CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1En 1988, la création du revenu minimum d’insertion (RMI) faisait suite au constat de situations inédites alors émergentes, qualifiées à la fin des années quatre-vingt de « nouvelle pauvreté » et se présentait comme un dispositif emblématique des transformations de la société salariale. Celles-ci concernaient le chômage (augmentation du taux de chômage, allongement des durées et diversification de ses contours), la précarisation de l’emploi et le rétrécissement du champ d’intervention de l’assurance chômage faisant progressivement des minima sociaux, principalement du RMI puis de l’allocation de solidarité spécifique (ASS), une nouvelle forme d’indemnisation du chômage. Depuis vingt ans, ces tendances n’ont cessé de s’accentuer [1]. Ainsi tandis que le nombre d’allocataires augmente [2], que les profils se diversifient, les durées passées dans les dispositifs se prolongent [3] et conduisent à un enracinement dans des situations qui deviennent, elles aussi, inédites.

2C’est cette installation durable que nous avons étudiée, en nous intéressant particulièrement aux logiques et modalités mises en œuvre par les individus pour s’ajuster à ces états de moins en moins transitoires. Car s’il est admis que les revenus de minima sociaux ne suffisent pas pour vivre, il s’agit de s’interroger sur la manière dont des allocataires composent sur le long terme pour aménager leur existence matérielle. Alors que les protections salariales se délitent, comment ceux-ci reconstruisent-ils une protection minimale ? À quelle échelle celle-ci se déploie-t-elle ? Quelles sont les ressources mobilisées et comment s’articulent-elles ?

3Cela revient à étudier l’ensemble des ressources perçues visant à compenser les faibles revenus des minima sociaux. En la matière, c’est surtout le soutien familial qui a fait l’objet d’études. Dans le cas des populations au chômage, c’est son rôle protecteur (Déchaux, 1990) qui a été mis en avant, tout en soulignant l’inégalité des aides apportées selon les catégories de population, concluant par là que la famille ne peut supporter à elle seule le délitement des protections salariales [4]. Si l’entraide familiale, même limitée, ne disparaît pas, que devient-elle lorsque les difficultés matérielles se prolongent ? Comme l’indique Agnès Pitrou (2002), il existe peu d’études sur le sujet et les résultats des rares enquêtes montrent que les formes de l’entraide se modifient à mesure que les situations de précarisation se prolongent (Ribert, 2005). C’est pour cette raison qu’il apparaît nécessaire quand l’inscription dans les dispositifs perdure, d’étudier certes le soutien familial mais également d’analyser les autres réseaux pourvoyeurs de ressources [5] afin de s’intéresser aux articulations possibles, à leur caractère cumulatif ou compensatoire. Dans cette optique, c’est moins la question de la substitution entre aide publique et aide privée qui est posée que celle de la possible production de protections à l’échelle de l’individu puisant dans ces différents types de ressources.
Notre réflexion s’appuie sur une enquête empirique (voir encadré) réalisée auprès d’allocataires de minima sociaux particulièrement concernés par les transformations salariales : des jeunes entrants sur le marché du travail et des personnes en fin de parcours professionnel. Si certaines régularités sont observées concernant ces tranches d’âges pourtant distinctes, nous les distinguerons en présentant dans une première partie les trajectoires et modalités d’ajustement des plus jeunes, et dans une seconde partie, celles des allocataires plus âgés.

Encadré : Cadre de l’enquête et descriptif de l’échantillon étudié

Durant l’année 2005, nous avons réalisé une enquête qualitative [6] en complément d’une enquête nationale concernant l’insertion sociale des allocataires de minima sociaux [7]. S’appuyant sur un corpus de soixante entretiens biographiques, notre recherche a eu pour objet d’étudier les trajectoires d’insertion professionnelle, les processus de précarisation ainsi que les modalités de gestion matérielle et identitaire de populations en marge de l’emploi.
Prenant en compte trois minima (API, RMI, ASS), la constitution de l’échantillon enquêté a permis de centrer l’attention sur les populations se situant dans les premières étapes du parcours professionnel (trente allocataires de moins de 35 ans) et celles se trouvant en fin de parcours professionnel (trente allocataires de plus de 50 ans). Au sein même de chaque tranche d’âge, l’objectif a été de diversifier les profils d’allocataires sur la base de trois critères : le type de minima perçus, le sexe, le lieu de résidence.
Les entretiens ont concerné trente-deux femmes (quatorze allocataires API, sept allocataires ASS, onze allocataires RMI) et vingt-huit hommes (huit allocataires ASS et vingt allocataires RMI). Ils ont été réalisés pour moitié auprès d’allocataires résidant à Paris et en région parisienne et pour l’autre moitié dans différentes régions (Nord-Pas-de-Calais, Pays de la Loire, Bretagne, Midi-Pyrénées, Languedoc-Roussillon et Provence-Alpes-Côte-d’Azur).
Enfin, il importe de souligner que la majorité des personnes rencontrées ont en commun de bénéficier d’un logement social et d’une stabilité résidentielle [8] depuis au moins deux ans (les moins stables et vraisemblablement les plus démunies n’ont pu être contactées faute de coordonnées fiables au moment de la prise de rendez-vous), laquelle constitue un élément essentiel dans l’analyse des logiques et modalités d’ajustement [9] étudiées.
Dans le cadre de cet article, nous avons centré l’analyse sur des allocataires ayant une certaine ancienneté dans les dispositifs, entre cinq et neuf ans pour les plus jeunes, entre cinq et seize ans pour les plus âgés (soit un peu plus de la moitié de notre échantillon). Les entretiens avec les jeunes femmes en API n’ont pas été exploités sous l’angle particulier de jeunes mères isolées mais en tant que jeunes mères en situation de précarité (la plupart sont devenues ou ont été allocataires du RMI), offrant une autre déclinaison de la situation de jeunes peu qualifiés et issus de milieu populaire.

L’installation dans la précarité des jeunes allocataires

4Les plus jeunes allocataires de notre échantillon font partie d’une population subissant de plein fouet la dégradation du modèle de l’emploi stable qui contrarie leur entrée dans la vie active, leur stabilisation professionnelle, leur accès à une autonomie par le travail. Ces allocataires ont par ailleurs en commun d’être maintenus dans une situation d’attente marquée par la précarité, laquelle se définit par la discontinuité associée à la carence des revenus et des protections (Cingolani, 2005). C’est cette précarité qui les conduit à être installés durablement dans les dispositifs, faisant du RMI un filet de protection pour travailleurs précaires plutôt qu’une allocation chômage.

5Les logiques d’ajustement mises en œuvre pour faire face à ces situations diffèrent selon les ressources scolaires, la présence de la famille, les types d’aides apportées et les logiques d’échange qui les sous-tendent.

Aide parentale mobilisable et diversification des réseaux pourvoyeurs chez les jeunes diplômés issus des classes moyennes

6Les jeunes allocataires diplômés de notre échantillon, percevant depuis au moins cinq ans le RMI, sont issus des classes moyennes qui disposent essentiellement de capitaux scolaires (les pères sont comptable, employé de banque, professeur du primaire ou du secondaire). Malgré des trajectoires scolaires fluides et l’entrée sans difficulté dans l’enseignement supérieur, ces allocataires ne misent pas sur des titres scolaires. Ils mettent fin à leur parcours universitaire car ils ont un projet professionnel affirmé depuis plusieurs années et leur objectif est d’essayer de vivre à partir des activités qui les intéressent : le théâtre, la musique, le graphisme, la confection, l’écriture. Leur difficulté est cependant d’obtenir un statut dans la carrière envisagée, celle-ci étant inscrite dans des secteurs d’activité marqués par la précarité professionnelle.

7Âgés d’une trentaine d’années, inscrits au RMI dès vingt-cinq ans, ils ont mis en place des logiques s’ajustant à leur situation matérielle. Si le revenu des minima sert de base pour organiser sa vie, il ne constitue pas ici une ressource principale, voire primordiale. Ces individus disposent en effet d’aides financières et de réseaux sociaux qui préexistent à leur entrée dans le dispositif. Le revenu de l’allocation perçue s’articule à ces supports déjà en place, où la famille – notamment les parents – joue un rôle majeur.

8Comme l’indique Agnès Pitrou (1992), ce sont généralement ces catégories (moyennes et supérieures) qui procurent une aide importante car « elles ne peuvent pas supporter longtemps que leurs enfants ne bénéficient pas des mêmes avantages de confort et d’aisance que ceux dont ils disposent eux-mêmes et qu’ils leur ont assurés durant leur enfance et leur jeunesse ».

9Aussi, ces jeunes allocataires ont pu quitter le domicile familial grâce à l’aide financière régulière de leurs parents qui contribuent au paiement total ou partiel du loyer, faisant du minimum social perçu une ressource d’appoint utilisée pour payer les autres dépenses quotidiennes (électricité, téléphone, nourriture) et occasionnelles (vêtements, sorties). Ce soutien financier peut, par ailleurs, se conjuguer à des aides ponctuelles en nature (don de nourriture, d’équipements ménagers et informatiques) et s’accompagne également d’un soutien affectif qui fait que ces jeunes savent qu’ils « peuvent compter » sur leurs parents.

10C’est autour de ce socle que constituent les parents, puis le RMI, que ces jeunes organisent la gestion matérielle du quotidien et déploient, en partant de cette base, un réseau protecteur. Outre les parents, celui-ci se compose d’un cercle amical dense dont les membres, qui appartiennent souvent à la même sphère d’activité, potentialisent les chances d’insertion professionnelle. Les amis peuvent également intervenir dans la gestion matérielle de la vie quotidienne. Leur part est d’autant plus grande que l’aide financière des parents s’affaiblit. Ces aides se cumulent par ailleurs avec des activités le plus souvent non déclarées propres aux secteurs d’activité dans lesquels ils tentent de s’insérer, leur assurant un revenu de complément. On constate, dans ce cas de figure, la mise en place d’un système protecteur dont la caractéristique est de se composer de soutiens diversifiés, relevant majoritairement de la sphère privée, qui rend possible la mise à distance des institutions sociales de prise en charge et des circuits marchands réservés aux plus démunis. La diversification des aides fournies offre une marge d’autonomie leur permettant de continuer à avoir une vie sociale et culturelle importante comme lorsqu’ils étaient étudiants ou vivaient chez les parents. Elle leur permet également de pouvoir se projeter dans l’avenir, d’élaborer des « projets », d’espérer.

11D’ailleurs, leurs conditions de vie en situation d’allocataires de minima sociaux ne sont pas présentées comme « difficiles » ou « pesantes ». Outre qu’ils bénéficient objectivement de soutiens, ils adoptent une attitude critique envers la consommation à outrance qui modère les sentiments de frustration. Les discours recueillis entrent ici en résonance avec les situations économiques sans que l’on sache très bien si ce sont les pratiques qui s’ajustent aux discours proclamés ou bien l’inverse.
Si l’aide financière de la famille est centrale dans l’aménagement du quotidien, elle crée cependant en retour de fortes relations de dépendance plus ou moins bien vécues. Ceux qui s’en arrangent le mieux sont ceux qui considèrent ce soutien comme un dû et dont les parents donnent sans attendre d’être sollicités (Dechaux, 1990). D’autres mentionnent la difficulté de devoir demander et d’être redevable notamment lorsque les pressions de contre don sont explicites (financement du loyer en échange de la réussite aux examens). Quand ces situations deviennent difficiles à négocier, on observe un retrait de ce système d’échange qui suppose alors de déployer d’autres stratégies. Dans ce cas, la part du travail instrumental et celle d’activités non déclarées deviennent plus importantes.

Niche familiale ou le repli sur la famille de jeunes de milieu populaire

12La situation est bien différente pour les jeunes allocataires, peu diplômés, issus des catégories populaires, dont les parents ouvriers sont plus démunis et où les fratries sont plus nombreuses. Si les parents sont également pourvoyeurs de ressources, celles-ci sont d’une autre nature et s’ancrent dans des logiques d’échanges spécifiques. On retrouve ici les résultats d’enquête (Nezosi, 1999) relatives aux solidarités familiales en milieu ouvrier où les parents offrent prioritairement un soutien domestique (hébergement, courses, garde d’enfants, confection de repas).

13Leurs parcours sont marqués par une installation à la fois précoce et durable dans la précarité qui se caractérise par la longue et désormais classique alternance d’emplois aidés, de petits boulots non déclarés, de stages de formation, de courts contrats à durée déterminée (CDD) ou de missions d’intérim et ce, dans une situation économique où l’accès à l’emploi exige désormais un minimum de qualification. Pourtant ces jeunes ont suivi des formations les destinant à ces emplois peu qualifiés, ceux-là même qu’occupait, pour certains, leur père avant d’être touché par un licenciement économique. Ce n’est donc plus une phase de transition mais un état installé où il est difficile de repérer des bornes et des étapes dans un parcours d’insertion qui n’aboutit jamais et se vit comme un état d’attente sans espoir. Contrairement aux jeunes diplômés, ces jeunes ne peuvent se rabattre sur le marché de l’emploi déqualifié et sont limités au seul marché de l’emploi très précaire.

14Encore plus exposées à la précarité et aux formes particulières d’emploi peu rémunérées, les jeunes femmes faiblement qualifiées et en début de parcours professionnel sont confrontées à un parcours d’insertion encore plus difficile quand elles sont mères isolées et en charge d’un ou plusieurs enfants (Algava, Avenel, 2001). La précarité professionnelle antérieure aux naissances a plutôt tendance à se renforcer par la suite en se cumulant à un ensemble de contraintes et de nouveaux handicaps (problème de garde des enfants, offres d’emploi peu attrayantes avec des horaires instables et décalés…).

15Dans le cas des jeunes adultes sans charge familiale, la cohabitation prolongée au domicile des parents est une des formes les plus fréquemment rencontrées. Elle participe « d’une aide pour la subsistance » (Pitrou, 1992) qui se déploie à l’échelle de la famille restreinte et où chacun des membres apporte sa contribution à la gestion du quotidien. Tandis que les parents assurent le logement, les enfants participent à l’achat de certaines provisions et utilisent la voiture familiale mais paient l’essence. Ce type de soutien est particulièrement fréquent chez les jeunes issus de familles maghrébines, pour lesquelles la prise en charge des enfants (ou des ascendants) qui ne peuvent subvenir à leurs besoins est considérée comme une obligation morale.

16La famille sert ici de niche protectrice sans pour autant être une base de redéploiement d’un système de protection qui permettrait de s’émanciper de la tutelle parentale. C’est plutôt le repli sur la famille qui est observé avec des possibilités d’accès à d’autres ressources extrêmement limitées. Le recours au « travail au noir » existe mais il est fonction du sexe et des zones économiques. Tandis que les jeunes femmes sont cantonnées aux emplois de service (ménages, gardes d’enfants, aides aux personnes âgées) pour compléter leurs ressources, les jeunes hommes ne peuvent prétendre accéder à ce marché du travail, ce qui contribue à les maintenir dans une forte dépendance, encore plus pesante quand cette situation se prolonge de façon conséquente. Le RMI et l’aide familiale s’apparentent donc moins à des supports qu’à un filet de protection minimal. Ce qui domine est alors un présent désespéré dans lequel la construction du devenir se présente comme déjà très compromise.

Faire sans les parents

17Tous les jeunes précaires, issus de milieu populaire, ne bénéficient pas d’une aide familiale. Il arrive en effet que ce soutien soit absent ou extrêmement limité en raison d’une relation distanciée ou depuis longtemps conflictuelle. La constitution de protections s’établit alors principalement à l’échelle de l’individu [10].

18Les possibilités de redéployer un système protecteur ne sont pas propres aux plus dotés en capitaux économiques et scolaires mais se rencontrent également dans les catégories populaires, notamment chez des jeunes femmes qui témoignent d’une grande capacité à diversifier les sources de soutien, à s’inscrire dans des réseaux pourvoyeurs de ressources, à s’informer des aides existantes, à être à l’affût de toute opportunité (comme l’illustrent la situation de Sakina M. et celle de Jocelyne P. présentées ci-dessous). Mais à la différence des jeunes diplômés, ces logiques d’ajustement se développent d’abord en direction de la sphère publique ou semi-privée car le recours à l’aide parentale peut être ressenti comme un échec redoublé.

19Le cas de ces deux jeunes femmes, Sakina M. et Jocelyne P. offre une illustration des tactiques de débrouille propres aux populations dominées (De Certeau, 1990) s’apparentant à des « armes du faible » et qui apparaissent comme autant de « modalités d’ajustement et de désajustement avec le réel, “du faire avec” et de ses limites, des compétences et des incompétences des plus dominés ou stigmatisés pour faire face à leur situation » (Bessin, Roulleau-Berger, 2002). N’attendant pas d’être aidées, refusant le qualificatif « d’assisté », elles se présentent sous la figure du « chasseur de ressources » (Merklen, 2004). Ces tactiques de débrouilles s’imposent pour compenser l’aide familiale car dans un cas comme dans l’autre, ces deux femmes refusent de solliciter leurs parents, l’une pour des raisons d’autonomie, l’autre parce qu’elle a été chassée de chez elle.

20Sakina M., âgée d’une trentaine d’années et issue d’un milieu populaire immigré, vit seule avec son fils (4 ans), en proche banlieue parisienne. Munie d’un BEP de comptabilité, elle a commencé à travailler très jeune pour accéder à une autonomie financière et s’est toujours débrouillée pour trouver travail et ressources. Elle a été femme de ménage, serveuse, auxiliaire de vie, a gardé des enfants. Elle a jonglé entre différents types de revenus et de statuts (revenus salariés ou d’activités non déclarées, indemnités de chômage, missions d’intérim, API, RMI) mais n’a jamais recherché ni accepté stages et emplois aidés, qu’elle considère comme du « temps perdu » ne permettant pas d’augmenter ses ressources de façon substantielle. Sakina M. ne s’est ainsi jamais pliée aux parcours balisés dévolus aux jeunes chômeurs peu qualifiés mais a su en revanche utiliser les réseaux institutionnels comme des pourvoyeurs de ressources qu’elle a appris à connaître et à maîtriser.

21Elle a ainsi capitalisé une somme d’informations et de « bonnes » adresses en échangeant avec des personnes en situation de pauvreté comme elle, dans son quartier ou avec d’autres bénéficiaires de l’aide sociale lors de ses nombreuses visites aux différents services d’assistance. Alors qu’elle était hébergée en hôtel social avec son bébé et ne voulant ou ne pouvant pas retourner vivre chez sa mère (qui avait désapprouvé sa grossesse), elle a obtenu un logement social en faisant le siège du service logement de la mairie : « J’ai attendu deux ans en faisant la gentille et un mois en faisant du harcèlement. Et heureusement que je parle français sinon j’aurais attendu dix ans ». Elle connaît parfaitement les administrations délivrant des ressources et sait faire valoir ses droits car Sakina a confiance en elle et ne se laisse pas intimider par l’administration et ses agents. Cette confiance se conjugue à une attitude qu’elle qualifie de « positive », de sorte qu’elle peut relater les difficultés de son quotidien sur un mode relativement distancé. Elle dit n’avoir aucune honte à solliciter des aides précisément parce qu’elle estime que ce sont des droits : « Je me renseigne. Par exemple si je sais qu’une personne a eu ça, je lui demande comment elle a fait. Y’a plein de trucs, y’a des droits mais y’en a plein qu’on ignore. C’est clair que c’est pas la CAF qui va vous dire, c’est du bouche à oreille. Par exemple avec la CMU, on a droit à la carte aussi demi-tarif pour les transports. Et puis y’a des choses que je connais et je le dis aux gens, parce que y’a plein de gens qui savent pas qu’ils ont droit à la CMU même s’ils sont à l’Assedic. C’est pareil pour les aides aux loyers, ou quand on emménage, on a droit à un prêt de la CAF, c’est comme ça que j’ai acheté le frigo ».

22Si elle n’hésite pas à solliciter les institutions publiques, elle se refuse aux circuits caritatifs « parce que c’est trop humiliant ». Pour la nourriture, elle s’organise avec les ressources non déclarées obtenues grâce à la garde d’enfant à son domicile : « ça me fait 80 euros par semaine, c’est en fait la nourriture pour la semaine, comme ça avec les 531 euros de la CAF, faut que je gère mon loyer et l’électricité tous les deux mois. Je fais les courses à la semaine, pas au mois et je ne mange pas tous les jours de la viande ». Le réseau familial est mobilisé pour certains biens en nature (sa mère, femme de chambre dans un hôtel, lui ramène des produits d’entretien prélevés sur son lieu de travail ; son père, peintre en bâtiment, lui « donne tout pour les travaux » ; elle « récupère » les vêtements de sa sœur qui « en achète tellement qu’elle sait plus quoi en faire et moi, ça me va »), mais elle « n’aime pas demander de l’argent » à sa famille car « si on me donne, OK, mais c’est pas moi qui irait demander. Mes parents ils sont comme ça : si tu peux aider tes enfants, tu donnes mais faut pas attendre la charité ». Pour acheter des vêtements à son fils ou se ravitailler, elle fréquente des commerces « où l’on peut marchander, y’a quelques commerçants que je connais très bien et moi je suis hyper sociable. Quand vous venez régulièrement, y’a toujours des baisses de prix ».

23Cette gestion « optimale » des ressources est rendue possible par son ancrage territorial dans cette commune de banlieue populaire qu’elle n’a jamais voulu quitter et où elle peut potentialiser au mieux réseaux de sociabilité et d’entraide, proximité de la famille, offre importante en biens de consommation bon marché, connaissance d’employeurs éventuels et relations intentionnellement bien entretenues avec les agents institutionnels.

24Jocelyne P., 34 ans, illustrant une autre déclinaison de la pauvreté – celle du milieu rural et plus spécifiquement de l’ouvrier rural se louant à la tâche – issue de la grande pauvreté (quart monde français), fait preuve d’une grande adaptabilité dans sa faculté à s’ajuster aux interstices du salariat. Bien que maintenue dans une domination extrême, elle a su développer des stratégies d’autonomie, n’hésitant pas à choisir l’exil intérieur en quittant sa ville d’origine. Certainement parce que la précarité a toujours été une donnée de son existence sociale, elle est beaucoup moins dans la dépendance parce qu’elle sait se débrouiller « à la dure » depuis l’enfance. Mal aimée des parents, elle est entrée – contrainte et forcée – dans la vie active à 17 ans, avec pour tout bagage un CAP de peintre en bâtiment. Elle a été hébergée à droite et à gauche, a survécu avec des petits boulots non déclarés puis s’est saisie d’une opportunité pour fuir la région du Nord dont elle est originaire. Lors de l’entretien, elle a été rencontrée dans la région de Béziers où, depuis huit ans, elle s’est stabilisée. Elle est employée en CDDà temps partiel contraint comme vendeuse dans une boulangerie ; elle perçoit un complément du RMI et loge dans une bicoque sans confort à l’écart de la ville mais au loyer modique. Elle s’est présentée comme une « batailleuse », excellant dans l’économie du troc et l’échange de services : « À la boulangerie, je suis censée faire le ménage mais de temps en temps, je fais les croissants, les quiches. Je suis pas obligée, c’est moi qui demande au boulanger, je fais ça pour apprendre parce que c’est vrai que ça rapporte de savoir tout faire. (…) Ce qui a pas été vendu, elle me le donne. Je ramène des croissants, des pizzas, du pain s’il en reste. Et je récupère le pain rassis pour les chevaux et les poules, et je récupère le fumier des chevaux pour les jardins, que je vends. (…) Après ma journée dans la boulangerie, je vais boire un coup et c’est là qu’on me dit : “Tiens, j’aurais peut-être besoin de toi”. C’est comme ça que je trouve si je veux travailler. Là, mercredi, je sais que je travaille pas à la boulangerie alors je vais partir faire du jardinage. (…) Et puis, y’a mes chiens aussi à nourrir. De temps en temps, la boulangère me dit : “tu veux pas aller chercher de la viande pour moi”. Et en même temps, je prends des déchets, donc je m’en sors toujours. Et c’est bien de rendre service à certaines personnes, on n’est pas récompensé en argent mais on est récompensé autrement. Au fur et à mesure, les gens ils vous connaissent et quand ils ont besoin d’un petit service, ils vous demandent. Les petits vieux, là, je vais au cimetière pour une dame, elle m’a pas payée mais elle m’a donné un bouquet de muguet. Mais si j’y vais plusieurs fois, elle va me donner 10 euros. Je connais même des personnes qui parfois prennent des trucs dans le congélateur et me le donnent. Mon voisin, c’est pareil, il me demandait des services, de lui ramener du pain et il m’a donné l’autre fois un petit repas. Un autre voisin, c’est pareil, il m’offre des gâteaux ».
Pour ces deux femmes, le RMI est un moyen de survie parmi d’autres et non, en permanence, un revenu central. Les tactiques, débrouilles et stratégies qu’elles déploient leur permettent de se préserver une identité positive car le fait d’arriver à s’en sortir, malgré le fait d’être allocataire d’un minimum social et la précarité professionnelle, les aide à déconstruire l’archétype de l’assisté profiteur ou du chômeur paresseux.

La difficile recomposition de protections en fin de parcours professionnel

25La recomposition d’un système protecteur passé 50 ans offre des configurations très diversifiées selon, là encore, l’absence ou la présence de la famille, les ressources des familles d’origine, le socle à partir duquel se redéploie la survie quotidienne mais également la trajectoire antérieure et notamment l’expérience de la pauvreté.

Déclassement et réserves économiques

26Parmi les allocataires âgés de plus de 50 ans, certains sont issus des catégories supérieures et ont occupé une position importante dans la hiérarchie sociale (chef de projet, avocat, directeur de théâtre, ingénieur, directeur d’un syndicat professionnel), associée à des titres scolaires (licence de lettres, maîtrise de langues, doctorat de droit, diplôme d’ingénieur, de sciences politiques) et à un capital économique de départ conséquent. Ces personnes présentent un même processus de déclassement social renvoyant à différents types de parcours : un brutal licenciement après trente ans de carrière, un divorce ne permettant pas aux femmes, pourtant toutes diplômées, de maintenir la position économique antérieure, enfin des migrations plus culturelles ou politiques qu’économiques qui sur le plan de l’intégration professionnelle se soldent par un échec.

27Éloignés de l’emploi depuis plusieurs années, ces allocataires refusent la déqualification mais les revenus des minima se couplent à des ressources monétaires issues de la famille (parent, ex-conjoint). Ce sont dans ces milieux sociaux que les aides familiales sont matériellement les plus conséquentes (Herpin et Déchaux, 2004), aptes à maintenir quelque temps un statut social lorsque les ressources liées au salariat viennent à manquer. Ces aides peuvent être régulières (don d’une somme mensuelle d’argent permettant par exemple de payer le loyer), ponctuelle « en cas de coups durs », « pour payer une grosse facture », ou « acheter un nouvel ordinateur ».

28À l’instar des jeunes diplômés, le minimum social perçu, tout en offrant une base de stabilité, n’est pas non plus ici central dans la gestion financière et matérielle du quotidien. D’ailleurs, ces personnes ne font pas appel aux autres circuits d’aides sociales et indiquent « préférer » solliciter « la famille » plutôt que les services sociaux, les éloignant ainsi des démarches jugées « humiliantes ». Leur consommation ne se déploie pas non plus dans ce qu’il convient de nommer les circuits de la pauvreté. Elles se ravitaillent sur les marchés populaires, achètent des vêtements pendant les soldes, vivent avec ce qu’il leur reste (un appartement, des économies, des habits, des meubles, des livres…). La gestion du budget suppose néanmoins des restrictions, parfois « frustrantes ». Issus de milieux dotés économiquement, ils apprennent à vivre « avec peu d’argent », « à consommer autrement », ce qui revient à être attentif aux « prix », à comparer « les produits », « les marchés », bref, comme le résumait une allocataire : « On va là ou là, on regarde, on compare, c’est finalement une approche différente de la consommation ». Tout en étant allocataires de minima, les aides familiales leur offrent la possibilité de rester à l’écart des circuits réservés aux pauvres et de se distinguer de cette catégorie.
Aides familiales et minima sociaux se conjuguent à d’autres types de revenus, ponctuels et modestes, qui proviennent d’activités non déclarées (cours particuliers, comptabilité, services dans la restauration, travaux d’équipement), lesquels permettent d’échapper « aux fins de mois difficiles ». Enfin, des allocataires nous confiaient vendre « en cas de besoin » des objets de valeur, pratiques qui leur permettent de « gagner un peu d’argent ».

Retour aux dépendances familiales de « salariés stables » déstabilisés

29D’autres types d’ajustement s’observent chez les salariés issus principalement des classes moyennes, arrivés sur le marché du travail entre 1962 et 1975, c’est-à-dire dans un contexte économique de plein emploi, pour lesquels les trajectoires professionnelles ont été fluides sur une durée variant de seize à trente-trois ans. C’est entre le milieu des années quatre-vingt et des années quatre-vingt-dix qu’intervient la perte du dernier contrat à durée indéterminée (CDI). Pour les moins stabilisés de ces « stables », la période de récession est intervenue plus tôt, c’est-à-dire à la fin des années quatre-vingt. Faute de formation initiale et continue suffisante, ces personnes n’ont pu faire valoir auprès d’autres employeurs qu’une qualification « maison » les exposant ainsi à la déqualification associée à une précarisation du statut de l’emploi les conduisant à avoir recours aux minima sociaux. Les exemples suivants offrent une illustration de ces processus.

30Didier P., titulaire d’un CAP plâtrier, devenu dessinateur industriel après une formation interne, a retrouvé après une longue période de chômage un emploi d’ouvrier en CDD dans un garage.

31Yvonne R. a exercé pendant quinze ans le métier de visiteuse médicale, sans qualification spécifique, et ne trouve aujourd’hui que des missions en intérim comme représentante commerciale dans la vente de confiserie.

32Clarisse M. a été secrétaire dans différentes entreprises jusqu’en 1995. Depuis, elle a cumulé des emplois précaires (en complément du RMI) de moins en moins qualifiés : serveuse, gardienne de parking, femme de ménage, cueilleuse de muguet.

33L’aménagement du quotidien de ces allocataires renvoie à des situations inédites notamment dans les échanges intra-générationnels où des enfants adultes redeviennent dépendants de leurs parents comme l’illustrent les cas d’Yvonne R. et de Gérard F. présentés un peu plus loin. Ainsi, des allocataires âgés de plus de 50 ans doivent leur stabilité résidentielle à l’aide fournie, souvent sur une temporalité longue (parfois depuis une décennie), par les parents, qui soit les hébergent, soit laissent à leur disposition un logement [11]. Ces familles sont plutôt issues des petites classes moyennes ou des classes populaires en ascension ayant bénéficié antérieurement de la promotion du salariat.

34L’hébergement par la famille [12] peut ainsi prendre la forme d’une cohabitation avec la mère âgée et retraitée [13]. Ceci concerne plus particulièrement des allocataires célibataires ou divorcés, hommes ou femmes, pour qui cette option résulte d’un choix contraint : retourner vivre au domicile maternel permet en effet de bénéficier d’une aide substantielle en termes de loyer et de charges fixes qui sont alors totalement pris en charge par l’ascendant. Mais cette aide se « paye » en retour par les services apportés à une mère âgée et à la santé déclinante. Le quotidien se partage alors entre exécution des tâches domestiques (courses, lessive, ménage, préparation des repas) et prise en charge des soins (toilette, surveillance médicale…), cette aide étant plus ou moins conséquente selon les situations.

35La mise à disposition d’un logement appartenant à la mère ou la cohabitation avec un membre de la fratrie dans une maison familiale héritée des parents constituent d’autres déclinaisons de l’entraide familiale. Mais celle-ci est aussi l’objet de contreparties qui se traduisent par des services rendus et des aides apportées comme l’entretien matériel du bien familial ou une disponibilité mise à contribution dans différentes formes d’accompagnement (démarches administratives, rendez-vous médicaux, courses…).

36Enfin, aide parentale et allocation se combinent à des emplois précaires dont les revenus d’un faible montant complètent le minimum social perçu ou en interrompent momentanément le versement. C’est en effet pour les allocataires bénéficiant de sécurités familiales sans pour autant disposer de réserves économiques que la proximité avec l’emploi, toujours précaire, se vérifie le plus souvent. La recherche d’une activité rémunérée, exigeant une certaine stabilité matérielle, est ici facilitée car ces allocataires, dégagés en partie des contraintes matérielles mais en manque de ressources financières, peuvent se mobiliser davantage dans la recherche d’un emploi leur permettant de maintenir un lien avec le salariat. Précaires et déqualifiés, ces emplois sont également perçus comme un moyen d’échapper temporairement, le temps d’une journée de travail, à une cohabitation familiale parfois pesante. Et les maigres rémunérations offertes contribuent au rééquilibrage des échanges familiaux.

37La situation d’Yvonne R. et celle de Gérard F. offrent ainsi un exemple d’un retour aux dépendances familiales. La cinquantaine passée, ils retournent vivre chez leur mère et cette situation de cohabitation relève d’une forme de recomposition familiale produite par la précarité des conditions de vie. Célibataires après un divorce, ils reforment avec leur mère – seule car veuve – une cellule familiale à la fois sécurisante et oppressante qui souligne « les dissonances de la solidarité » (Bonvalet et al., 1993).

38Yvonne R., 54 ans, a commencé à travailler en 1976 après son divorce pour élever sa fille, alors âgée de 4 ans. Durant une vingtaine d’années, elle a occupé des emplois de visiteuse médicale dans trois sociétés différentes où elle était « bien payée » avant de se faire licencier en 1996 à la suite d’une fusion « qui a été un véritable fiasco ». Indemnisée par l’Unedic, elle s’est ensuite retrouvée allocataire de l’ASS. C’est là qu’elle éprouve des difficultés pour payer son loyer. Elle est expulsée pour impayés après avoir vécu vingt-cinq ans dans le même logement d’un quartier résidentiel de Marseille. Dans le même temps, son beau-père meurt et Yvonne retourne vivre avec sa fille dans la maison de sa mère qui en est propriétaire. Ces trois générations de femmes mettent alors leurs ressources en commun et « s’organisent » pour faire face au quotidien : « On est arrivé à s’organiser mais en se serrant beaucoup la ceinture. Moi, j’ai une voiture qui a douze ans que je n’ai jamais pu changer. Les vacances, ça fait des années que j’en prends plus. La nourriture, les légumes, les fruits, c’est devenu très cher, donc on mange autrement. Et sur le plan vestimentaire, je vais à la Halle aux vêtements, des choses pas chères. Donc, il faut s’organiser pour avoir une présentation acceptable (…). Tout est cadré. Tous les mois, on a tant à dépenser, en fonction de ce qu’on a, on s’organise entre nous. Moi, par exemple, avec mes revenus, je fais les courses et le marché. Ma mère paye les factures. Pour le téléphone, moi et ma fille, on a pris chacune un portable parce qu’à un moment donné, chaque fois que ma mère recevait une facture, c’était des disputes à n’en plus finir : “je peux plus vous supporter, trouver une maison”. (…) Chacune donne sa participation de manière à avoir sa tranquillité, sauf que pour la tranquillité morale, c’est autre chose. Mais, c’est un choix. Je n’avais pas du tout envie d’aller habiter dans les quartiers Nord, dans un rez-de-chaussée HLM, je pense que j’aurais déprimé. Donc, j’ai préféré, étant donné que d’un autre côté on a besoin de moi, choisir le noyau familial ».

39À l’inverse, Yvonne ne sollicite pas ses amis, qui vivent pourtant dans des conditions plus confortables. Elle préfère les mettre à distance « pour ne pas les embarrasser ». Elle s’est « battue » pour retrouver un emploi, s’est inscrite dans plusieurs agences d’intérim, a fait des réunions à domicile pour vendre des produits de beauté ou fait l’animatrice dans les supermarchés. Lorsqu’il y a du travail, Yvonne en informe sa fille – elle aussi au chômage – qui l’accompagne parfois dans ses missions. Si Yvonne accepte ces emplois déqualifiés, c’est parce que « la situation devenait inextricable » mais également « pour pouvoir sortir un peu du milieu familial ». Ses revenus, même modestes, lui permettent ainsi de continuer à maintenir un équilibre matériel.
Gérard F., 53 ans, est venu s’installer, depuis plus de dix ans, chez sa mère (82 ans, veuve, vivant en région parisienne) et n’en est pas reparti. Cette installation durable s’inscrit à la suite d’une trajectoire marquée par une grande instabilité professionnelle, conjugale et résidentielle. Gérard a en effet mené une vie de bohème, stabilisée néanmoins par des périodes d’emplois régulières où il occupe des postes d’employé administratif, régisseur, animateur d’une émission de jazz pendant sept ans à Radio France. En 1995, il est sans travail et « pète les plombs » suite à une rupture conjugale. Il se retrouve seul, totalement démuni et retourne vivre chez sa mère. Ce nouveau point d’ancrage même s’il lui procure l’amère sensation d’une régression, « j’ai passé toute mon adolescence ici. Je me retrouve à la case départ : c’est terrifiant », le stabilise et lui permet un nouveau démarrage. Quelques mois plus tard, il retrouve en effet un emploi comme éducateur dans une structure associative de soins (pour toxicomanes) intéressée par sa personnalité atypique et son parcours artistique : « En plus, c’était bien payé. Je vivais chez ma mère, je rentrais, je me mettais les pieds sous la table. Elle avait l’air contente ». Mais l’association périclite et il est licencié quatre ans plus tard. Malgré une très forte mobilisation, il ne parvient pas à retrouver un emploi.
Après trois ans de chômage, ne percevant plus d’indemnités, il doit se résoudre à devenir allocataire du RMI en 2002. Les nombreux avantages matériels liés à la cohabitation ont joué un rôle essentiel quand cette période de non emploi s’est éternisée : « Le chômage et puis après le RMI, ça a été possible aussi parce que je suis chez elle. Y’a pas trop à compter parce que, comme il y a maman, j’ai jamais payé le loyer, les courses, tout ça, c’est elle. Enfin, c’est moi qui fait les courses, c’est elle qui paye. Je l’aide quand même dans la limite de mes possibilités, d’ailleurs je ne suis pas un mec à sortir ou à consommer beaucoup. Et comme elle avait besoin que quelqu’un s’occupe d’elle, j’étais là. Mais le quotidien avec elle, bon, c’est pas toujours drôle, c’est même devenu très difficile ».
À la différence d’Yvonne R. qui n’est pas confrontée à cette situation, l’état de santé de la mère de Gérard, en fin de vie, nécessite une lourde prise en charge : « J’ai vécu ces deux dernières années à m’occuper de ma mère et ça coupe du reste du monde. Je fais tout : les courses, la lessive, le ménage, les soins à ma mère, faire à manger matin, midi et soir. Elle est dans un fauteuil roulant, hein ! Incontinente, dialyse, les draps souillés tous les jours, machine tous les jours. Et encore, il y a des infirmières pour la changer, lui faire sa toilette. Tout ça, ça prend un temps fou et ça me mine ».

Le couple à l’épreuve de la pauvreté : l’exemple d’ouvriers migrants

40Une autre configuration rencontrée concerne des allocataires de milieux ouvriers, souvent à trajectoire migratoire, ne pouvant disposer d’un appui familial (les parents directs étant décédés et la parentèle résidant dans le pays d’origine) mais qui vivent en couple, depuis parfois plus de trente ans, avec encore des enfants à charge.

41Arrivés en France juste à leur majorité, les premières étapes de leur trajectoire professionnelle sont marquées par une multiplicité d’emplois, parfois aux marges de la légalité, c’est-à-dire non déclarés et donc sans protection. Par la suite, leur situation s’améliore rapidement grâce à un emploi d’ouvrier occupé pendant de nombreuses années. Si les durées d’activité professionnelle sont longues, voilà pourtant longtemps que tous ont quitté leur dernier emploi en CDI pour ne plus jamais en retrouver. Ces ouvriers ont été confrontés beaucoup plus tôt que les précédents allocataires, parfois dès le début de la décennie quatre-vingt, aux restructurations économiques. Leurs marges de manœuvre pour se maintenir en emploi sont limitées. Peu qualifiés, maîtrisant souvent mal la langue française, dans un environnement professionnel où ces critères deviennent de plus en plus importants, le seul emploi moins qualifié dont ils peuvent se prévaloir est la manutention, ils s’y retrouvent cependant en concurrence avec de jeunes travailleurs physiquement plus performants. La poursuite de leur carrière professionnelle passe donc par une précarisation du contrat de travail. Ils ont ainsi massivement recouru au travail intérimaire dans des secteurs comme la grande industrie et le bâtiment. Mais les missions se sont progressivement espacées, s’articulant d’abord avec des périodes de chômage indemnisées par l’Unedic puis avec les ressources des minima sociaux. Leur inscription dans les dispositifs d’assistance remonte à une dizaine d’années et la retraite, la soixantaine proche, semble constituer l’issue la plus probable de sortie des minima sociaux, du moins pour ceux qui ont été régulièrement déclarés.

42C’est à partir du socle constitué par le couple que s’organise l’aménagement du quotidien selon une répartition sexuée des tâches. Les hommes se chargent de trouver des compléments de ressources financières (menus travaux non déclarés ou troc) qui s’inscrivent dans des réseaux de voisinage et sont souvent en continuité avec la profession antérieure. Leur marge de manœuvre est cependant étroitement dépendante des possibilités financières des réseaux fréquentés. Ainsi, les anciens ouvriers vivant en région parisienne ont davantage accès à ce type de ressource que ceux résidant dans les régions économiquement sinistrées. Les hommes se chargent également d’assurer le ravitaillement en denrées alimentaires peu onéreuses et qui nécessitent des déplacements parfois importants (acheter fruits et légumes en grandes quantités et dans des lieux excentrés).

43Dans cette situation, les épouses ne sont plus uniquement chargées des tâches domestiques, elles doivent, elles aussi, trouver des ressources complémentaires car elles font face à des situations où il faut sans cesse gérer le manque d’argent dans un contexte où les charges éducatives sont conséquentes. Mais à la différence de leur mari, les démarches entreprises sont principalement dirigées vers les services sociaux et les réseaux caritatifs. Ce sont elles qui apprennent à se diriger dans les circuits d’assistance qui permettent d’obtenir des prestations en nature (bons alimentaires, Restos du cœur, épicerie sociale, vestiaire). De cette manière, elles protègent aussi leur époux de démarches jugées humiliantes.

44Si ces protections minimales se construisent à l’échelle du couple, elles reposent sur un ancrage local et un réseau de voisinage qui permet leur déploiement. Un déménagement peut dès lors remettre en question l’équilibre longuement construit comme le montrent certains allocataires qui, une fois éloignés de « leur » quartier, se retrouvent isolés des solidarités locales (échanges d’information et de services) et privés des ressources qu’un territoire familier leur avait permis de repérer telles que commerces et marchés populaires, braderies, dispensaires…

45Revenus du RMI, aides de l’assistance, ressources non déclarées forment un système de protections pour faire face aux situations sans perspectives de retour à l’emploi, même précaire. Mais cet agencement est bien fragile car il ne repose pas sur des sécurités solides et durables comme le cas d’Ahmed B. l’illustre.

46Ahmed B., 51 ans, est né en France mais sa famille est algérienne. Après avoir quitté le système scolaire en troisième, il débute très jeune une longue carrière d’ouvrier d’abord dans l’industrie automobile puis dans la fonderie où il se spécialise comme mouleur. Sa trajectoire professionnelle est fluide jusqu’en 1988 où, suite à la fermeture de l’usine, il subit un licenciement économique. Il ne retrouvera plus de CDI par la suite et enchaînera périodes de chômage et missions intérim jusqu’en 1992. Après un chômage longue durée, il devient allocataire du RMI en 1994.

47Ahmed B. et son épouse résident avec leurs sept enfants à Roubaix dans une petite maison ouvrière en briques rouges rachetée par un bailleur social. Ils doivent faire face depuis longtemps à la pauvreté d’autant que maintenant leurs aînés, en échec scolaire, sont également au chômage et restent à leur charge (les trois derniers sont encore scolarisés). Comme le souligne Ahmed B. : « les difficultés, elles n’ont pas changé, mais maintenant que les gosses sont grands, c’est encore plus difficile, ils ont encore plus de besoins ».

48Ahmed B., qui se considère toujours en recherche d’emploi, relate sa longue quête d’un travail, ses innombrables démarches, son désespoir : « Ici, le boulot, c’est ça la catastrophe. Dans le Nord, y’a plus d’emploi, c’est fini. Qu’ils soient jeunes ou qu’ils soient vieux. Déjà, moi, avec l’âge, je sais pas comment je vais faire. Avec les années, là, qui restent parce que je n’ai que 51 ans, c’est encore jeune, non ? Et comment vous me voyez, là, écœuré, lessivé, fini… Dans n’importe quelle famille que vous allez toquer maintenant, y’a au moins un chômeur et si y’en a qu’un, c’est déjà exceptionnel. La perte du travail, ça supprime aussi plein d’autres choses, tout s’écroule, hein, tout s’écroule. Quand on n’a plus de boulot, plus de moyens, on vit au jour le jour, tout petit. » Aussi toute dépense est soupesée avant d’être engagée, en ayant soin de toujours trouver le prix le plus avantageux. La Belgique toute proche en offre la possibilité : « C’est vraiment pas loin, on fait un petit tour et y’en a des magasins moins chers, ça vaut le coup. Vous prenez un caddie ici, le même en Belgique, ça revient presque à moitié prix. Ici, y’a aussi des cours des halles où c’est un peu moins cher ». Ce sont les factures d’électricité qui pèsent le plus sur le budget et leur règlement est à chaque fois un casse-tête : « On paye 400 euros de chauffage environ pour l’hiver qui est très froid ici. Les chambres, c’est seulement à partir de 21 heures qu’on allume. On vit tous ici, en bas, dans le salon et la cuisine ». Pour régler les factures, les visites au bureau d’aide sociale sont fréquentes mais c’est l’épouse qui s’en charge : « C’est ma femme qui va, moi j’aime pas demander. J’ai toujours travaillé, toujours gratté et maintenant, pour moi non, c’est… (grand soupir). Quand on y va c’est selon les besoins, si on a de grosses factures qu’on ne peut pas payer dans le mois, on est obligé d’y aller. Des fois, ils aident. Mais y’a de plus en plus de personnes qui viennent, alors on donne à ceux qui ont encore moins. Y’a plus de demandes, donc y’a moins à partager. Faut se débrouiller tout seul ».
Se débrouiller tout seul signifie alors le prêt d’argent et c’est encore l’épouse qui se charge de cette démarche en allant emprunter à sa belle-mère (qui est veuve et perçoit la pension de réversion de son mari militaire). Il ne leur est pas possible non plus de « jouer » d’un découvert bancaire puisqu’ils ont déjà eu « des ennuis avec interdiction bancaire et on n’a plus de chéquier depuis longtemps ». Ils font la queue à la Poste, retirent de l’argent par petite somme à chaque fois. Et « quand ils demandent des chèques comme à l’école, on va à la Poste et on leur demande un chèque ». Son épouse se rend régulièrement au centre social du quartier pour recevoir des bons d’alimentation et dispose d’une carte donnant accès au « vestiaire » : « Je vais vous dire la vérité, on n’a plus rien, on nous donne même des bons pour manger, on va même chercher des habits mais c’est surtout pour manger ».
Si l’ancrage territorial est essentiel dans la quête de ressources et qu’il existe une sociabilité de voisinage, les entraides matérielles de proximité sont limitées par la pauvreté des habitants du quartier. Quant aux anciens collègues d’Ahmed B., qui habitent d’autres quartiers, ils sont également au chômage. Ils se croisent de temps en temps mais ne peuvent s’épauler. Ils évitent de parler de leur situation, chacun préservant ainsi « sa fierté ».

Les femmes seules face à la pauvreté

49Enfin, il existe des femmes proches de la retraite, vivant seules, pour lesquelles le minimum social perçu est le principal recours pour faire face à leur situation car les autres soutiens sont faibles voire absents. Mais pour comprendre comment ces femmes s’organisent avec cette allocation, il est nécessaire de mettre en perspective leur situation présente avec ce qu’elles ont vécu précédemment.

50Ces femmes sont issues du sous-prolétariat [14]. Elles sont dans leur majorité illettrées ou analphabètes et sans qualification professionnelle reconnue. Ces travailleuses pauvres, chômeuses de très longue durée, n’ont été insérées qu’aux marges du salariat. Elles débutent leur parcours professionnel dans les années soixante-dix, le plus souvent comme ouvrières et cessent généralement leur activité avec la naissance du premier enfant qui intervient alors qu’elles ont moins de 20 ans. La suite de leur trajectoire est dominée par des emplois de service aux particuliers (ménages, gardes d’enfants, retouches, garde-malade…) leur permettant de concilier obligations familiales et sources de revenus. Cantonnées aux tâches professionnelles les moins valorisantes, ces femmes témoignent d’un rapport instrumental au travail et ont fait l’expérience de conditions salariales dégradées (maltraitances, emplois non déclarés, licenciements frauduleux…). Sans activité salariée depuis parfois plus d’une trentaine d’années, elles sont installées de longue date dans une économie au sein de laquelle elles ont développé des compétences pour résister à l’instabilité et pallier la carence des revenus. La précarité économique se conjugue ici à une instabilité matrimoniale car ces mères ont dû se débrouiller seules avec plusieurs enfants à charge. La perception du minima, associée au départ des enfants adultes, marque une stabilisation de leur situation, voire une amélioration de leur condition, leur permettant d’échapper à l’assujettissement des emplois domestiques souvent non déclarés et aux employeurs indélicats.

51Cette économie de la pauvreté repose souvent sur un ancrage de longue date dans leur quartier, dessinant un micro-territoire où les relations de voisinage jouent un rôle essentiel pour accéder à certaines ressources. À travers cette sociabilité, d’ailleurs essentiellement féminine, le partage et la mutualisation des informations leur permettent de savoir où trouver des denrées au moindre coût, des vêtements bradés mais également l’existence d’un nouveau circuit caritatif ou encore de se repérer dans les circuits d’aide sociale en apprenant à connaître les interlocuteurs les plus bienveillants à leur égard.
Certaines de ces allocataires entretiennent des liens étroits avec leurs enfants, notamment leurs filles, articulées à des relations d’entraide que favorise la présence de petits-enfants. Elles peuvent être ainsi conduites à s’en occuper parfois de façon très régulière avec en contrepartie des invitations à dîner et, plus exceptionnellement, la perception d’une petite rémunération. Le recours au travail au noir est peu mentionné et prend plutôt la forme d’échanges de services.

Conclusion

52L’étude de différents types de situation d’allocataires de minima sociaux permet de souligner la spécificité, l’inégalité, la fragilité même des recompositions à l’œuvre en matière de protection.

53Les modes d’ajustement observés se distinguent d’abord selon l’importance et la nature de l’entraide familiale. Lorsqu’elle est présente, celle-ci s’organise exclusivement dans le cadre de la famille nucléaire. Mis à part l’aide par l’hébergement, les échanges intergénérationnels vont le plus souvent des parents aux enfants, même quand ces derniers sont âgés de plus de 50 ans. L’importance du soutien varie selon les capitaux économiques des parents, l’âge des allocataires et les relations entretenues entre parents et enfants.

54Les allocataires formant un groupe très hétérogène, certains d’entre eux se distinguent par le soutien financier dont ils disposent. C’est le cas des jeunes diplômés et des adultes déclassés qui peuvent en effet être « pris en charge » grâce aux ressources financières des parents. Dans ce cas, la famille fait office de support permettant de compenser l’absence de protection salariale, ce qui peut conduire à une autonomie relative. Plus le soutien financier est conséquent, moins le minimum social perçu occupe une part centrale dans l’économie du quotidien. Ceci est d’autant plus net que les allocataires les plus aidés financièrement cumulent le plus souvent d’autres sources de revenus, distinctes selon l’âge et l’étape de la trajectoire professionnelle (passée ou en construction).

55Outre le soutien financier, l’entraide la plus conséquente observée se concrétise à travers l’hébergement. Deux cas de figure ont été repérés : celui de jeunes hommes de milieu populaire où la famille apparaît comme le seul refuge possible et la seule source de soutien ; celui des allocataires âgés – issus de classes moyennes et dont les parents ont bénéficié de la promotion salariale – pour lesquels on observe un cumul avec des revenus provenant du salariat précaire et déqualifié, seul marché du travail auquel ils ont accès et dont sont exclus les précédents. Dans les deux cas, si l’aide familiale offre un toit et amortit la chute, elle ne permet pas une prise en charge suffisante et maintient les allocataires dans de fortes relations de dépendance.

56Enfin quand l’aide familiale est absente ou faible tant dans sa nature que dans son intensité, la quête d’autres sources de soutien s’impose pour compenser le défaut d’entraide familiale. C’est à ce niveau que l’on voit apparaître l’importance de l’inscription territoriale pour les catégories populaires qui, via les réseaux d’interconnaissances, conditionne l’accès à certaines ressources facilitant la survie quotidienne. Mais la diversification possible des soutiens est dépendante des capacités d’adaptation face aux nouvelles situations et de l’usure consécutive aux efforts fournis. Les moins âgés sont, en effet, plus à même de déployer des stratégies de survie, motivées par un rapport au devenir où il leur est encore permis d’espérer. À l’inverse, les allocataires âgés, dont la longue expérience de la précarité a permis d’éprouver l’impasse de leur situation, apparaissent plus fatigués et surtout résignés. Qu’il s’agisse des plus jeunes ou des plus âgés, le recours fréquent aux circuits caritatifs et à l’aide sociale est ici très rare. Il se présente comme un ultime secours que l’on cherche au maximum à éviter comme pour échapper à une identification négative, contraire à la situation vécue et au statut souhaité. Ces allocataires s’éloignent ainsi de la figure du pauvre « profiteur » qui leur est souvent associée.

57Si la place de la famille est stratégique dans les ajustements qui s’opèrent, le travail précaire l’est également. Il occupe en effet une place centrale pour les jeunes allocataires aidés ou non par leur famille. Mais l’on constate qu’il est aussi présent chez les plus âgés à travers le travail non déclaré et l’emploi à temps partiel contraint ou de très courte durée. Les maigres revenus procurés jouent un rôle conséquent pour équilibrer le budget et rappellent que les allocataires manquent moins de travail que d’emploi stable.

58Outre l’analyse d’ajustements différenciés qui soulignent l’inégalité des soutiens mis en place, lesquels recoupent la stratification sociale, il importe de souligner l’action même de se « protéger ». On constate, en effet, que la quête de protections visant à compléter les revenus des minima sociaux relève d’une démarche active des individus. En aucun cas, ces derniers se placent en situation d’attente passive où il suffirait d’être pris en charge par une instance privée ou publique. Cette donnée est particulièrement mise en évidence chez les personnes ne bénéficiant pas ou peu d’entraide familiale car celle-ci – à travers les valeurs morales de solidarité associées à la famille – tend à masquer les formes d’individualisation. Aussi, la plupart des allocataires montrent que l’économie du quotidien relève d’un véritable « travail » qui entre en résonance avec les discours dominants sur la nécessaire mobilisation et responsabilisation individuelle. Mais si ce « travail » est d’autant plus perceptible, c’est qu’il est mis en avant comme un mode de résistance face au risque, toujours présent dans les esprits, de la chute dans « l’exclusion ». À mesure que les perspectives se rétrécissent, parvenir à s’aménager un espace protecteur, à gérer le quotidien, à « joindre les deux bouts », à bricoler, deviennent une réussite en soi, une performance qui récompense les efforts fournis. Ces ajustements donnent ainsi l’étrange impression que ces allocataires sont à la fois à l’intérieur et à la marge de la société, intégrés et exclus, dans un entre-deux difficile à cerner.
Face à la contrainte de recomposer individuellement des protections, les allocataires apparaissent certes « méritants » mais également inégaux et vulnérables car les équilibrages étudiés sont instables et peuvent donc être remis en question subitement. En ce sens, ils ne constituent pas de véritables supports [15] mais plutôt des sécurités minimales. Enfin, ce travail de mobilisation individuelle est lui-même fragile, sous tension, en raison des conditions mêmes de la précarité marquée par la nécessité permanente de faire face et de l’incertitude du lendemain. La consommation de psychotropes et d’anxiolytiques observée chez de nombreux allocataires rencontrés, jeunes et moins jeunes, peut être mise en regard avec ces tentatives de vouloir « s’en sortir » sans pouvoir sortir des dispositifs.

Notes

  • [*]
    Valérie Cohen : maître de conférences en sociologie, Lille 1, Clerse.
    Brigitte Larguèze : chargée de mission en sciences sociales, RES (Recherche et Sociétés).
  • [1]
    Concernant les transformations du chômage, on se réfère aux travaux de D. Demazière (2006), sur les évolutions relatives à la précarisation, voir Husson M. (2006) et Cingolani P. (2005). Le rétrécissement du champ d’intervention de l’assurance chômage est notamment analysé par Daniel C. et Tuchszirer C. (1999).
  • [2]
    Fin 2005, 3,5 millions de personnes étaient allocataires des minima sociaux, soit 7,5 % de la population âgée de 20 ans ou plus. La répartition géographique des allocataires du RMI, de l’ASS et de l’API (allocation de parent isolé) recoupe étroitement celle du chômage « ce qui reflète à la fois l’impact du chômage sur la précarité des ménages et le rôle de ce dernier volet d’indemnisation joué par le RMI » (Adjé, Nauze-Fichet, Raynaud, 2006).
  • [3]
    31 % des allocataires percevant le RMI sont inscrits dans ce dispositif depuis plus de cinq ans (Hennion M. ; Nauze-Fichet E. et al., 2006) et plus d’un quart des allocataires de l’ASS ont une ancienneté d’inscription supérieure à quatre ans (Clément, 2006).
  • [4]
    C’est en effet cette question qui est souvent posée dans les enquêtes sur la solidarité familiale, lesquelles concluent – dans leur majorité – qu’en aucun cas la famille ne pourrait se substituer à l’État et réciproquement. Voir en particulier les travaux de Herpin et Déchaux (2004), Chauvière et Messu (2003), Paugam et Zoyem (1997).
  • [5]
    Qu’il s’agisse de ressources provenant des cercles amicaux, locaux, des circuits caritatifs ou celles issues du travail précaire déclaré ou non déclaré.
  • [6]
    Cohen V., Larguèze B., Leroux M., (2005), Trajectoires biographiques, stratégies et aménagements identitaires d’allocataires de minima sociaux, rapport final, Paris, Drees et RES (Recherche et Sociétés).
  • [7]
    Cette enquête nationale a été menée en 2003 auprès d’un échantillon de 5 000 personnes allocataires de l’ASS, du RMI, de l’API et de l’AAH (allocation aux adultes handicapés) et a été cofinancée par la Drees, l’Observatoire de la pauvreté et de l’exclusion sociale, la Cnaf, la Dares, le Cerc et la Caisse des dépôts et consignations. Pour une synthèse des résultats, voir notamment Belleville-Pla (2006), Gloukoviezoff et Monrose (2004), Gilles et Loisy (2005).
  • [8]
    L’échantillon de l’enquête nationale « a été tiré dans un “stock” de bénéficiaires à une date donnée : il surreprésente donc les personnes depuis longtemps allocataires » (Belleville-Pla, 2004a).
  • [9]
    Par logiques d’ajustement, nous entendons, la manière dont les individus tentent de reconstruire des protections, à travers des réseaux (familial, amical, de voisinage, associatif mais aussi professionnel) et à partir des ressources déjà existantes, potentiellement mobilisables et d’autres à inventer dans un environnement à chaque fois spécifique mais toujours contraint. Les modalités renvoient plus précisément aux pratiques mises en œuvre pour survivre (travail non déclaré ou précaires, troc, entraide, économie du quotidien, etc.).
  • [10]
    Dans le cadre de l’échantillon enquêté, les jeunes vivant en couple sont ici sous-représentés.
  • [11]
    Les échanges de services peuvent également se déployer en dehors d’une aide au logement notamment lorsqu’un voisinage résidentiel permet, à travers cette proximité, une relation proche qui structure le quotidien des uns et des autres et instaure une réciprocité dans les services rendus : repas pris en commun, covoiturage, entretien du jardin et partage des récoltes, menus cadeaux…
  • [12]
    « 17 % des bénéficiaires du RMI et 12 % des allocataires de l’API et de l’ASS » sont en situation d’hébergement (Belleville-Pla, 2006).
  • [13]
    Il s’agit d’une forme de solidarité familiale renvoyant spécifiquement à « la logique de la maisonnée » définie par Florence Weber (2002) comme « le regroupement géographique de personnes interdépendantes pour leurs besoins vitaux ».
  • [14]
    Celui-ci se décline différemment selon l’inscription résidentielle. Le sous-prolétariat rural est représenté par des parents ouvriers agricoles ou métayers et le sous-prolétariat urbain recouvre des familles monoparentales vivant de ménages non déclarés, de vente occasionnelle de légumes sur les marchés ou encore de prostitution.
  • [15]
    Nous utilisons le terme de « supports sociaux » tel que Robert Castel le définit : « des réserves qui peuvent être de type relationnel, culturel, économique, etc. et qui sont les assises sur lesquelles peut s’appuyer la possibilité de développer des stratégies individuelles » (Castel et Haroche, 2001).
Français

Résumé

En s’appuyant sur un corpus d’entretiens réalisés avec des allocataires de minima sociaux, en début et en fin de parcours professionnel, cet article s’intéresse aux situations d’allocataires inscrits depuis plusieurs années dans les dispositifs d’assistance (RMI, ASS, API). Il rend compte des ajustements réalisés par ces derniers pour aménager leur existence matérielle et reconstruire des protections minimales. Celles-ci dépendent non seulement de l’importance et de la nature de l’entraide familiale mais également de l’inscription dans des réseaux diversifiés et du cumul de ressources variées. L’étude de situations différenciées permet de montrer l’inégalité et la précarité des recompositions à l’œuvre. Elle souligne, par ailleurs, que cette quête de protections relève d’un véritable travail de mobilisation individuelle, lui-même instable et fragile.

Bibliographie

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Valérie Cohen
Maître de conférences à l’université Lille 1. Ses recherches et ses publications portent principalement sur les transformations du salariat (chômage et précarisation de l’emploi) et ses implications en matière d’insertion, de protection sociale et de mobilisations individuelles et collectives.
Brigitte Larguèze [*]
Chargée de mission en sciences sociales au bureau d’études « Recherche et Société » (RES), autour de thématiques se rapportant notamment aux logiques d’exclusion tant sur le plan scolaire que social. Elle a réalisé des travaux ou collaboré à des recherches portant plus spécifiquement sur la pauvreté ou en lien avec celle-ci.
  • [*]
    Valérie Cohen : maître de conférences en sociologie, Lille 1, Clerse.
    Brigitte Larguèze : chargée de mission en sciences sociales, RES (Recherche et Sociétés).
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/03/2010
https://doi.org/10.3917/rfas.071.0085
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