CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Problématique et méthode

1Le projet de recherche [1] visait à examiner l’attitude du ministère du Travail face à la couverture sociale des travailleurs migrants dans l’entre-deux-guerres. Cet angle d’analyse engageait plusieurs processus historiques de portée large et requérait de reconstituer le tissu d’institutions, tant nationales qu’internationales, qui fixait l’horizon d’action et de réflexion du ministère du Travail. Quoique centré sur la France, ce projet a revêtu à la fois une dimension comparative, par rapport aux institutions et aux politiques britanniques et italiennes, et une dimension internationale, indispensable à la compréhension des débats français.

2En effet, l’intérêt de l’entre-deux-guerres pour les droits sociaux des migrants ne peut être compris à l’échelle nationale. Il est partagé par toutes les nations du monde industrialisé, depuis qu’elles ont entrepris de développer des systèmes nationaux de protection sociale : le franchissement des frontières nationales pose désormais la question des droits à conférer aux étrangers, processus dans lequel chaque État, un peu à la manière d’un vaste système de compensation à l’échelle mondiale, est engagé. Dès la fin du xixe siècle, des conférences internationales se consacrent spécifiquement à la question. Dans les années vingt, elles sont relayées par les grandes organisations internationales nées au lendemain de la Première Guerre mondiale. Plusieurs solutions sont adoptées – et, parfois, se combattent – pour réglementer le statut des migrants, des conventions internationales patronnées par le Bureau international du Travail, aux traités bilatéraux entre pays émetteurs et récepteurs.

3Dans ce processus, le ministère du Travail joue, dans chaque pays, un rôle majeur, qui ne peut être compris qu’en adoptant une perspective « relationnelle ». À travers la question « stratégique » des droits sociaux des migrants, on peut reconstituer l’univers des contraintes qui pèsent sur le ministère, circonscrire son périmètre d’action et son efficacité propre, étudier sa réaction aux pressions politiques et institutionnelles qui s’exercent sur lui, et enfin examiner sa façon d’utiliser et de s’approprier des propositions et des projets conçus par des experts dans des instances qui échappent à son contrôle direct.
La démarche permet également de franchir les frontières nationales. Partir d’un objet circonscrit mais sensible permet en effet d’inclure dans l’analyse les connexions internationales qui font partie prenante de l’horizon du ministère du Travail. Nous avons suivi ses représentants dans les grandes instances consacrées aux migrations de travail : les conférences internationales tout d’abord, qu’elles soient administratives, savantes, ou suscitées par des associations de défense des migrants ; mais aussi les organismes internationaux. Nous avons prêté une attention particulière au Bureau international du Travail, et aux pressions de divers types qu’il a exercées sur le ministère du Travail. Le cas des migrations de travail nous a permis de mieux mesurer les modalités et l’efficacité relative de ces pressions extérieures, et du même coup les limites de l’autonomie du ministère du Travail.

Résultats [2]

4Fondée sur l’exploitation d’archives des trois pays étudiés, la France, l’Italie et le Royaume-Uni (leurs ministères du Travail respectifs, les autres ministères et administrations en charge de la migration) ainsi que du Bureau international du Travail à Genève, l’étude confirme qu’il convient de compléter la dense et riche littérature portant sur les droits politiques des migrants (citoyenneté, nationalité) et sur leur place dans le marché du travail, par une analyse de leurs droits sociaux. Portés, dans beaucoup de pays, par les ministères du Travail ou par des instances interministérielles ad hoc, ils concernent tantôt les travailleurs étrangers présents sur le territoire national (cas de la France, premier pays d’immigration européen dans l’entre-deux-guerres), tantôt les ressortissants partis à l’étranger (cas de l’Italie, l’une des grandes nations émigratrices mondiales durant toute la période), tantôt les deux simultanément (cas du Royaume-Uni, compliqué par l’importance des migrations au sein de l’Empire).

5Cette entrée amène à reconsidérer en profondeur le modèle de la « tyrannie du national », qui depuis deux décennies a permis de prendre au sérieux la dimension politique dans la construction des flux migratoires, mais qui s’accompagne parfois d’une vision trop exclusive et trop monolithique du rôle de l’État. À l’échelle nationale, le pilotage des politiques migratoires est, sauf périodes exceptionnelles (l’Italie du début des années vingt par exemple), le fait de structures interministérielles. Associant un grand nombre d’administrations dont les intérêts sont concurrents, elles sont, en pratique, l’objet d’une rivalité qui limite les possibilités de contrôle et d’encadrement des immigrants. Notons au passage que ces divergences ou incohérences, qui peuvent affaiblir la maîtrise étatique des migrations, ne minimisent en rien les inconforts de la condition des immigrants ni les pratiques discrétionnaires dont ils sont l’objet, car elles se traduisent par des changements d’attitude souvent brusques de la part des institutions qui déterminent leur sort dans le pays d’accueil.

6Cet éclatement des intérêts, qui va contre l’idée de politique migratoire nationale, est accentué par le jeu des organismes privés. Contrairement à ce que suppose la réduction des institutions à l’État, les entreprises, les syndicats, les associations, les Églises et les collectivités locales constituent autant de groupes de pression qui pèsent sur la définition des politiques ministérielles. Avec une efficacité variable, beaucoup de ces organismes, publics ou privés, cherchent à promouvoir – chacun à sa manière – les intérêts des migrants.
Un autre frein à la « tyrannie du national » est de nature supra-étatique. Du xixe et bien plus encore du xxe siècle, une littérature trop oublieuse de l’histoire diplomatique oublie volontiers qu’ils ont marqué l’émergence d’un processus politique de très grande ampleur, à savoir l’autolimitation de la souveraineté étatique. Celle-ci a directement concerné les droits des migrants, dont une vision trop unilatérale du rôle de l’État a oublié que beaucoup bénéficient de la protection de leur pays d’origine.

7

  • Dans une première phase, on voit ainsi se développer un droit international en matière d’assistance aux migrants indigents : il émerge de 1815 à 1870, sous forme de traités bilatéraux entre les États germaniques.
  • L’accord franco-italien de 1904 fait ensuite entrer le droit international dans une phase nouvelle à triple titre :
    • d’une part, il passe de l’assistance aux droits sociaux des travailleurs étrangers ;
    • d’autre part, il institue un principe d’égalité entre travailleurs nationaux et travailleurs étrangers ;
    • il établit de plus un lien direct et explicite entre politique migratoire et extension de la protection sociale : contre les droits accordés à ses ressortissants en France, l’Italie accepte de développer son droit du travail. Développée au nom de l’argument, libéral, de l’égalité des conditions de concurrence, cette solution va servir de matrice aux accords bilatéraux qui fleurissent dans les décennies suivantes dans toute l’Europe.
  • Dans une troisième phase enfin, le Bureau international du Travail (BIT), créé en 1919, multiplie les conventions internationales garantissant les droits des travailleurs migrants. Forum quasi continu réunissant tous les acteurs internationaux publics et privés intéressés – entre autres – par la mobilité des travailleurs, le BIT apprend à jouer de sa faiblesse : certes insignifiant ou presque face à la force des États, il sait tirer parti de leur souci de se contrebalancer les uns les autres pour homogénéiser et étendre le droit social.
Ce monde est encore le nôtre si l’on considère la façon dont le BIT, toujours, mais aussi les ensembles régionaux comme l’Union européenne ou les marchés communs extra-européens, réglementent les modalités de la circulation des hommes. Le réduire à l’action exclusive des États dans le contrôle et les restrictions imposées à la mobilité fait perdre la complexité des institutions engagées dans la mise en place des migrations. Par contraste, la transposition, à la période actuelle, du modèle que nous avons dressé pour l’entre-deux-guerres, amène à centrer l’analyse sur quatre types d’acteurs saisis conjointement : les États bien sûr, mais aussi les organismes internationaux, les organisations « non gouvernementales » (associations, syndicats, Églises) et les entreprises. Cette liste ne doit pas être entendue passivement, comme une simple décomposition analytique des forces en présence. C’est plutôt une combinatoire entre ces quatre types d’acteurs qui encadre les migrations internationales, combinatoire qui repose sur une inventivité infinie. Elle produit des configurations diversifiées non seulement par les types d’acteurs qui se coalisent [3], mais aussi par leur nombre, lorsque des États entreprennent de développer une initiative commune, ou que des associations s’unissent dans des confédérations internationales. Les conflits internes aux systèmes étatiques (tensions entre ministères en France, entre régions ou « États » comme dans le Commonwealth australien par exemple) ne font que démultiplier encore ces configurations labiles dont dépend le sort des migrants.
Résultant du premier, un second paradoxe – du moins si l’on analyse les politiques migratoires par des catégories idéologiques réductrices – est la place donnée à un idéal de régulation qui est universel mais polysémique. Tant le souci nationaliste de « conserver » idéologiquement les émigrants après leur départ et de bénéficier de leurs remises monétaires (pays d’origine) ou d’« intégrer » les immigrants après leur arrivée (pays de destination), que l’aspiration humaniste à faciliter leur circulation et à leur garantir des droits, ou le calcul économique des entreprises de maind’œuvre ou de transit cherchant à maximiser le nombre de candidats à la mobilité, convergent sur la nécessité de fixer un cadre au déplacement des hommes, tout en lui donnant des définitions différentes. Ici encore, la question ne se réduit pas à l’affrontement entre des égoïsmes nationaux : sans compter l’importance des forces transnationales et des organismes privés, « l’intérêt » de chaque État est multivoque et instable dans le temps. Les projets de partenariat interrégionaux qui fleurissent dans le monde d’aujourd’hui – entre Europe et Afrique, entre Amérique du Nord et Amérique latine par exemple – ne font ici que rejouer sur de nouvelles bases le modèle du premier xxe siècle : son intelligibilité, plus que jamais, est indispensable à la saisie des occasions et des risques, des attendus explicites ou tacites, et des potentialités d’évolution, qui sont celles des politiques migratoires du monde contemporain.

Notes

  • [*]
    Caroline Douki : maître de conférences en histoire contemporaine à l’université Paris 8 et chercheuse associée à l’équipe ESOPP.
    David Feldman : historien, reader à Birkbeck College (Université de Londres). Paul-André Rosental : directeur d’études à l’EHESS et chercheur associé à l’Ined.
  • [1]
    Le rapport de recherche est disponible sur les sites suivants : www.travail.gouv.fr / Etudes, recherche, statistiques / études et recherche / Recherche / Publications /rapports et sur www.travail.gouv.fr / Le Ministère / Le Comité d’histoire.
  • [2]
    Premières publications issues du rapport de recherche :
    • Caroline Douki, David Feldman et Paul-André Rosental, « Pour une histoire relationnelle du ministère du Travail en France, en Italie et au Royaume-Uni dans l’entre-deux-guerres : le transnational, le bilatéral et l’interministériel en matière de politique migratoire », in Alain Chatriot, Odile Join-Lambert et Vincent Viet (ed.), Les politiques du travail (1906-2006). Acteurs, institutions, réseaux, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006, p. 143-159.
    • Paul-André Rosental, « Géopolitique et État providence : le BIT et la politique mondiale des migrations dans l’entre-deux-guerres », Annales. Histoire, sciences sociales, 61, 1, 2006, numéro thématique « Histoire politique des populations », p. 99-134.
  • [3]
    Pour n’en prendre qu’un exemple, on voit dans les années vingt se développer des formes de partenariat contre-nature entre le BIT, censé protéger les droits sociaux des migrants de travail, et la Société générale d’immigration, accusée par ses détracteurs de jouer les « marchands d’hommes ».
Caroline Douki
Maître de conférences en histoire contemporaine à l’université Paris 8 et chercheuse associée à l’équipe ESOPP. Ses travaux portent sur les rapports entre migrants et institutions dans l’Europe du Sud et à travers la Méditerranée aux xixe et xxe siècles.
David Feldman
Historien ; reader à Birkbeck College (université de Londres). Ses travaux explorent les liens entre immigration étrangère et protection sociale au Royaume-Uni de la fin du xixe au milieu du xxe siècle.
Paul-André Rosental [*]
Directeur d’études à l’EHESS et chercheur associé à l’INED. Il dirige le centre de recherches historiques ainsi que l’équipe ESOPP, consacrée à l’histoire sociale et politique des populations.
  • [*]
    Caroline Douki : maître de conférences en histoire contemporaine à l’université Paris 8 et chercheuse associée à l’équipe ESOPP.
    David Feldman : historien, reader à Birkbeck College (Université de Londres). Paul-André Rosental : directeur d’études à l’EHESS et chercheur associé à l’Ined.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/03/2010
https://doi.org/10.3917/rfas.072.0167
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour La Documentation française © La Documentation française. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...