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Vichy et l’ordre moral, de Marc Boninchi (préface de Gérard Noiriel), Presses universitaires de France, 2005, 319 pages

1Il y a trente ans, un historien américain, Robert Paxton osait soulever le couvercle du chaudron où bouillonnaient les passions françaises des années 1940-1944, en donnant sa vision du régime politique installé puis maintenu par le maréchal Pétain. La « France de Vichy » [1] de Paxton fut elle-même revisitée, notamment par Stanley Hoffmann ou Jean Pierre Azéma, qui parla alors de « révolution paxtonienne » [2]. Selon la lecture de Paxton, il ne s’agit plus de mettre en cause le seul occupant allemand, mais d’observer aussi la politique propre de « l’État français », marquée par une rupture pleinement assumée avec la République et par la mise en place et l’application d’une collaboration d’État, où cette dernière devient d’ailleurs une des conditions de réalisation de la « révolution nationale » proclamée par le régime.

2Ainsi brisé le cliché d’un maréchal Pétain jouant un double jeu avec Hitler pour épargner des maux à la France, un courant historique fécond a pu multiplier désormais les travaux [3].

3Toutes les disciplines ont leur place dans cette résurrection de la mémoire. Le travail dont on rend compte ici est celui d’un historien du droit, Marc Boninchi, aujourd’hui chercheur CNRS au laboratoire « Droit et changement social » de l’université de Nantes. Sa thèse, remaniée, a été publiée à la fin de 2005 aux Presses universitaires de France, sous le titre Vichy et l’ordre moral. Elle mérite, par sa qualité mais avant tout par sa problématique, d’inciter les acteurs du social fidèles de la Revue française des Affaires sociales à s’interroger, à la lumière des 315 pages de l’ouvrage dont pas une n’est pesante, sur la gestation et l’application des politiques publiques. Un regret toutefois : l’absence d’une bibliographie, au besoin sélective, qui aurait permis au lecteur curieux mais non spécialiste de guider ses lectures.

4Étudiant la manière dont ont été d’abord conçues puis appliquées, entre 1940 et 1944, les réformes législatives les plus marquantes intervenues à propos de l’adultère, de l’abandon de famille, de l’homosexualité, de la prostitution, de l’avortement et de l’alcoolisme, l’auteur démontre, calmement, méthodiquement mais avec les ressources des archives à l’appui, qu’il y a, dans ces domaines où le triptyque « Travail, Famille, Patrie » aurait pu laisser entendre un déferlement crypto fasciste ou, à tout le moins, bien-pensant, une grande continuité entre IIIe République, régime de Vichy, Libération et IVe République.

5Pour autant, Marc Boninchi n’a certes pas pris la posture du négationniste ou du réhabilitateur comme il s’en trouve trop dans une époque où la connaissance même de l’Histoire reflue. Tout au contraire, il s’est appuyé, sans parti pris initial, sur un fonds d’archives inédites, versé en 1995, par la Direction des affaires criminelles et des grâces du ministère de la Justice, complétant fort utilement des matériaux déjà connus ou exploités.

6Avant de tenter de savoir pourquoi Vichy n’a pas été le champion du combat « moralisateur » tant attendu par les corps sociaux qui ont tenu le régime sur les fonds baptismaux en juillet 1940, Marc Boninchi apporte sa pierre à l’étude du « policy making » dans un contexte de crise : pourquoi et comment fait-on des lois dans un pays occupé, où le législateur républicain a été récusé ? Ses réponses, et cela est son originalité, écartent l’histoire politique sur laquelle Paxton s’était focalisé, sans doute à l’excès. Ceci implique de montrer, comme l’indique son préfacier, Gérard Noiriel, que « même dans un régime où le Chef de l’État détient les pleins pouvoirs, il existe des sphères d’action autonomes qui ont leur propre logique et leur propre temporalité ». À ce même titre, s’il écarte le jugement moral sur l’action passée, il fournit les matériaux sur les raisons de ce qu’il pense être une résurgence de la problématique de l’ordre moral dans la France d’aujourd’hui.

7Mais Marc Boninchi rencontre un autre débat très vif : le régime de Vichy illustre-t-il l’une des trois droites identifiées en France par René Rémond sur la longue période, la droite orléaniste [4] ? Cette classification, étayée par la communauté de référence à l’ordre moral entre le président Mac Mahon et le maréchal Pétain à soixante-dix ans de distance, fait cependant bon marché d’un changement majeur : l’interventionnisme de l’État dans la sphère familiale, qui la rend donc non pertinente.

8Naturellement, l’auteur ne peut éluder une réflexion sur le concept de « révolution nationale » et sur ses implications : la volonté de mettre à bas les valeurs emblématiques de la république « liberté, égalité, fraternité », remplacées par la devise des Croix de Feu « travail, famille, patrie » mais après que les pleins pouvoirs constitutionnels ont été votés au maréchal Pétain. Peut-être son travail a-t-il été allégé ici, mais il nous semble un peu rapide cependant. Mais il cadre bien la stratégie à l’œuvre. « Le régime de Vichy ne pouvait asseoir sa légitimité qu’en opérant une rupture symbolique avec le régime qui venait de s’effondrer. Il ne pouvait construire sa propre identité et rendre crédible son projet de rénovation nationale qu’en accentuant sa singularité et en dissimulant la part de continuité qui l’unissait à l’ordre ancien. Il lui fallait se désolidariser de tous les actes accomplis avant la défaite de la France et montrer que les bases du renouveau qu’il se proposait de provoquer reposaient sur des principes à la fois meilleurs et radicalement différents de ceux qui avaient prévalu jusqu’alors ».

9Dans le champ de la protection de la famille, de la natalité et de la moralité sexuelle, il n’en alla pas autrement, à la fois parce que certains hauts dignitaires du régime, comme le maréchal Weygand, y avaient vu une des causes de la défaite et parce que ces thèmes rencontraient les sympathies naturelles de l’Église catholique, et étaient de surcroît, susceptibles de « ratisser large ». Cependant, la mise en œuvre d’une nouvelle politique proclamée passa, après la mise en sommeil du Parlement de la IIIe République, par un nouveau contexte normatif où le rôle central est confié à une administration épurée. Mais Boninchi illustre constamment comment cette « sensation de nouveauté et de radicalité » n’est en fait qu’un trompe-l’œil. Tel juriste, conseiller technique au ministère de la Famille, proclamait dans la presse populaire qu’on avait lancé « une tâche gigantesque » et « un programme immense » puisque « toute la législation française allait être repensée en fonction de la famille », et donc débarrassée de son individualisme corrupteur, pour lutter contre « l’affaiblissement de la race française ». Partout, les effets d’annonce se multiplièrent, tant sous les gouvernements Laval que Darlan, y compris sous les formes les plus sanglantes (décapitation d’une avorteuse de Cherbourg en juillet 1943 (cf. le film de Claude Chabrol de 1988 : « Une affaire de femmes »)). Toutefois, très tôt, dès décembre 1940, les ligues de vertu déchantent lorsque le Gouvernement refuse de fermer les maisons de tolérance. Puis des initiatives répressives en ce sens du ministère de la Famille furent bloquées par celui de la Justice.

10Plus significatif, dès le 6 septembre 1940, le ministère de la Famille [5] disparaît, remplacé par un service administratif du ministère de l’Intérieur. Sous les pressions, il est rétabli, le 23 février 1941 mais comme secrétariat d’État.

11Quoi qu’il en soit, l’auteur rappelle qu’à la veille de la guerre, c’est le gouvernement d’Édouard Daladier qui fit adopter les 170 articles du Code de la famille par décret-loi du 29 juillet 1939, préparé déjà loin des parlementaires et qui guida l’action administrative sous Vichy. Comble de la confusion, on y trouve déjà un titre 2, Chapitre 3 sur « La protection de la race », qui, avec les autres, fit l’unanimité de la presse, du Figaro à L’Humanité. Mais lorsqu’il observe ensuite l’activité spécifique des organes spécialisés créés par Vichy, l’auteur souligne leur très faible rôle comme facteur d’impulsion. Le Conseil national ne s’intéressa guère à la famille. Un pléthorique Comité consultatif de la famille française ne tint que deux réunions, avant de se muer en non moins léthargique Conseil supérieur de la famille. Au plan administratif, l’homme clé de la période semble avoir été Philippe Renaudin, conseiller d’État, proche de Raphaël Alibert… et père de six enfants, qui fut nommé en septembre 1941 commissaire général à la Famille. Modéré dans sa gestion, il est réputé avoir freiné la fougue de ses services, et permit l’intégration, sans grande difficulté de son administration dans les cadres issus de la Libération. À vrai dire « la légèreté des services administratifs dépendants du Commissariat général à la famille (moins de vingt agents d’exécution), sa nouveauté dans le paysage administratif et le manque d’expérience de la plupart de ses membres affaiblirent considérablement l’efficacité de son action, déjà entravée par l’action des autres ministères ». À ce titre, en effet, Philippe Renaudin n’avait pas accès au Conseil des ministres et ne pouvait peser que si son ministre de tutelle y était lui-même prêt. Les dotations budgétaires ne traduisaient pas davantage une priorité pour l’ordre moral et la famille, le Commissariat général à la famille disposant d’un budget vingt fois moins important que celui des Sports.

12On conçoit de la sorte que, privées d’impulsions du sommet, les administrations traditionnelles retrouvèrent une marge d’action à laquelle elles n’avaient guère été accoutumées sous la République passée avec, comme véritable originalité, leur pilonnage par des rapports envoyés par ce qu’on appellerait aujourd’hui « la société civile ». L’inexpérience politique des cabinets ministériels et la mise sur la touche des parlementaires laissaient en effet la part belle à ce type de requêtes et aux administrations qui les recevaient, comme la Direction des affaires criminelles et des grâces pour le ministère de la Justice. « L’analyse des archives montre que la plupart des affaires touchant à la natalité ou à la morale publique furent directement traitées “par ce bureau”, c’est-à-dire par un chef de service flanqué de six magistrats… sans qu’il soit fait appel à l’arbitrage du garde des Sceaux ou des membres de son cabinet ». Les dossiers instruits par les magistrats passaient au chef de service ou au directeur. Le ministre ne s’opposait que très rarement aux recommandations de ses services. Ainsi, à l’opposé des traditions républicaines « en matière d’ordre moral, les textes élaborés par les administrations de Vichy furent adoptés dans la presque totalité des cas selon une procédure de nature ascendante. Des propositions furent adressées à l’administration qui décida (ou non) de les instruire et de les mettre en forme avant de les transmettre à titre de “suggestion” au ministre intéressé, seul compétent pour provoquer la saisine du Conseil des ministres ». Tel a été le cas pour la loi du 23 août et celle du 24 septembre 1941 [6] contre l’alcoolisme, la circulaire du 25 avril 1942 sur la répression de l’adultère, la loi du 25 juillet 1942 sur l’abandon de famille, celle du 6 août 1942 modifiant l’article 334 du Code pénal, celle du 23 décembre 1942 protégeant la dignité des foyers loin duquel l’époux est retenu par suite des circonstances de guerre, la loi du 2 mars 1943 contre les souteneurs, enfin la circulaire du 21 juin 1943 sur la répression de l’adultère des femmes de prisonniers de guerre, soit la majorité des textes régissant l’ordre moral sur la période. « La plupart des lois de Vichy furent adoptées sans véritable débat en Conseil des ministres et signées en fin de séance par un Maréchal impressionné par l’attitude de ses ministres et qui signait souvent sans lire » comme l’écrit en 1946 Henri du Moulin de Labarthète.

13Le changement des présidents du Conseil n’influa guère sur le rôle second des dispositions liées à l’ordre moral, de 1940 à 1944.
Le livre de Marc Boninchi illustre alors son propos par le cas spécifique et détaillé de la répression de l’adultère (chapitre 2), celle de l’abandon de famille (chapitre 3), celle de l’homosexualité (chapitre 4), de la prostitution (chapitre 5), la lutte contre l’alcoolisme (chapitre 6), et enfin contre l’avortement (chapitre 7) qui vérifient parfaitement son hypothèse de départ, sauf pour ce dernier point, où le recours à la justice d’exception comme le Tribunal d’État (loi du 15 février 1942) et à la peine de mort (deux cas) méritent d’être notés.

14Bref, dans des domaines où on aurait pu penser trouver l’application déterminée de mesures mûrement pensées, l’ordre moral traduit dans les textes de Vichy ne révèle en aucune manière une politique d’ensemble. Après des effets d’annonce, il débouche sur une plate reprise de bien des dispositifs initiés en 1939 par le Code de la famille ou avant, corrigés marginalement par des facteurs conjoncturels. Lorsque des mesures se veulent plus radicales (la castration des homosexuels prévue par un magistrat de la Direction des affaires criminelles), elles sont écartées au nom des principes chrétiens.

15Au moment de conclure, l’auteur nous entraîne sur deux pistes stimulantes :

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  • tout d’abord, selon lui « l’enseignement le plus tangible de [son] étude touche à l’efficacité respective des techniques de répression, dont l’analyse permet de comprendre que les méthodes les plus douces ne sont pas nécessairement les moins efficaces et que tout pouvoir garde quelque intérêt à respecter les principes juridiques traditionnels » ;
  • ensuite à la Libération, la législation de Vichy fut passée au crible [7] : le plus grand nombre de textes survécurent, dans le champ de la politique de la famille comme dans bien d’autres et continuèrent à être appliqués, parce que les priorités familialistes et natalistes étaient inchangées. On va parfois même au delà : on ferme ainsi en 1946 les « maisons de tolérance » ce que Vichy n’avait pas cru pouvoir oser. De même, des tableaux très intéressants qui émaillent le livre montrent, sur bien des sujets, une politique judiciaire plus répressive après la Libération.
Au demeurant, seize ans après la chute du régime de Vichy, une majorité de députés vote la loi n° 60773 du 30 juillet 1960 classant encore la prostitution, l’alcoolisme et l’homosexualité parmi les fléaux sociaux.
Ultime clin d’œil impertinent de l’auteur : alors que la loi « Perben II » institue un délit de zoophilie puni de deux ans d’emprisonnement, il rappelle qu’une proposition identique avait été écartée par le très vichyste garde des Sceaux Joseph Barthélémy au profit d’une mesure « plus modérée ».
Qui opposera après cela la « déraison » des régimes autoritaires à la « sagesse » des régimes démocratiques ? Il ne reste au fond qu’une seule règle de conduite : vigilance, aujourd’hui comme hier.

Notes

  • [1]
    1973, Éditions du Seuil.
  • [2]
    Fishman S., sous la direction de, (2004), La France sous Vichy. Autour de Robert Paxton, Bruxelles, Éditions Complexe, 321 p.
  • [3]
    Voir par exemple Rousso H., (1990), Le syndrome de Vichy de 1944 à nos jours, coll. « Points Histoire », Le Seuil.
  • [4]
    Reinard R., (2005), Les droites aujourd’hui, Éditions Audibert.
  • [5]
    Le premier du nom avait été créé par Paul Reynaud le 5 juin 1940, au cœur de la défaite.
  • [6]
    Qui se heurta vainement aux protestations du ministre des Finances.
  • [7]
    Cf. Rémy D., (1992), Les lois de Vichy, Éditions Romillat, 255 p.
Patrick du Cheyron
Politiste, chargé de mission à la Mission Recherche de la Drees
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/03/2010
https://doi.org/10.3917/rfas.071.0153
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