CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Objet de la recherche

1À travers une monographie sectorielle, il s’agissait de s’interroger sur la capacité et les modalités de l’intervention du ministère du Travail dans des secteurs tertiaires où le mode de régulation des relations de travail diffère de ceux des grandes organisations industrielles et administratives à partir desquels le ministère a historiquement forgé son action et sa représentation du travail. Des recherches antérieures menées sur le grand commerce alimentaire nous avaient en effet permis d’établir que la régulation sociale dans ce secteur est largement organisée par les firmes qui imposent à leurs partenaires des règles de production et d’emploi mais aussi d’échanges sur le marché, instables et particularistes. Cette régulation est, de ces deux points de vue, aux antipodes d’une régulation de type bureaucratique, souvent établie de manière conjointe par les représentants des acteurs sociaux et reposant sur des règles impersonnelles, c’est-à-dire stables et générales.

2Le projet de recherche retenait l’hypothèse générale d’une faible participation du ministère à la régulation des relations professionnelles du grand commerce alimentaire et avançait trois explications possibles à cette situation :

  • celle d’une intégration du système de relations professionnelles par les firmes et d’une marginalisation de la régulation de branche et de ses acteurs traditionnels, ministère du Travail compris ;
  • celle d’une distance culturelle entre les agents du ministère du Travail et les acteurs de terrain du grand commerce alimentaire ;
  • celle des arbitrages économiques de l’État favorables à la modernisation accélérée du commerce et ayant joué aux dépens des conditions d’emploi et de travail des salariés de ces secteurs.

Matériau d’enquête

3L’enquête s’est effectuée pour l’essentiel à partir de la consultation des archives du ministère du Travail et, secondairement, de la réalisation d’entretiens.

  • Consultation des archives :
    • du ministère du Travail au Centre des archives contemporaines de Fontainebleau (CAC) : nous nous sommes centrés sur les archives de la principale direction historique du ministère, la Direction des relations du travail. Après un premier balayage des répertoires d’archives, nous avons pu consulter vingt versements correspondant aux quatre thèmes suivants : les conventions collectives de travail (salaires, classifications, etc.) ; le temps de travail (durée du travail, organisation des horaires, etc.) ; les syndicats patronaux et salariés ; la modernisation de l’économie et la productivité des entreprises ;
    • de la sous-direction de la négociation collective de la Direction des relations du travail (DRT) : dossiers d’extension des accords et avenants concernant le grand commerce alimentaire depuis 1969, date de la signature de deux conventions collectives nationales (entrepôts et magasins) ;
    • de l’INTEFP (Institut national du travail, de l’emploi et de la formation professionnelle) à Marcy-l’Étoile : rapports de stage réalisés par les élèves inspecteurs du travail depuis 1976 ; les programmes des cours suivis par les élèves ne sont, par contre, pas archivés ;
    • de l’organisation patronale du secteur, la FCD (Fédération des entreprises du commerce et de la distribution) : dossier se rapportant à l’élaboration des deux conventions collectives de 1969.
  • Entretiens : seize entretiens ont été réalisés auprès de responsables syndicaux des fédérations salariées et patronales, en charge de la négociation collective dans la branche. Des entretiens (n = 5) ont été également menés dans la sous-direction de la négociation collective de la DRT, ainsi qu’à l’INTEFP.

Principaux résultats [1]

4La recherche permet tout d’abord de confirmer le poids des entreprises et le rôle moteur du patronat dans la régulation du système de relations professionnelles. Les documents d’archives montrent avec une grande clarté que l’enjeu économique est le ressort de cet engagement patronal qui le pousse à la signature de textes conventionnels : peser sur les règles salariales, sur celles relatives à la durée du travail constitue bel et bien un moyen de réguler la concurrence entre commerces.

5Cette centralité de l’enjeu économique permet de comprendre qu’il n’y ait pas eu d’accord national avant 1969 dans le grand commerce alimentaire (coopératives de consommation mises à part) : la signature de l’accord est le résultat du début de la concentration économique et d’une concurrence nationale s’exerçant à travers les politiques de prix de vente des biens de consommation courante. Les ouvertures de grandes surfaces de vente sous enseigne qui se font à un rythme très rapide pendant toute la décennie en sont la manifestation patente. Avant cette date, la concurrence est localisée ; les ententes et les configurations d’acteurs du commerce qui y participent le sont aussi largement.

6L’éparpillement des textes conventionnels qui est la règle avant 1969 n’est pas pour autant synonyme d’anarchie conventionnelle ou de pur localisme : des régularités sont perceptibles dès la première lecture des textes ; de même, certains acteurs patronaux ont très tôt une dimension nationale. C’est en particulier le cas des entreprises succursalistes, qui fonctionnent en réseaux (centrales d’achat, syndicat professionnel), ou encore des coopératives de consommation dotées d’une fédération nationale. Dans le commerce de gros, pourtant plus dispersé, un syndicat national de l’épicerie en gros regroupe de nombreux syndicats locaux et joue peut-être un rôle de diffusion d’un modèle de convention collective. Certains des textes que signent ces acteurs, s’ils sont bien enregistrés comme des conventions locales ou départementales, ne peuvent-ils pas passer, au regard des signataires patronaux, pour des quasi-conventions collectives nationales, servant de balise à l’ensemble des négociations qui se déroulent sur tout le territoire ? C’est semble-t-il le cas de la « Convention collective des usines et entrepôts de gros et demi-gros de l’alimentation de la région parisienne » du 12 mars 1958, convention qui sert de matrice aux deux conventions nationales de 1969. Ou encore de celle de Reims qui fait, au contraire, figure de contre-modèle aux yeux de la partie patronale au moment de l’élaboration des conventions de 1969.

7La novation de 1969 est donc moins à chercher du côté d’un changement de niveau de régulation que dans le fait que des réseaux d’entreprises fonctionnant jusqu’alors de manière séparée signent une convention commune. Dotées d’une convention collective nationale dès 1956, les coopératives de consommation restent à l’écart de ce mouvement, comme elles le resteront aussi finalement du mouvement de concentration et de croissance économiques du secteur. Ce sont en effet les entreprises les plus engagées dans la modernisation du commerce qui sont à l’origine des deux conventions collectives nationales (CCN) de 1969 : les entreprises succursalistes alimentaires qui ont déjà ouvert à cette date de nombreuses grandes surfaces ; des grossistes alimentaires également ; mais aussi une nébuleuse venant du commerce non alimentaire et comptant aussi bien des entreprises succursalistes de ce secteur que des grands magasins provinciaux. Chacune de ces trois composantes fonctionne bien en réseau, gérant les intérêts de ces membres par des syndicats ou des associations professionnelles, mais aussi par la participation à des centrales d’achats communes.

8Le matériau réuni, s’il confirme le poids des entreprises dans la régulation du système de relations professionnelles du secteur, permet donc aussi de préciser le rôle des réseaux d’entreprises et la manière dont ces réseaux se reconfigurent sur la période étudiée au fur et à mesure de la modernisation du commerce, créant de nouvelles combinaisons entre les différents niveaux de régulation des relations professionnelles. Dans cette perspective, l’hypothèse de marginalisation du niveau et des acteurs de la branche professionnelle doit être relativisée en fonction de la période historique et, pour chaque période, du réseau d’entreprise considéré. De la même manière, la régulation territoriale locale (ville, agglomération, département) doit être prise en compte, alors que nous l’avions négligée au départ.

9Jusqu’en 1960, la régulation territoriale locale est prééminente. Mais on peut noter qu’elle est souvent animée par des entreprises dominantes sur leur aire géographique, qui disposent par ailleurs de syndicats nationaux bien structurés qui jouent un rôle non négligeable de diffusion d’informations et d’harmonisation des pratiques. La gestion en commun du statut des gérants chez les succursalistes ou les coopératives en est un exemple.

10L’élaboration des CCN de 1969 correspond à un tournant important, en même temps qu’à un moment isolé. Avec l’élaboration des CCN, c’est en effet la régulation de branche à proprement parler qui se met en place. Des frontières professionnelles qui n’existaient pas jusque-là sont créées, correspondant un regroupement inédit d’acteurs patronaux. Compte tenu de l’enjeu que représente pour elles la mise en place de ces CCN, les trois composantes patronales qui sont le moteur principal de cette élaboration investissent toutes dans cette création institutionnelle. Loin d’être marginalisée, la régulation de branche a, au moment où elle se crée, une place éminente pour l’ensemble des acteurs patronaux.

11L’investissement des entreprises issues du non-alimentaire dans la branche cesse très vite. Leur rattachement à une convention collective alimentaire, qui était la principale raison de leur implication à cause de la réglementation de la durée du travail, étant assuré, chacune d’entre elles va développer à l’avenir un mode de régulation interne des relations professionnelles et des pratiques de négociations d’entreprise privilégiant une organisation syndicale. C’est le cas, par exemple, d’Auchan, de Carrefour ou d’Euromarché. Sur le plan économique, ces entreprises se distinguent par le fait qu’elles ouvrent de très grands magasins, les « hypermarchés » [2], dont la rentabilité et la croissance sont exceptionnelles. La branche n’a pour elles aucun enjeu en termes de régulation économique, et elles n’y sont présentes qu’au titre d’observateurs désengagés. Leurs résultats économiques leur permettent par ailleurs de mener des politiques sociales avantageuses pour les salariés, via la mise en place de systèmes de participation en particulier. Du début des années soixante-dix jusqu’au milieu des années quatre-vingt, la branche, côté patronal, a donc surtout de l’importance pour les entreprises succursalistes. Les entreprises de ce réseau connaissent un mouvement régulier de concentration qui se fait par rachats successifs d’entreprises « amies » ; les négociations de branche assurent une homogénéité des politiques sociales des firmes qui facilitent ce mouvement. La forte croissance économique du secteur permet par ailleurs une cohabitation relativement pacifique des réseaux concurrents, y compris avec celui des indépendants (Leclerc, Intermarché) qui pratiquent une politique commerciale axée sur des prix très bas et qui sont restés à l’écart de la négociation de branche. Leur implication dans les relations professionnelles se fait uniquement et ponctuellement à un niveau local, là où les syndicats arrivent à les impliquer. Trois niveaux de régulations des relations professionnelles coexistent donc à cette période, de manière assez indépendante : celui des entreprises pour les groupes d’hypermarchés, celui de la branche pour les succursalistes et celui du territoire local occasionnellement.

12Dans la décennie qui suit (1985-1995), la concurrence tarifaire des réseaux indépendants s’accentue, dans un contexte de croissance un peu ralentie. Cette concurrence va surtout peser sur le réseau succursaliste, détenant beaucoup de supermarchés et d’hypermarchés de taille moyenne et une main-d’œuvre proportionnellement plus importante que dans les groupes d’hypermarchés. La branche reste plus que jamais investie pendant cette période par les succursalistes pour qui elle devient un instrument de gestion de la concurrence avec les indépendants, à travers les négociations salariales tout particulièrement.
Enfin, la période suivante (1996-aujourd’hui) se caractérise par une croissance ralentie et une concentration accélérée qui a fait voler en éclat les appartenances historiques à des réseaux, ceux des groupements d’indépendants mis à part. La concurrence entre firmes s’est accrue. Elle s’exerce aujourd’hui directement entre grandes firmes, en nombre réduit, et sans la médiation des réseaux. Les groupes d’hypermarchés ont perdu durant cette période leurs traits distinctifs : ils sont devenus, comme les succursalistes autrefois, des groupes possédant tous les formats de magasins, hard-discount compris, et subissant la concurrence des indépendants. L’unification des deux conventions de branche qui existaient depuis 1969 se réalise de fait en 1997 au moment de la renégociation des classifications, seul élément sur lequel elles différaient effectivement. Elle est significative de l’intégration que réalisent alors les principales entreprises, qui, en devenant multiformat couvrent chacune l’ensemble des activités de la branche. Si les anciens groupes d’hypermarchés réinvestissent la branche sur cette période, c’est bien qu’elles y trouvent à leur tour un moyen de gérer une concurrence devenue généralisée. La régulation d’entreprise est, dans cette conjoncture, en recul et les organisations syndicales qui avaient privilégié ce niveau d’action sont particulièrement désarmées face à cette évolution. Quant à la régulation territoriale locale, il est probable qu’elle soit aussi en recul, tant la négociation d’accords dans le cadre de l’application des lois « Aubry » a monopolisé d’énergie militante du côté des syndicats de salariés, en particulier de la CFDT qui était le plus souvent à l’initiative de ce type de régulation. L’importance accrue de la régulation de branche ces dix dernières années est donc peut-être paradoxalement le signe d’un affaiblissement des relations professionnelles dans le grand commerce alimentaire.
Si la négociation salariale dans le grand commerce alimentaire doit se comprendre davantage comme une négociation entre commerçants des règles de la concurrence que comme une riposte patronale à des revendications salariales, les syndicats de salariés ont constamment participé, de manière coopérative ou conflictuelle, à la régulation. Selon les périodes et les stratégies, leurs points forts, c’est-à-dire les lieux et les formes où ils ont pu établir les rapports de forces les plus favorables, ont varié. Les secteurs ou les localités où dominent les usines et les entrepôts ont longtemps été leur principal atout. Avec les transformations de l’appareil économique et l’intégration des fonctions de gros et de détail dans les groupes modernes, les syndicats ont dû adapter leurs stratégies à cette nouvelle donne, en articulant une activité négociatrice non négligeable au niveau national et une pression maintenue au niveau des entreprises.
Entre ces deux groupes d’acteurs, il existe une quasi super-règle de la négociation collective au niveau national : faire appel à l’État, et introduire le ministère du Travail dans la négociation est une menace qu’aucun acteur n’utilise à la légère. C’est seulement au niveau local, et dans des circonstances de négociation ou de conflit bien déterminées que les syndicats s’appuient parfois sur l’action des inspecteurs du travail. La prise en compte de l’histoire et notamment de la gestion des questions de salaires et surtout de la durée du travail permet de comprendre cette disqualification au moins relative des acteurs publics, notamment aux yeux des syndicats de salariés : sur ces dossiers, les arbitrages pris par l’État de l’immédiat après-guerre et jusqu’à la fin des années soixante ont bel et bien été défavorables aux salariés du secteur.

Notes

  • [*]
    Sophie Le Corre : sociologue au LISE (Laboratoire interdisciplinaire de sociologie économique), CNAM-CNRS.
    Jean Saglio : directeur de recherches au CNRS, Laboratoire PACTE, IEP et université Pierre Mendès-France, Grenoble.
  • [1]
    Le rapport de recherche peut être consulté auprès du Comité d’histoire des administrations chargées du travail, de l’emploi et de la formation professionnelle (CHATEFP).
  • [2]
    Avec de vastes rayons non alimentaires qui sont une source de profits plus élevés. L’origine non alimentaire de ces entreprises explique cette orientation.
Sophie Le Corre
Sociologue au Laboratoire interdisciplinaire de sociologie économique (LISE ; CNAM-CNRS). Elle a publié plusieurs articles sur les relations sociales et le marché du travail de la grande distribution alimentaire.
Jean Saglio [*]
Directeur de recherches au CNRS, Laboratoire PACTE, IEP et université Pierre Mendès-France de Grenoble. Ses recherches portent sur les relations professionnelles et notamment sur la place de l’État dans le système français de relations professionnelles.
  • [*]
    Sophie Le Corre : sociologue au LISE (Laboratoire interdisciplinaire de sociologie économique), CNAM-CNRS.
    Jean Saglio : directeur de recherches au CNRS, Laboratoire PACTE, IEP et université Pierre Mendès-France, Grenoble.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/03/2010
https://doi.org/10.3917/rfas.072.0183
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