Introduction
1La notion de « classes moyennes » est aujourd’hui très utilisée dans le débat public. « À la dérive », « en crise », « déstabilisées » (Chauvel, 2006), les classes moyennes concentrent l’attention de nombreux auteurs qui s’efforcent d’en délimiter les contours (Informations sociales, 2003). La difficulté à définir précisément cette catégorie, soulignée par tous ces travaux récents, n’est d’ailleurs ni nouvelle (Goblot, 1925 ; Halbwachs, 1939), ni spécifiquement française (Abercrombie et Urry, 1983). Le caractère ambigu et flou de la notion de classe moyenne se lit également dans les usages variés et contradictoires dont elle fait l’objet, dès le xixe siècle, dans les différents secteurs du champ politique. Tantôt à la forme plurielle, tantôt à la forme du singulier, le terme de classe moyenne est aussi usité à des fins de rationalisation du discours politique et de stratégie électorale : « En appeler aux classes moyennes, c’est offrir à tous ceux qui ne se reconnaissent pas dans le vocabulaire de classe unitaire une identification qui n’implique que des obligations minimales » (Charle, 2003). Au-delà du fait que la notion de classe moyenne « autorise une culture de l’ambiguïté » (ibid.), depuis le début du xxe siècle, l’évocation d’une nouvelle classe moyenne a toujours désigné les couches sociales en développement à une certaine époque (Coutrot, 2002).
2Cependant, si dans les années quatre-vingt « la thématique des classes moyennes avait fini par acquérir une vraie légitimité, dans le même temps la grille de lecture qui commençait à dominer la sociologie était celle de la dilution des frontières de classes » (Bidou-Zachariasen, 2004). C’est ainsi qu’en France, des auteurs réunis autour de Mendras (1980, 1988) et Dirn (1990, 1998) développent la thèse de la moyennisation d’une société marquée par une homogénéisation des modes de vie. Selon cette perspective « cosmographique » (Mendras, 2002), on assisterait à un double mouvement, celui de l’effritement de la conscience d’appartenir à une classe et du gonflement des classes moyennes à l’image d’une toupie (strobiloïde). La société postindustrielle qui s’impose se caractériserait alors par le passage d’une « “société verticale”, […] société de classe avec des gens en haut et des gens en bas » à « une “société horizontale” où l’important est de savoir si l’on est au centre ou à la périphérie » (Touraine, 1991). Une différenciation en classes laisserait ainsi place à une structuration en réseaux, une thèse à laquelle la sociologie britannique de tradition classiste (working class, service class) s’est d’ailleurs récemment ralliée dans un contexte de montée en puissance des thèses post-modernistes. Cherchant à mettre au jour de nouveaux modes de différenciation sociale, plus individualisés, plus atomisés, la thèse de la moyennisation dénonce l’incapacité des outils de la statistique traditionnelle à prendre la mesure de telles transformations (Bidou-Zachariasen, 2004). Or, pour l’heure, le noyau dur de la « coagulation de groupes sociaux » désignée par cette théorie est repéré statistiquement à travers la catégorie des professions intermédiaires (Coutrot, 2002).
3Mais les classes moyennes correspondent-elles aux seules professions intermédiaires ? Faut-il y agréger les cadres et professions intellectuelles supérieures ? Y adjoindre tout ou partie des employés ? Plutôt que de chercher à notre tour à proposer une définition objective et opératoire des classes moyennes ou de rediscuter les travaux sociologiques des années 1970 et 1980 sur la position de classe des « nouvelles couches moyennes salariées », nous avons inversé la démarche. Nous avons étudié ce que les individus classés parmi les professions intermédiaires déclarent comme classe sociale d’appartenance, en situation d’enquête par questionnaire. Ce travail qui s’inscrit dans une étude plus large des professions intermédiaires, sous l’angle d’une sociologie des groupes sociaux et en lien avec nos interrogations d’usagers de la Nomenclature des professions et catégories socioprofessionnelles (PCS) de l’INSEE [1], vise au fond à tester la cohérence et l’homogénéité du groupe socioprofessionnel des « Professions intermédiaires », une vingtaine d’années après leur redéfinition dans la classification de l’INSEE. Les débats internes à l’INSEE sur le vieillissement de la grille des PCS nous confortent dans notre perspective. La redéfinition du groupe socioprofessionnel n° 4 est en effet au cœur des propositions destinées à faire évoluer l’outil de classification professionnelle de l’INSEE [2]. Enfin, à l’échelle européenne, le processus actuel d’harmonisation statistique autour d’une nomenclature socio-économique fortement inspirée de la sociologie de Goldthorpe préconise d’engager des recherches sémantiques et linguistiques sur le vocabulaire utilisé par les enquêtés pour dire leurs situations socioprofessionnelles, notamment dans les métiers du tertiaire (Faucheux, Neyret, 1999, p. 131).
L’enquête « Histoire de vie – Construction des identités » nous donne l’occasion de répondre favorablement à de telles incitations car elle se prête à une exploration du sentiment d’appartenir à une classe sociale déclaré par les professions intermédiaires. Après avoir resitué cette enquête statistique par questionnaire dans son contexte et exposé la méthode que nous avons suivie pour analyser les réponses des enquêtés, nous montrerons jusqu’où les professions intermédiaires sont réunies par un sentiment d’appartenance de classe située le plus souvent au « milieu » de l’échelle sociale. Mais nous chercherons également à rendre compte de la polarisation subjective qui les traverse, entre un positionnement au « bas » et un positionnement au « haut » de la hiérarchie sociale.
L’enquête et son contexte
4La problématique actuellement très en vogue de la construction et de la crise des identités personnelles est la raison d’être de l’enquête « Histoire de vie » (HDV). C’est une contrainte classique de l’analyse secondaire d’enquêtes statistiques : les données n’ont généralement pas été produites expressément pour les questions que l’on se pose. L’enquête a ainsi mobilisé différents commanditaires, chacun étant plus particulièrement intéressé par une thématique spécifique : les discriminations, le handicap et la maladie, l’intégration nationale, la transmission des langues, les pratiques culturelles, l’attachement à des lieux, etc. Dans l’esprit des concepteurs de l’enquête, il s’agissait à chaque fois de saisir l’articulation des identités statutaires, assignées et revendiquées. Un tel questionnement ne va pas de soi dans la plupart des enquêtes de la statistique publique [3].
5Il est alors important d’avoir à l’esprit les conditions concrètes de passation du questionnaire pour mieux comprendre les réponses aux questions sur le sentiment d’appartenance à une classe sociale. L’enquête a été réalisée par l’INSEE entre février et avril 2003 auprès d’un échantillon représentatif de la population adulte résidant en France métropolitaine de 8 404 personnes. Le taux de réponse est d’environ 62 % et 33 % des répondants ont donné leur accord pour un entretien qualitatif : les enquêteurs ont donc reçu bon accueil et les questions ont rarement fait l’objet de réticences. D’une durée moyenne de passation d’une heure et dix minutes, l’entretien individuel a eu lieu en face-à-face avec l’enquêteur et les réponses ont été saisies en direct.
6Les questions qui nous ont plus particulièrement intéressés prennent place dans un module qui commence par la consigne suivante : « Nous allons maintenant aborder le domaine des convictions politiques ou religieuses : dans toute cette partie, je ne vous demanderai pas de me dire quelle est votre religion si vous en avez une, ni quelles sont vos opinions politiques si vous en avez. » [4]. À cette étape du questionnaire, les enquêtés n’ont pas encore été interrogés sur leur situation par rapport à l’emploi, leurs revenus et leurs pratiques culturelles. Néanmoins, des questions relatives à leur parcours biographique leur ont déjà été posées et contiennent des interrogations sur leur biographie professionnelle, leur situation familiale et la situation professionnelle de leurs parents. Les deux questions que nous étudions plus spécifiquement ont une histoire déjà ancienne. Elles ont été élaborées par Michelat et Simon dans leurs travaux de sociologie électorale des années soixante [5] et sont reprises in extenso dans le questionnaire de l’enquête « Histoire de vie » : « Avez-vous le sentiment d’appartenir à une classe sociale ? » (trois modalités de réponse : Oui, Non, Ne sait pas) et en cas de réponse positive à cette question, « Laquelle ? » (réponse libre). Les instructions aux enquêteurs leur demandent de « ne pas donner davantage d’explications sur le terme “classe sociale” », pour chercher « avant tout à savoir s’il a un sens tel quel pour l’enquêté ». Point important, qui différencie cette enquête de beaucoup de sondages de la SOFRES intégrant des questions voisines, on ne propose aucun item de réponse aux enquêtés et les enquêteurs sont censés noter scrupuleusement ce qui est déclaré.
7Parce que la situation d’enquête demeure une interaction, elle constitue « un acte de coopération » avec l’enquêteur ainsi que le rappelle Achard (1993, p. 107). Par conséquent, sans pour autant considérer comme le fait Aron que « la conscience de classe en tant qu’objet de l’enquête sociologique se dérobe ou ne se livre qu’avec réticence aux questions des enquêteurs (peut-être n’est-elle pas toute faite avant l’enquête ou en dehors de celle-ci) » (Aron, 1965, p. 22), nous admettons avec Achard que « tout questionnement crée une situation “surveillée” au sens de Labov » et que « l’homogénéité de formulation de la question […] ne garantit pas l’homogénéité des compréhensions » par l’enquêté (1993, p. 108). De telles limites à la situation d’enquête se retrouvent dans les mises en garde répétées de Michelat et Simon (1971, 1977, 2004), depuis le début de leurs travaux en 1966, lorsqu’ils insistent sur les problèmes d’interprétations soulevés par l’indicateur qu’ils ont élaboré à partir des deux questions que nous étudions. S’y ajoute le fait que la plupart des réponses sont très courtes (77 % des réponses ne dépassent pas deux mots), ce qui est induit par la question, car on ne demandait pas à l’enquêté de justifier sa réponse. Le matériau ainsi récolté n’échappe pas aux biais habituels qu’une retranscription in situ des propos des enquêtés par les enquêteurs peut générer (erreurs de transcription, d’orthographe, d’interprétation, mauvaise compréhension de la réponse donnée).
Enfin, Michelat et Simon définissent la classe sociale subjective ainsi mesurée, non pas en tant que conscience de classe « au sens pris par ce terme dans la littérature marxiste », mais comme « le simple sentiment d’appartenir à telle ou telle classe sociale ». Un tel sentiment n’a rien de « naturel » précisent-ils. Il résulte « à la fois de l’expérience vécue des réalités économiques et sociales et de la concurrence des idéologies » auxquelles « les individus sont inégalement exposés, et sélectivement réceptifs, en fonction de leur situation et de leur biographie ». La prudence est donc de mise, et si nous ne confondons pas sentiment d’appartenance à une classe sociale et conscience de classe [6], nous ne nous livrons pas davantage au glissement souvent rencontré de la notion de catégorie sociale vers celle de classe sociale (comme dans un récent sondage de la SOFRES, repris par Chauvel, 2006, p. 32). De même, nous prenons acte du contexte dans lequel le « terrain » de l’enquête a été réalisé au printemps 2003. L’enquête HDV s’inscrit dans un contexte de fortes mobilisations sociales contre les réformes de l’Éducation nationale et des régimes de retraites menées par le gouvernement Raffarin. Au plan symbolique, le débat public est quant à lui encore sous le choc de l’élection présidentielle de 2002. L’expression de Raffarin pour désigner les classes populaires en arrivant à la tête du gouvernement résonne encore dans les réponses de certains enquêtés, qui la reprennent à leur compte tout en la mettant à distance : « La France d’en bas, puisque c’est à la mode », « Le haut du panier de la France d’en bas », « La France d’en bas, qu’on regarde d’en haut », « La France du haut d’après M. Raffarin ». Les inégalités sociales et les conflits sociaux font ainsi retour sur la scène politique, nonobstant le fort déclin des discours de classe, tant dans le champ intellectuel que dans le champ politique et syndical.
À cet égard, il faut d’ailleurs relativiser l’argument d’un effondrement du sentiment d’appartenir à une classe sociale : les deux tiers des hommes actifs répondaient « Oui » à la question de Michelat et Simon en 1966, mais c’est encore le cas de la moitié de cette population en 2003 [7]. En trente-sept ans, le sentiment affirmé d’appartenir à une classe sociale a donc fléchi mais ne s’est pas pour autant effondré. Il a néanmoins particulièrement chuté dans les classes populaires. Les travaux de Michelat et Simon l’ont bien analysé pour le groupe des ouvriers, mais on souligne moins souvent le paradoxe de la nouvelle situation. Les données de 2003 montrent un renversement du phénomène : c’est désormais dans les catégories supérieures et moyennes que l’on trouve le sentiment d’appartenance de classe le plus élevé (Pélage, Poullaouec, 2006). Lorsque l’on examine plus précisément, non plus les groupes socioprofessionnels mais les catégories socioprofessionnelles, ce constat est largement confirmé (cf. graphique 1). Les catégories supérieures (professeurs et professions scientifiques ; professions libérales, cadres de la fonction publique) ont le plus fort sentiment d’appartenir à une classe sociale. À l’opposé, les indépendants sont parmi les moins nombreux à exprimer le sentiment d’appartenir à une classe sociale. À cela s’ajoute un effet du statut d’activité professionnelle. Les chômeurs n’ayant jamais travaillé sont ceux qui expriment le plus rarement un sentiment d’appartenance tout comme les « personnes diverses sans activité professionnelle, de moins de 60 ans (sauf retraités) ». Ainsi les rapports sociaux du travail apparaissent-ils d’ores et déjà comme structurants du sentiment d’appartenir ou non à une classe sociale. En effet, les salariés du secteur public expriment un sentiment d’appartenance plus élevé que les autres. Chez les employés, les titulaires d’un emploi de type administratif se distinguent de ceux relevant du commerce, moins enclins à déclarer un sentiment d’appartenance. Chez les ouvriers, la qualification (ouvriers qualifiés versus ouvriers non qualifiés) comme le secteur (industrie versus artisanat et secteur agricole) semblent avoir un effet non négligeable. Enfin, ce graphique fait apparaître une singularité du sentiment d’appartenance des techniciens situé entre celui des professions libérales et des cadres de la fonction publique. Ce sentiment élevé d’appartenir à une classe sociale place d’ailleurs les techniciens légèrement à la tête des professions intermédiaires, devant les instituteurs et assimilés et à l’opposé des contremaîtres. De ce point de vue, les professions intermédiaires ne sont pas homogènes.
Un sentiment de classe très inégal

Un sentiment de classe très inégal
Champ : ensemble des individus de plus de 15 ans. Quelques individus dont la PCS n’était pas précisée n’ont pas pu être pris en compte. Données pondérées.8L’intensité du sentiment d’appartenance à une classe sociale ne préjuge pas pour autant de l’orientation du contenu déclaré. Une sélection aléatoire de réponses à la question ouverte [8] donne un aperçu de la diversité des réponses des enquêtés pour dire leur sentiment d’appartenance (cf. tableau 1). Lorsque l’on examine le palmarès des 36 mots les plus utilisés par les enquêtés, le mot « classe » vient en tête de liste (cf. tableau 2), ce qui s’explique avant tout par la formulation de la question. Mais il témoigne aussi d’une certaine validation du langage classiste par les enquêtés qui ont un sentiment de classe et qui acceptent d’en préciser le contenu (si oui,« Laquelle ? »). En outre, les mots les plus utilisés font référence à des positions hiérarchiques sociales largement moyennes mais également opposées : ouvrière, basse et petite d’un côté et bourgeoisie, aisée, privilégiée, de l’autre. Ce comptage fait donc apparaître le caractère souvent unidimensionnel de la classe subjective, allant du « bas » vers le « haut » en passant par le « milieu » et toutes les nuances souhaitées par les enquêtés.
Sélection aléatoire de déclarations d’appartenance à une classe sociale

Sélection aléatoire de déclarations d’appartenance à une classe sociale

Les 36 mots les plus utilisés par les enquêtés pour dire leur classe sociale
Les professions intermédiaires : catégorisation statistique et catégorisation indigène
9Dans la nomenclature socioprofessionnelle de l’INSEE, le groupe socioprofessionnel (GSP) vise à décrire des groupes réels, dont les membres partagent un sentiment d’appartenance collective : « Les personnes appartenant à une même catégorie sont présumées être susceptibles d’entretenir des relations personnelles entre elles, avoir souvent des comportements et des opinions analogues, se considérer elles-mêmes comme appartenant à une même catégorie et être considérées par les autres comme appartenant à une même catégorie. » (Code des métiers, INSEE, 1968). Toutefois, si les notions d’ouvrier, de cadre, d’agriculteur sont couramment utilisées, l’appellation de profession intermédiaire n’est pas d’un usage commun. Après enquête auprès des utilisateurs de la nomenclature, Faucheux et Neyret soulignent également que cette dénomination « Profession intermédiaire » est largement remise en cause. Dans l’enquête HDV, l’expression « profession intermédiaire » n’est d’ailleurs reprise que dans une seule réponse pour caractériser la classe sociale d’appartenance.
10Cette catégorie originale remplace en réalité celle de cadres moyens depuis la refonte de la nomenclature des PCS en 1982, en jouant sur les deux sens du mot intermédiaire : ce groupe désigne en effet « des positions intermédiaires en même temps que des positions d’intermédiaires » (Desrosières, Thévenot, 2002, p. 75). Elle comprend des professions ayant connu une forte expansion dans les années 1960 et 1970 (Thévenot, 1983) : les « instituteurs et assimilés », les « professions intermédiaires de la santé et du travail social », les « professions intermédiaires administratives de la fonction publique », les « professions intermédiaires administratives et commerciales des entreprises », les « techniciens », les « contremaîtres et les agents de maîtrise ».
11Depuis les années quatre-vingt, ces professions sont affectées par une recomposition de l’emploi public, par une croissance significative du secteur privé [9] et par l’élévation du niveau des diplômes. Mais elles restent polarisées. D’un côté, on trouve les professions de la santé, du social et de l’enseignement, qui sont les plus diplômées, les plus féminisées, et dont les origines sociales sont les plus élevées. De l’autre, se situent les contremaîtres, catégorie moins diplômée, plus masculine et d’origine plus populaire. Au milieu, et en plein essor, les trois autres catégories socioprofessionnelles (CS) : les autres professions intermédiaires du public, du privé et les techniciens. Les professions intermédiaires connaissent cependant une relative homogénéisation de leur recrutement social autour de la figure du diplômé de l’enseignement supérieur, ce qui atténue la frontière entre ce groupe socioprofessionnel et celui des cadres supérieurs (Deauvieau, Dumoulin, 2006).
12Cette catégorie des professions intermédiaires semble encore bien décrire des évolutions réelles dans la population active plus de vingt ans après. Mais de quelle manière ceux qu’elle regroupe se représentent-ils leur position sociale et l’expriment-ils à travers un sentiment d’appartenir à une classe sociale ? Regardons d’abord les mots qu’ils utilisent pour dire leur appartenance de classe : on trouve d’abord les termes de « classe » et de « moyenne ». Même en se limitant aux mots utilisés plus souvent que la moyenne par les membres des professions intermédiaires, on retrouve ces deux termes (Pélage, Poullaouec, 2006, p. 288-289). Ces mots apparaissent le plus souvent sous l’expression « classe moyenne ». Nous avons donc regroupé toutes les réponses s’y référant d’une façon ou d’une autre, indépendamment des aléas de l’orthographe et de la saisie informatique des réponses des enquêtés : classe (classes, clase, cmlasse…) et moyenne (moy, moyen, moyene…) ; classe moyenne (casse moyenne, clase moyenne, clase moenne…) ; ainsi que les réponses réduites au terme « moyenne », reprenant implicitement le mot classe proposé par la question.
Même si l’expression « classe moyenne » est fortement utilisée, elle ne représente au total que 36 % des réponses exprimant un sentiment d’appartenance à une classe sociale (cf. graphique 2).
L’utilisation de l’expression « classe moyenne » selon la catégorie socioprofessionnelle de l’enquêté

L’utilisation de l’expression « classe moyenne » selon la catégorie socioprofessionnelle de l’enquêté
Lecture : 58 % des membres des professions intermédiaires administratives de la fonction publique utilisent l’expression « classe moyenne » lorsqu’ils ont le sentiment d’appartenir à une classe sociale. Champ : ensemble des individus de plus de 15 ans ayant le sentiment d’appartenir à une classe sociale. Quelques individus dont la PCS n’était pas précisée n’ont pas pu être pris en compte. Données pondérées.13En particulier, elle n’est que très faiblement mobilisée par les ouvriers. Tandis que les professions intermédiaires sont effectivement celles qui recourent le plus souvent à cette formule (aux côtés des employés administratifs d’entreprise, des ingénieurs et des cadres techniques d’entreprise). Mais dans le détail des réponses, il y a très souvent des nuances, des modulations et des précisions qui invitent à examiner prudemment ce que recouvre la notion de « classe moyenne » : classe moyenne aisée, classe moyenne basse, classe moyenne bourgeoise, classe moyenne employés, classe moyenne haute, classe moyenne inférieure, classe moyenne intellectuelle, classe moyenne ouvrière, classe moyenne privilégiée, classe moyenne simple, classe petite moyenne, moyenne au niveau intellectuel et basse pour le fric, middle class, la moyenne classe, moyenne responsable, moyenne basse, moyenne du bas, moyenne en évolution, moyenne favorisée, moyenne il y a bien pire que moi, moyenne inférieure, moyenne supérieure, petitement moyenne, je dirais moyenne plus, classe très moyenne, classe un peu plus que moyenne… La diversité des réponses englobées sous le terme « classe moyenne » nous a poussés à prendre quelque distance par rapport à cette catégorie si attractive et attrape-tout.
14Ainsi, lorsque les enquêtés déclarent avoir le sentiment d’appartenir à une classe sociale, nous avons procédé à un recodage de la réponse en clair à la question ouverte sur la classe d’appartenance, en respectant un certain nombre de principes. Nous avons fait le pari à la fois simple et économe que la plupart des réponses expriment des orientations, des prises de position sur une échelle sociale qui peut s’ordonner en trois niveaux : « haut », « milieu », « bas ». Ce recodage au plus près des réponses ne propose pas une nouvelle catégorisation savante des classes sociales mais s’efforce simplement de se détacher au moins provisoirement de catégories langagières communes (classe moyenne, classe supérieure, petite bourgeoisie, couches intermédiaires…) dont les définitions sont loin d’être stabilisées. Pour ce faire, nous nous en sommes tenus aux mots des enquêtés pour exprimer leur sentiment d’appartenance à une classe sociale, sans tenir compte de leur position sociale objective repérée par les caractéristiques sociodémographiques renseignées par l’enquête. Nous n’avons pas non plus inféré une appartenance sociale à partir du style de langage employé par les enquêtés pour comprendre la manière dont ils se classent eux-mêmes.
15En revanche, nous avons clairement fait le choix de ranger les réponses utilisant les mots « bourgeoisie », « cadre », « favorisée », « privilégiée », « aisée », « supérieure », etc., en « haut » de l’échelle sociale et les mots « classe ouvrière », « modeste », « travailleurs », « d’en bas », « pauvres », « défavorisée », « petits », « en bas de l’échelle », etc., en « bas » de notre recodage. Au « milieu » se retrouvent notamment toutes les réponses en termes de classe moyenne, sauf lorsqu’elles indiquent également une inflexion particulière. Lorsque les réponses pouvaient être classées à la fois dans le niveau « milieu » et dans le niveau « bas », nous avons plutôt choisi de les affecter au niveau « bas ». De même, lorsque les réponses pouvaient être classées à la fois dans le niveau « haut » et dans le niveau « milieu », nous avons plutôt choisi de les affecter au niveau « haut ». Par exemple, les réponses « classe moyenne privilégiée » et « petitement moyenne » ont été respectivement affectées aux modalités « haut » et « bas » de notre recodage. Les 10 % des réponses que nous ne sommes pas parvenus à classer selon ces principes ont été rangées dans une modalité « Autre », sur laquelle nous revenons en conclusion.
Les professions intermédiaires se voient bien au « milieu », mais restent polarisées entre le « haut » et le « bas »
Une « moyennisation » très relative
16La répartition des sentiments d’appartenance de classe recodés se révèle très liée au groupe socioprofessionnel des enquêtés (cf. tableau 3). Ainsi, les membres des professions intermédiaires sont ceux qui se placent le plus souvent au « milieu » : une fois sur deux lorsqu’ils ont le sentiment d’appartenir à une classe sociale. À l’inverse, les agriculteurs mais aussi les ouvriers sont ceux qui se situent le moins souvent au « milieu » (à peine plus d’une fois sur quatre). Ces derniers se caractérisent par contre par un positionnement très majoritairement en « bas » de l’échelle sociale (dix fois plus souvent que les cadres). Les professions intermédiaires ne sont cependant pas les seules à incliner prioritairement au « milieu » : l’orientation de leurs réponses est assez proche de celles des indépendants (artisans, commerçants et chefs d’entreprise). Les cadres et professions intellectuelles supérieures sont par ailleurs ceux qui se placent le plus souvent en « haut » de la hiérarchie sociale. Si ces résultats confortent plutôt le découpage statistique des PCS, ils fragilisent l’idée d’une « moyennisation » de la société, au moins au plan des appartenances subjectives.
Le contenu du sentiment d’appartenance à une classe sociale selon le groupe socioprofessionnel

Le contenu du sentiment d’appartenance à une classe sociale selon le groupe socioprofessionnel
17Il est frappant que les « chômeurs n’ayant jamais travaillé et les inactifs (sauf retraités) » sont ceux qui déclarent le moins souvent appartenir à une classe sociale. Ce regroupement est toutefois délicat à interpréter. Dans le détail, les chômeurs, les personnes au foyer et les « autres inactifs » (ni retraités, ni étudiants) ont un sentiment plus faible d’appartenir à une classe sociale (cf. graphique 1). Le sentiment d’appartenir à une classe sociale pourrait ainsi être lié à la distance subie ou choisie, temporaire ou de long terme, de l’enquêté à l’activité professionnelle. La fonction d’intégration sociale du travail (comme la socialisation hiérarchique qui l’accompagne) et la dévalorisation sociale du statut d’inactif priveraient plus souvent les individus inactifs d’une identification collective en termes de classe sociale. Or, les étudiants comme les retraités expriment bien plus souvent que les autres inactifs le sentiment d’appartenir à une classe sociale (48 % dans les deux cas). Mais si les retraités se voient plus souvent « au milieu » et au « bas » de l’échelle sociale, les étudiants se voient plus souvent au « milieu » et en « haut » et surtout beaucoup moins souvent en « bas » que la moyenne (Pélage, Poullaouec, 2006). Le rapport au travail apparaît ici en creux comme une dimension très déterminante du sentiment d’appartenir à une classe sociale (pour une analyse plus complète menée à partir de l’enquête HDV, voir Deauvieau, Dumoulin, 2006). Cependant, l’enquête HDV ne permet pas d’aller beaucoup plus loin dans cette direction, puisqu’elle ne décrit pas les postes de travail occupés par les actifs, ni même les conditions de travail ou d’emploi (taille de l’établissement employeur, secteur d’activité économique, salaires, position hiérarchique effective, etc.).
La polarisation du sentiment d’appartenance à une classe sociale chez les professions intermédiaires
18Pris au niveau le plus agrégé, le GSP des professions intermédiaires semble ainsi relativement homogène et cohérent avec les choix de ses concepteurs. Lorsqu’ils remplacent les cadres moyens par les professions intermédiaires lors de la refonte de la grille des CSP, Desrosières et Thévenot justifient ce remodelage par l’essor des « nouvelles couches moyennes salariées », intermédiaires entre les cadres et les salariés d’exécution. Toutefois, ce groupe socioprofessionnel est polarisé. D’un côté, les professeurs des écoles, instituteurs et assimilés, les professions intermédiaires de la santé et du travail social ont un sentiment d’appartenance à une classe sociale plus souvent orienté vers le « haut ». De l’autre, les techniciens, les contremaîtres et les agents de maîtrise se positionnent fortement vers le « bas » (cf. tableau 4). L’intensité du sentiment d’appartenance ne préjuge donc pas de l’orientation du contenu déclaré. Alors que les techniciens ont bien plus souvent le sentiment d’appartenir à une classe sociale que les contremaîtres (59 % versus 49 %), ces catégories se situent toutes deux fortement au « bas » de l’échelle sociale.
Le contenu du sentiment d’appartenir à une classe sociale parmi les différentes professions intermédiaires

Le contenu du sentiment d’appartenir à une classe sociale parmi les différentes professions intermédiaires
19Une exploitation secondaire de l’enquête « Emploi » de 2002 permet de mieux éclairer les réponses des techniciens et des contremaîtres [10]. Les techniciens sont plus jeunes que les contremaîtres et agents de maîtrise. Ils sont également beaucoup plus diplômés qu’eux. 37 % des techniciens ont un niveau de diplôme supérieur ou égal à un « bac plus deux » alors que ce n’est le cas que de 16 % des contremaîtres et agents de maîtrise. Ces deux catégories diffèrent également par leur origine sociale mesurée par la catégorie socioprofessionnelle du père. Les techniciens ont en effet plus souvent des pères « professions intermédiaires » (19 % versus 12 %) et cadres supérieurs (8 % versus 4 %) et surtout ils ont moins souvent un père ouvrier (38 % versus 47 %). Les conditions de vie des deux catégories étant sans doute proches, la similarité de l’orientation du sentiment d’appartenance pourrait trouver là une partie de son explication, même si l’espace des possibles, professionnels et sociaux, auquel les titres scolaires peuvent donner accès n’est pas le même pour les uns et pour les autres. Mais ce qui réunit également les techniciens et les contremaîtres, c’est que ces catégories sont très majoritairement masculines, au sein d’un groupe socioprofessionnel par ailleurs particulièrement mixte.
Parmi les professions intermédiaires, les femmes ont un sentiment d’appartenance à une classe sociale davantage orienté vers le « haut »
20Chez les professions intermédiaires, le sentiment d’appartenir à une classe sociale est aussi élevé chez les femmes que chez les hommes (55 % versus 54 %), comme si le groupe des professions intermédiaires neutralisait l’appartenance de sexe. Or, derrière cette apparente unité, les femmes ayant une profession intermédiaire se distinguent par un positionnement beaucoup plus rarement au « bas » de la hiérarchie sociale que leurs homologues masculins (19 % versus 34 %) et un peu plus souvent orienté vers le « haut » (19 % versus 15 %). La polarisation du contenu du sentiment de classe entre les hommes et les femmes semble ainsi refléter celle observée entre les différentes PCS à l’intérieur des professions intermédiaires : les techniciens et contremaîtres sont des catégories socioprofessionnelles masculines (en 2003, selon l’INSEE, 13 % de femmes parmi les premiers et 10 % parmi les seconds) et les instituteurs et assimilés et les salariés exerçant une profession de la santé et du social sont majoritairement des femmes (à 65 % pour les premiers et à 77 % pour les seconds). Plus souvent salariées du secteur public et bénéficiaires d’emploi du tertiaire relativement qualifié, les femmes membres des professions intermédiaires ont aussi un conjoint plus fréquemment cadre supérieur. En effet, avoir un conjoint parmi les cadres et professions intellectuelles supérieures diminue sensiblement les chances de déclarer un sentiment d’appartenance orienté vers le « bas », avoir un conjoint ouvrier ou employé diminue les chances de déclarer un sentiment tourné vers le « haut » (cf. tableau 5).
Le contenu du sentiment d’appartenance à une classe sociale selon la position sociale du conjoint parmi les professions intermédiaires

Le contenu du sentiment d’appartenance à une classe sociale selon la position sociale du conjoint parmi les professions intermédiaires
Des capitaux qui font la différence
21L’enquête statistique peine à cerner les contextes sociaux dans lesquels évoluent les enquêtés et donc les attaches collectives qu’ils peuvent y nouer. Elle montre en revanche mieux le poids des ressources sociales détenues individuellement, tel le capital économique ou culturel. Le sentiment d’appartenir à une classe sociale est ainsi d’autant plus intense et orienté vers le « haut » que l’on dispose de ressources financières élevées (cf. tableau 6). Bien que les indicateurs retenus soient très grossiers (on ne dispose pas notamment dans l’enquête de la rémunération salariale), un tel résultat rappelle à quel point le niveau de vie conditionne l’image que se font les individus de leur propre position sociale, le pouvoir d’achat demeurant un vecteur privilégié de l’affirmation du statut social.
Le sentiment d’appartenir à une classe sociale selon les ressources annuelles du ménage parmi les membres des professions intermédiaires

Le sentiment d’appartenir à une classe sociale selon les ressources annuelles du ménage parmi les membres des professions intermédiaires
22De même, le sentiment d’appartenir au « haut » de la hiérarchie sociale s’avère d’autant plus fréquent que le niveau d’études atteint est élevé, tandis que les études les plus courtes sont davantage associées au sentiment d’appartenir au « bas » de la société (cf. tableau 7). Là encore, l’enquête se contente du « niveau d’études atteint ». Elle ne précise pas la nature du plus haut diplôme obtenu et regroupe des parcours très différents dans des intitulés très larges, ce qui est très problématique dans un contexte de prolongation généralisée des études. Cependant, elle montre bien comment le capital culturel façonne les représentations que les individus ont de leur positionnement social. Au-delà du parcours scolaire objectif, l’enquête livre quelques indications sur le vécu subjectif de la scolarisation. Ainsi, les membres des professions intermédiaires qui déclarent que « l’école ne [leur] a pas apporté grand-chose » sont aussi souvent ceux qui expriment le sentiment d’appartenir à une classe sociale le plus intense (58 % versus 54 % pour l’ensemble) et le plus souvent orienté vers le bas (39 % versus 26 % pour l’ensemble).
Le sentiment d’appartenir à une classe sociale selon le niveau d’études parmi les professions intermédiaires

Le sentiment d’appartenir à une classe sociale selon le niveau d’études parmi les professions intermédiaires
Mobilités et sentiments d’appartenance de classe : forces de rappel et effets de promotions
23L’enquête HDV présente l’intérêt de pouvoir restituer quelques étapes des parcours individuels. Elle permet d’étudier comment la trajectoire antérieure des enquêtés continue d’influer sur leur sentiment d’appartenir à une classe sociale déclaré à la date de l’enquête. Tout d’abord, parmi les professions intermédiaires d’aujourd’hui, ceux qui étaient ouvriers à leur premier emploi (et on pense ici en particulier aux contremaîtres et dans une moindre mesure aux techniciens) ont un sentiment d’appartenance fortement orienté vers le « bas » (47 % versus 26 % pour l’ensemble). Par rapport à l’ensemble de ceux qui ont débuté parmi les professions intermédiaires, ceux qui sont devenus cadres ont un sentiment plus fortement orienté vers le « haut » que les autres (47 % versus 26 %). Selon le point de départ de la promotion professionnelle, l’orientation du sentiment d’appartenance de classe semble ainsi varier sensiblement. Quant à ceux qui ont connu un déclassement depuis les professions intermédiaires vers le salariat d’exécution (ouvrier ou employé), ils semblent avoir un sentiment d’appartenance à une classe sociale davantage orienté vers le « bas » que l’ensemble de ceux qui ont commencé comme profession intermédiaire (31 % versus 15 %) [11]. Tout se passe donc comme si les anciens salariés d’exécution devenus professions intermédiaires se rappelaient d’où ils viennent en exprimant un sentiment davantage orienté vers le « bas ». En outre, l’expérience de la traversée de l’espace social en cours de trajectoire professionnelle s’avère associée à un renforcement du sentiment d’appartenance à une classe sociale.
Le contenu du sentiment d’appartenance à une classe sociale selon l’origine sociale parmi les professions intermédiaires

Le contenu du sentiment d’appartenance à une classe sociale selon l’origine sociale parmi les professions intermédiaires
24Quelle que soit leur origine sociale (mesurée par la profession du père), les professions intermédiaires se positionnent toujours prioritairement au « milieu » de l’échelle sociale (cf. tableau 8). Cependant, les membres des professions intermédiaires d’origine ouvrière sont ceux qui se voient le plus souvent en « bas » de l’échelle, tandis que les membres des professions intermédiaires issus des milieux de cadres supérieurs et d’indépendants déclarent plus souvent un sentiment orienté vers le « haut ». Parmi les professions intermédiaires, les enfants d’agriculteurs se distinguent également en se considérant plus fréquemment au « milieu » de l’échelle sociale. Les sentiments d’appartenance de classe exprimés aujourd’hui par les professions intermédiaires semblent ainsi conserver la marque de leurs origines sociales relativement contrastées.
Classe sociale subjective et socialisation politique secondaire [12]
25À peine 2 % des professions intermédiaires déclarent militer aujourd’hui encore dans un parti politique, et 8 % l’avoir fait autrefois. Très minoritaire, cette expérience militante les incline davantage à exprimer le sentiment d’appartenir à une classe sociale (60 % versus 54 %). Ce sentiment est moins souvent orienté au « milieu » de l’échelle sociale que chez les autres professions intermédiaires (43 % versus 50 %). Sans pouvoir distinguer ces partis politiques, on peut faire notamment l’hypothèse que ce sont des lieux où s’élaborent des représentations plus précises du monde social qui vont au-delà de la simple référence aux classes moyennes pour s’identifier. Quoique également très minoritaire, le militantisme dans un syndicat est plus fréquent que le militantisme dans un parti politique. Parmi les professions intermédiaires, 11 % déclarent militer encore aujourd’hui au sein d’un syndicat, et 10 % l’ont fait dans le passé. Là aussi, cette socialisation syndicale est associée à un sentiment plus fréquent d’appartenir à une classe sociale (60 % versus 54 %). Mais surtout, elle est liée à un sentiment bien plus souvent ancré en « bas » de l’échelle sociale (35 % versus 26 %). Sans doute faut-il y voir pour partie l’influence du discours porté par la plupart des grandes organisations syndicales (défense des salariés contre une logique économique profitant à une minorité de la population).
26La présence syndicale est d’ailleurs, on le sait, très inégale entre les différents métiers, selon les multiples clivages qui les différencient. En particulier, entre le secteur privé et le secteur public, les taux de syndicalisation varient du simple au triple : si les syndiqués représentent 15 à 16 % des salariés de l’État, des collectivités locales, des hôpitaux publics, des entreprises publiques et de la Sécurité sociale, ils ne représentent que 5 % des salariés des entreprises privées (Amossé, Pignoni, 2006). On peut donc comprendre qu’étant mieux implantées dans le secteur public, les organisations syndicales contribuent à un niveau plus élevé de sentiment d’appartenance à une classe sociale parmi les salariés de ce secteur, notamment lorsqu’ils sont syndiqués. Les membres des professions intermédiaires du secteur public expriment d’ailleurs plus souvent le sentiment d’appartenir à une classe sociale et celui-ci est davantage orienté vers le « haut » (cf. tableau 9). Plus encore, ce sont les salariés qui sont restés toute leur vie professionnelle dans le secteur public qui ont le sentiment le plus orienté vers le « haut ». Ces résultats confortent ainsi l’intuition de Halbwachs (1939), pour qui les fonctionnaires se caractérisent par « une idée plus haute de leur fonction, […] une dignité plus grande à conserver » : « en un mot, le sentiment d’appartenir à une catégorie supérieure ».
Le sentiment d’appartenir à une classe sociale selon les types de passages entre le secteur public et le secteur privé parmi les membres des professions intermédiaires

Le sentiment d’appartenir à une classe sociale selon les types de passages entre le secteur public et le secteur privé parmi les membres des professions intermédiaires
Un raisonnement « toutes choses égales par ailleurs »
27La classe sociale subjective est un fait social total qui renvoie à de multiples socialisations croisées (au travail, à l’école, dans la famille, dans les organisations syndicales ou politiques, etc.). C’est pourquoi plusieurs pistes d’explication du sentiment d’appartenir à une classe sociale ont été esquissées. La faiblesse des effectifs des professions intermédiaires dans l’échantillon de l’enquête HDV ne permet pas cependant de les analyser chacune pour elle-même de façon très approfondie. C’est donc au contraire une visée synthétique que nous proposons maintenant, en cherchant à identifier les principaux déterminants du sentiment d’appartenance de classe et de son orientation parmi les professions intermédiaires. Les traitements statistiques appliqués aux données sont des régressions logistiques, qui tentent d’isoler « l’effet propre » associé à chaque dimension étudiée en contrôlant toutes les autres dimensions prises en compte dans l’analyse, selon un raisonnement « toutes choses égales par ailleurs ».
28Cette procédure permet tout d’abord de confirmer un premier résultat : à sexe, âge, niveau d’études, revenus et entourage familial comparables, les différentes CS qui composent le GSP des professions intermédiaires n’ont pas la même propension à déclarer un sentiment d’appartenance de classe (cf. tableau 10). Alors que les techniciens se situent bien plus souvent « en bas » de la hiérarchie sociale, les instituteurs et assimilés se voient bien davantage « en haut ». Dans l’attraction vers le « haut » et le « milieu » de l’échelle sociale, les instituteurs et assimilés ne sont dépassés que par les professions intermédiaires administratives de la fonction publique. Il y a donc bien des spécificités dans l’orientation de la classe sociale subjective qui semblent liées au milieu professionnel. Le sentiment d’appartenance de classe dépend toutefois du parcours qui a mené jusqu’aux professions intermédiaires. Ainsi, ceux qui ont commencé par des métiers indépendants (artisans, commerçants et chefs d’entreprise) ont moins souvent le sentiment d’appartenir à une classe sociale, mais se voient aussi plus souvent « en haut » de la hiérarchie sociale. En outre, le déclassement des cadres supérieurs vers les professions intermédiaires va de pair avec un sentiment très fréquent d’être « au bas » de la société. Toutefois, la régression logistique ne permet pas d’attester les effets des autres types de parcours professionnels.
Modélisation du sentiment d’appartenance à une classe sociale parmi les professions intermédiaires

Modélisation du sentiment d’appartenance à une classe sociale parmi les professions intermédiaires
29Deux propriétés sociales se révèlent les plus déterminantes de la classe sociale subjective parmi les professions intermédiaires : le capital culturel et les ressources financières produisent les plus grandes variations entre les positionnements en « haut » et en « bas » de l’échelle sociale. Le sentiment d’appartenir au « haut » de la hiérarchie sociale s’avère d’autant plus fréquent que le niveau d’études atteint est élevé, tandis que les études les plus courtes inclinent davantage au sentiment d’appartenir au « bas » de la société. Parmi les anciens élèves de l’enseignement professionnel et technique, on soulignera en particulier le clivage important entre ceux qui ont suivi une formation courte (de niveau CAP ou même BEP) qui se positionnent massivement « en bas » de l’échelle et ceux qui ont atteint une formation longue (de type baccalauréat professionnel) qui se positionnent massivement « au milieu ». Par ailleurs, plus on dispose de revenus élevés dans son ménage, plus on affirme avoir le sentiment d’appartenir à une classe sociale, et plus celui-ci est tourné vers le « haut ».
30Une fois neutralisés le rôle du niveau d’études, des ressources, de la CS occupée, etc., la modélisation des données « toutes choses égales par ailleurs » suggère que la position sociale des parents n’exerce globalement pas d’influence significative sur la propension à avoir un sentiment d’appartenance de classe. Toutefois, il semble qu’avoir des parents ayant eux-mêmes exercé une profession intermédiaire tende plutôt à augmenter le sentiment d’appartenance de classe. Avoir un père parmi les cadres supérieurs diminue nettement les chances de déclarer un sentiment d’appartenance de classe tourné vers le « bas », tandis qu’avoir un père parmi les employés diminue nettement les chances de déclarer un sentiment d’appartenance positionné vers le « haut ».
Lorsqu’on contrôle toute une série de caractéristiques, les différences de pourcentage entre hommes et femmes ne sont pas statistiquement significatives, ni dans l’intensité du sentiment d’appartenance de classe, ni dans son contenu. Les contrastes sexués dans la classe sociale subjective s’expliquent donc avant tout par le fait que les femmes sont plus souvent institutrices, infirmières ou assistantes sociales que techniciennes ou contremaîtres, n’ont pas les mêmes salaires, ni les mêmes origines sociales, ni les mêmes conjoints. En effet, l’orientation du sentiment d’appartenance de classe ne dépend pas que de la position professionnelle de l’enquêté, mais aussi de celle de son conjoint. Avoir un conjoint parmi les cadres et professions intellectuelles supérieures diminue sensiblement les chances de déclarer un sentiment d’appartenance orienté vers le « bas », avoir un conjoint ouvrier ou employé diminue les chances de déclarer un sentiment tourné vers le « haut ». Nos résultats ne permettent donc pas d’attribuer ces écarts à un « pur effet » de l’appartenance sexuée.
L’enquête ne permet pas non plus de distinguer les effets de cycle de vie des effets de génération dans l’étude de ces parcours. Tout au plus peut-on souligner que les plus jeunes ont un sentiment d’appartenance de classe effectivement moins fréquent et plus orienté au « milieu » de l’échelle sociale que les plus âgés, toutes choses égales par ailleurs [13]. Sans doute les termes utilisés par les jeunes témoignent-ils du renouvellement des rhétoriques disponibles dans une génération pour dire son appartenance de classe : plus souvent que la moyenne, ils s’expriment avec des catégories génériques comme « moyenne », « aisée », « basse », « milieu », « supérieure ». D’une façon générale, ils utilisent moins souvent que leurs aînés le vocabulaire lié au travail. En outre, les mécanismes bien connus de socialisation anticipatrice engendrés par la montée du niveau de scolarisation pourraient aussi expliquer en partie l’orientation plus fréquente de leur sentiment vers le « milieu ».
Conclusion
31Les membres des professions intermédiaires sont bien ceux qui se placent le plus souvent au « milieu » (une fois sur deux lorsqu’ils ont le sentiment d’appartenir à une classe sociale) et qui recourent le plus à l’expression « classe moyenne ». Pour autant, les possibilités d’exprimer une classe sociale subjective sont assez diverses parmi les professions intermédiaires. C’est sans doute en partie parce que ce groupe socioprofessionnel fonctionne comme une plaque tournante de l’espace social : point d’entrée d’une trajectoire professionnelle pour les uns, point de passage ou d’aboutissement d’une carrière pour les autres, lieu de rencontres d’individus d’origines sociales contrastées, groupe social dont les membres sont associés aussi bien à des conjoints cadres supérieurs que salariés d’exécution.
32Cette hétérogénéité est particulièrement lisible dans les réponses que nous n’avons dû classer comme « Autre sentiment ». La faiblesse des effectifs concernés ne nous permettant de procéder à une analyse statistique telle que nous l’avons présentée ici, c’est vers la sociologie du langage que nous nous tournons pour proposer quelques éléments d’interprétation [14]. Retenons d’abord que près de la moitié des réponses classées « Autre sentiment » (34 sur 71) ne sont pas des réponses « naturelles », en continuité grammaticale avec la question posée (celle des, de la, qui…). Dans ces cas, le locuteur ne prend pas en charge la notion de classe sociale (« Majorité », « Cadre de vie correct »…). Il s’en démarque avec un autre vocabulaire (« milieu », « catégorie », « partie », « gens »…). Les réponses sont ainsi déplacées, soit par une dénégation du sentiment d’appartenance de classe (« De ne pas appartenir à… », « Rien du tout », « Se sent bien en société »), soit par un refus de la division en classes (« La société », « Pour le bien de tout le monde »). De même, parmi ces réponses distantes par rapport à la question posée, on trouve douze réponses « Ne sait pas » ou « Pas de définition proposée », enregistrées par l’enquêteur, sous des formulations variées. Ces réponses sont ambiguës car au final on ignore si l’enquêté a le sentiment d’appartenir à une classe sociale mais n’y a pas réfléchi, ou s’il ne sait pas s’il y a des classes sociales, ou même s’il choisit de ne pas nommer sa classe pour rester dans l’implicite (« À une classe sociale en voie de disparition »).
33Quatre principaux registres langagiers ressortent nettement de l’analyse des mots utilisés pour dire autrement sa classe d’appartenance. D’abord, seize réponses classées « Autre » mobilisent un registre lié à un métier ou un secteur d’activité (« Plutôt un milieu : celui des pompiers », « Le milieu enseignant », « Profession libérale », « Militaire »). Puis, onze réponses font référence à une position vis-à-vis du marché du travail, (« Celle des retraités », « Fonctionnaire », « La classe recherche d’emploi », « Catégorie des saisonniers »). Ensuite, treize réponses font appel à un registre moral (« Partie des gens qui ont des convictions », « Des gens bien pensants », « Le sentiment patriotique me fait appartenir à la société », etc.). Enfin, six réponses s’organisent autour d’un registre économique ou financier (« Classe des ça va pas trop mal », « Des arnaqués », « Celle qui paie tout et n’a droit à rien »). Cette typologie inductive ne parvient ni à épuiser la diversité des registres mobilisés par les répondants (« Les oubliés du pays de Gex », « Des gens de la terre », « La mienne »…), ni à intégrer les réponses indiquant une impossibilité de nommer une classe d’appartenance (« Oui, mais ne sait pas », « Ne sait pas », « La classe… », « X »…) (Vingt-cinq réponses au total).
34Dans cette étude, nous nous sommes surtout intéressés à l’expression d’un sentiment d’appartenance de classe et à son contenu parmi les professions intermédiaires, moins homogène que le laisse entendre la littérature existante sur les classes moyennes. A contrario, si on examine les réponses négatives à la question « Avez-vous le sentiment d’appartenir à une classe sociale ? », les contremaîtres et agents de maîtrise apparaissent comme ceux qui expriment le moins souvent un sentiment de classe (49 %). Ils sont proches en cela des ouvriers, et en particulier des ouvriers qualifiés de la manutention, du magasinage et du transport. Issus très souvent des rangs ouvriers, ils s’identifient ainsi largement à leur classe sociale d’origine en se positionnant très fréquemment « en bas » de l’échelle sociale. Ce dernier résultat invite ainsi à poursuivre l’investigation du sentiment d’appartenir à une classe sociale en comparant plus systématiquement les différentes catégories socioprofessionnelles.
Notes
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[*]
Agnès Pélage : maître de conférences en sociologie à l’IUFM de Créteil, chercheuse au laboratoire Printemps (UVSQ-CNRS).
Tristan Poullaouec : maître de conférences en sociologie à l’université de Nantes, chercheur au Centre nantais de sociologie (CENS). -
[1]
Est-il légitime de séparer les instituteurs et professeurs des écoles de leurs collègues certifiés et agrégés du secondaire ? Quels sont les points communs entre les techniciens définis comme tels par les conventions collectives de France Télécom et les techniciens de la CS 47 de l’INSEE ? Quels clivages séparent les contremaîtres et agents de maîtrise des ouvriers, qui étaient leur ancien groupe socioprofessionnel de classement avant la refonte des CSP en 1982 ? Répondre à ces questions impliquait pour nous au préalable d’explorer plus en détail et pour elle-même cette catégorie des « Professions intermédiaires », souvent présentée comme une catégorie attrape-tout, parfois agrégée aux cadres, en tout cas peu connue des sociologues sous l’angle d’une sociologie des groupes sociaux (Deauvieau, Dumoulin, 2006 ; Pélage, Poullaouec, 2006).
-
[2]
Dans leur rapport d’évaluation de la nomenclature des PCS, Faucheux et Neyret proposent de reclasser les instituteurs et les professeurs des écoles dans le groupe 3 des cadres et professions intellectuelles supérieures et d’isoler la catégorie des enseignants, de reclasser également les cadres du travail social dans le groupe 3, de reclasser les infirmières et kinésithérapeutes libéraux dans le groupe des artisans, commerçants et chefs de moins de dix salariés, mais de ne pas remettre en cause le choix de 1982 de regrouper les contremaîtres avec les ouvriers, et pourquoi pas de revenir à une dénomination antérieure du groupe : cadres moyens en y accolant les techniciens (Faucheux, Neyret, 1999).
-
[3]
Pour une présentation plus détaillée : Ville, Guérin-Pace, 2005.
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[4]
La partie précédente du questionnaire est consacrée aux lieux d’attachement et la suivante aux études et à l’emploi.
-
[5]
Cf. Michelat, Simon, 1971, 1977, 2004. Les deux questions ont souvent été reprises par des instituts de sondage d’opinion (l’IFOP, puis la SOFRES), notamment lors d’enquêtes pré- ou post-électorales.
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[6]
C’est au contraire le cas dans plusieurs textes parus dans Informations sociales, 2003.
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[7]
Pour rendre les données des deux enquêtes comparables (1966/2003), nous avons sélectionné les réponses des hommes de ménages actifs.
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[8]
L’analyse textuelle des réponses à cette question ouverte a été menée en utilisant dans le logiciel SAS les macros Anatext et Vdmot développées par Olivier Godechot. Leur mode d’utilisation est détaillé de façon très pédagogique sur le site internet personnel de l’auteur.
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[9]
En 1982, l’emploi dans un établissement public concernait près de la moitié des professions intermédiaires. En 2002, ce n’est plus le cas que d’un tiers d’entre elles. Cette évolution renvoie notamment à l’explosion des effectifs des formateurs et animateurs de formation continue, et des moniteurs et éducateurs sportifs parmi les « instituteurs et assimilés ». De même, parmi les professions intermédiaires de la santé et du travail social, on note l’essor des animateurs socioculturels et de loisirs ainsi que des infirmiers libéraux.
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[10]
Nous remercions ici Céline Dumoulin (Printemps, CNRS) qui nous a laissé accéder aux données qu’elle a produites.
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[11]
Nous aurions souhaité tenir un raisonnement similaire concernant les anciens cadres supérieurs devenus professions intermédiaires, mais les effectifs trop faibles de l’enquête HDV l’interdisent.
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[12]
L’étude du rôle des pratiques et appartenances religieuses n’a pas pu être menée du fait de la faiblesse des effectifs concernés parmi les professions intermédiaires.
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[13]
Le tableau croisant simplement la cohorte de naissance et les réponses aux questions sur le sentiment de classe indique que seulement 36 % des enquêtés professions intermédiaires nés entre 1976 et 1985 déclarent avoir le sentiment d’appartenir à une classe sociale (contre 54 % de l’ensemble des professions intermédiaires) et que parmi ceux-ci, 64 % se positionnent au « milieu » de l’échelle sociale (Pélage, Poullaouec, 2006).
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[14]
Nous remercions notre collègue François Leimdorfer (Printemps, CNRS) pour nous avoir aidés à ouvrir une piste de réflexions que nous comptons poursuivre ultérieurement.