1La notion d’identité a des définitions multiples dans la vie courante, les médias, les travaux philosophiques ou scientifiques. Mais, même dans ces derniers, elle n’est pas toujours définie de manière claire et opératoire. Or les définitions et les degrés de pertinence de cette notion sont au cœur de plusieurs paradoxes et polémiques qu’il importe de connaître et comprendre avant de trancher quant à la légitimité de ses différents usages. C’est ce qu’écrivait, à sa manière, il y a juste trente ans, Lévi-Strauss en conclusion du séminaire pluridisciplinaire qu’il lui avait consacré au Collège de France : « Toute utilisation de la notion d’identité commence par une critique de cette notion » (Lévi-Strauss, 1977, p. 331).
2Dans cet article, je m’efforcerai de suivre quatre pistes à partir de quatre perspectives sur l’identité. Une approche « essentialiste », d’origine philosophique, qui fait de l’identité « ce qui reste identique dans le temps » ( Qu’est-ce que l’être en tant qu’être ?). Une approche « psychologique » reconnaissant la pluralité des identités en tant que « définitions de Soi » ( Qui suis-je ?). Une approche « interactionniste » pour qui l’identité est une relation entre assignation par les autres et revendication par soi ( Que faisje de ce que les autres disent de moi ?). Une approche « nominaliste » pour laquelle l’identité est une forme discursive inséparable d’une interprétation biographique ( Comment rendre compte du cours de ma vie ?). Dans tous les cas, sera abordée, sinon résolue, la question des conditions d’usage des définitions de cette notion hautement polysémique et polémique.
L’identité comme essence des choses
3Étymologiquement l’identité (du latin idem : le même) est ce qui reste le même au cours du temps. C’est ce que Platon, après Parménide, appelait l’ essence de ce qui existe (les « étants »), c’est-à-dire ce qui ne concerne pas leur apparence – ce que l’on perçoit par les sens – mais leur réalité « essentielle » qui est invisible et immuable. L’essence, selon Platon, n’est pas connue par les sens mais par l’esprit (le noos ) qui « voit » les Idées. On se souvient du mythe de la caverne : les humains vivent au milieu d’ombres, d’apparences, de mirages : s’ils veulent voir (en grec : theorein ), donc connaître le Réel, ils doivent sortir de la caverne, monter en haut de la montagne et contempler le ciel des Idées.
4Aristote critiqua cette façon de voir et remit les essences au cœur des choses : pour lui, ce sont leurs formes ( morphé ) qui, s’unissant à la matière ( hylé ), constituent les « étants » suivant ce principe de l’hylémorphisme. Certes, l’identité continue à être distinguée de la chose apparente mais elle n’est plus une pure Idée extérieure au monde : elle est une forme qui permet de donner une définition de chaque objet, la condition nécessaire et suffisante (CNS) pour qu’il puisse être identifié, ce qui correspond à sa définition essentielle (exemple : « l’homme est un animal politique »).
5Pendant deux millénaires, la pensée occidentale, structurée par le christianisme et la philosophie grecque, est restée majoritairement essentialiste. Prenant, avec saint Thomas d’Aquin et sa Somme théologique, la forme de la scolastique, elle a défini l’identité comme une position sur l’échelle des êtres, un degré d’être. C’est bien une forme essentielle, mais plus ou moins complexe, plus ou moins matérielle ou spirituelle, plus ou moins proche de la perfection divine. L’âme humaine est le couronnement de la création mais elle n’est qu’une image imparfaite de l’Âme divine : entre Dieu et les hommes, par exemple, les anges représentent des degrés de perfection spirituelle, des médiations entre Dieu et l’Humanité. De même, entre les hommes eux-mêmes, on trouve des formes de hiérarchie, en particulier entre « ceux qui prient », « ceux qui combattent » et « ceux qui travaillent ».
6On se souvient de Descartes (1642) face à son morceau de cire. Qu’est ce que cette cire que je tiens entre les doigts ? Je l’approche du feu et voilà qu’elle disparaît. Ou plutôt qu’elle se transforme en autre chose d’invisible. N’y aurait-il donc rien de stable, de permanent, de sûr ? Si, répond-il dans ses Méditations métaphysiques, à condition de ne pas se fier à ses sens mais au cogito, la chose pensante, radicalement différente de la chose étendue, corporelle, non pensante. Il ne faut pas chercher la vérité, l’identité, dans les choses : c’est l’esprit seul, garanti par Dieu, qui peut les connaître, les définir, les établir. Et Descartes d’affirmer, comme tous les philosophes idéalistes, que l’esprit humain possède des idées innées, grâce auxquelles il peut connaître la nature des choses, leur identité et d’abord leur étendue. Les concepts mathématiques constituent de telles idées, particulièrement précieuses.
7Après Descartes, un grand débat divise les philosophes modernes entre les rationalistes qui, comme lui, défendent l’existence d’un esprit connaissant qui deviendra une conscience. Locke (1694) parle de consciousness comme « identité à soi de l’esprit » ou « conscience de soi » alors que les empiristes qui, comme Hume (1745), font de la conscience de soi, de l’identité personnelle, une fiction illusoire, engendrée par le temps, « le prisme de la permanence des impressions ». C’est Kant qui va tenter de dépasser ( Aufgehen ) leur opposition : avec Hume, il défend l’idée que toute connaissance « scientifique » vient des sens, implique la sensibilité, et est catégorisée par l’entendement ; avec Locke, il défend la réalité de la conscience mais il en fait une raison pratique, source de la morale, qui ne relève pas de l’entendement, ne peut être traitée comme un phénomène même si elle doit être postulée pour rendre compte de l’action. Ainsi le terme identité a dès lors deux sens philosophiques très différents selon qu’il s’applique aux phénomènes et relève des sciences (au sens large qui prévaut jusqu’au xixe siècle) ou qu’il s’applique à la conscience et relève de la morale (c’est-à-dire de la philosophie voire, parfois, encore, de la théologie). En ruinant toute prétention de la métaphysique à dire le vrai de ces Objets de la Raison qui ne relèvent pas des sens (Dieu, l’Univers, l’Âme), Kant (1781) a mis fin à de longues polémiques « ontologiques » sur les preuves de l’existence de Dieu, la réalité de l’âme ou sur l’infinité de l’Univers. Mais, en déclarant la réalité « en soi » inconnaissable n’a-t-il pas, du même coup, invalidé la légitimité des sciences de l’homme ? Non, mais à condition de ne pas les confondre avec les sciences de la nature.
Qu’en est-il de ces sciences humaines et sociales au cours du xixe siècle ? Elles ne deviennent reconnues, à la fin de ce siècle, comme des sciences (pas vraiment semblables aux autres), elles ne s’intègrent à des disciplines et des cursus spécialisés (psychologie, sociologie, histoire, économie…) qu’après que leurs fondateurs ou refondateurs (Durkheim après Comte pour la sociologie française) aient pratiqué une double rupture avec deux attitudes opposées à l’égard des faits humains qui rendaient toutes les deux impossible l’application d’une méthode scientifique. D’abord une rupture avec l’idéalisme, même transcendantal comme chez Kant, qui impliquait le fait qu’on ne puisse pas connaître la conscience, l’esprit (Mind) de l’extérieur. Même si elle n’est plus considérée comme une substance, la conscience (notamment morale) n’est plus réduite à une sorte d’attribut de la nature humaine, immuable et mystérieuse, innée et d’origine divine. La conscience de quelqu’un devient historique, dépendante de son contexte et de ses manifestations, notamment langagière. On peut constituer l’identité personnelle comme objet des sciences humaines mais à condition de pouvoir l’inscrire dans un contexte et une histoire, de l’étudier à partir de ses actes.
Ensuite une rupture avec le matérialisme mécaniste qui considérait les humains comme des animaux, des mammifères comme les autres dont la physiologie (ou la génétique) expliquait, comme pour les autres espèces, les comportements, les attitudes et les croyances. Le déterminisme biologique rendait inutile les sciences humaines et illusoire un Moi conscient et réfléchi. Alors que, dans le cas précédent, la philosophie idéaliste rendait inutile les sciences humaines, dans ce second cas, ce sont les sciences naturelles (la biologie ou l’anthropologie physique) qui prétendaient les remplacer. L’identité de quelqu’un n’était plus alors qu’une catégorie purement « objective » plaquée par le savant sur des comportements rapportés à des fonctionnements physiologiques. Il ne s’agissait plus d’un être humain identifié mais d’un simple vivant objectivé par des traits extérieurs. En fait, l’essentialisme comme le matérialisme mécaniste étaient incompatibles avec les sciences humaines et sociales.
Les identités multiples et changeantes du Soi
8C’est l’analyse de l’auto-réflexion, du fonctionnement de la subjectivité et du Self (Soi) comme « définition et conception de soi-même » qui va provoquer l’émergence d’une nouvelle problématique, celle de l’identité du Moi comme processus social. Le Moi devient support d’une « identité pour soi » qui se construit au cours de la vie et qui est, plus ou moins, reconnu par les autres. Cette position nouvelle – celle de la psychologie naissante – va réactiver un premier paradoxe qui va jeter, pour un temps, un certain discrédit sur cette notion jugée confuse et contradictoire. Comment quelque chose d’identique peut-elle être un processus c’est-à-dire quelque chose qui change ? Comment une identité dépendant des reconnaissances d’autrui peut-elle encore être considérée comme invariante ?
9Il s’agit en effet désormais de faire de l’identité un concept permettant l’analyse des formes de changement. De penser et analyser certaines formes relatives de cohérence (ipséité) et de permanence (mêmeté) dans le mouvement. Sans retomber dans l’essentialisme de formes préexistantes ou extérieures à ce processus, il s’agit de trouver un principe d’unification du Moi psychologique qui n’exclut ni la multiplicité ni le changement de ses états. Nous verrons sur quelques exemples de quelle manière et à quelles conditions, un usage contrôlé de ce terme a pu permettre à certains psychologues de ne pas demeurer prisonnier des deux paradoxes précédents tout en donnant à cette notion un contenu relativement identifiable.
10Ainsi William James (1890) fut l’un des premiers chercheurs à prendre pour point de départ de son analyse les comportements humains de ses contemporains, à partir de sources multiples, et non pas une (pré) notion de Conscience unitaire, d’Âme éternelle ou de Moi permanent. Son objet est au contraire un Moi Multiple c’est-à-dire marqué par la pluralité des rôles qu’il joue, simultanément et successivement, objectivé par les autres. Chacun d’entre nous, durant la même journée, joue plusieurs rôles qui changent au cours de notre vie. Comment dès lors se reconnaître soi-même comme un être unique c’est-à-dire unifié autour d’une définition permanente ? Si chaque situation, sphère sociale, âge de la vie, interaction avec d’autres est caractérisé par des rôles différents, et si les autres vous perçoivent à travers ces rôles sociaux qui servent à vous identifier, ne sommes-nous pas tous, à des degrés divers, pourvus de « personnalités multiples » qui rendent problématique une définition unitaire de Soi ? James n’était pas loin de penser que ces dédoublements de personnalité (du genre Dr. Jekill et Mr. Hyde) ou autres « pathologies mentales » (schizoïdies) n’étaient autres que des conséquences de cette mobilité croissante des individus dans les sociétés modernes. Cette multiplication des expériences engendrait, selon lui, une « incertitude radicale sur ce qu’on est ». Mais il faisait du Soi (Self) une instance tendue vers la mise en cohérence et en continuité des expériences personnelles. Si la vie sociale est un théâtre, et si toutes les identités du Moi sont des rôles d’acteurs qui n’existent que durant le temps de la représentation de la pièce, alors il faut postuler un Self doté de mémoire qui assure une certaine unité au-delà des situations rencontrées.
11C’est quelques années plus tard que James Cooley avance sa notion de « looking-glass Self » (1902). Ce fut l’un des premiers à définir le Soi comme « un processus individuel et social » : social, car ce sont les autres qui disent d’abord ce qu’est un individu (à quel groupe il appartient mais aussi de quel type physique et moral d’individu il relève). Il découvre ce qu’il est dans les yeux des autres comme dans un miroir de soi. Individuel, le processus l’est aussi car ce Self n’est pas statique, donné une fois pour toutes, ni passif, déterminé par les autres. Il est un produit évolutif de la réciprocité des perspectives et donc de la prise en charge par Ego des images de soi formulées par les autres. Comme le miroir, le Self réfléchit les regards des autres pour les trier, les intérioriser ou les rejeter, les transformer à son tour en regards sur les autres, en identifications relatives. C’est l’arrosé arroseur : ce que le regard des autres a provoqué chez moi (de bien ou de mal), mon regard peut le provoquer chez l’autre. Le Soi n’est pas seulement défini par autrui, il résulte de ce que je fais de ce regard d’autrui devenant ainsi regard sur autrui d’un être réfléchi.
Georges-Herbert Mead, dans Self, Mind and Society publié après sa mort (1934), construit une sorte de théorie générale du Soi comme processus social. Il le fait à partir d’une approche originale de la communication humaine et de son ontogenèse. Ce qu’il appelle un behaviorisme social. Selon lui, le Soi émerge des relations entre un Je et des Autrui significatifs et généralisés, à partir de la communication par geste, avant même le langage articulé. La communication gestuelle suppose de « se mettre à la place de l’autre », non pas par simple imitation mais en « endossant activement les rôles joués par ces autres ». L’identité, comme conscience de soi, est ainsi le produit d’identifications croisées et constitue un processus d’interactions réciproques. C’est d’abord en assumant le rôle de ces proches (lire le journal comme papa, faire la cuisine comme maman, etc.) que le petit garçon ou la petite fille vont être défini(e)s puis se définir comme garçon ou fille, fille de… et fils de…, aimant faire ceci ou cela, bref recevoir des autres leurs premières identités. Mais le processus ne s’arrête pas là et le Je étant, pour Mead, un centre d’élaboration autonome, il pourra intégrer les différentes identifications qui émergent des relations aux autres pour en faire un « Soi social » (Self) une sorte de réaction intégrée aux Autrui généralisés que sont les groupes de copains, l’institution scolaire ou tout autre collectif régi par des règles (Society). Il faut et il suffit pour cela que le Je, participant activement à ces fonctionnements sociaux, se regarde luimême avec les yeux des autres et accède à l’auto-réflexion (Mind), forme d’identité pour-soi, base de l’estime de soi. Au bout du compte l’identité multiple du Soi sera le produit croisé de l’action des Autrui poussant à la participation du Moi à la Société et de l’action du Je poussant à une intégration active et raisonnée dans celle-ci. L’identité individuelle devient ainsi un processus purement social mais au prix d’une différenciation des instances (Je, Moi, Soi, Soi-même) interagissant avec Autrui. Sans être contradictoire avec l’approche psychanalytique, notamment celle d’Erickson (1968), cette approche ne limite pas l’identité à un sentiment mais relie celui-ci, en tant qu’estime de soi, à la configuration des rapports avec autrui. On pense ici à la métaphore lacanienne : le Soi est un oignon dont chaque pelure est un autrui auquel je me suis, pour un temps, identifié…
Les mécanismes et dynamiques de la stigmatisation
12Quoique partageant, en partie, l’approche interactionniste et symbolique de Mead et de la « tradition de Chicago » (Chapoulie, 2001), Erving Goffman développe dans son livre intitulé Stigma (1962) une approche originale de l’identité sociale, puis personnelle, qui repose sur une dualité indépassable. L’identité comme produit de la répartition des personnes dans des catégories implique une distance entre ce qu’il appelle « l’identité virtuelle », assignée par les autres sur la base de certains traits et « l’identité réelle » revendiquée ou reconnue par soi. Or, la manière dont les autres vous identifient est rarement celle dont vous voudriez être reconnu. Les actes d’assignation, de catégorisation par les autres reposent sur le repérage d’attributs spécifiques, ceux qui paraissent « anormaux », « bizarres » ou simplement « différents » – tels des difformités physiques, des comportements déviants ou des attributs de race, nationalité ou religion – que Goffman regroupe sous le terme de stigmate.
13Au cœur de l’interaction, selon Goffman, la métaphore du dialogue entre un « normal » et un « stigmatisé » permet de comprendre en quoi l’identité constitue, en fait, un rapport social entre assignation et revendication, appartenance pour autrui et définition pour soi, stigmatisation et réactions au stigmate. L’identité, lorsqu’elle résulte d’une stigmatisation, initiale ou ultérieure, engendre un processus réactif, une dynamique d’intériorisation du stigmate initial mais aussi de révoltes/crises contre ces assignations et donc un processus de construction/destruction/reconstruction identitaires, tout au long de la vie. Il s’agit en fait de tenter de concilier les deux pôles entre lesquels balance le processus identitaire : celui de la reproduction sociale « stable » (impliquant souvent la répétition culturelle) et celui de l’invention réactive, de la mobilité volontaire (impliquant souvent un sentiment d’illégitimité, de fragilité culturelle).
14Matrice de toutes les analyses du processus identitaire comme processus relationnel, à la fois dissymétrique et réciproque, le dialogue du normal et du stigmatisé montre que l’identité ne devient un problème que là où elle ne va plus de soi, qu’elle provoque des « attributions négatives », des formes de dévalorisation ou de dénigrement liées à la couleur de la peau, à une marque de handicap physique ou mental ou à tout autre « trait » discréditable ou discrédité. Au départ, par exemple, un stigmate apparent : le « délit de faciès ». De plus en plus d’enquêtes, de sondages montrent, en France et ailleurs, que la « couleur de peau » est le premier facteur de discrimination sociale. La typification Eux/Nous est souvent « raciale » dans les pays multiculturels, en France notamment (Wieworka, 1989). Mais elle peut prendre des formes très diverses de l’opposition frontale à la domination symbolique douce. Car la couleur de peau, comme tout signe visible, n’est pas une identité comme les autres, c’est une identité attribuée, une identité pour autrui qui peut se manifester négativement par un regard, un geste, un évitement avant même toute parole. Elle met en action des formes primitives de catégorisation, largement inconscientes, celles qui portent sur le physique, le corps, l’hexis dans l’espace, l’âge ou le sexe. Ce n’est pas une identité « naturelle », allant de soi, sans importance, c’est bien un stigmate c’est-à-dire « ce par quoi une personne est discréditable, toujours menacée de signes de malveillance » (Goffman, 1963, p. 22).
15Dans un second temps, plus ou moins proche du précédent, l’identité livrée par le stigmatisé au « normal », c’est son visage mais aussi son nom. Nom propre ou nom commun dès lors que, pour identifier quelqu’un par son nom, il faut « mettre un visage », « un type social », sur le nom et si possible, y associer un nom commun, le nom d’un groupe, d’un ensemble, d’un collectif « familier ». Tous les juifs s’appellent David, tous les Arabes s’appellent Ali. Il faut que ce nom puisse être mis en relation, d’une manière ou d’une autre, avec le stigmate. Ainsi un nom commun se substitue au nom propre et permet d’associer à un premier stigmate (« arabe, bronzé, pas blanc ») d’autres plus infamants comme dans le cas des harkis (Brillet, 2006) où c’est le mot même de harki prononcé par le stigmatisé comme une sorte de protection qui se retourne contre lui comme un second stigmate, plus « profond » et « blessant » encore que le premier. Au bout du compte, s’instaure une situation de conflit latent, une interaction agonistique entre celui qui attribue une identité « négative » et celui qui la refuse comme contraire à la définition qu’il donne de lui-même. Quelles sont les stratégies identitaires possibles pour faire face à de tels cas ?
L’affrontement direct ou le fait de fuir, de « couper les ponts » risque d’aboutir à l’installation dans une hostilité durable entre normaux et stigmatisés, toujours susceptible de dégénérer en affrontements violents entre les groupes auxquels appartiennent ces deux figures. Les « stigmatisés » s’enferment dans des ghettos et les « normaux » invoquent les risques (baptisés sentiment d’insécurité) de rencontres violentes. Une autre solution consiste à tenter de « renverser voire retourner le stigmate » c’est-àdire à faire des traits attribués par le « normal » comme stigmatisant des éléments d’une identité positive, revendiquée, valorisée par soi et par d’autres. Le retournement du stigmate, chez certains enfants de harkis, consiste, par exemple, à se faire « plus français que les Français » et à « condamner leurs pères plus radicalement encore que les anciens combattants algériens pour l’Indépendance » (Brillet, 2006).
La stigmatisation est donc un processus multiple dont l’issue est incertaine et qui peut modifier les configurations identitaires initiales. C’est pourquoi tout usage « essentialiste » du terme identité qui en ferait un ensemble de traits permanents ne peut être opératoire. Toute personne stigmatisée peut un jour « sortir » d’une communauté fermée et totalisante et traverser des « sociétés différenciées » en gérant une pluralité de rôles, de sphères d’activité et d’Autrui significatifs et généralisés. Inversement tout « normal » peut se retrouver un jour stigmatisé par la maladie, le handicap, ou l’enfermement. En tant que stigmate possible, l’identité dans cette perspective doit donc toujours être contextualisée, rapportée à ses conditions de production, reliée aux interactions dans lesquelles elle apparaît et aux dynamiques qu’elle génère. L’identité n’est pas un « état » mais un acte relationnel qui met en jeu des rapports de domination et des hiérarchies culturelles, des luttes pour le territoire et des modes de communication entre groupes sociaux.
L’identité comme trajectoire de mobilité et forme de régulation biographique
16Il paraît difficile de soutenir la possibilité de donner de quelqu’un, dans les sociétés modernes, une définition unique, incontestable, permanente correspondant, en même temps, à un « noyau de sa personnalité » (ipséité) et à un « invariant de son développement » (mêmeté). Même si on peut reconnaître avec Ricœur (1990) que chacun s’y efforce, il est illusoire de pouvoir résumer une biographie par un nom, un mot, une expression (Bourdieu, 1986). Cependant, prétendre que toutes les formes d’appellation de soi, héritées ou revendiquées, attribuées ou conquises, acceptées et refusées sont de simples noms interchangeables, sans autre portée que cognitive ou classificatoire, ne paraît pas défendable. S’il est particulièrement agréable d’être reconnus pour ceux qui « se sont fait un nom », il y a aussi des « noms qui blessent » voire « qui tuent » parce que les questions d’identité touchent à l’intime, aux jugements sur soi, à l’estime de soi-même. Que l’on parle d’identité personnelle, de subjectivation ou d’authenticité, la seconde modernité, depuis les années soixante et soixante-dix, a fait de la question du Soi un enjeu social et existentiel incontournable (Ehrenberg, 1998) qui ne se réduit pas, en première analyse, à des actes d’attribution et d’appartenance mais engage également la question du psychisme, des conditions de son équilibre, de sa santé et de son bonheur.
17Si l’identité ne se réduit pas à l’ensemble des rôles joués au cours d’une vie (car ils sont distincts des rapports aux rôles, des modes de gestion de ceux-ci, de la place qu’ils occupent dans le Soi), et si elle ne peut être ramenée à une Identité éternelle, unique et immuable, comment l’appréhender empiriquement à partir d’éléments biographiques non seulement objectifs (ce que la personne a fait) mais aussi subjectifs (ce qu’elle en dit, après coup) ? Comment comprendre et articuler les dimensions pertinentes de l’identité personnelle en tant que configurations actuelles et passées des diverses identifications (familiales, ethniques, religieuses, professionnelles, politiques, artistiques…) que chacun a recueillies de son entourage ou a tenté de réaliser lui-même ?
18L’hypothèse qui était celle des sociologues de Chicago (Hughes, Strauss, Becker…) est qu’il existait, parmi toutes les identités susceptibles d’être attribuées ou revendiquées par des individus, à un moment donné, une identité ou statut principal qui était à la fois liée à une position « objective » dans la société (une « place ») et à une forme de reconnaissance « subjective » de soi, y compris et surtout, par soi-même (une « valeur »). Ces sociologues n’étaient pas loin de penser que la sphère professionnelle – au sens large – constituait le « domaine » où l’identification était à la fois la plus « sociétaire » – voulue et construite et non héritée et reçue – et la plus évolutive, c’est-à-dire liée à une « carrière » (career au sens de suites de positions quelles qu’elles soient). D’où l’importance qu’ils attribuaient à l’analyse des trajectoires d’emploi, des stratégies de mobilité, des turning points et des cycles de vie. L’identité professionnelle est bien un processus inséré dans des institutions et marchés de travail, des dynamiques de normes et de modèles qui l’éclairent.
À partir de cette hypothèse de centralité du travail dans l’identité – hypothèse qu’il faut peut-être remettre à l’honneur dans la France du xxie siècle – certains sociologues interactionnistes ont préconisé d’examiner les relations entre ces parcours professionnels et toutes les autres mobilités, démographiques, familiales, résidentielles, culturelles, etc. Ce qui conduisait à lier des formes d’identité à des trajets typiques de mobilité depuis l’ascension et la réussite sociale jusqu’à la mobilité descendante en passant par le blocage durable ou la précarisation incertaine. L’identité n’étant pas une essence et devant pourtant être un vecteur, au moins partiel, de cohérence et de continuité de soi, et donc pourvoyeur de sens, il devient ainsi une sorte de régulateur biographique, de « modèle cognitif » permettant de comprendre les relations entre les différentes sphères de l’existence en changement.
On voit ici poindre, à nouveau, le second paradoxe de la notion d’identité, peut-être encore plus étonnant que le premier. Alors que le sens étymologique invite à rechercher « ce qui demeure identique dans un processus de changement », voila qu’un programme de recherche invite à considérer des identités comme « formes typiques de changement » [1]. Il s’agit d’une sorte de révolution épistémologique faisant du changement de type « sociétaire », la construction d’identités modernes selon des processus typiques. Si rien n’est, et que tout devient, tout ne devient pas n’importe quoi, de n’importe quelle façon. Les manières de devenir sont liées à des normes, cadres cognitifs, représentations sociales, des façons d’être et de dire, des trajectoires typiques dans des organisations fluides, des formes identitaires déterminées dans des contextes divers (Dubar, 1991).
L’hypothèse des formes identitaires et de leurs dynamiques multiples
19Cet usage du terme « identité » suppose non seulement une critique de l’essentialisme mais aussi de l’historicisme conçu comme une forme de changement social unifié, préprogrammé, prévisible, planifié. En d’autres termes, ce n’est pas parce qu’il n’existe pas (ou plus) d’identité immuable que toutes les identifications ont la même histoire, le même devenir, la même issue. Les identités, multiples et changeantes, sont aussi foncièrement incertaines et plurielles.
20On peut donc tenter de les mettre en formes. À condition que ces formes soient des instruments de recherche, des outils cognitifs, des concepts problématiques qui n’impliquent aucune réification ou substantialisation. Et non des substances, des caractères, des attributs. Il s’agit de repérer, à partir de matériaux pertinents, des types de processus, des modalités de changements, des formes diachroniques qui peuvent très bien se succéder, se superposer, se combiner chez la même personne. Ces formes identitaires n’empêchent pas un empirisme irréductible des biographies recueillies. Au contraire, c’est parce que les récits de vie sont irréductiblement « baroques » (Schwartz, 1990), qu’il faut forger des outils pour les comprendre, les simplifier, les rationaliser. Il ne s’agit donc pas, une fois de plus, de « classer des gens » mais de regrouper telles ou telles traces discursives (entretiens, questionnaires, archives…) au nom de la similitude des processus de changement qu’elles manifestent.
21Au cours de mes travaux antérieurs, j’ai, par exemple, identifié des formes identitaires typiques dans le champ du travail (Dubar, 1991) que j’ai tenté de généraliser à l’ensemble des champs sociaux (Dubar, 2000). Ce sont des formes contingentes marquées par leur contexte et par la priorité accordée à un niveau « micro » de description (Dubar, 2006). Ce sont des manières typiques, pour des gens (travailleurs ou autres), de dire leurs réactions à des mutations brutales, à des « injonctions à changer », à des multiples processus de passage des relations « communautaires » dominantes à des relations principalement « sociétaires » (Dubar, 2000). L’usage de la notion d’identité ne se justifie ici que pour autant que ces incitations au changement touchent à la subjectivité, à la définition de soi que chacun reçoit des autres mais aussi à « l’histoire que chacun se raconte à lui-même sur ce qu’il est » (Laing, 1962). Il ne s’agit donc pas de catégories purement officielles, gestionnaires, bureaucratiques mais de mixtes de description et de jugement, de catégories indigènes et de typifications spontanées, de rapports aux valeurs et de jugements de valeurs.
22L’expression « identité d’entreprise » (Dubar, 1991) avait été introduite pour résumer des discours valorisant ce qu’on appelle aujourd’hui le management (« sens de la gestion », « désir de promotion interne », « attachement à l’entreprise »). Des entretiens de salariés manifestaient qu’ils avaient adhéré au projet de changement de leur direction et avaient mis celui-ci en intrigue de « développement personnel » et de « promotion sociale ». Cette forme identitaire, je l’ai aussi appelée aussi forme statutaire (Dubar, 2000) pour indiquer la priorité accordée, dans les entretiens, au champ professionnel et plus spécialement à l’organisation. Convaincus depuis longtemps ou convertis de fraîche date, ces salariés se disent prêts à donner d’eux-mêmes pour « faire gagner » leur entreprise même si cet investissement psychique ne s’accompagne pas, tout de suite, de reconnaissance monétaire et statutaire. Mais l’analyse des récits-discours montre que cet espoir est présent et peut faire basculer vers une autre forme s’il est durablement déçu, si leur attitude « négociatoire » (Sainsaulieu, 1977) est invalidée. Cette « forme organisationnelle » de l’identité est plus masculine que féminine ; elle accompagne souvent des parcours de mobilité ascendante, interne aux grandes organisations.
23L’expression « identité catégorielle » (Dubar, 1991) ou celle d’« identité de métier » désigne des récits et discours valorisant l’autonomie au travail et la qualification professionnelle. Celle-ci est définie comme progression dans une spécialité industrielle, tertiaire ou artisanale/artistique. C’est le groupe des pairs et non l’entreprise qui représente l’instance de référence de cette forme identitaire, souvent justifiée par une forme réflexive de type vocationnel (Dubar, 2000) ou fusionnel (Sainsaulieu, 1977). C’est la reconnaissance par un diplôme professionnel qui en marque le mode de consolidation et le mode possible de progression (par niveaux de diplôme et de qualification croissants). C’est à une appréciation négative désignée souvent par le terme « blocage » que débouchent les analyses de carrière dans le secteur privé ou dans la fonction publique. Les politiques de gestion de l’emploi préconisant la flexibilité, la polyvalence ou la rotation interne sont vécues comme des mises en cause radicale de cette identité stabilisée autour d’un type d’activité spécialisée et d’une mystique du « travail bien fait ». Cette « forme professionnelle » de l’identité est aussi masculine que féminine (même si les activités concernées ne sont pas les mêmes) : les parcours associés sont généralement « bloqués » c’est-à-dire devenu plats après une évolution initiale positive.
24L’expression « identité de réseau » ou même « identité individualiste » (Dubar, 1991) se rapporte aux discours de jeunes diplômés se déclarant frustrés des conditions – financières ou statutaires – qui leur sont faites dans l’organisation (entreprise ou administration) dont ils ne partagent pas les modes de légitimité. Ils se définissent par leurs études et par leurs diplômes et nourrissent un projet de mise à leur compte par exemple. Ils ne se sentent nullement attachés à leur entreprise ni à leur travail actuel mais à ce projet qui implique un « réseau » d’associés, de partenaires, de clients et une volonté de réussir par leur propre volonté, par l’anticipation de leur histoire personnelle. Cette forme narrative (Dubar, 2000), aussi masculine que féminine, suppose un argumentaire de ce qui est bon pour eux, individus singuliers, réduisant le social à un environnement et les rapports sociaux à de « l’affinitaire » (Sainsaulieu, 1977).
25L’expression « identité de hors-travail » (Dubar, 1991) désigne ces récits dans lequel la sphère du travail professionnel tient une place seconde parce que le travail y est vécu et défini comme purement instrumental (pour le salaire). Le terrain où se jouent l’identité et sa reconnaissance est ailleurs : le foyer, l’éducation des enfants, la vie de quartier, les activités militantes, etc. Ce n’est pas la place dans le monde du travail (généralement basse avec des appellations stigmatisantes comme manœuvre, non qualifié, agent ou intérimaire) qui fournit le nom permettant l’identification. Or cette forme nominale (Dubar, 2000) est particulièrement sensible au nom et à ses connotations ethnico-religieuses par exemple. Car c’est ce nom qui manifeste l’appartenance communautaire, la filiation dans la lignée, les caractères transmis. Plus souvent féminine que masculine, cette forme identitaire est celle qui, « en retrait » du travail (Sainsaulieu, 1977) scelle, par l’identité nominale, l’attachement obligatoire à un groupe, une lignée et un territoire.
Ces formes identitaires dégagées inductivement de corpus d’entretiensrécits au moyen d’une sorte d’analyse structurale de récits (Demazière et Dubar, 1997) ne sont pas des Identités « essentialistes » ni de simples appellations « contextuelles ». Ce sont des « identités discursives », des affaires de langage (Dubar, 1996), à la fois contingentes et générales dans un certain contexte, typiques et significatives des réactions à ce contexte. Ce contexte, je l’ai caractérisé, avec d’autres (Giddens, Beck, Taylor, Touraine…) comme passage de la première à la seconde modernité, c’està-dire de celle du progrès, de la société industrielle et de l’État-Nation à celle du risque, du savoir et de la mondialisation. Mais aussi de la subjectivation. Les configurations identitaires sont en train de changer : le Soi, l’identité personnelle, narrative, la subjectivité, réservées à quelques-uns durant la première modernité – entre autre parce que nécessitant un langage spécialisé monopolisé par l’élite – sont en passe de devenir une obligation pour entrer dans la seconde modernité (Ehrenberg, 1998 ; Kaufmann, 2005), pour articuler les diverses logiques de l’expérience (Dubet, 1994), pour gérer de nouveaux types de liens individualistes (Singly, 2004). C’est la raison pour laquelle la notion d’identité, devenue parfois plus opératoire, a fait un retour fulgurant dans les sciences humaines et sociales, depuis une trentaine d’années, après une période d’effacement (celle durant laquelle la classe sociale s’était imposée comme concept le plus explicatif).
Mais les usages de la notion d’identité restent encore trop souvent peu critiques et peu opératoires. Nous en avons repéré quatre dans ce texte : un premier usage, illégitime dans une perspective scientifique (l’Identité comme essence), peut très bien concerner la philosophie, la littérature ou la poésie ; un second usage psychologique, souvent flou, synonyme de Soi ou de Self, en tant qu’instance de l’individu (différent du Moi, du Je et du soi-même) doit être défini clairement en relation avec une théorie déterminée du psychisme (celle de Mead n’est pas celle de Freud) ; un usage interactionniste, lié à l’observation des relations face à face et de l’usage des appellations, un usage nominaliste (ou discursif) enfin, dépendant des données traitées et des méthodes mises en œuvre, et qui ne peut être défini en dehors de ces données et méthodes clairement identifiables. Si j’ai appelé formes les types identitaires discursifs combinant espaces d’identification et temporalités biographiques et renvoyant à des nominations de trajectoires typiques et de contextes historiques, c’est qu’il me semble possible, à propos de ce mot « identité », d’éviter le double piège de l’essentialisme abstrait et de l’empirisme intégral, de l’idéalisme philosophique et du psychologisme flou, de la théorisation surplombante et du pragmatisme enfermé dans le contexte. Bref, comme écrivait Bachelard, de compliquer la Raison tout en simplifiant le Réel.
Notes
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Professeur émérite de sociologie à l’université de Versailles - Saint-Quentin-en-Yvelines, Laboratoire Printemps.
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Appel d’offres à projets de recherches de la DREES-MiRe qui visait à encourager l’exploitation de l’enquête INSEE « Histoire de vie » (Lettre de la MiRe, n° 1, avril 2004, consultable sur www.sante.gouv.fr/drees/index.htlm (recherche études et statistiques, mission recherche, publications).