Introduction
1 Qu’entend-on par État social ? La plupart du temps, c’est une définition assez étroite qui est retenue : on désigne par là le système de protection sociale, en élargissant parfois l’analyse au droit du travail [2]. Il peut sembler pourtant pertinent de retenir une acception plus large en intégrant quatre piliers : la protection sociale et le droit du travail, mais aussi les services publics et les politiques macroéconomiques de soutien à l’activité et à l’emploi. Cette acception large présente un double avantage. En premier lieu, elle invite à saisir la cohérence d’ensemble de la révolution intervenue au XXe siècle en matière de régulation économique et sociale. En second lieu, elle permet d’insister sur le fait qu’on ne dispose pas d’une théorie de l’État social. Des linéaments existent certes, mais de théorie pas à proprement parler (Ramaux, 2006a).
2 La référence aux catégories de l’assurance et du risque est-elle susceptible de fonder une théorie de l’État social ?
3 Cette référence est sans conteste pertinente pour rendre compte de la genèse de l’État social. On peut, en particulier, considérer que ces catégories ont été au cœur du schème de justification sans lequel l’État social n’aurait pu éclore. Face au diagramme libéral dominant au XIXe siècle, elles ont permis d’ouvrir un nouveau monde sans qu’il ait été nécessaire de rompre totalement avec le paradigme de la responsabilité qui est au cœur de ce diagramme. La démonstration proposée par F. Ewald (1986) est ici convaincante. La reconnaissance du mal comme mal social et des risques comme risques sociaux introduit une rupture d’ensemble dans la représentation que la société se fait d’elle-même. Rupture qui appelle et légitime l’intervention publique : la reconnaissance des accidents du travail comme risques sociaux, imputables à personne – si ce n’est à la société elle-même –, permet de sortir de la responsabilité pour faute individuelle et légitime l’intervention de la société dans le champ du social. La reconnaissance des risques sociaux inaugure ce faisant une nouvelle ère : celle où la société se trouve fondée à intervenir dans le champ économique avec des visées sociales, non pour surmonter des imperfections sur les marchés, mais en fonction d’une positivité propre. Rupture dans la continuité cependant dans la mesure où la référence au registre de la responsabilité demeure. Si les risques sociaux engagent une forme radicalement nouvelle – puisque sociale – de responsabilité, ils ne relèvent pas moins de ce registre.
4 Ce qui vaut pour le risque, vaut pour son doublon, l’assurance. Penser l’État social qui naît sous la forme de l’assurance sociale évite, à nouveau, une rupture trop franche avec le paradigme libéral. Ainsi, dans les années 1880, « l’assurance va se trouver promue au service de politiques concurrentes, qui vont s’affronter sur la question de son organisation : les libéraux y verront […] une solution au problème des accidents du travail sans qu’on ait à toucher au régime juridique de la responsabilité ni aux principes éternels de la liberté ; le patronat […] la possibilité d’une réforme du régime du patronage ; […] et les républicains réfléchiront à travers sa technologie une nouvelle stratégie de la sécurité civile » (Ewald, 1986, p. 266). Il y a bien, à nouveau, rupture entre les « partisans de la liberté de l’assurance » et ceux qui se prononcent pour une « assurance obligatoire par l’État » (p. 271), mais une rupture que tempère le recours commun au schème de l’assurance.
5 Que les catégories du risque social et de l’assurance sociale aient largement supporté la genèse de l’État social [3] ne fait, au total, guère débat. La référence maintenue à ces deux notions, plus d’un siècle après la loi de 1898, atteste de leur prégnance. Reste à en saisir les limites. La thèse défendue ici est la suivante : si les catégories du risque et de l’assurance sont précieuses pour rendre compte de la genèse de l’État social, elles doivent être dépassées si l’on entend lire ses ressorts les plus profonds. Bref, il ne faut pas confondre généalogie et fondement analytique de l’État social.
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Plus précisément, deux types de critiques peuvent être adressés à la lecture en termes de risque et d’assurance : en rabattant l’État social sur ce qu’on peut appeler l’accidentologie, elle ne permet pas de saisir que sa vocation est, au fond, autre, soit la réalisation d’un certain bien-être social, d’un mieux-être social (première partie) ; elles tendent à réifier l’État social et, partant, à gommer ce qui dans son intervention relève d’une construction proprement politique (seconde partie).
On s’écarte donc sensiblement de la thèse présentée par F. Ewald (1986) dans L’État providence. Non sans raison, puisqu’on y trouve l’une des rares tentatives de combler l’absence de théorie précédemment évoquée, cet ouvrage est considéré comme une référence incontournable. Vingt ans après sa publication, il n’a jamais fait l’objet d’une discussion systématique [4]. Sans se limiter à ce volet, c’est une telle discussion que l’on se propose d’engager dans ce qui suit. L’État social est irréductible au risque et à l’assurance y souligne-t-on. En ayant le souci d’une certaine dialectique, on étudiera comment, sur cette base, il s’articule néanmoins à ces catégories (troisième partie).
Mieux-être social versus risque et accidentologie
7 Né dans les affres des politiques de secours face au paupérisme, l’État social s’est étendu à beaucoup plus et finalement autre chose : garantir, non un simple filet de protection minimale, mais un certain bien-être social, un mieux-être social, soit une véritable transmutation que la notion de risque ne permet justement pas de saisir.
Des politiques minimalistes au mieux-être social
8 Du paupérisme à la sécurité sociale (1850-1940), l’ouvrage de H. Hatzfeld (1971) dans son titre même, désigne bien comment l’État social a à voir, du point de vue de ses origines, avec des politiques d’essence minimaliste. En témoigne aussi l’expression même de secours publics abondamment utilisée à partir de la Révolution française et tout au long du XIXe siècle. Plus précisément, on peut suggérer que les principaux débats quant au statut de l’intervention publique durant le siècle et demi qui sépare la Révolution française de la Seconde Guerre mondiale ont moins porté sur le niveau de protection accordé, conçu comme nécessairement minimal, que sur son champ. Avec une question lancinante, en particulier : faut-il réserver la protection aux seuls invalides nécessiteux ou l’étendre au-delà ? Il a fallu attendre la fin du XIXe siècle pour que cette extension commence à être inscrite en droit positif. Mais à l’image de la loi fondatrice sur les accidents du travail de 1898, où c’est la peau même du travailleur qui est en jeu, cette intervention restera longtemps confinée au strict minimum. À propos du très faible niveau des premières prestations d’assurances retraites, R. Castel (1995) note : « tout se passe ainsi, dans un premier temps, comme si l’assurance avait joué comme un analogon de l’assistance » (p. 299).
9 L’assurance prémunit alors contre les risques de basculement d’une situation vulnérable à une situation misérable. L’obligation même d’assurance porte sur les risques de devoir être assisté. Au-dessus d’un certain plafond de ressources, l’assurance reste facultative, volontaire.
10 L’intervention publique au-delà du secours aux seuls invalides nécessiteux étant acquise, une autre rupture va progressivement et assez pragmatiquement s’affirmer à partir de la Libération : il ne s’agit plus tant de garantir un minimum de ressources qu’un certain développement social, un mieux-être social. On ne parlera plus de politique de secours pour désigner ce programme, mais, par exemple, de sécurité sociale. La définition de la République comme république sociale dans le Préambule de la Constitution de 1946 témoigne de cette extension.
11 Àcompter de 1945 c’est donc clairement une nouvelle visée de l’intervention publique qui s’affirme. L’objectif n’est plus simplement de garantir un minimum vital, mais un certain niveau de vie. Les prestations minimales versées sous conditions de ressources ne disparaîtront pas, de nouvelles seront même créées à l’image du revenu minimum d’insertion (rmi), mais leur part dans l’ensemble des prestations sociales régressera considérablement (moins de 10 % de nos jours) au profit de prestations calées selon le revenu antérieur (pension de retraite, arrêt maladie, assurance chômage, etc.) ou selon les besoins (allocation familiale, remboursement des soins, etc.) [5].
12 Les étapes de cette métamorphose ont été à bien des égards laborieuses. L’Unedic n’a été créée qu’en 1958. La loi « Boulin » qui améliore significativement les pensions de retraite date de 1971. Ce n’est qu’en 1972 qu’une loi rend obligatoire l’affiliation à un régime de retraite complémentaire pour tous les salariés de l’industrie et du commerce. L’allocation de rentrée scolaire n’est créée qu’en 1974, etc. [6] Mais pour laborieuse qu’elle fût, ou plus exactement progressive – ce que cherche précisément à exprimer la notion de mieux-être social –, la métamorphose n’en a pas moins eu lieu.
13 Ce qui est vrai pour la protection sociale l’est pour le droit du travail. Pour ne citer que cet exemple, la transformation, en 1970, du Smig en Smic, indexé sur la croissance du salaire ouvrier, atteste qu’il ne s’agit décidément plus uniquement de maintenir un minimum vital, mais d’assurer, via l’intervention publique, beaucoup plus : la participation de tous aux fruits de la croissance.
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Dans l’optique libérale, comme le souligne Ewald (1986, p. 359), « la sphère des obligations juridiques est limitée au respect des droits d’autrui : le droit ne peut me contraindre qu’à réparer le tort fait à autrui, mais non à lui faire du bien ». Par contraste, on peut soutenir que l’État social oblige « à faire du bien ».
« Progrès social », « développement social », « bien-être social » ou encore « mieux-être social », peu importent les termes retenus, l’essentiel est que tous témoignent d’une visée qui excède dorénavant la simple couverture minimale [7]. Une transmutation que la notion de « risque social » ne permet justement pas de saisir. R. Castel (2001) critique la notion d’État providence en ces termes : c’est « une expression que je n’aime pas beaucoup car l’État social intervient essentiellement comme garant de la sécurité. Ce qui ne traduit pas du tout cette idée un peu molle d’“Etat-providence”, comme si cet État était un distributeur de bienfaits, un pourvoyeur de richesses. Il est plutôt réducteur de risques, c’est-à-dire garant de la sécurité, et sa dynamique a été de réduire de plus en plus largement les risques sociaux ». Quitte à durcir le trait, on peut, au contraire, soutenir que l’État social a bien vocation à être « distributeur de bienfaits », « pourvoyeur de richesses », ce qui, pour le coup, comme on le verra, le conduit aussi à assumer une certaine prise en charge des risques [8].
Par-delà les risques
15 Selon F. Ewald (1986), la catégorie du risque social n’est pas seulement pertinente pour comprendre le processus de légitimation de l’intervention publique au-delà de la simple protection des invalides, elle l’est aussi pour saisir le déploiement ultérieur de l’État social. L’utilisation maintenue de cette catégorie encore aujourd’hui pour désigner les différentes « branches » de la protection sociale semble abonder en ce sens. Si on y réfléchit bien, n’est-il pas cependant inadapté, pour ne pas dire inconvenant, de parler d’un « risque famille » ou même d’un « risque vieillesse » en lieu et place du droit à un certain bien-être que représente, a fortiori avec l’allongement de l’espérance de vie, le droit à la retraite ? Comme le note, P. Concialdi (1999) : « même en élargissant cette notion [de risque] à l’idée de risque social, ce concept ne permet pas de rendre compte des véritables finalités de la protection sociale […]. Plus fondamentalement, la notion de risque n’envisage qu’une des faces, les plus sombres, de la protection sociale […] En d’autres termes, la protection sociale contre les risques n’est qu’un moyen en vue d’une fin plus large et positive, qui consiste, à travers la garantie d’un droit social commun, à favoriser le développement et l’épanouissement des êtres humains » (p. 205).
16 À deux reprises, F. Ewald (1986) lui-même pointe, au demeurant, les limites d’une lecture en termes de risque.
17 Une première fois, lorsqu’il indique que la responsabilité pour risque pose plus de questions qu’elle n’y répond, dans la mesure où elle désigne « un pur rapport » qui peut recevoir une infinité de formes : « la répartition sociale de la charge des dommages » « n’est pas fondée en nature ; sa validité dépend de son utilité, de son adaptation aux besoins sociaux. Ceux-ci ayant changé, le rapport de responsabilité doit lui-même se transformer. En quoi ? On va répondre en responsabilité pour risque, sans bien s’apercevoir que la question n’est que la répétition de la même question. L’idée de risque ne désigne pas en effet cette raison pour laquelle le rapport de responsabilité devrait dorénavant s’établir ainsi ou autrement, mais seulement cette tautologie que la responsabilité n’est, juridiquement, qu’un rapport d’obligation ». D’où cette conséquence : « la notion de répartition des risques ne dit pas le droit ; elle ouvre plutôt un grand vide dans la raison juridique. Ce vide, cette béance, seul le législateur pourra les combler. Mais sans raison, en quelque sorte d’autorité, en fonction d’objectifs sociaux qui ne se mesurent plus eux-mêmes sur aucune objectivité » (p. 357).
18 Une seconde fois, et sous un autre angle, lorsqu’il indique que « la notion de besoin donne à la Sécurité sociale un domaine quasi illimité. En effet, le besoin, même social et surtout social, est une notion “contingente et essentiellement relative” [9]. Qu’est-ce qu’un besoin ? […]. À la différence du risque qui, par principe, est limité à ce que le groupe peut allouer dans l’éventualité de sa réalisation, le besoin est fondamentalement illimité […]. Il n’y a pas d’objectivité du besoin social ; le besoin […] est marqué d’un arbitraire constitutif », il « se décrète », « il n’y a pas de besoins sociaux sans normes, sans une décision politique ». Et « corrélativement il y a une “dynamique des besoins sociaux” […] une tendance à ce qu’ils s’étendent et se multiplient ». D’où cette limite même de la notion de risque qui « ressort […] de l’impossibilité où l’on est de définir objectivement le risque couvert par la Sécurité sociale, c’est-à-dire le risque social : par une tautologie nécessaire, est “risque social” ce qui est couvert par la Sécurité sociale » (p. 401).
19 Le risque social est donc une simple tautologie. On ne saurait mieux désigner la limite d’une catégorie. Loin de systématiser en ce sens son propos, F. Ewald (1986) referme rapidement la parenthèse en ramenant sa lecture de l’État providence au risque. Sans que l’auteur ne parle encore à son propos de « valeur des valeurs » [10], le risque est même déjà largement hypertrophié dès l’ouvrage de 1986. Momentanément ravalé au rang de simple tautologie, le risque est ainsi, quelques pages plus loin, élevé au rang de « mode d’être collectif de l’homme en société » (p. 425). Avec la reconnaissance des accidents du travail comme risques sociaux, « la voie était ainsi ouverte pour l’universalisation de la notion de risque qui caractérise le XXe siècle et notre modernité […], le risque a acquis une sorte de statut ontologique. La vie est désormais marquée d’une précarité essentielle » (p. 426).
20 On peut s’interroger sur le sens de cette liaison, effectivement nécessaire, entre risque, précarité et, au-delà, entre « société du risque » (Beck, 1986 ; Ewald et Kessler, 2000) et insécurité sociale (cf. Ramaux, 2006a). Contentons-nous, ici, de pointer trois limites de cette focalisation sur le risque.
21 • Première limite : elle ne permet pas de rendre compte du saut qualitatif que représente le passage, précédemment évoqué, d’une protection minimale à des prestations garantissant un certain bien-être. Il n’est de ce point de vue pas anodin que la question du niveau des prestations soit étonnamment peu évoquée dans L’État providence de F. Ewald (1986). La définition en termes de risque social ne donne en effet aucune clef pour lire cette question pourtant essentielle. Une fois décrété que la retraite, par exemple, est un risque, celui-ci est aphone pour dire à quel niveau doivent s’établir les pensions. On ne sort décidément pas de la tautologie.
22 • Seconde limite : le risque évoque nécessairement un dommage, un mal, un préjudice, une victime. Son ontologie est celle de l’accident. F. Ewald (1986) insiste sur la place centrale du mal dans la pensée libérale. Selon celle-ci, « gagner sa sécurité est une exigence de la liberté. La sécurité ne saurait donc être un droit, mais seulement un devoir […]. L’atteindre est la sanction d’une lutte […], de l’exercice d’une vertu, de la vertu libérale par excellence : la prévoyance », qui seule permet à l’homme de « cesser de vivre au jour le jour » (p. 67). Le mal, dans la pensée libérale, joue donc « le rôle de premier moteur individuel », il « pousse chacun […] à poursuivre indéfiniment son propre perfectionnement », il est un « salutaire effroi » comme le souligne Le Play (Ewald, 1986, p. 86). De façon convaincante, F. Ewald pointe ensuite la rupture qu’a constituée, à cet égard, la reconnaissance du mal, de l’accident, comme mal social via la catégorie du risque. Reconnaître les risques comme risques sociaux, c’est reconnaître que le mal, l’accident, est aussi dans la société, et que celle-ci est donc non seulement fondée mais appelée à intervenir pour y répondre. Une rupture donc. Mais une rupture qui s’accompagne, à nouveau, d’un soupçon suffisant de continuité pour assurer la légitimité de la transition de l’ordre libéral à un autre. Avec le risque social, le mal n’est pas totalement évacué. À l’instar de la responsabilité, il devient social. Rupture avec continuité donc. Mais qui pose à nouveau une question : ce qui a indéniablement valu comme catégorie transitoire, comme schème de justification pour assurer la rupture sans excès avec le libéralisme économique, vaut-il au-delà ? Dit autrement : peut-on, sans considérablement réduire le champ de la protection sociale et plus encore de l’État social, ramener l’un et l’autre à la protection contre le mal, fût-il social ?
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Raisonner en termes de mal ou d’accident, c’est s’interdire d’appréhender les droits sociaux qui, à l’évidence, n’y répondent pas (maternité, congés payés, congés pour droit syndical, etc.). C’est s’interdire de saisir la différence entre couverture « minimale », le « dos au mur » en quelque sorte, et prestations visant à garantir un certain bien-être. C’est transformer le bénéficiaire de droits sociaux en victime ayant droit à indemnisation pour préjudice, sans d’ailleurs ne rien dire sur le montant de cette indemnisation. Bref, c’est confiner l’État social à l’accidentologie si on désigne par-là, selon une acception extensive, toute pensée focalisée par la figure de l’accident. F. Ewald (1986) indique que « l’assurance, à travers la catégorie de risque, objective tout événement en accident » (p. 173). Il ajoute que « le libéralisme est lié à une expérience particulière du mal qui prend la forme de l’accident […]. L’accident est la forme du mal qui est liée à l’objectivation libérale de la liberté » (p. 86-87). On peut s’accorder avec lui sur ces deux points. Et s’interroger en conséquence : en se refusant à sortir de l’accidentologie, F. Ewald n’est-il pas, dès l’État providence, resté prisonnier du schème intellectuel du libéralisme, alors même qu’il se proposait alors d’en pointer les limites ?
• Troisième limite : les catégories du risque et de l’assurance sont dans tous les cas incapables de rendre compte de l’unité d’ensemble de l’État social. Il est symptomatique, à cet égard, que l’État providence ne porte en fait quasi exclusivement que sur la protection sociale. Car si l’on peut, non sans contorsion, s’employer à lire celle-ci sur le mode univoque du risque, on ne peut guère le faire pour le droit du travail, ni a fortiori pour les services publics. La loi sur les accidents du travail de 1898 a certes contribué à fonder le droit du travail (cf. Supiot, 1994). On ne peut cependant aujourd’hui réduire ce droit au risque. Comment appréhender, par exemple, le droit aux congés payés ou bien encore aux 35 heures ? Comme la réponse au risque de ne pas reproduire suffisamment sa force de travail ? La tautologie deviendrait pur sophisme. Et ce qui est vrai pour le risque l’est plus encore peut-être pour son ombre portée : l’assurance. À l’inverse de la protection sociale, le droit du travail est en effet largement étranger au concept d’assurance. On parle bien encore d’assurances sociales, mais on ne parle pas, pour désigner le Code du travail, d’« assurance travail », ni d’« assurance publique » pour les services publics.
Pointer la rupture entre protection minimale contre les risques sociaux, telle qu’elle s’établit à la fin du XIXe siècle, et politique de mieux-être social telle qu’elle s’affirme à partir de 1945 n’est pas qu’affaire d’histoire. Ou plutôt l’histoire dont il s’agit est aussi une histoire présente. Le modèle de protection anglo-saxon (même si c’est avec des nuances dans les faits notamment en matière de santé en Grande-Bretagne) offre ainsi une protection foncièrement minimale, la protection au-delà étant confiée au privé selon une logique de financiarisation (cf. notamment Friot, 1998 et 1999). De même, un certain nombre de réformes au cours des dernières années en France visent au recentrage de la protection sociale vers une couverture minimale en prenant appui sur le double registre de la « contributivité », d’une part, et on a là une référence explicite au registre assurantiel, et de la « sélectivité », d’autre part (Concialdi, 1999).
Définition politique versus réification par l’assurance
24 Dès lors que la société se reconnaît une responsabilité sociale – avec les obligations sociales qui en découlent –, s’ouvre un nouveau champ d’intervention qui lui-même induit une nouvelle forme d’intervention publique. Nouveau champ, celui des besoins sociaux. Nouvelle forme, avec la définition proprement politique de ces besoins et des dispositions (prestations sociales mais aussi règles du droit du travail) à mettre en œuvre pour les satisfaire. Dans droits sociaux (et sécurité sociale), le social intervient en quelque sorte doublement : non seulement c’est la société qui garantit des droits, mais c’est elle qui en délimite le périmètre. La définition des droits et de la sécurité devient elle-même sociale.
25 Or, c’est cette logique proprement politique, et à ce titre nécessairement conflictuelle, soulignée par F. Ewald (1986) lui-même, que l’on peut juger largement invisibilisée par la référence maintenue au risque et à l’assurance [11]. Cette réification opère, en particulier, à deux autres niveaux : celui du rapport nécessaire de l’assurance au capital et à la technique actuarielle.
De la définition politique des droits sociaux
26 À plusieurs reprises, F. Ewald (1986) non seulement reconnaît, mais insiste sur la définition proprement politique des droits sociaux portée par la logique de l’État social. « L’institution de l’État providence sonne le glas des doctrines du droit naturel », ouvre la voie à l’« autogestion » de la société (p. 375). La rationalité qui domine est dorénavant une « rationalité purement politique » (p. 401). Preuve de ce primat du politique, « la mesure de l’indemnité ne se trouve plus dans l’objectivité du préjudice, mais dans une certaine obligation que la société se reconnaît envers certains de ses membres. La mesure est variable ; elle […] n’est autre qu’un rapport social […], son montant est déterminé par la somme que la société […] pourra consacrer à la réparation des dommages. Le risque professionnel, le tarif n’est autre que la clef de répartition de cette somme “sociale” » (p. 292). Avec le droit social, il n’y a plus de référent extérieur (les droits naturels notamment) pour supporter le droit. Celui-ci fait l’objet d’une définition politique, il énonce moins des principes que des règles toujours changeantes. Le droit devient « obsolescent » : alors qu’il « était possible de penser la clôture du Code civil », « il n’y a pas de sens à vouloir achever quelque chose comme un Code du travail ou un Code de la Sécurité sociale » (p. 485). À défaut de référent extérieur, objectif, c’est la norme qui devient « la forme moderne du lien social » (p. 584), sachant que cette « norme est fille d’une société conflictuelle » (p. 594). Elle est objet de négociations, de conflits. Avec elle et à travers elle, l’État providence « institue le politique comme fixant la valeur des valeurs ». L’ordre de la norme est celui de la « politique souveraine » (p. 597). Par opposition à la notion de « juste prix » qui reposait sur l’idée d’une « objectivité de la valeur », d’un ordre « fondé dans les choses », le droit social recherche le « prix juste ». Celui-ci ne « correspond pas à la valeur intrinsèque de la chose », il est le résultat d’un jugement social ; « il n’y a jamais de valeur que subjective ». Dorénavant, le « prix juste est l’expression de la norme », le prix est « non plus le prix naturel mais le prix normal » (p. 585-586).
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On est a priori fort éloigné de toute réification.
Dès l’ouvrage de 1986, F. Ewald énonce cependant une crainte, une réserve face à ce nouveau monde où « tout est politique » (p. 597). La problématique des droits sociaux « confie à une instance totalisante le pouvoir exorbitant de décider au nom de tous ce qui est le bien de chacun » (p. 25). Comme en écho à F. Bastiat, il évoque une « crise de la solidarité », « liée au rabattement du juridique sur le politique ». Une crise qui renvoie à l’interrogation suivante : « une société peut-elle vivre dans un rapport purement politique à elle-même, sans un accord explicite sur le juste et l’injuste dans les rapports d’obligation » (p. 385-386) [12] ? On peut objecter que cette interrogation peut, pour le coup, être opposée à tout projet qui place en son cœur la souveraineté démocratique. Quoi qu’il en soit, on peut surtout soutenir que le paradigme assurantiel que fait sien F. Ewald (1986) peut être aussi lu comme un moyen d’atténuer ce « gouffre politique ».
Répartition politique versus capitalisation
28 F. Ewald l’indique lui-même : « l’assurance est fille du capital » (p. 182), elle « est la source proprement capitaliste de la solidarité » (p. 185).
29 La notion de risque et les premières assurances sont apparues à la fin du Moyen Âge avec l’assurance maritime : « le risque désignait alors l’éventualité d’un danger objectif », « qu’on ne pouvait imputer à une faute » (p. 425), puisque les tempêtes étaient en cause. Mais plus que cette dimension, c’est le fait que la mer échappe à l’emprise féodale qui explique que l’assurance ait d’abord été maritime. Si l’on suit J. Halpérin (auquel se réfère F. Ewald) : « le seul domaine qui permettait de s’évader de la rigide armature féodale était la mer. Le fondement du monde féodal est d’essence foncière ; la mer, elle, échappe à la hiérarchie sociale ou politique ; elle n’est soumise à aucune autorité étatique ou gouvernementale. Rien de moins féodal que la mer » [13]. Plus précisément encore, J. Halpérin souligne que « l’assurance est née de la lutte simultanée contre l’insécurité maritime et contre la législation canonique en matière d’argent ». Surgeon de la logique du capital, l’assurance est née comme moyen de contourner la prohibition par l’Église du prêt à intérêt. D’où ce jugement de portée non négligeable : « ce n’est pas sur la base du sentiment de solidarité mais dans l’esprit de lucre et de gain que l’assurance est apparue » [14].
30 Le risque, dès lors qu’il relève de l’assurance, a pour caractéristique d’être un capital. Alors que la responsabilité pour faute, dans l’ordre juridique, vise à la réparation de l’intégralité du dommage, ce n’est pas le dommage que couvre l’assurance, mais « un capital dont l’assureur garantit la perte » (Ewald, 1986, p. 177) [15].
31 Fille du capital, l’assurance ne l’est pas nécessairement restée, pourrait-on nous rétorquer, dès lors qu’elle est devenue sociale. Mais la sécurité sociale elle-même, fille incontestable des assurances, l’est-elle restée ?
32 On peut juger que la fiction assurantielle, liant certaines prestations au statut de cotisant, a du bon du point de vue de la logique de l’État social, dans la mesure où elle assoit sa légitimité, lui assure une certaine automaticité (cf. Ramaux, 2006b). Mais c’est bien d’une fiction qu’il s’agit.
33 F. Ewald note lui-même que le droit social « permet de penser le rapport social sous l’angle d’une répartition des avantages et des charges. Avec ceci qu’à la différence de la pratique de l’assurance, il n’existe pas dans la société une juste proportion entre ce que l’on a investi et ce que l’on reçoit » (p. 327). En toute rigueur, puisque différence de pratique il y a, doit-on continuer à penser la protection sociale sur le mode de l’assurance ? Loin de conclure en ce sens, F. Ewald insiste au contraire sur la filiation qui existe entre les assurances sociales et les assurances en général, sur l’inscription des assurances sociales dans le paradigme de l’assurance. « On a l’habitude de séparer l’étude des assurances […] et celle des assurances sociales (sécurité sociale), ces deux types d’institution utilisant des techniques par trop différentes : à la couverture des risques “civils”, obéissant au principe de proportionnalité de la prime au risque, s’opposerait la couverture des risques “sociaux” procédant par transfert et redistribution des charges selon un principe de solidarité. Si cela est incontestable, il n’y a toutefois pas lieu, de notre point de vue, de les opposer trop radicalement » (p. 390). Pas d’opposition tranchée donc. Les assurances sociales, à l’instar des assurances en général, utilisent une « même technique du risque, qu’elles procèdent les unes et les autres par mutualisation et répartition de la charge de ces risques. C’est moins la technique actuarielle qui change dans les deux cas que la règle de répartition de la charge des risques assurés […], le terme de risque social ne doit pas cacher qu’il n’y a, par principe, de risque que sociaux, puisqu’il n’y a pas de risque sans socialisation des risques […]. Ensuite, parce que, du point de vue d’une histoire des pratiques de la responsabilité, la grande transformation date du moment où la répartition des dommages se trouve prise en charge par les mécanismes d’assurance » (p. 390). « Autant de raisons qui font apparaître le caractère quelque peu artificiel de l’opposition des risques “civils” et “sociaux” » (p. 391). On revient ci-dessous sur la question de la technique actuarielle, car il y a bien contrairement à ce que soutient F. Ewald, changement substantiel. Mais notons d’emblée que la référence maintenue au paradigme de l’assurance se paye d’un double prix. Un prix explicite tout d’abord : la séparation entre risque civil et risque social, droit civil et droit social, pourtant placée au cœur de L’État providence, se trouve d’un seul coup amoindrie, ravalée au rang de simple nuance au risque de déstabiliser l’ensemble de l’édifice théorique. Un prix plus implicite ensuite : dans L’État providence – comme quoi l’assurance demeure toujours peut-être fille du capital – on ne trouve aucun développement sur la différence entre régimes par répartition et par capitalisation [16].
34 Or, cette différence est évidemment essentielle. Selon le principe de la capitalisation, les primes versées abondent un capital qu’il s’agit, pour le gestionnaire de fonds, de faire fructifier afin d’honorer les engagements futurs. Au niveau comptable, les assurances privées sont contraintes d’afficher un bilan avec, à l’actif, l’inventaire des avoirs et, au passif, une évaluation des engagements. À l’inverse, « une institution de retraite par répartition ( […] cette technique interdite aux assureurs) ne comptabilise pas de droits futurs, et ne fait pas apparaître en comptabilité les moyens qu’elle devra trouver pour honorer ses promesses ; cela ne veut pas dire qu’elle n’y arrivera pas, mais en tout cas ce n’est pas la comptabilité qui peut en fournir la preuve » (Petauton, 1998, p. 440).
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Au-delà, et c’est bien la preuve de l’opposition radicale des logiques à l’œuvre, on peut soutenir que le financement par répartition relève d’une représentation keynésienne de l’économie où prime le principe de la dépense (c’est la dépense anticipée qui détermine le niveau de la production, de l’emploi et du revenu). Les cotisations financent, en effet, instantanément et directement des prestations sociales. Elles alimentent un flux permanent de dépenses. La capitalisation, à l’inverse, selon une représentation plus « classique » de l’économie, relève d’une logique de l’épargne et de la financiarisation. À propos de l’assurance vie, et cela vaut évidemment pour les autres investisseurs institutionnels, Petauton (1998, p. 451) indique : « du fait de l’exceptionnelle durée de certains engagements, et parce que les prestations sont souvent reportées en fin de contrat, l’assurance vie fabrique, ouvertement ou implicitement, de l’épargne. Cette épargne collective, dont les emplois sont affichés à l’actif des assureurs, engendre en abondance des produits financiers : coupons d’obligations, dividendes d’actions, loyers des immeubles, intérêts des prêts, etc. »
Conséquences systémiques, les incertitudes qui pèsent sur la répartition et la capitalisation ne sont pas de même nature. Le financement par répartition a pour condition un flux de production et de richesse suffisant et une règle de répartition (sous forme de taux de cotisation) de ce flux. Son registre est de l’ordre de la prévision, voire de la planification, et dans tous les cas de la socialisation. La capitalisation est soumise, elle, à l’appréciation du patrimoine notamment financier, et donc à l’état des marchés. D’où une indétermination radicale que l’on retrouve d’ailleurs au niveau comptable : que faut-il prendre en compte dans l’actif des compagnies d’assurance ? Le prix d’achat (ou de revient) des actifs ou la valeur estimée de marché. Cette dernière solution, retenue dans les nouvelles normes comptables, « consiste à imaginer une cession des actifs à la date de l’inventaire et à inscrire pour chaque élément le prix de vente » (Petauton, 1998, p. 451). Avec, bien entendu, ce risque : « la volatilité des marchés fait qu’au moment où l’on voudra vendre les prix obtenus risquent d’être inférieurs à ce qui a été comptabilisé » (ibid.).
Distribution politique et transferts versus technique actuarielle
36 La technique actuarielle suppose une stricte proportionnalité de la prime au risque, de la cotisation à la prestation et, partant, une stricte séparation des risques.
37 Selon D. Blanchet (1996), « il est indéniable que le système de protection sociale remplit une fonction d’assurance, si l’on entend par là le seul fait que ce système sert à couvrir des risques » (p. 34). Dès lors, « le vrai débat ne porte donc pas sur l’existence d’un tel rôle, mais sur la façon dont il est et devrait être rempli », et le « meilleur moyen d’en faire ressortir l’originalité consiste d’abord à reconstituer la façon dont il pourrait l’être par des systèmes de protection privée soumis à une logique concurrentielle » (p. 34). L’assurance privée concurrentielle n’autorise pas l’incertitude, elle se concentre sur le risque qui peut faire l’objet d’une « quantification », i. e. une « prévision de sa fréquence et de ses conséquences financières ». Elle « proposera ainsi des couvertures pour des risques biens définis » et évitera de couvrir ceux « exposés au phénomène de risque moral » (p. 34), ou s’emploiera, via des mécanismes incitatifs (du type franchise), à réduire ces risques ainsi que ceux d’anti-sélection. « Enfin et surtout, l’assureur ne peut pas proposer de contrat fonctionnant systématiquement à perte pour une catégorie particulière de personnes ». En toute logique, ce cas de figure nécessiterait, en effet, une hausse des cotisations pour les autres qui, dans un cadre concurrentiel, seraient donc rationnellement enclins à se tourner vers un autre prestataire. D’où au moins deux conséquences :
- « l’assurance concurrentielle exclut toute forme de redistribution du revenu » ;
- le « principe de tarification » est « actuariellement neutre », ce qui signifie que tous les facteurs de risque doivent être pris en compte dans le calcul de la prime, ce qui évidemment « sera le plus souvent inéquitable ».
39 Les assurances privées, en pratique, ne sont pas en mesure de respecter strictement la neutralité actuarielle. Elles opèrent de facto par redistribution puisque, dès que l’on sort de cette neutralité, il y a redistribution. Ceci expliquant en partie cela, les assurances privées, bien souvent, se déploient sous l’aile protectrice de l’État que ce soit en matière de garantie financière ou, plus prosaïquement, en matière de construction même des marchés d’assurance (cf. les multiples obligations d’assurance imposées par la loi). La loi de 1898 s’est elle-même d’abord traduite par l’ouverture d’un vaste marché pour les compagnies d’assurance privées. Il a fallu attendre 1946 pour que les accidents du travail soient pris en charge par la Sécurité sociale.
40 Mais l’essentiel pour notre propos est ailleurs : à défaut d’être mise en œuvre strictement, la neutralité actuarielle n’en sert pas moins de modèle heuristique à l’assurance privée. Or, ce qui vaut pour cette dernière, ne vaut justement pas pour la protection sociale, a fortiori lorsque son financement repose sur le principe de répartition [17].
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Selon ce principe, en effet, les prestations sociales reçues par chacun ne sont pas proportionnelles aux cotisations versées, elles dépendent de barèmes, de tarifs politiques et sont financées par les ressources courantes. À la fin de chaque mois, une fraction de la richesse créée est prélevée pour être immédiatement redistribuée sous forme de prestations sociales et satisfaire ainsi, de façon socialisée, un certain nombre de besoins sociaux (Friot, 1998 et 1999). Les prestations « contributives », nous dira-t-on, relèvent bien d’un principe assurantiel puisqu’elles posent une certaine liaison entre cotisations et droit aux prestations. Mais outre que nombre de prestations y échappent – avec, en particulier, la généralisation de l’accès aux prestations de santé – force est de constater que la liaison en question est dans tous les cas fictive et non comptable. Ce sont bien les cotisations d’aujourd’hui qui financent les prestations d’aujourd’hui, et non celles d’hier. Par opposition à ce qui se passe avec la capitalisation, la répartition est un système « dans lequel le paiement des prestations futures n’est pas garanti par l’existence de fonds représentatifs de provisions mathématiques, mais par les versements futurs des actifs cotisants » (Petauton, 1998, p. 455).
S’il peut y avoir recours à la fiction assurantielle pour asseoir la légitimité du système, ce qui n’est évidemment pas rien (cf. infra), il n’y a pas pour autant équivalence entre prestations perçues et cotisations versées par chacun compte tenu de l’occurrence du risque.
42 Au mieux, on peut parler « d’équivalence globale », voire « d’équivalence relative » comme le suggère A. Lechevalier (1997). Équivalence globale dans la mesure où, à chaque instant, la totalité des prestations versées doit être égale à la totalité des cotisations perçues. Équivalence relative, dans la mesure où « il doit […] y avoir une équivalence entre les cotisations versées et les prestations à recevoir, relativement au revenu salarial assuré » (ibid, p. 101). Mais l’utilisation même de cette notion d’équivalence relative est contestable. Par elle, A. Lechevalier indique que « les prestations en espèces ne sont pas directement fonction de la cotisation mais reposent, compte tenu du taux de remplacement, sur le montant du revenu salarial » (p. 101). Ce n’est pas le risque qui est assuré, mais le revenu. Et c’est pourquoi les systèmes d’assurances sociales financés par cotisation sont en fait des « modèles d’assurance du revenu salarial » (p. 99). Soit, mais en ajoutant, ce qui interroge pour le coup bel et bien la notion « d’équivalence relative » :
- que cette garantie (assurance en ce sens) de revenu est établie selon un barème qui ne se déduit pas, selon une logique d’équivalence, du taux de cotisation de chacun ;
- que cela ne vaut pas pour les nombreuses prestations qui dépendent d’une certaine qualification des besoins (remboursement de dépenses de santé, prestations familiales, etc.) et non du revenu.
Même lorsqu’elles sont « proportionnelles au revenu », les cotisations « ne donnent pas lieu pour autant à des prestations directement proportionnelles à l’effort contributif accompli » (Dufourcq, 1994, p. 294) [18]. Il y a bien rupture avec la logique de contrepartie, dont la technique actuarielle est la quintessence. Une rupture que l’ouvrage de F. Ewald ne permet pas de saisir.
F. Ewald indique certes que la naissance des assurances sociales « correspond à une réforme des pratiques d’assurance » : l’assurance privée devait « être libre et volontaire […] et la prime devait correspondre au risque ». « Donc pas de transferts », alors que les assurances sociales introduisent une « obligation » : « elles substituent […] à une répartition passive – fondée sur le constat des risques – une répartition active par redistribution et transferts » (1986, p. 343) [19]. Répartition passive fondée sur la constatation des risques versus répartition active fondée sur la redistribution politique, et l’on peut ajouter sur la distribution même, de la valeur ajoutée, il y a bien changement radical de perspective. Mais cette rupture, on l’a dit, n’est pas simplement non systématisée par F. Ewald. Elle est amoindrie et finalement largement niée par l’inscription maintenue dans le paradigme de l’assurance. D’où l’absence d’analyse, dans l’État providence sur le sens à donner à la distance prise par la Sécurité sociale vis-à-vis de la technique actuarielle.
Du bon usage du risque et de l’assurance
44 Les catégories du risque et de l’assurance, a-t-on soutenu, ne permettent pas de rendre compte des ressorts, des fondements, de la protection sociale telle qu’elle s’est déployée à partir de 1945, ni a fortiori des ressorts de l’État social qui l’englobe et la dépasse. Abonder en ce sens ne signifie pas dénier toute signification à ces catégories. On suggère dans ce qui suit que c’est à condition de ne pas les hypertrophier qu’on peut au contraire en faire un usage pertinent. Voici donc venu le temps d’une certaine dialectique, où après avoir pointé l’aporie d’une lecture de l’État social à l’aune du risque et de l’assurance, on propose de lire comment il s’articule néanmoins à eux.
45 Cette articulation, on l’a dit, vaut d’abord au niveau historique. L’État social, dans son volet « protection sociale », a bel et bien puisé sa source dans le registre du risque et de l’assurance. Les développements précédents invitent à ne pas confondre généalogie historique et fondements analytiques de l’État social. La généalogie n’en livre pas moins une clef de lecture précieuse pour comprendre l’évolution ainsi que certaines caractéristiques toujours présentes de l’État social que ce soit dans ses rapports au risque ou à l’assurance. Plus fondamentalement encore, on insistera, en guise de conclusion, sur la contribution, toujours actuelle, de la référence assurantielle à l’affirmation de l’État social comme ordre légitime.
L’État social : irréductible aux risques et donc mieux à même de les couvrir
46 Irréductible au risque et à l’assurance, l’État social, à travers la protection sociale mais aussi le droit du travail, continue néanmoins à couvrir des risques. Cela vaut pour ses deux autres piliers : les services publics prémunissent contre le risque d’inégalité dans l’accès à un certain nombre de services, tandis que les politiques économiques keynésiennes ont vocation à prévenir le risque d’équilibre de sous-emploi.
47 Même si on ne peut le réduire à cela, l’État social a, de même, toujours à voir avec la lutte contre la souffrance, le mal. Les dépenses de santé sont rarement des dépenses de « confort » : la moitié d’entre elles sont concentrées sur 5 % de la population (Com-Ruelle et Dumesnil, 1999) qui, à l’évidence, « souffre » le plus. Plus largement, le mal et la souffrance sont des catégories relatives. Lorsqu’on parle de mieux-être social pour caractériser la visée de l’État social, on ne désigne pas un éden, mais un programme d’amélioration, de progrès social. Le mieux-être social est évolutif. Il renvoie aux besoins sociaux qui eux-mêmes, par définition, ne sont pas sans rapport avec l’expression d’un manque, d’une insatisfaction et, en ce sens, d’une souffrance. C’est souvent la qualification – on a là un champ de confrontation avec les théories de la justice – de situations comme injustes qui légitime l’extension de l’État social sur de nouveaux domaines.
48 Au-delà du constat trivial que l’État social continue à protéger face aux risques, trois dimensions permettent de préciser les termes de leur articulation.
49 • En premier lieu, l’État social aboutit à une certaine prise en charge des risques. Né de la couverture minimale de certains risques sociaux, il s’est déployé au-delà, selon une visée plus ambitieuse. Or cette transmutation n’a pas été sans conséquence sur la prise en charge même des risques sociaux. Loin de rendre l’État social indifférent aux risques, la visée du mieux-être social le conduit à les couvrir d’une certaine façon, à répondre, autrement que selon une stricte logique de couverture minimale, à la question du niveau de leur indemnisation. D’une protection minimale face à ceux-ci, on est ainsi passé à une protection bien au-delà.
50 • De sorte que, et c’est la seconde dimension, certaines situations auparavant appréhendées sur le mode du risque, de la souffrance, ont dorénavant, au moins pour partie, changé de statut. La retraite, par exemple, n’est plus l’antichambre de la mort qu’elle était naguère (cf. les distinctions en ce sens entre troisième et quatrième âges). Elle est aussi synonyme de bien-être, de réalisation de soi, de droit au bonheur. Bref, en assurant une meilleure couverture des risques, l’État social a permis de sortir, au moins pour partie, certaines situations de la catégorie même du risque.
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• Troisième dimension qui prolonge les deux précédentes, l’État social, dans la mesure même où il ne se réduit pas au doublon risque/assurance, assure une prise en charge élargie des risques. Il permet, en particulier, de couvrir des risques qu’une stricte logique assurantielle, calée sur les termes de la neutralité actuarielle, ne permettrait pas de couvrir. La prise en compte des périodes de chômage indemnisées (au titre de l’ARE ou de l’ASS [20]) dans le calcul des droits à la retraite, par exemple, offre une couverture que la logique de neutralité actuarielle n’autorise pas.
Bref, l’État social n’est pas réductible au risque et c’est pour cette raison même qu’il est le mieux à même de les couvrir.
L’État social et l’empreinte assurantielle
52 Du point de vue historique, il est clair que le paradigme assurantiel a marqué de son empreinte la lente construction de l’État social. Les mutuelles – preuve vivante qu’il peut exister des formes non capitalistes d’assurance – ont à la fois précédé, anticipé (en pointant l’incapacité du libéralisme économique à répondre aux risques sociaux), freiné (cf. leur opposition à la création de la sécurité sociale en 1945) et accompagné (cf. le poids d’ailleurs croissant des complémentaires) l’État social.
53 Plusieurs caractéristiques de la Sécurité sociale témoignent, de même, de l’empreinte assurantielle.
54 Le plafonnement des cotisations, qui n’a été remis en cause qu’à partir de 1967 et, surtout, dans les années quatre-vingt, trouvait sa justification dans l’idée, typiquement assurantielle, selon laquelle une catégorie – en l’occurrence les cadres – ne devait pas contribuer « plus » qu’elle ne recevait. La thématique des « charges indues » longtemps avancée par les organisations syndicales pour s’opposer à la prise en charge par le régime général de certaines prestations et populations puise, de même, explicitement au registre assurantiel. La technique choisie, en 1928, pour l’assurance vieillesse obligatoire était la capitalisation (elle sera remise en cause avec la Seconde Guerre mondiale).
55 La liste qui se proposerait de détailler les marques toujours présentes de l’empreinte assurantielle sur la protection sociale serait longue. Le paradigme assurantiel a ainsi été mobilisé pour légitimer la séparation des régimes et des caisses à partir de 1947, séparation toujours à l’œuvre avec les régimes « spéciaux ». La généralisation des mécanismes de compensation entre caisses et régimes atteste, pourrait-on dire, du fait que l’assurance est bien, au fond, une fiction [21]. Mais la fiction en question est bien inscrite dans le réel, celui d’une myriade de régimes et de caisses. Avec, au total, une très faible lisibilité des comptes et, au-delà, de l’organisation d’ensemble de la protection sociale pour les citoyens. On peut lire cette faible lisibilité comme un « voile d’ignorance » qui contribue à assurer la stabilité du système. Elle n’en reste pas moins contestable, car source de déstabilisation, si l’on garde un horizon démocratique qui suppose, à tout le moins, que les principaux choix en matière de ressources et de dépenses puissent être posés. Le thème de la « contributivité » et celui de l’équité inter – ou intra-générationnelle [22] attestent, de même, de la prégnance des arguments assurantiels, y compris dans le débat en cours sur le financement de la protection sociale.
En guise de conclusion : l’État social et sa légitimation dans l’ordre du risque et de l’assurance
56 Pour penser la cohérence d’ensemble de l’État social, il importe de ne pas le réduire aux catégories du risque et de l’assurance. Ces catégories ont certes largement supporté la genèse de l’État social. Elles doivent cependant être dépassées si l’on entend lire les caractéristiques essentielles de celui-ci. Si l’État social ne saurait être réduit à être une « assurance sociale couvrant des risques », la référence assurantielle a opéré et continue toujours d’opérer dans l’affirmation de l’État social comme ordre légitime. Ce qui est en jeu à travers la référence assurantielle est donc d’abord, et ce n’est pas rien, de l’ordre de la légitimité, même si d’autres références, irréductibles à l’assurance, peuvent être mobilisées en ce sens comme celle de contrat social ou bien encore de propriété sociale (cf. Castel, 2001). Que le registre assurantiel ait historiquement joué un rôle majeur pour légitimer la genèse de l’État social ne fait guère de doute. Se référant à E. de Girardin qui, dès 1852 dans La politique universelle, se proposait de « réfléchir l’organisation des sociétés à partir des notions de risque et d’assurance », F. Ewald (1986) souligne que le schème du risque et de l’assurance « produit une laïcisation des valeurs » (p. 215-216). Alors que la théologie et la morale sont sources de « disputes et de divisions », dans la mesure où « elles ne s’en tiennent pas à la stricte matérialité des faits », « la philosophie du risque, au contraire, peut prétendre à l’universel parce qu’elle réduit chaque événement à sa pure facticité. “Il n’y a moralement ni bien ni mal ; il n’y a matériellement que des risques” » (p. 216).
57 Dans les développements précédents, on a critiqué la réification de l’État social qu’opère la référence au risque et à l’assurance. Mais cette réification doit-on reconnaître est, en retour, source de légitimation. Qui dit réification dit réduction des relations sociales à des relations entre objets. Et, comme le soulignent L. Boltanski et L. Thévenot (1991), les objets peuvent jouer un rôle central en termes de justification, dans la mesure où ils permettent de clore, de stabiliser un jugement [23].
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Avec les assurances sociales, et donc l’ajout du social à l’assurance, c’est la positivité propre de l’intervention publique qui a été introduite dans les champs des représentations, c’est la légitimité même de cette intervention qui s’est construite. Construction de légitimité qui a pu d’autant mieux s’opérer que la catégorie de l’assurance assure, comme on l’a indiqué, une certaine continuité avec le registre libéral.
En prolongeant le propos, on peut suggérer que la prégnance, encore aujourd’hui, du registre assurantiel renvoie plus fondamentalement à deux dimensions proprement théoriques. La force même du paradigme libéral tout d’abord. L’assurance évoque le capital et la prévoyance, comme il a été indiqué, mais aussi l’échange, l’équivalence (de la prime au risque), la réciprocité, le contrat et la liberté. Lorsqu’elle devient sociale, elle perd certes de facto nombre de ces attributs. Avec la Sécurité sociale et, plus largement, l’État social, on peut même considérer qu’elle débouche finalement sur autre chose que l’assurance elle-même. Il n’empêche que le registre assurantiel continue à fonctionner en termes de représentation, d’affirmation de la légitimité de l’État social. Et ce qui vaut globalement vaut plus particulièrement encore pour le financement de la protection sociale [24]. Le financement par cotisation, tel qu’il domine notamment en France, relève en effet clairement du registre assurantiel : il lie la perception de prestations au statut de cotisant. Cette liaison, dans les faits, est certes une fiction. Elle n’en contribue pas moins, en lui assurant une certaine automaticité, à asseoir la légitimité du système [25]. Le second élément, la faiblesse du paradigme hétérodoxe, est l’envers du précédent. La force que lui apporte le registre assurantiel, en termes de légitimité, est indissociablement une marque de faiblesse de l’État social. Tout se passe comme si, à défaut d’être suffisamment légitimé pour ce qu’il est, et on a indiqué en quoi il n’est pas réductible au risque et à l’assurance, l’État social avait besoin du détour assurantiel pour s’affirmer. Où l’on retrouve les effets de ce qui a été pointé initialement : nous ne disposons pas, à ce jour, d’une authentique théorie de l’État social qui permette de rendre compte de sa positivité propre.
Notes
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[1]
Maître de conférences en économie à l’université Paris 1 et chercheur au Matisse (UMR CNRS 81 74).
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[2]
L’ouvrage de F.-X.Merrien, R. Parchet et A. Kernen (2005), L’État social. Une perspective internationale, ne porte ainsi que sur la protection sociale. R. Castel (1995, 2001 et 2003) élargit, quant à lui, l’analyse, mais essentiellement au seul droit du travail.
-
[3]
Pour faciliter la lecture nous continuons à parler d’État social, là où Ewald (1986) parle d’État providence, tout en pointant lui-même les limites de cette notion. Si elle a le défaut de présenter sur le mode du don divin ce qui relève d’une pure construction sociale, notons que cette notion donne néanmoins à voir que l’État intervient bien au-delà du strict minimum (cf. infra).
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[4]
Des discussions que l’on peut qualifier de partielles, ce qui n’enlève rien à leur intérêt, ont néanmoins été menées. Cf. notamment les contributions de B. Gazier (1987), E. Serverin (1987) et P. Gérard (1987), avec les réponses apportées par F. Ewald (1987), ainsi que les contributions de M. Villey (1987) et J. Commaille (1987).
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[5]
Notons que si elle est réservée aux plus pauvres, la couverture maladie universelle (CMU) leur offre néanmoins une couverture « étendue » (avec complémentaire).
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[6]
Cf. notamment B. Palier (2002, p. 109-111), pour un panorama synthétique.
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[7]
On a choisi de privilégier la notion de mieux-être social pour plusieurs raisons. Celle de bien-être social exprime plus fortement la rupture avec toute perspective minimaliste. Revers de cette médaille, elle suggère une sorte d’« âge d’or ». Elle renvoie, en outre, à une littérature sur l’économie du bien-être et les théories de la justice, qui sort du champ de cette étude. Celles de progrès social ou de développement social marquent bien l’idée d’une progression, d’une amélioration continue. Mais elles ont aussi fait l’objet d’une utilisation abondante, par ailleurs, pour qu’on hésite à les reprendre ici. Dans tous les cas, c’est bien entendu l’adjectif social, dans ce qu’il donne à voir de construction politique, qui importe.
-
[8]
Corollaire de ce qui précède, R. Castel (2001) fait sienne la notion de société assurantielle avancée par F. Ewald (1986) : « l’expression de société assurantielle traduit bien le fait, que la technologie assurantielle a été l’instrumentalisation privilégiée (pas exclusive, mais vraiment privilégiée) pour aboutir à une réduction généralisée des risques » (p. 85).
-
[9]
F. Ewald cite ici J. Fournier et N. Questiaux, Traité du social, 3e édition, 1980.
-
[10]
Cf. les travaux ultérieurs de l’auteur dans le cadre de la refondation sociale préconisée par le Medef (Ewald et Kessler, 2000).
-
[11]
La référence au registre assurantiel irrigue l’ensemble de la littérature sur la protection sociale. Selon J.-C. Barbier et B. Théret (2004), pour ne citer que ces auteurs, la protection sociale « mobilise trois grandes modalités d’allocation des ressources économiques en combinant assurance privée, redistribution fiscale et solidarité familiale » (p. 6).
-
[12]
Notons que F. Ewald pose ici une question légitime sur le statut du droit : celui-ci ne cesse-t-il pas d’être tel s’il ne peut se référer à des principes généraux qui lui assurent une certaine autonomie face au politique et à ses aléas ?
-
[13]
Cf. J. Halpérin, Les assurances en Suisse et dans le monde, Neufchâtel, 1946, p. 22 (cité in F. Ewald, 1998, p. 399).
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[14]
Ibid, 1946, p. 28.
-
[15]
L’assurance « fait apparaître l’homme comme capital » (F. Ewald, 1998, p. 410).
-
[16]
Notons que cette question est aussi largement évacuée dans l’ouvrage de H. Hatzfeld (1971). Celui-ci le reconnaît d’ailleurs explicitement (p. 303) en indiquant qu’il a davantage insisté sur les résistances d’une partie du patronat à la capitalisation. Une résistance motivée par la crainte de voir émerger un capitalisme public. On peut mentionner que ce débat peut ressurgir avec les propositions visant à introduire des fonds publics ou parapublics (cf. Aglietta et Rebérioux, 2004 ; ou bien encore les débats en cours sur ce sujet en Grande-Bretagne).
-
[17]
Même si le principe de financement par répartition vaut aussi pour les assurances privées. Les assurances dommage, de même que les « assurances de personnes non-vie » (hors assurance vie, assurance décès, etc.) « sont gérées en répartition » : « les sinistres d’un exercice seront réglés grâce aux primes perçues pendant le même exercice » (Durry, 1998, p. 527).
-
[18]
La « Sécurité sociale, comme les services publics de l’Éducation nationale, du logement ou des transports, fournit des biens collectifs non proportionnés (famille, maladie hors indemnités journalières, chômage) ou médiocrement proportionnés (vieillesse) aux efforts contributifs fournis » (Dufourcq, 1994, p. 293). N. Dufourcq prolonge son propos en plaidant pour un basculement vers l’impôt, au nom d’arguments libéraux assez traditionnels, tels que la supposée nécessaire baisse des prélèvements obligatoires et du coût du travail, et l’accent mis sur les « phénomènes de désincitation au travail » (p. 297).
-
[19]
Notons que F. Ewald pointe incidemment ici, à nouveau (cf. supra), les limites de la catégorie « risque ».
-
[20]
ARE : allocation de retour à l’emploi versée par les Assedic.
ASS : allocation de solidarité spécifique versée par l’État. -
[21]
Les transferts entre régimes représentent 82 milliards d’euros en 2002, soit 13 % des ressources globales (Barbier et Théret, 2004).
-
[22]
Comme le note B. Friot (2004), c’est « au nom de l’équité inter-générationnelle que l’épargne est déclarée préférable à la cotisation sociale, comme si chaque génération pouvait par l’épargne financer ses propres prestations […]. Quant à l’équité intra-générationnelle, elle renvoie à l’idée de neutralité actuarielle, à la base de toutes les réformes visant à rendre plus contributives les prestations par une égalité entre les contributions passées et les prestations futures » (p. 4).
-
[23]
On peut juger que L. Boltanski et L. Thévenot (1991) hypertrophient cependant le rôle des objets, et que cette hypertrophie n’est pas sans rapport avec les limites d’une approche qui tend à réduire les conflits et les asymétries à leur seule dimension cognitive (cf. Ramaux, 1996, pour une critique en ce sens).
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[24]
Pour un prolongement des thèses présentées ici quant au financement de la protection sociale, cf. Ramaux, 2006b.
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[25]
Il faudrait étudier comment les systèmes scandinaves sont parvenus à construire une légitimité moins indirecte et peut-être plus solide pour l’État social. Il faut surtout saisir ce que cet argument en faveur de la cotisation a comme envers. En rabattant l’État social sur la logique de l’assurance, il prête le flanc, comme on l’a indiqué, aux arguments qui pointent les prestations typiquement « non assurantielles » pour réduire le champ de la protection sociale financée par cotisation.