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Les cadres de santé à l’hôpital. Un travail de lien invisible, Paule Bourret, Éditions Séli Arslan, 2006, 284 pages

1Les travaux sociologiques sur les cadres de santé sont plutôt rares. Le livre de Paule Bourret présente une analyse du travail « en train de se faire » des cadres de santé des hôpitaux publics. L’auteur ne s’intéresse pas aux résultats du travail mais d’abord à l’engagement personnel dans l’activité professionnelle. Une question complexe sert de fil conducteur : « qu’est-ce qu’un cadre de santé à l’hôpital fait en faisant son métier aujourd’hui ? ». La démarche est celle d’une observation ethnographique par immersion dans un milieu de travail au sein d’un CHU de province, définie comme « observation interactionnelle », incluant l’observateur comme sujet observé. On l’aura compris, sous le titre Les cadres de santé à l’hôpital, le livre ne traite pas du groupe professionnel des cadres de santé et d’ailleurs, aucune donnée de cadrage (démographie, profil, lieux d’exercice, etc.) n’est donnée. La richesse des observations présentées a pour effet d’offrir deux livres en un : au-delà du travail des cadres de santé, c’est un livre sur « un CHU vu d’en bas » que l’on découvre, non du point de vue des patients [1], mais de celui des cadres de proximité. Le récit qui est fait du fonctionnement de l’hôpital contemporain et de ses difficultés, vécus au niveau des équipes, n’est pas sans éveiller une certaine perplexité chez le lecteur.

2L’ouvrage de 269 pages est d’une lecture agréable, rigoureusement construit à partir d’une revue de littérature abondante gardant trace de ses origines (une thèse universitaire) et d’une enquête qualitative centrée sur deux cadres de santé observés dans leur travail et des observations d’élèves cadres de santé, des « récits de pratique » que l’auteur, en tant que formatrice, a mobilisés pour sa recherche. Les cadres de santé étudiés sont des cadres de proximité dont la spécificité est d’être des « encadrants encadrés » et dont le travail serait une « boîte noire ». Toutefois, l’activité des cadres est définie comme une activité de lien, proche du travail d’articulation de Strauss [2], d’un travail de coordination beaucoup plus que de coopération. L’auteur témoigne d’une grande proximité avec les cadres observés et parle volontiers en leur nom, de sorte que le livre aurait pu s’intituler « Nous, cadres de santé ».

3Une approche historique introduit l’ouvrage. La fonction de surveillante (laïque) a été officialisée en 1943, avec pour mission de contrôler le travail de soins, d’assurer l’intendance, de surveiller le personnel et le respect des règlements. L’évolution de la fonction a été marquée à la fois par le développement d’une médecine scientifique et par le développement d’une administration hospitalière, présenté comme un mouvement de « rationalisation gestionnaire ». La valorisation de la fonction n’a pas été sans ambiguïté car les cadres sont censés répondre à des attentes diverses, sinon contradictoires, et qui rendent leur métier inconfortable.

4L’analyse proprement dite du travail des cadres de santé commence par une étude de leur territoire, de leur espace de travail et de leur mode de présence spécifique, fondé sur les déplacements. La présence du cadre est souvent invisible, elle n’est pas perçue par le personnel soignant qui considère qu’il n’est jamais où on l’attend. Des notes d’observation ethnographiques, livrées telles quelles, rendent le propos vivant et témoignent de finesses d’observation, même si l’empathie a priori pour la population observée affaiblit la portée de certaines interprétations. Selon l’auteur, le cadre serait un élément interstitiel dans la structure hospitalière, c’est-àdire qu’il se situerait entre différentes formes d’organisation, dans un entre-deux. Ne partageant pas « l’épreuve du travail des soignants », « la dureté de la confrontation au réel du travail de soins », le cadre serait perçu comme inutile, sauf à être d’une disponibilité permanente, ce qui est impossible. « Le cadre occupe la position quasi intenable, du point de vue de la reconnaissance de l’utilité de son travail, qui est d’être à côté sans être engagé ». Dans le même ordre d’idée, l’auteur écrit que « pour être efficace au niveau du local, pour que son action ait des retombées, il faut sortir du service. Être cadre de proximité, c’est accepter d’être condamné parce qu’on n’est pas là, c’est être impuissant à rejeter cette condamnation, c’est vivre dans cette situation condamnée car il n’y a pas d’autre solution pour s’en sortir ». On ne sait pas si l’on parle de la représentation qu’auraient les cadres d’eux-mêmes, et dans ce cas on s’interroge sur l’origine et les raisons de cette posture de victime, ou s’il s’agit des représentations des personnels soignants, et dans ce cas, on ne peut qu’être saisi par la réduction de l’hôpital à l’échelle du service et du travail infirmier. Dans les deux cas, ce sont les cadres de références professionnels des cadres et de leurs équipes (mais peut-on employer cette expression si le cadre est perçu comme extérieur et inutile ?) qui sont en question. Tout se passe comme si l’activité soignante locale avait le monopole de la légitimité. En témoigne la phrase suivante, dans un style conforme à la rhétorique professionnelle : « Dans un lieu où les soignants agissent en situation d’urgence, luttent en permanence contre la souffrance et la mort, les préoccupations d’ordre gestionnaire du cadre de santé apparaissent dérisoires au regard des enjeux de survie ». Même s’il s’agit de l’approvisionnement en médicaments, de la disponibilité de personnel qualifié ou du bon fonctionnement du matériel ?

5Paule Bourret poursuit son analyse par l’étude de l’environnement de travail, et des objets utilisés, en tant qu’ils construisent un « rapport au monde ». Une part de l’activité des cadres est de nature domestique, les cadres veillent à la bonne marche des services, ils apparaissent au service des personnels, pour un changement d’ampoule par exemple ou pour une course que personne ne voudra ou pourra faire. Leurs journées sont envahies par des petites choses à régler qui les empêcheraient de « faire ce qu’ils veulent faire ». Il leur est difficile par ailleurs de maintenir leur habileté dans le domaine des techniques de soins, or certaines équipes peuvent les mettre à l’épreuve sur ce terrain pour tester la légitimité de leur autorité. Le travail sur ordinateur pour valider les pointages, actualiser les plannings, faire le bilan des temps de travail, mobilise aussi beaucoup les cadres. Ce travail sur écran les éloigne des équipes qui y voient une forme de refuge pour éviter les face-à-face. Ainsi, les cadres doivent répondre à l’attente de gestion et de traçabilité de l’organisation et, en même temps, à l’attente de disponibilité des soignants. En rationalisant les emplois du temps, les logiciels de gestion des personnels auraient pour effet de contractualiser les temps de présence, et plus généralement de travail, en renforçant l’individualisation. Les arrangements au sein des équipes, la flexibilité due aux initiatives individuelles pour ajuster le temps de présence à la charge de travail (partir avant ou rester une heure de plus s’il le faut) ne peuvent plus se faire, des temps de travail insignifiants font l’objet d’arbitrages officiels, l’ajustement a fait place au rapport de force. L’informatisation déplace le contenu des négociations : « Il ne s’agit plus de traiter en premier lieu du contenu du travail, mais du temps passé au travail. Dans ce système contractuel, l’agent est poussé à demander la prise en compte de ses dépassements d’horaire ». L’utilisation exclusive, par la « hiérarchie administrative », des données quantitatives appauvrirait les échanges et les possibilités d’apprentissage collectif dans les services, et isolerait les cadres. On peut s’étonner que rien ne soit dit du fonctionnement des équipes, des échanges, des routines adaptatives, de l’appropriation d’outils, de la mobilisation dans le travail ou de la capacité des équipes à s’approprier les éléments de gestion.

6Un chapitre est consacré à la description fine du travail quotidien. Il nous conduit dans les services, au contact des patients et des personnels. D’un côté, une journée de travail ordinaire nous montre un cadre actif, cherchant un lit, préparant une sortie, se mobilisant pour amortir les aléas de la programmation des malades, travaillant à mettre en cohérence des règles générales et des cas particuliers. D’un autre côté, ce même cadre est contraint à faire fonctionner le service en dépit de la pénurie du personnel, il intervient dès que les procédures échouent « quand l’institution rate, le cadre répare les problèmes d’organisation », il s’épuise dans un travail de rattrapage des effets pervers de l’industrialisation et de l’application aveugle des procédures. Pourquoi les équipes ne s’investissent-elles pas dans ce travail de rattrapage, s’interroge l’auteur. Les effets des 35 heures (intensification du travail, raccourcissement des temps d’échange, turnover) expliqueraient que la priorité soit donnée aux malades au détriment de la « logistique ». Une autre raison en serait l’inflation réglementaire et procédurale qui pousserait le personnel, incertain quant à la validité de ses acquis, à se retourner vers le cadre. Ainsi, ce dernier est présenté comme un artisan qui se bat contre un système dysfonctionnel. La lecture du travail quotidien qui est faite est celle du « sale boulot », nécessaire, indispensable même, mais dénié parce qu’invisible. Les cadres sont présentés sous pression, aux prises avec un climat social dégradé, cherchant à maintenir la paix sociale au prix de concessions, même en matière d’hygiène. Des cadres non reconnus par leur hiérarchie et devant affronter « le haut », la « direction administrative ». Au-delà des seuls cadres étudiés, la situation décrite représente un déficit de régulation, un déficit de la capacité collective à s’accorder sur des règles du jeu.

7L’analyse de l’application des règles et des procédures par les cadres de santé fait logiquement l’objet du chapitre suivant, d’une même tonalité. Ce qui frappe, c’est le caractère binaire du cadre d’action présenté : « les cadres se trouvent dans l’entre-deux, avec d’un côté une hiérarchie qui donne des directives, et de l’autre des agents qui doivent les mettre en œuvre ». Il est beaucoup question du « modèle industriel de l’efficacité, de la rigueur », de la hiérarchie réglementaire, mais presque jamais des médecins. Curieusement, le corps médical est comme invisible. Tout se passe comme si le silence à leur sujet exprimait une forme d’identification implicite, avec pour effet que seuls les personnels et la direction ne peuvent être mis en perspective. Le cadre de santé est présenté seul, sans collectif d’appartenance, sans solidarité de groupe. Et cette solitude est renforcée par son impuissance. D’une part, il apparaît clairement que les subordonnés contrôlent dans bien des cas leur supérieur qui n’a aucune marge de manœuvre [3] ; d’autre part, le cadre n’a plus les moyens de faire respecter les règles de l’art. Paule Bourret fait par exemple le récit d’une étudiante qui ne respecte pas les règles d’hygiène dans les soins et qui tient tête au cadre qui lui en fait la remarque, sans résultat. Plus généralement, le rapport aux règles, trop nombreuses, peu ou mal appliquées, générerait un climat de peur et de « culpabilité flottante » chez les cadres. Le tableau brossé est à la fois noir et complaisant : travail subi, sentiment d’abandon, management de survie, manque de moyens pour faire face aux besoins, prouesse et ténacité malgré tout. Et l’auteur de conclure qu’il n’est pas si facile d’être chef, que la position de cadre est mal affirmée et leur travail de plus en plus tributaire des contraintes gestionnaires. La logique industrielle se ressent dans l’organisation des soins et s’impose aux malades. Le travail de lien des cadres se fait dans des situations de travail dégradées par le rationnement et le primat donné à la paix sociale, « entre la peur de l’erreur et l’imaginaire bureaucratique ».
Le livre de Paule Bourret jette une lumière crue sur la crise de l’hôpital public. L’analyse du travail des cadres d’un CHU laisse voir une forme de discrédit des directions, un état d’esprit comme désabusé, une hiérarchie de proximité vidée de sa capacité intégrative. Mais en dépit des observations conduites, en dépit de la pertinence de certaines questions, la démonstration ne convainc pas. Un seul point de vue est pris en compte, celui des cadres de santé. Et il s’agit d’un singulier pluriel puisque l’approche individualiste fait que le groupe, sa dynamique et ses tensions n’apparaissent pas. L’analyse ne présente pas non plus de regards croisés : que disent les médecins des cadres ? Et les soignants ? Et les directions ? L’organisation hospitalière n’est pas analysée, or beaucoup de cadres ont des fonctions transversales, jouent de leurs relations, peuvent nouer des alliances. L’environnement de travail décrit se limite au service, et on ne peut que le regretter, car à l’heure où se structurent les pôles, le rôle des cadres de santé prend un singulier relief. On ne peut faire grief à l’auteur de son choix méthodologique, mais il limite singulièrement la portée de l’analyse. L’unicité du point de vue adopté se conjugue à une forte empathie. L’auteur s’identifie pleinement à la population observée, au point d’adopter le style narratif de la « vision du dedans » qui permet au lecteur de lire les pensées des personnages. On ne perçoit pas la distanciation critique qui aurait permis de questionner la réalité observée. Le lecteur se demande par exemple pourquoi les cadres font ce qu’ils font. Quelle a été leur trajectoire ? Ont-ils des intérêts, des objectifs ? Peut-on repérer des stratégies ? Existe-t-il un débat sur une fonction qui serait à redéfinir ? Ce type de questionnement n’apparaît pas car l’auteur semble adopter les pratiques et les discours tels quels. La question du sens de ce qui est fait et que l’on donne à ce qui est fait se limite-t-elle aux contraintes subies et au travail de lien effectué envers et contre tout ? Les représentations des cadres sont-elles si homogènes que l’on puisse, un livre durant, évoquer une totalité univoque (les cadres de santé) ? Ces questions ne diminuent en rien l’intérêt du livre de Paule Bourret, elles soulignent la nécessité de compléter cette analyse par d’autres travaux qui pourraient reprendre le travail fondateur réalisé par l’équipe de Dimitri Weiss, en 1976, sur les relations de travail à l’hôpital public [4]. Un profond malaise y était pointé, qui, Paule Bourret le montre, est loin d’avoir disparu.
François-Xavier Schweyer
LAPSS – École nationale de la santé publique

Sauver la vie, donner la mort. Une sociologie de l’éthique en réanimation néonatale, Anne Paillet, La Dispute, coll. « Corps santé société », 2007, 285 pages

8Cet ouvrage fait suite à une thèse remarquée sur le monde de la réanimation néonatale [5]. L’intérêt porté par Anne Paillet à cet univers procède d’une interrogation proprement sociologique sur « l’éthique en acte », « l’éthique telle qu’elle est » et non « telle qu’elle doit être », selon les termes de Durkheim repris par l’auteur. La réanimation néonatale est abordée en tant que lieu privilégié pour approcher les processus cognitifs et sociaux à l’œuvre autour de ce qui constitue pour les acteurs « les décisions difficiles ».

9Sont au cœur du livre les décisions de poursuite ou d’arrêt de réanimation concernant des nouveau-nés, le plus souvent prématurés, prises par les médecins dans un contexte de très forte incertitude quant au pronostic neurologique, et donc à la nature exacte des séquelles ou handicap que garderont ces enfants du fait même de l’intervention des réanimateurs qui les ont maintenus en vie. La difficulté majeure dans le service étudié est d’apprécier, tant que l’enfant est encore sous respirateur artificiel, s’il vaut mieux poursuivre la réanimation en prenant le risque qu’il soit massivement handicapé, ou l’arrêter alors que ses chances de vivre « dans des conditions correctes » sont très compromises mais pas nulles.

10Anne Paillet a passé plusieurs mois en observations et entretiens dans un service qu’elle nomme « Réa* », terrain privilégié complété par des investigations plus ponctuelles dans d’autres unités et par une enquête bibliographique qui fait la part belle aux écrits des pédiatres-réanimateurs depuis l’origine de leur sous-spécialité, ainsi qu’à ceux des autres acteurs concernés (infirmières, psychologues, témoignages de parents).

11Appréhender ces décisions difficiles était particulièrement délicat pour un chercheur extérieur au service Réa* puisqu’elles ont trait à des pratiques illégales (la mort provoquée de ces bébés est susceptible d’être pénalement qualifiée d’assassinat, même si la jurisprudence est loin d’être aussi catégorique, rappelle utilement A. Paillet), non écrites dans le dossier des enfants (où l’on notera pudiquement « décédé à telle heure »), jamais signifiées aux parents concernés, difficiles même à mettre en mots dans la vie de l’équipe soignante ou lors des entretiens sociologiques… Affronter ces questions constitue une épreuve émotionnelle pour toutes les personnes en présence sans exception, dont le chercheur aux prises ensuite avec les difficultés de l’écriture lorsqu’il s’agit de mettre en mots les nondits, les postures physiques de la détresse morale, la tension palpable entre professionnels, le « pff » des infirmières, les poings serrés dans les poches des internes, les silences, regards, et autres onomatopées. Dans la durée du travail de terrain, l’apparent consensus d’équipe énoncé par le chef du service Réa* se disloque au fur et à mesure que se donnent à voir à la fois le manque de communication autour des décisions envisagées et l’existence de désaccords de fond dans les approches des différents professionnels. Disons-le sans détour : tout ceci devient sensible dans le livre en dépit de contraintes d’anonymisation particulièrement fortes, et la qualité du travail accompli par Anne Paillet dans cette entreprise périlleuse force l’admiration.

12Le livre est organisé en deux grandes parties articulées de manière originale autour d’un chapitre ethnographique.

13Les deux premiers chapitres introduisent de façon remarquablement pédagogique le lecteur non initié dans l’univers et les catégories (de pensée comme d’action) de la réanimation néonatale. Le chapitre I rend clairement intelligibles les termes dans lesquels les « décisions difficiles » d’arrêt se posent aux réanimateurs ; le chapitre II expose les grandes lignes de la rhétorique professionnelle de justification d’un contrôle médical de ces décisions, élaborée ou assimilée par les médecins concernés.

14Une fois ce tableau en place, le cœur de la thèse est formulé dans le chapitre III qui modélise les différends moraux en présence, c’est-à-dire l’existence d’approches différentes de la hiérarchisation des risques, des intérêts à considérer (ceux du seul enfant ou aussi ceux des parents dans tel contexte familial ou social), de la place à faire aux parents dans l’information ou la décision même, entre les différentes catégories de professionnels impliqués dans le travail de réanimation. Les approches morales dans le service Réa* se trouvent corrélées de manière précise et stable avec les positions professionnelles : médecins seniors du premier cercle, puis du deuxième, infirmières, et enfin internes. Ces derniers adoptent une posture de discrétion et de relative distance à la politique du service, mais expriment lors des entretiens une opinion proche de celle des infirmières quant à la place à faire aux parents. Des médecins seniors aux infirmières, en passant par les assistants et chefs de clinique, se dessine en revanche un continuum source de fortes tensions : qu’il s’agisse de la place à faire aux parents ou de la hiérarchisation des risques, les infirmières se positionnent très à distance de la politique du service et sont les premières à s’alarmer des risques liés à la poursuite de la réanimation. Anne Paillet aboutit ainsi à une cartographie assez lumineuse (p. 97), dont certains indices laissent penser qu’elle peut valoir au-delà du cas du service étudié.

15Le chapitre IV clôt la première partie, mais occupe en fait une place centrale et originale dans l’ouvrage puisqu’il s’agit d’une description ethnographique de la longue et éprouvante mobilisation de l’équipe autour d’un enfant pour lequel la décision d’arrêt souhaitée par les infirmières, puis par les médecins du second cercle, ne sera pas prise par les médecins seniors. Le diagnostic neurologique le plus redouté, celui d’une leucomalacie – signifiant un enfant jugé par tous dans le service comme « cassé », « une catastrophe », « une horreur » – ne sera posé avec certitude qu’au 44e jour, une fois l’enfant autonome sur le plan respiratoire et alors qu’un arrêt n’est plus envisageable pour personne. Outre que ce cas limite, qui restera pour les soignants comme « le cas de l’année », concentre toutes les propriétés des situations de décisions difficiles sur lesquelles a travaillé Anne Paillet, son exposé détaillé procède à partir de larges extraits du journal de terrain constitué jour après jour. Ce chapitre IV donne ainsi à voir concrètement ce que le parti pris de « l’empirisme irréductible » [6], d’une stratégie de recherche inductive qui ne prend les faits « ni de loin ni de haut » (p. 17), peut produire de meilleur. Le mode de présence au terrain et, sans jeu de mots, « l’éthique en acte » du chercheur dans cette recherche sur l’éthique, peuvent servir d’exemple à beaucoup. Ce chapitre fait comprendre tout ce que l’analyse doit à l’instauration patiente d’une confiance a priori improbable, ainsi qu’à une circulation exceptionnellement réussie entre les informateurs dans un monde hétérogène. On peut à cet égard déplorer que le format de l’ouvrage ne permette pas de faire plus de place aux développements riches et utiles qu’Anne Paillet a produits dans le cadre de sa thèse sur la méthodologie de l’enquête.

16La deuxième partie du livre (chapitres V à VIII) est consacrée à « la fabrique des convictions », c’est-à-dire à l’explicitation des correspondances constatées dans le service Réa* entre positions professionnelles et approches morales des décisions d’arrêt ou de poursuite. Sont examinés successivement dans le façonnement de ces dernières le rôle de cultures professionnelles historiquement distinctes (chapitre V), celui des modalités contrastées d’évaluation de la situation, qui prédisposent les médecins, à la différence des infirmières, à la retenue du pessimisme (chapitre VI), celui des implications concrètes différenciées dans des actes et gestes auprès des enfants (chapitre VII), celui enfin des rapports aux parents, quotidiens ou plus distants et mieux équipés, dans ce contexte de protection du secret quant aux gestes envisagés (chapitre VIII). L’auteur se livre donc à un examen minutieux aussi bien des productions rhétoriques professionnelles que des contextes concrets d’action qui contribuent à former les jugements moraux en situation, en déclinant scrupuleusement toutes les médiations qui peuvent exister entre une culture professionnelle générale abstraite et l’appréciation portée sur l’opportunité de la poursuite de la réanimation d’un enfant. Cette synthèse originale de modèles d’actions un peu hétéroclites, présentée p. 245 comme une « perspective dispositionnelle attentive aux contextes situationnels », produit un faisceau d’explications étonnamment convergentes à la cartographie des approches morales mise en place dans le chapitre III. Le détail de cette exploration d’un univers de contraintes professionnelles est extrêmement ingénieux et convaincant : un soignant de tel statut, formé à tel moment dans tel contexte, disposant (ou privé) de telle information sur l’enfant, référant le cas en cours à telle série de cas, et impliqué de telle et telle manière en cas d’arrêt, va très logiquement privilégier telle approche morale.

17L’apport fondamental de cette analyse est de casser la lecture en termes de défaut de professionnalisme que produisent spontanément les réanimateurs au sujet des évaluations morales différentes des leurs (celles des infirmières ou des internes), qu’ils disqualifient en les imputant à une appartenance mal dégrossie au monde profane. La démonstration de l’ancrage dans une culture et une dignité professionnelles propres de l’aversion des infirmières au secret et à la prolongation de réanimations à l’issue incertaine est ainsi établie. En outre, la politique de secret du service Réa*, par l’obligation faite aux infirmières de participer pratiquement à la confection du secret et de la dissimulation, entre en conflit majeur avec leur position dans la division du travail au contact des enfants et des parents qui les questionnent, créant une situation de porte-à-faux, voire de trahison de la confiance, des uns ou des autres qui alourdit encore la charge morale.

18Du fait paradoxalement de la puissance de la démonstration, cette analyse du déterminisme des consciences par la position professionnelle peut troubler. Des régularités observées sur un terrain localisé, est induit en effet un modèle aux arêtes tranchées et, au terme de l’analyse, les convictions se trouvent déduites des intérêts auxquels elles sont objectivement ajustées (même si l’auteur insiste, dans une filiation bourdieusienne, pour dire qu’elle n’entend à aucun moment doter les soignants engagés de dispositions calculatoires utilitaristes voire cyniques). Nous sommes ainsi en présence d’une belle mécanique des coûts moraux comparés pour les uns et les autres de la décision d’arrêt versus la décision de poursuite au prix d’un risque de handicap important. Les approches morales ne sont référées qu’aux positions professionnelles des individus, hors emprise de l’histoire ou la socialisation personnelles. À cet égard, l’ouverture finale (p. 265) ne fait pas un contrepoint consistant par rapport à la volonté constante tout au long de l’ouvrage d’écarter ce que la posture des infirmières ou des internes, à distance des médecins seniors, pourrait devoir à un effet de genre, ou d’âge, ou aux charges de jeunes parents ou futurs parents, assumant ou anticipant concrètement l’élevage et l’éducation de jeunes enfants. Il n’y a qu’au sein du groupe des réanimateurs que A. Paillet s’attache à distinguer deux sous-cultures, qui correspondent à une différence générationnelle (praticiens formés dans des contextes bien distincts du point de vue tant des possibilités techniques de la réanimation que de la montée des interpellations éthiques venues de l’extérieur du monde médical).

19La finesse exceptionnelle du travail de terrain laissait imaginer une sociologie plus nuancée sur l’articulation de processus de socialisation éventuellement contradictoires, et plus sensible aux itinéraires moraux complexes des individus. La clarification des postures morales proposée est presque excessive, en ce qu’elle lisse tergiversations et dilemmes. L’alignement sur les effets de la position professionnelle aboutit presque à dissoudre les tensions cognitives ou morales internes aux personnes, et l’on en vient à se demander si cette quasi-disparition de l’autonomie morale des individus n’entraîne pas celle des « décisions difficiles », telles qu’initialement définies. S’il est clair que le contexte des décisions prises par les médecins réanimateurs du service Réa* met à mal la cohésion de l’équipe soignante et est éprouvant pour tous, des repères normatifs qui paraissent finalement assez assurés semblent équiper l’approche morale de chaque catégorie de professionnels. Reste comme véritable « décision difficile » celle du cas développé au chapitre IV, où l’on voit les médecins seniors responsables de la décision à prendre basculer tour à tour en faveur de l’option d’arrêt, le consensus sur l’ampleur de l’atteinte neurologique n’intervenant qu’au moment où il est trop tard.

20Les autres limites de l’ouvrage sont pour la plupart explicitées et largement justifiées par l’auteur : la qualité de l’investissement du terrain principal (dont l’auteur prend la peine de situer les particularités dans l’espace des services de réanimation néonatale français) explique qu’elle ne se soit pas dotée d’un contrepoint aussi consistant pour une approche comparative. La généralisation aurait toutefois été plus assurée, la politique du service Réa*, notamment vis-à-vis des parents, ne paraissant pas d’avant-garde… Les parents, justement, constituent une sorte d’angle mort de l’enquête de terrain. Les interpellations dont ils sont porteurs ne transparaissent que de manière indirecte, alors même qu’Anne Paillet souligne leur importance pour comprendre l’émergence dans les années quatre-vingt de rhétoriques professionnelles nouvelles chez les réanimateurs, puis leur évolution. Ils paraissent dans le livre sans parole propre, leurs attentes ou interrogations ne sont que relayées par les infirmières ou éventuellement les internes. Sans doute ne pouvait-il pas en aller autrement dans le cadre du service étudié, compte tenu des contraintes de secret sur les pratiques d’arrêt en vigueur, mais des contacts auraient pu être cherchés ailleurs. On peut enfin regretter qu’Anne Paillet contourne les arguments des débats moraux fondamentaux : un travail d’éthique classique aurait certes été bien moins original que la recherche réalisée, mais le parti pris d’ignorer comment les acteurs se confrontent à la perspective du handicap lourd, évaluent la vie qui vaut ou non la peine d’être vécue, s’accommodent du pouvoir de vie ou de mort dont ils sont porteurs, laisse le lecteur un peu sur sa faim.
Au-delà de ces quelques réserves, il s’agit d’un ouvrage passionnant (et accessible) relatif à des questions cruciales pour tous ceux qui, sociologues ou non, s’intéressent à l’évolution contemporaine des limites de l’action et l’autorité des médecins en matière de vie et de mort. Le volume se clôt sur la difficile et fragile ouverture en direction des parents, intervenue depuis 2000, et sur la dernière actualité du débat éthique public. Il fait partie de ces livres qui, au-delà de l’approfondissement empirique exemplaire d’un terrain de sociologie de la santé, apportent une contribution importante à la discussion scientifique en sociologie générale.
Géraldine Bloy
Université de Bourgogne, LEG – UMR CNRS 5118
Chargée de mission à la Mission Recherche de la DREES

Se protéger, être protégé. Une histoire des assurances sociales en France, Michel Dreyfus, Michèle Ruffat, Vincent Viet, Danièle Voldman avec la collaboration de Bruno Valat, Presses universitaires de Rennes, coll. « Histoire », 2006, 347 pages

21Lors de la récente préparation des élections présidentielles, les instituts de sondage ont lancé un certain nombre d’enquêtes qualitatives pour savoir ce qui aux yeux des citoyens français symbolisait le pays. Il est notable de constater que, si le drapeau tricolore venait largement en tête, on retrouvait, à la deuxième place, le système de protection sociale, avec près d’un quart des suffrages recueillis. Ce système est incarné par la Sécurité sociale, largement étudiée – à l’initiative, en particulier, du Comité d’histoire de la Sécurité sociale – depuis sa création au lendemain de la seconde guerre mondiale, et plus spécialement à l’occasion de chaque anniversaire décennal, mais il est évident que les historiens ont largement laissé en friche le domaine des assurances sociales qui constitue en quelque sorte le système intermédiaire, après les progrès qu’avaient constitué les hôpitaux modernes, les sociétés de secours mutuels, la modernisation des systèmes d’assistance ou la législation sur les accidents du travail.

22L’ouvrage, dont nous rendons compte aujourd’hui, comble donc un manque incontestable et ceci souvent de façon brillante et quasi définitive, selon un plan relativement simple – mais annoncé trop peu clairement (p. 16, mais mieux en p. 51) – puisque la première partie (p. 17-129) porte sur l’élaboration et le contenu du système qui, à partir des éléments mis en place au tournant des xixe et xxe siècles, s’élabore lentement des lendemains de la première guerre mondiale à la veille de la seconde. La deuxième partie (p. 131-253) – peut-être la plus originale – suit dans le détail le fonctionnement des caisses permettant ainsi de voir comment un même texte juridique peut donner naissance à des interprétations et mises en œuvre très différentes. Enfin, les derniers chapitres (p. 255-334) tentent d’expliquer les raisons et les modalités du passage à la Sécurité sociale.

23Le travail accompli, tant par les auteurs que par le réseau des correspondants de l’Institut d’histoire du temps présent, repose tant sur une bibliographie pratiquement exhaustive que sur l’exploitation d’archives dont certaines avaient été un peu délaissées jusqu’à présent [7] : il fournit une large moisson de renseignements nouveaux ou remis en perspective et enserrés dans un filet d’idées originales ou bénéficiant d’une nouvelle démonstration. Il est impossible de reprendre tous les apports de cet ouvrage qu’il convient plutôt de consulter directement. Toutefois, quelques exemples devraient permettre de présenter un bouquet des points les plus nouveaux ou présentant les plus habiles synthèses d’idées que l’on retrouve déjà éparses dans la littérature antérieure.

24Premièrement, sur le plan que l’on peut appeler idéologique, remarquons que les auteurs insistent sur l’aspect concurrentiel que présente l’adoption de la législation sur l’assistance obligatoire, élaborée entre le début des années 1890 et la veille de la première guerre mondiale, et sur les retraites ouvrières et paysannes (1910), par rapport à la charité traditionnelle, au moment où la Troisième République s’engage dans la voie de la laïcité ; c’est dans le prolongement de cette construction que va s’élaborer la réflexion sur les assurances sociales aboutissant aux textes de 1928 et 1930. Deuxièmement, le livre revient à plusieurs reprises sur les relations entre les assurances sociales et deux autres acteurs importants des questions de santé : d’une part, comme dans la plupart des autres pays européens, le corps médical – évoqué dans les première et troisième parties – accepte difficilement ce qu’il voit comme un danger de fonctionnarisation et de contrôle sur ses revenus ; plus importante encore est l’intervention de la mutualité qui apporte un modèle de gestion en matière d’assurance maladie : elle fournit une éthique de responsabilité, une forte présence du bénévolat que l’on retrouvera dans nombre des premières caisses d’assurances sociales, un intérêt marqué pour la prévention et la mise en place d’établissements médico-sociaux à but non lucratif (p. 71 et suivantes, 113, 117, 148, 167, 203). Malheureusement, comme le note l’ouvrage, il existe une incompatibilité entre une gestion conçue sur le modèle mutualiste d’autocontrôle et un projet universaliste comme était celui de la Sécurité sociale, d’où des incohérences dans le fonctionnement de notre système au lendemain de sa création (p. 295).

25Troisième apport fondamental : l’ouvrage porte, semble-t-il, une vue plus fine que généralement sur le rôle de l’administration en insistant sur le poids de certaines personnalités dans le lancement des assurances sociales des années trente, avec tout spécialement la fonction motrice du préfet de la Somme, Marcel Bernard (p. 144), et plus globalement avec des aperçus sur le véritable « militantisme » de la haute fonction publique de la protection sociale au lendemain de la seconde guerre mondiale (p. 304)

26En quatrième lieu, plusieurs passages insistent à juste titre sur la distance qui existe entre l’approche théorique à laquelle la société française reste quasi viscéralement attachée, et l’application qui est faite de tous les textes adoptés, faute souvent de dialogue social, mais aussi parfois par simple méconnaissance des techniques statistiques ou des réalités économiques (chapitres I, II, VI et VII plus particulièrement).

27Enfin, remarquons que plusieurs points évoqués dans la dernière partie montrent bien comment les hommes de la Résistance ou de la Libération ont su tirer parti de leur connaissance des Assurances sociales et des défauts constatés pour tenter, avec de plus les réflexions tirées du rapport Beveridge, de construire un nouveau plan de protection sociale plus large – voire universel – plus généreux – avec entre autres une assurance longue maladie déjà envisagée par Vichy – et plus rationnel sur le plan de la simplicité de gestion, même si les impératifs de la reconstruction économique et les résistances corporatistes en rendirent l’adoption difficile et partielle.

28Il nous faut cependant, par-delà les louanges, apporter quelques remarques plus nuancées : si pratiquement rien n’est à reprendre sur le plan forme, avouons que certains lecteurs auront probablement du mal à accepter que nombre de pages de la dernière partie soient consacrées moins au passage des Assurances sociales à la Sécurité sociale qu’au fonctionnement même de cette dernière, ce qui dépasse le cadre que fixe le sous-titre de l’ouvrage (voir en particulier les chapitres XII à XIV).

29De même, on pourra reprocher à la présentation de cette trentaine d’années d’histoire d’insister trop largement sur le volet assurance maladie en réservant une place un peu restreinte à celui des retraites (le mot même n’apparaît pas dans la table des matières), en négligeant un peu les relations entre les assurances sociales et les allocations familiales rendues obligatoires pour toute une partie de la population par la loi de 1932, et en faisant apparaître trop tardivement ce qui se rapporte au risque professionnel (p. 279-291).

30Par ailleurs, et c’est un peu un sujet d’étonnement, compte tenu de la personnalité de certains auteurs, l’impact des systèmes étrangers sur les constructions françaises semble parfois assez nettement sous-estimé que ce soit pour la préparation du projet d’assurances sociales (chapitres I et II) ou sur la place de la prévention et de la gestion d’établissements médicosociaux par les caisses (p. 309-310).

31Enfin, la diversité des auteurs amène parfois des légères obscurités ou divergences d’interprétation ; c’est ainsi – pour ne donner qu’un exemple – que la place accordée aux paysans dans le système des assurances sociales ne paraît pas identique, selon que l’on se réfère à Michel Dreyfus (p. 220) ou à Bruno Valat (p. 265-266), dont je me trouve décidément plus proche dans mes propres analyses.
Globalement, la synthèse offerte par ce travail, sans épuiser les questions posées par l’évolution de la protection sociale pendant la première moitié du xxe siècle, apporte une irremplaçable contribution à cette thématique, remplit bien des vides de l’historiographie antérieure et, surtout, ouvre de nombreuses pistes de réflexion sur les spécificités du « modèle français », sur ses antécédents et, au moment où il est durement remis en question, sur son avenir possible.
Philippe-Jean Hesse[8]
Professeur honoraire, université de Nantes

Le nouvel ordre prolétaire. Le modèle social français face à l’insécurité économique, Jacques Rigaudiat, Éditions Autrement, 2007, 195 pages

32Le point de départ de la réflexion que nous livre Jacques Rigaudiat dans cet ouvrage réside dans sa lecture de deux récents rapports. L’un émane de l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale [9], l’autre du Conseil d’analyse stratégique [10]. Comme le dit l’auteur en introduction de son propos, la qualité de ces deux documents et les thèmes traités, auraient dû permettre que s’engage un débat sur les causes de la paupérisation d’une partie de plus en plus importante de la population française. La publication de ces deux documents aurait également dû engager un débat public sur la pertinence du modèle français de protection sociale. Mais il n’en a rien été. Ces deux rapports « tombèrent quasiment à plat, dans un silence que l’on aurait aimé qualifier de respectueux, mais qui n’était qu’indifférence ». D’où l’étonnement de l’auteur, et sa volonté de chercher à la fois à comprendre pourquoi la société française refuse de regarder en face les conséquences les plus noires de son mode de développement, mais également de nous livrer ses premières réflexions pour un développement économique et social alternatif, un nouveau modèle social, qui soit en rupture avec la logique actuelle d’exclusion d’une partie grandissante de la population.

33L’ouvrage débute par une analyse des conséquences de la crise que connaît la France depuis le milieu des années soixante-dix : précarisation du marché du travail, paupérisation de franges de plus en plus larges de la population. Autant de phénomènes qui permettent à l’auteur de dresser un bilan de la situation sociale de ces trois dernières décennies. Ce retour sur ce que l’auteur qualifie de « constat accablant » lui permet d’aborder la question du développement (depuis le début des années quatre-vingt-dix) de ce que l’on a appelé à l’époque les « nouveaux pauvres ». Ce phénomène, qui constitue aujourd’hui une composante incontournable du mode de développement du capitalisme dans sa phase contemporaine, est pour l’auteur un objet central d’étude.

34Comme on l’aura compris, l’un des intérêts majeurs de cet ouvrage est de resituer la question de la pauvreté et de l’exclusion dans celle, plus large, du développement actuel du modèle économique et social français, avec en toile de fond l’essor des inégalités constaté depuis le début des années quatre-vingt. Pour Jacques Rigaudiat, la pauvreté n’est donc pas un objet d’étude en soi. Elle ne peut s’expliquer que comme la résultante de la progressive précarisation qui touche aujourd’hui des pans entiers de la société française (et européenne). Ce phénomène se traduit par une augmentation continue des écarts au sein de la population. Selon le baromètre annuel BIP 40 du Réseau alerte sur les inégalités (RAI), les inégalités sont à leur plus haut niveau depuis vingt ans. Il est donc compréhensible que pour l’auteur le sujet traité principalement soit donc moins celui de la pauvreté que celui de la montée de la précarité des conditions de vie. Pour l’auteur parler de « pauvres » c’est avant tout un moyen d’éviter de se questionner sur les raisons du retour de ce que d’autres ont appelé la « question sociale ». Si Jacques Rigaudiat préfère parler de précarités (au pluriel) plutôt que de pauvreté (au singulier), c’est que ce terme est pour lui une métaphore qui permet de ne pas désigner les catégories sociales qui en sont les premières victimes et, tout particulièrement, les ouvriers non qualifiés et les employés, souvent salariés à temps partiel ou sur un contrat à durée déterminée.

35On retiendra également de cet ouvrage la volonté qu’a l’auteur de refuser les clichés communément admis concernant les conséquences de la crise sur les populations les plus touchées (les jeunes en particulier). Un chapitre de l’ouvrage est en effet consacré à cette question, chapitre qui a le grand mérite de refuser les analyses en terme de « guerre des générations ». On est loin ici des études qui cherchent à tout prix à démontrer que les adultes, en s’accrochant à leurs « privilèges » (protection sociale, salaire minimum, statut d’emploi), profiteraient de leur situation « d’insiders » et utiliseraient les jeunes comme variable d’ajustement afin de reporter sur cette catégorie de population la précarisation grandissante de l’emploi. Pour l’auteur, les raisons du chômage et de la pauvreté des jeunes, et principalement des moins qualifiés d’entre eux, doivent avant tout être recherchées dans un système de solidarité sociale déficient : « En voulant assurer [pour leurs enfants] une solidarité personnelle [en sécurisant leur emploi] là où la solidarité collective faisait défaut, les classes d’âges parentales ont déplacé sur les jeunes l’essentiel des effets sociaux qu’emportait notre structure économique, et dont ils voulaient précisément les préserver ». C’est bien l’hypothèse inverse à laquelle adhère l’auteur. Les adultes (parents d’enfants scolarisés ou en cours d’insertion) chercheraient avant tout à préserver des marges de manœuvre leur permettant de financer l’éducation de leurs enfants. C’est bien la question du modèle de protection sociale qui est ici posée. L’hypothèse centrale de l’ouvrage de Jacques Rigaudiat est la suivante : avec l’aggravation de la crise, nous assistons aujourd’hui à un retour de la condition prolétarienne qui caractérisait la situation économique et sociale d’une large partie de la population au cours du xixe siècle. Si les Trente Glorieuses ont pu nourrir chez certains auteurs ou responsables politiques l’illusion que la société suivait un processus d’homogénéisation économique et sociale, et que ce mouvement pouvait déboucher sur la disparition des classes sociales, le tournant du milieu des années soixante-dix va au contraire prouver que les antagonismes sociaux propres au mode de production capitaliste restent d’actualité. En s’appuyant sur les travaux de nombreux économistes et sociologues qui ont étudié les transformations du salariat, l’auteur de cet ouvrage met à jour la cohérence du processus à l’œuvre et l’émergence d’un « nouvel ordre prolétaire ». Contre ceux qui voient la fin de l’Histoire, il pointe la permanence d’une société de classe : « C’est précisément son bon fonctionnement, du lendemain de la Libération au premier choc pétrolier, qui a permis de nourrir l’illusion de l’homogénéisation de la société grâce à la consommation de masse et à la progression des emplois intermédiaires et supérieurs. Cette mécanique n’abolissait pas les classes mais permettait de les oublier ».

36L’auteur annonce dès lors le « retour des couches populaires à la condition prolétarienne ». Il montre en quoi ce mouvement trouve son origine dans une dilution des modes de subordination juridique du salariat ainsi que dans l’élargissement de la dépendance économique des classes laborieuses pourtant masquée sous un discours de liberté. Ce processus renvoie, pour l’auteur, au développement d’une forme contemporaine du capitalisme qui trouve ses racines dans le mode de production nord-américain, ce que l’auteur appel la « wal-martisation » de la société [11]. Ce que Jacques Rigaudiat résume ainsi : « Avec la perte progressive des sécurités qui la constituaient, la “condition salariale” s’efface. Le salarié devenu comme chez Wal-Mart un “associé” redevient l’individu “libre” qu’il était au xixe siècle ».

37Si, pour Jacques Rigaudiat, la mécanique du progrès s’est enrayée à partir de 1974 et s’est définitivement détraquée à partir de 1984, c’est avant tout dû à la baisse de la croissance économique et à l’augmentation de la population active. Gageons que ces phénomènes ne sont pas sans conséquences sur la paupérisation de larges couches de la population. L’auteur montre d’ailleurs, chiffres à l’appui, que plus de 7 millions de personnes sont en situation de pauvreté et d’exclusion, soit plus du double de ce qu’indiquent les statistiques officielles [12]. Mais nous pourrions également ajouter que la crise et ses conséquences en terme de précarisation et de paupérisation doivent aussi être recherchées dans les politiques macroéconomiques (et monétaires) qui ont été menées depuis le début des années quatre-vingt (en fait depuis le tournant de la rigueur en 1983). Mais l’auteur va plus loin. Il conclut son ouvrage en indiquant que les élites politiques : « ignorent ce qui fait le quotidien [des couches populaires] le plus largement partagé : la précarité et la crainte du déclassement ». Si « elles inventent le RMI et la CMU… elles se préoccupent somme tout peu du pouvoir d’achat et d’une réelle égalité des droits et des chances ». Dès lors, il n’est pas surprenant de constater, avec l’auteur, que si le développement de l’assistance a été la principale réponse apportée à l’élargissement de la pauvreté par les gouvernements qui se sont succédé depuis le début des années quatre-vingt : « les couches populaires n’y trouvent ni de quoi espérer consolider quelque peu leur situation en s’éloignant de la précarité, ni de quoi étayer un quelconque projet d’avenir ». Ces propos prennent d’autant plus d’intérêt et de poids lorsqu’ils émanent d’un haut fonctionnaire, ancien conseiller social des Premiers ministres Michel Rocard et Lionel Jospin, et donc acteur de premier plan des mesures mises en œuvre tout au long des années quatre-vingt dans le domaine étudié.

38Au-delà d’une étude sur la recomposition du salariat, l’auteur cherche également à développer une analyse renouvelée de la « crise du modèle social français » et des modalités de retour à une société moins inégalitaire. Malgré les insuffisances flagrantes de ce « modèle » (terme qui mériterait d’être questionné), l’auteur se refuse à verser dans une vision du système français de protection sociale qui reprendrait à son compte cette « idée reçue » selon laquelle la France serait « en panne ». Il repousse avec véhémence les théories, dont sont pourtant friands bon nombre d’experts [13], qui veulent voir dans les modèles d’Europe du Nord une solution miracle à tous les maux dont souffrirait notre pays. Pour Jacques Rigaudiat ces modèles méritent pour le moins d’être questionnés. Le chapitre consacré à l’étude critique des modalités de protection sociale mises en place dans les pays nordiques, et particulièrement au Danemark aujourd’hui très à la mode, est de ce point de vue tout à fait vivifiant. Le concept de flexisécurité qui fait florès recouvre pourtant une réalité bien différente de celle qui est souvent mise en avant. Si sécurité il y a, elle s’explique avant tout par un haut niveau de protection et de régulation sociale dont l’origine doit se trouver dans l’importance des prélèvements obligatoires, dans celle accordée à la formation initiale et continue, ainsi que dans la part essentielle qu’occupe l’emploi public dans l’ensemble de l’emploi total. De son côté Florence Lefresne rappelle concernant la flexibilité prônée par certains : « C’est donc bien sûr l’ampleur des budgets publics et des mécanismes de redistribution, sur la vigueur de la négociation que les admirateurs du modèle danois devraient focaliser l’attention, bien d’avantage que sur la flexibilité du contrat de travail qui n’explique en rien les créations d’emplois restées, plutôt faibles sur la dernière décennie »[14].

39À la recherche d’un hypothétique modèle nord-européen, l’auteur préfère se livrer à la construction de « jalons pour une alternative efficace » permettant de rompre le déséquilibre engendré par le « modèle libéral qui vise à revenir aux fondamentaux du capitalisme originel en faisant de la force de travail une marchandise vraiment parmi d’autres. C’est lui qui désormais s’installe en Europe ». L’auteur voit dans une rupture avec la politique monétariste une des conditions indispensables à tout changement, et son remplacement par un « modèle social français réorganisé ». Car, selon l’auteur, il n’est plus possible de s’en tenir au modèle nordique. En effet : « son prix, social tout autant que financier, est celui d’une réparation, et il pourrait bien s’avérer trop élevé pour pouvoir demain être acquitté ». Pour conclure son ouvrage, l’auteur adopte alors une vision prospective. Il propose ainsi trois pistes principales de réflexion qui vont du refus des formes de flexibilité qui précarisent des pans entiers de la société, à la déconnexion « relative » des revenus et de l’activité, en passant par une sécurité sociale professionnelle ouvrant de véritables droits pendant les périodes de transitions.
Au final un ouvrage d’actualité qui, au moins d’un double point de vue, prend tout son relief au moment ou la question des indicateurs (de chômage, de pauvreté, d’exclusion) sont fortement questionnés, et ou le débat sur l’avenir du modèle social français est lui-même au centre du débat public.
Didier Gelot
Secrétaire général de l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale (DREES)

Notes

  • [1]
    De Kervasdoué J., (2004), L’hôpital vu du lit, Paris, Seuil, 168 p.
  • [2]
    Strauss A., Fagerhaugh S., Suczek B., Wiener C., (1992), « Le travail d’articulation », in Strauss A., La trame de la négociation, (traduit par I. Baszanger), Paris, L’Harmattan, p. 191-244.
  • [3]
    Situation assez fréquente dans l’administration. Voir Dupuy F., Thoenig J.-C., (1983), Sociologie de l’administration française, Paris, Armand Colin, 206 p.
  • [4]
    Guimaître B., (1977), « Les relations de travail dans les hôpitaux publics », Revue française des Affaires sociales, n° 1 janvier-mars, p. 83-104, n° 2 avril-juin, p. 3-14, n° 3 juillet-septembre, p. 29-54.
  • [5]
    L’enquête et la publication ont bénéficié du soutien de la MiRe.
  • [6]
    Olivier Schwartz, « L’empirisme irréductible », postface à Anderson Nels, Le Hobo, sociologie du sans-abri, Paris, Nathan, 1993.
  • [7]
    Signalons, en particulier pour l’approche globale, les documents conservés par la Caisse des dépôts et consignations, et pour la découverte de questions d’application locale, les dossiers versés dans les Archives départementales.
  • [8]
    Bien que mon nom apparaisse en page 343 dans la liste des intervenants au séminaire, cela ne m’a pas semblé poser de problèmes éthiques pour assurer ce compte rendu pour la RFAS. En effet, mon rôle avait seulement été de rappeler les enseignements du livre sur « La politique sociale de Vichy » dont Jean-Pierre Le Crom et moi avions assumé la direction et, en ce qui me concerne, la rédaction du chapitre consacré aux assurances sociales plusieurs fois cité et dans un cas discuté (p. 220).
  • [9]
  • [10]
    Fitoussi Jean-Paul, Ségrégation urbaine et intégration sociale, Laurent Eloi et Maurice Joël, Rapport n° 45 CAE, La Documentation française, 2004.
  • [11]
    Du nom de ce géant de la distribution, implanté dans le monde entier, et connu pour son mode de management qui allie flexibilité, bas salaires et absence de couverture sociale.
  • [12]
    La partie de l’ouvrage qui se livre à l’analyse chiffrée des phénomènes d’exclusion de l’emploi, de chômage et de paupérisation de masse reprend, en les complétant, les données présentées dans un article qui lors de sa publication avait fortement contribué à améliorer l’analyse de l’ampleur de ces phénomènes : « À propos d’un fait social majeur : la montée des précarités et des insécurités sociales et économiques », Droit social, mars 2005.
  • [13]
    Cf. par exemple les travaux de A. Lefebvre et D. Meda, Faut-il brûler le modèle social français ?, Paris, Le Seuil, mars 2006 ou ceux de P. Bonazza, Précarité, chômage, exclusion, la France en panne ?, Paris Milan, coll. « Actu », 2006.
  • [14]
    Voir à ce propos : Florence Lefresne, « Quelles sont les leçons à tirer du modèle danois ? », Syllepse, avril 2007, document de la Fondation Copernic.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/03/2010
https://doi.org/10.3917/rfas.072.0189
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