1L’étude critique de la construction et de l’évolution des statistiques du travail entre la création de l’Office du travail (1891), puis du ministère (1906), et la formation de l’ANPE en 1967, a pour objectif d’éclairer la relation et la représentation du travail dans la société française des deux premiers tiers du xxe siècle. La statistique est abordée comme une convention établie par les patrons et par les salariés dans un cadre plus ou moins normalisé par l’État.
2Le rapport de recherche [1] n’aborde ni l’histoire de la statistique du chômage, ni celle des grèves qui ont fait l’objet d’études récentes. Il ne retient pas non plus les indicateurs établis pour évaluer l’efficacité des attributions hygiénistes ou bien des fonctions de prévoyance ou de protection sociale du ministère.
3Le rapport examine la construction des statistiques des salaires telles qu’elles apparaissent dans les archives consultées (Centre des archives économiques et financières, Centre des archives contemporaines, Centre des archives du monde du travail et certains fonds départementaux) et dans les enquêtes statistiques (enquête ACEMO – Activité et condition d’emploi de la main-d’œuvre – en particulier). Ces statistiques ne constituent pas l’objet principal de l’analyse mais elles permettent d’aborder les différents acteurs qui interviennent dans leur élaboration, pour mettre en relief les enjeux et les luttes de pouvoir qu’elles cristallisent et pour faire ressortir le rôle du ministère du Travail dans ces débats.
4L’approche est chronologique. Elle vise à présenter les étapes de la construction d’une représentation collective de la réalité. Elle cherche aussi à situer cette évolution dans le développement plus général de la statistique publique française afin de savoir si les statistiques du travail examinées sont des statistiques comme les autres. Si on constate au bout du compte que les statistiques du travail se distinguent peu des autres statistiques publiques, on doit souligner en revanche que leur développement se distingue à la fois de l’histoire du ministère du Travail et de celle de la législation sociale.
5Ainsi, bien qu’il soit le seul à disposer d’un service d’observation économique, avec l’Office du travail et la Statistique générale, au lendemain de la Grande Guerre, le ministère du Travail ne développe pas sa fonction d’expertise et il produit peu de statistiques entre les deux guerres. Hormis les périodes exceptionnelles des recensements démographiques, les crédits attribués à ses études quantitatives augmentent peu. L’enquête sur les salaires auprès des prud’hommes, qui devient annuelle en 1928, la nouvelle enquête du ministère sur l’activité de la main-d’œuvre, qui porte sur les établissements de plus de cent personnes et dont le principe est adopté en 1930, et l’enquête industrielle générale organisée en 1931, sont les seules avancées notables. On constate ainsi que la quantification des phénomènes économiques et sociaux qui avait été un moteur au moment de la création du ministère, a perdu son caractère prioritaire à partir de la création du ministère de l’Hygiène, de l’Assistance et la Prévoyance sociale (décret du 27 janvier 1920). La réunion de l’Hygiène et du Travail dans un même ministère par la loi du 13 juillet 1924 (décret du 1er août) ne réintroduit pas la statistique du travail parmi les priorités. La création du Conseil national économique (CNE) en 1925 ne renverse pas la tendance. On en vient donc à conclure que le développement des statistiques du travail ne suit pas celui de la législation sociale.
6Cette discordance indique que le ministère ne joue pas un rôle décisif dans l’amélioration des connaissances sur le travail. Ce constat conduit à s’interroger sur la fonction des statistiques du travail dans le développement du ministère. Il incite aussi à s’interroger sur les véritables moteurs du développement des statistiques du travail et sur les transformations des usages (et des usagers) de ces statistiques depuis le xixe siècle.
7Les relations entre public et privé, la place du ministère du Travail dans la hiérarchie des ministères, et en particulier ses relations avec le Budget et les Finances, expliquent en partie la faiblesse des statistiques du travail dans une période où la réglementation économique et sociale s’étoffe (conventions collectives et limitation de la durée du travail en 1919 puis en 1936, etc.).
8Les changements à la Libération avec la création de l’INSEE, le développement du Service de statistique du ministère du Travail et l’organisation des enquêtes ACEMO constituent des points de rupture importants de la chronologie. Ils aboutissent à une forte augmentation des demandes d’informations macroéconomiques qui proviennent du nouveau SEEF (Service des études économiques et financières), du Plan ou encore de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA). La façon dont le ministère répond à ces demandes avec ses enquêtes ACEMO en particulier, et les critiques qui lui sont adressées sont présentées dans le rapport.
Le plan du rapport s’appuie sur les quatre étapes qui correspondent à l’affirmation de la statistique publique française, entre la création de l’Office du travail et l’organisation de la statistique publique autour de l’INSEE et ses relais dans les directions ministérielles.
9Les grandes césures sont celles des deux guerres mondiales. Elles sont encadrées par deux périodes charnières.
- La première va de la fin du xixe siècle jusqu’à la création du ministère (« I. Effervescence des statistiques sociales. 1891-1918 »). La période est pionnière. Elle est marquée par la création de l’Office du travail qui intègre la SGF, et par la Grande Guerre. Les classifications des emplois et les séries statistiques régulières sur la durée du travail, les effectifs et les salaires apparaissent alors.
- Une seconde période ouverte en 1919, est celle du développement de la législation du travail et des conventions nationales. Cette période correspond aussi à l’absence de progrès notable en matière de quantification (« II. Replis. 1919-1939 »). Elle s’achève par les mesures d’encadrement qui accompagnent le réarmement et qui annoncent l’organisation de Vichy.
- Entre 1940 et 1944, la période de Vichy – l’Occupation – introduit un changement d’échelle radicale pour la statistique publique française (« III. Vichy, parenthèse ou impulsion notable ? »).
- Le changement est confirmé après la Libération. Les années cinquante sont celles du développement de la statistique publique française et de l’approfondissement de la fonction statistique du ministère du Travail (« IV. Reconstruire et encadrer avec des chiffres. 1945-1958 »). La période est marquée par une amélioration de la coordination des statistiques publiques françaises (loi de 1951), par un renforcement de la collaboration entre différentes administrations centrales et par les prémices d’une coopération européenne entre statisticiens. Cette étape se caractérise également par l’augmentation et par la diversification de la demande de données chiffrées.
- Au terme de la période, la statistique est mise au service de nouvelles pratiques politiques (« V. La statistique au service de la politique des revenus et de l’emploi. 1959-1967… »). L’organisation par l’INSEE du premier colloque consacré à l’information économique en 1969 témoigne de l’élargissement de la demande. La préparation de ce colloque et la création de l’ANPE (1967) bornent l’analyse. La réforme des statistiques du travail qui est alors entreprise marque la fin de la phase d’apprentissage. Même si les statistiques du travail ne répondent encore qu’imparfaitement aux besoins, elles ont davantage progressé depuis les trente années qui séparent de la défaite de 1940 que pendant les cinquante ans qui courent de la création de l’Office du Travail à 1939.
Le premier concerne les relations entre le SEEF (Service des études économiques et financières) dirigé par Claude Gruson, le Plan et le ministère du Travail. Il met en évidence l’existence d’une demande de données et d’un dialogue réel entre ces institutions au tournant des années soixante. Le second point concerne la contribution patronale aux statistiques du travail. On constate que les organisations patronales dont les archives ont été examinées (groupement des employeurs du textile d’Armentières ou de Roubaix-Tourcoing) valorisent d’entrée de jeu la fonction statistique. Dans bien des cas, cette fonction est même constitutive de la formation du groupement patronal. Lorsque cette création apparaît dans un moment de crise (ce qui est le plus fréquent), qu’il s’agisse de négociations difficiles sur les conditions de travail ou sur les salaires, la mission première du syndicat est de fournir des « munitions » aux affiliés pour se défendre. Les statistiques répondent à ce besoin. Malgré leurs limites, elles témoignent à la fois de la régularité des enquêtes et de la volonté d’exhaustivité et d’exactitude de leurs auteurs. Elles constituent des instruments d’harmonisation et des vecteurs de l’unité patronale. La diffusion du questionnaire puis celle des résultats confirme les liens entre les affiliés.
Notes
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Maître de conférences en histoire contemporaine à l’université de Paris XII – Val-de-Marne, membre de l’Institut Jean Baptiste Say.
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Le rapport de recherche est disponible sur les sites suivants : www.travail.gouv.fr / Etudes, recherche, statistiques / études et recherche / Recherche / Publications /rapports et sur www.travail.gouv.fr / Le Ministère / Le Comité d’histoire.