral entièrement responsable de certains programmes ou une décentralisation intégrale d’autres programmes – ne sont que rarement envisagées et encore plus rarement mises en œuvre. Même les célèbres lois qui ont réformé l’aide sociale, en 1996 [6], ont décentralisé le processus d’élaboration des politiques concernant les programmes d’aide sociale, mais pas la compétence budgétaire.
Reste qu’au fil des années, le consensus politique dont font l’objet les programmes relevant d’une coopération entre État fédéral et États fédérés et leur extension, a été accompagné par un concert de critiques émanant de nombreux experts de l’action publique. Leurs critiques s’articulent autour de trois éléments perçus comme des insuffisances:
- Premièrement, beaucoup d’experts font observer que bon nombre de programmes coopératifs ne résultent pas d’un processus raisonné d’attribution des compétences. Ainsi, il est logique (même si cela n’est peut-être pas convaincant) d’avancer que dans un pays aussi grand et hétérogène que les États-Unis, l’éducation élémentaire devrait relever des États fédérés ou des autorités locales. Si tel est le cas, toutefois, on peut se demander pourquoi il devrait appartenir au gouvernement fédéral de financer un système éducatif local. A contrario, si l’on estime que l’éducation est un bien public « national », on peut s’interroger sur la raison pour laquelle sa production devrait être essentiellement du ressort des autorités locales et des États fédérés. Le système américain fonctionne tant bien que mal – et l’on serait tenté d’ajouter plus mal que bien – entre ces deux pôles. Pour justifier l’extension du financement fédéral et l’adoption simultanée d’une très ambitieuse et très contestée réforme fédérale de l’éducation, le président George W. Bush a expliqué que l’éducation était une « fonction locale mais une responsabilité fédérale ». Il n’a cependant pas précisé ce que ces propos étaient censés signifier [7].
Pour citer un autre exemple, les raisons qui plaident en faveur d’un programme de santé national pour les plus démunis ne manquent pas. En un sens, Medicaid incarne cette idée: il s’agit d’un « programme qui accorde des droits », ce qui signifie que les individus qui remplissent les conditions requises peuvent bénéficier de services, non pas selon la bonne volonté du gouvernement, mais parce qu’ils en ont légalement le droit. Il se trouve cependant que les droits varient beaucoup selon le lieu de résidence des individus. Les publics et services couverts dans un État peuvent fort bien ne pas l’être dans l’État voisin. Il est difficile de trouver une logique à cette organisation, que ce soit en termes de politique publique ou en termes de fédéralisme. - La deuxième critique formulée à l’encontre des programmes sociaux coopératifs concerne le niveau très élevé de leurs frais généraux et de fonctionnement. La Sécurité sociale américaine, qui est un dispositif entièrement national, fonctionne à moindre coût. Elle est à la fois bien gérée et très fiable. Medicaid, qui relève du fédéralisme coopératif, en est l’exact opposé à tous points de vue. Il est vrai qu’il est sans doute plus facile de diminuer le montant des prestations de Sécurité sociale que de gérer des services, comme le fait Medicaid. Toutefois, chacun reconnaît que les programmes coopératifs entraînent des dépenses de contrôle élevées pour le gouvernement fédéral, soucieux de s’assurer que les États fédérés utilisent à bon escient les fonds qu’il leur alloue, et des coûts de conformité énormes pour les États, tenus de rendre des comptes à Washington.
- Troisièmement, les programmes coopératifs ont des effets redistributifs surprenants, voire, parfois, d’une absurdité patente. Les chercheurs estiment que le système est à la fois très inégalitaire et très irrationnel en termes de redistribution – que l’on pense aux inégalités entre États et localités ou aux inégalités entre individus et que l’on considère les programmes individuels ou le système dans son ensemble. Fondamentalement, l’argument qui plaide en faveur d’un système de prestations sociales relevant de l’échelon fédéral est simple: les États risquent de ne pas offrir suffisamment de prestations parce que le fédéralisme fait obstacle à la redistribution. Il devrait en découler une conclusion tout aussi évidente: si l’on veut redistribuer des ressources, redistribuons des ressources. Or, ce n’est pas ce que fait la grande majorité de nos programmes coopératifs. En général, ils versent des fonds à des lieux, pas à des individus, à des administrations, pas à des bénéficiaires individuels. Il n’y a aucune raison de penser qu’un tel système puisse fonctionner de manière fiable et équitable et les éléments qui prouvent qu’il n’est ni fiable, ni équitable, sont légion.
Origines historiques et politiques
10Pourquoi le système est-il géré ainsi? Pourquoi existe-t-il quelques programmes nationaux, tandis que la plupart des autres sont « coopératifs » et pourquoi les insuffisances largement reconnues des politiques coopératives ne servent-elles pas de leçon? L’explication est en grande partie à rechercher dans le poids des traditions politiques et institutionnelles (institutional path dependency). L’autre facteur qui joue un rôle est la faiblesse des coalitions distributives (distributional coalitions) dans la vie politique américaine.
11Aux États-Unis, l’élaboration des politiques publiques fonctionne par vagues. L’extrême fragmentation de nos institutions politiques – résultat, entre autres, d’un système présidentiel, du bicaméralisme et du fédéralisme – est à l’origine de longues périodes d’abstinence législative et d’un incrémentalisme des autorités. D’un côté, ce système présente l’avantage de laisser une place généreuse à l’initiative et à l’expérimentation décentralisées (y compris, et cela mérite d’être souligné, à l’action d’un secteur caritatif privé qui, à lui seul, draine des sommes supérieures au PIB de la Scandinavie) [8]. Mais la médaille a un revers: la fragmentation institutionnelle fait obstacle aux réformes et ajustements périodiques qui seraient nécessaires pour adapter la politique aux changements de donne et à l’évolution des besoins. Les réformes de fond n’interviennent que toutes les trois ou quatre décennies, quand le système politique connaît ce que l’on pourrait comparer à une dépression nerveuse, que les « points de veto » institutionnels se transforment en « fenêtres de tir » politiques et que les artisans des politiques publiques sont gagnés par l’hyperactivité [9]. Aux États-Unis, l’essentiel de la législation sur l’État providence date des deux dernières périodes de ce type: le New Deal des années trente et la Grande société des années soixante.
12Hyperactivité législative ne rime pas avec délibération ni avec sobriété dans la conception des programmes. C’est généralement « en coulisse » que les législateurs concoctent programmes et politiques, y compris certains programmes et systèmes qui existent déjà dans les États fédérés. La loi de 1935 sur la Sécurité sociale (Social Security Act) est une bonne illustration de cette pratique. D’un côté, à l’époque, aucun État fédéré n’était doté d’un système d’assurance-vieillesse; par conséquent, ce volet de la loi – ce que nous appelons maintenant la « Sécurité sociale » – est devenu entièrement national. De l’autre, tous les États avaient un système d’assurance accident du travail solidement établi, que le New Deal n’a pas réellement cherché à remettre en cause. Dans tous les autres domaines, de l’assurance-chômage à l’aide sociale en faveur des enfants défavorisés (Aid to Families With Dependent Children, AFDC), certains États avaient déjà instauré des programmes, tandis que d’autres en étaient dépourvus. Le New Deal a décidé de s’appuyer sur ces programmes et de les étendre à l’ensemble du pays – au lieu de les « centraliser » pour en faire le monopole budgétaire et administratif de l’État fédéral.
Il faut bien comprendre que le fédéralisme a alors représenté à la fois une contrainte et une chance. Si les États fédérés avaient été moins puissants, les architectes du New Deal auraient créé un système plus centralisé. Ils étaient, entre autres, fort conscients du fait que dans la plupart des États, les autorités étaient gangrenées par la corruption et l’incompétence. Toutefois, le coût de la coopération avec les États a été compensé par plusieurs avantages.
- Le premier, qui est peut-être le plus évident, est que les États (aussi corrompus que nombre d’entre eux aient pu être) étaient dotés de capacités administratives, ce qui a évité d’avoir à créer de toutes pièces et en peu de temps une nouvelle administration fédérale.
- Le deuxième, c’est que coopérer avec les États a permis de ménager d’importantes différences d’un État à l’autre en termes de niveau de prestations et de services, de bénéficiaires couverts et de gestion des programmes. Les États ont pu adapter les programmes bénéficiant de financements fédéraux à leurs besoins spécifiques. Il importe de souligner que cet avantage résultait plus de calculs politiques et institutionnels que d’une volonté de concevoir des programmes efficients. Le Parti démocrate – artisan du New Deal – devait satisfaire son électorat ouvrier dans le Nord et l’appareil du parti dans le Sud. En d’autres termes, il lui fallait offrir des prestations généreuses dans le Nord, sans pour autant mettre en péril le système de castes raciales dans le Sud. Pour y parvenir, il a autorisé des différences entre les États dans le niveau des prestations et a confié la gestion du programme aux autorités des États. La souplesse et la décentralisation légendaires de notre État providence sont donc un héritage du « régionalisme » américain (sectionalism) et de l’« exceptionnalisme » du Sud.
- Le troisième avantage, qui est aussi, à mes yeux, le plus déterminant, est que la coopération avec les États a entraîné une augmentation de la demande de services publics supérieure à ce qu’elle aurait été dans le cadre d’un système entièrement national ou entièrement décentralisé au niveau des États fédérés.
14Parallèlement, le fédéralisme coopératif exerce une influence sur les programmes financés, en favorisant leur expansion et en les protégeant des restrictions. Prenons par exemple Medicaid, pour lequel (comme je l’ai déjà souligné), le gouvernement fédéral paie entre 50 et 76 cents par dollar de dépenses engagé par les États. Alors que localement, les contribuables ne seraient peut-être pas prêts à accepter une extension des services s’ils devaient assumer l’intégralité de son coût, il est possible qu’ils acceptent de payer 30 cents d’impôt si le gouvernement fédéral paie les 70 cents restants. Autrement dit, l’extension des programmes financés à l’échelon fédéral semble toujours peu coûteuse. À l’inverse, lorsqu’un État doit réduire ses dépenses, le faire au niveau d’un programme financé par des fonds fédéraux paraît toujours très onéreux. Pour tous ceux qui sont concernés, cela revient à faire « perdre » des fonds fédéraux à l’État.
Cet effet de cliquet est amplifié par la dynamique politique. Comme souligné précédemment, la plupart des programmes coopératifs ne versent pas des fonds aux individus mais à des institutions – gestionnaires, prestataires de services, établissements d’éducation, etc. Ces différents acteurs et leurs syndicats soutiennent tout naturellement les programmes. Ce soutien politique est essentiel à la survie de dispositifs qui ne pourraient pas être maintenus à leur niveau actuel si leur défense n’était assurée que par leurs bénéficiaires, souvent marginaux et non organisés.
Sans ces mécanismes, qui se renforcent mutuellement, l’État providence américain serait beaucoup plus limité qu’il ne l’est. Les États-Unis n’ayant guère le goût de la redistribution, les défenseurs et les architectes des programmes de redistribution doivent s’en remettre à des illusions budgétaires et à des mécanismes institutionnels qui dissimulent la nature de ces programmes. En termes polémiques, le fédéralisme coopératif est la seule forme de socialisme dont les États-Unis soient capables.
Réforme ou fin de partie?
15Comme évoqué précédemment, aux États-Unis, le fédéralisme coopératif est remarquablement stable, tant sur le plan politique qu’institutionnel. La question de l’équilibre du financement (federal balance) – c’est-à-dire de la répartition des ressources entre l’échelon fédéral, celui des États fédérés et l’échelon local – est au cœur d’un débat permanent. En revanche, il n’y a aucun débat sur la manière dont ces programmes sont conçus.
16Le seul effort réel pour repenser l’architecture fédérale a eu lieu il y a une génération, lorsque le président Reagan a proposé de clarifier les relations au sein du système. Le principal élément de sa proposition était un mécanisme de transfert, ou « welfare swap » [11]. Le gouvernement fédéral aurait intégralement confié aux États un important dispositif d’aide sociale en faveur des enfants défavorisés (l’AFDC, devenu entre-temps le Temporary Assistance for Needy Families, ou TANF). En contrepartie de l’arrêt du financement fédéral de ce programme, Washington aurait assumé l’entière responsabilité, y compris financière, de Medicaid (qui, à l’époque, était beaucoup plus limité qu’aujourd’hui). Il faut noter que cette proposition n’émanait pas de la « droite radicale », mais avait été élaborée par d’éminents chercheurs de la Brookings Institution, institution de recherche centriste, qui la considérait comme une proposition de « bonne gouvernance », reflétant beaucoup des critiques de chercheurs évoquées précédemment. Toutefois, ce projet a connu un échec retentissant. L’opposition immédiate et véhémente des États l’a même empêché d’arriver jusqu’au Congrès. Alors que les responsables des États se plaignent en permanence des conditions de financement jugées trop strictes que leur impose l’État fédéral, ils approuvent encore moins les autres solutions envisageables. Leur position – qu’on leur donne plus d’argent sans avoir à rendre de comptes – a une stabilité politique intrinsèque. Les conservateurs affectionnent le « fédéralisme » et les États; les Libéraux sont attachés aux aspects du système qui favorisent l’expansion de l’État providence. Ces inclinations, auxquelles viennent s’ajouter le pouvoir de groupes d’intérêts solidement établis et l’absence de vraie crise comme celle dont aurait besoin la politique américaine pour engager un véritable processus de réforme, expliquent qu’il n’existe actuellement pas de demande politique de réforme de la structure fédérale de l’État providence américain.
17La réforme, selon moi, ne se fera que lorsque le fédéralisme coopératif aura rempli correctement, et peut-être trop correctement, son rôle d’amplificateur de la redistribution. Ce scénario se profile dans l’un des domaines les plus en vue de l’action publique: l’assurance-maladie.
18Beaucoup d’Européens et, en réalité, beaucoup d’Américains jugent étrange qu’une nation industrialisée aussi riche et avancée que les États-Unis n’offre pas à ses citoyens un système d’assurance-maladie universel. Les revendications pour que soit instauré une telle couverture ne sont pas nouvelles. La première tentative, faite par le président Theodore Roosevelt, il y a plus d’un siècle, a échoué. Après lui, le président Harry Truman a essayé et échoué de nouveau. Et chacun sait qu’au début de son mandat, le gouvernement Clinton a introduit un plan compliqué (parfois surnommé le « HillaryCare », d’après le nom de son auteur, aujourd’hui prétendante à la présidence [12]), qui prévoyait la création d’une assurance-maladie fédérale universelle et qui a connu un échec retentissant.
19Si les États-Unis parviennent malgré tout un jour à instaurer ou du moins à avoir un système d’assurance-maladie universel public, ce sera en grande partie parce que Medicaid, programme coopératif par excellence, y aura grandement contribué. Répondant à la demande de la population et attirés par les subventions fédérales généreuses versées dans le cadre de Medicaid, les gouvernements des États l’ont considérablement développé, à tel point que dans certains États, le programme couvre plus des deux tiers de la population, dont des individus qui ont des ressources égales à trois fois le seuil de pauvreté fédéral (le Massachusetts a instauré un programme quasi universel). Les pouvoirs publics des États fédérés sont conscients que le système est ruineux pour leurs finances, mais ils apprécient aussi de pouvoir répondre à une demande à laquelle la population attache beaucoup de prix en n’assumant qu’une partie de son coût réel. Les autorités fédérales savent que le système est financièrement insupportable, mais choisissent d’en faire porter la responsabilité à la « fraude » à laquelle se livrent les États ou à « l’inflation des dépenses de santé ». Les commissions fédérales chargées d’examiner la réforme de Medicaid se sont vu refuser même le droit d’examiner les formules utilisées pour calculer les fonds alloués au programme.
Medicaid est, en quelque sorte, le « HillaryCare » prêt à être lancé sur les rails. Du fait des mécanismes d’incitation financière qu’il contient, il ouvre naturellement la voie à un système d’assurance-maladie public applicable sur l’ensemble du territoire. Selon moi, nous ne sommes pas si éloignés de ce résultat. Comme indiqué précédemment, les programmes financés par des fonds fédéraux ont d’importants effets de substitution. Pendant des décennies, les plus importants d’entre eux, Medicaid et les programmes liés à l’éducation, ont évincé les dispositifs non financés (ou moins financés) relevant de la responsabilité des États. Une fois ces programmes réduits à peau de chagrin, le fédéralisme coopératif devient un jeu à somme nulle entre ses lobbies les plus offensifs et les lobbies qui, en réalité, sont les plus puissants de l’arène politique américaine – ceux de l’éducation et de la santé (en particulier pour les personnes âgées). L’affrontement entre ces deux camps est comparable à un combat entre deux tornades qui se battraient pour dévaster le même paysage: il cause des dégâts considérables, mais n’a pas de vain-queur incontestable. Les lobbies vont faire entendre plus fort leurs revendications pour obtenir une action nationale; les hommes politiques, à l’échelon des États et à l’échelon local, vont crier encore plus fort pour réclamer un financement fédéral; et même ceux qui sont opposés à un système d’assurance-maladie public par principe ou par conviction politique accepteront un système universel financé par l’État fédéral, parce que cela constituera une solution moins chère que Medicaid, dont les dépenses sont incontrôlables et qui est impossible à réformer. Dans ces conditions, il est possible qu’un plan qui tient en échec les responsables politiques depuis un siècle – et pour lequel il n’existe pas encore de soutien clair de l’électorat américain – finisse enfin par devenir réalité.
Notes
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[1]
Colloque « La protection sociale aux États-Unis et au Canada, réformes et défis » organisé à l’initiative de la DREES les 7 et 8 février 2008, ministère de la Santé, de la Jeunesse et des Sports – Paris.
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[2]
Chercheur dans le cadre du programme Searle à l’American Enterprise Institute, Washington DC; cofondateur et ancien directeur du Center for Individual Rights (États-Unis).
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[3]
Pour une réflexion plus approfondie, voir Kenneth Feinberg, « The United States: Federalism and Its Counter-Factuals », in H. Obinger, S. Leibfried, F. G. Castles, Federalism and the Welfare State, Cambridge, Cambridge University Press, 2005.
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[4]
Voir dans ce numéro l’article « Les réformes du système de santé engagées par les États pour parvenir à une couverture quasi universelle aux États-Unis » de Philip Musgrove (ndlr).
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[5]
US Department of Health and Human Services, CMS Financial Report: Fiscal Year 2007, p. 6, disponible à l’adresse www. cms. hhs. gov/ CFOReport/ Downloads/ 2007_CMS_Financial_Report. pdf
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[6]
Sur la réforme de l’aide sociale, voir dans ce numéro les articles « Réformes du Welfare et croissance aux États-Unis: quels résultats? Un survey de littérature américaine » de Christel Gilles et « Évaluation de la réforme du Welfare aux États-Unis » de Gary Burtless (ndlr).
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[7]
Pour une réflexion sur ces questions, voir Michael S. Greve, « Against Cooperative Federalism » Mississippi Law Journal 70, 2002, p. 557.
-
[8]
Arthur Brooks, « Philanthropy and the Non-Profit Sector », in Peter Schuck et James Q. Wilson, Understanding America, New York, Public Affairs, 2008, p. 542.
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[9]
Beaucoup d’observateurs ont noté cette caractéristique de la politique américaine. Voir l’analyse particulièrement brillante de Samuel Huntington, American Politics: The Promise of Disharmony, Cambridge, Harvard University Press, 1981.
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[10]
Pour un développement plus long sur cette question et pour les références de l’abondante littérature qui lui est consacrée, voir Michael S. Greve, « Against Cooperative Federalism », Mississippi Law Journal 70 (2002), p. 557-623.
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[11]
Pour une explication claire du mécanisme de swap et de ce qu’il en est advenu, voir Timothy Conlan, « Ambivalent Federalism: Intergovernmental Policy in the Reagan Administration », in James A. Stever and Lewis G. Bender, Administering the New Federalism, Boulder, CO, Westview Press, 1986.
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[12]
Au moment de la rédaction du présent texte (ndlr).