CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Pour la deuxième fois de son existence [1], la Revue française des Affaires sociales (RFAS) commémore la date de sa naissance qu’elle fait remonter à l’année 1946. Le rideau se lève aujourd’hui sur une actrice exercée qui évolue sous le regard jaloux d’un père désormais centenaire, le ministère de l’Emploi, de la Cohésion sociale et du Logement [2]. Il y a bien longtemps qu’elle a quitté les scènes du travail, de l’emploi et de la formation professionnelle pour rejoindre celles de la santé et des affaires sociales ; et pourtant, sans l’ombre d’une hésitation voici qu’elle se réclame d’une filiation avec l’ancienne Revue française du Travail (RFT). Sous le prétexte de l’auto commémoration pointerait ainsi une certitude, empreinte de vanité, celle d’incarner la mémoire institutionnelle des ministères dits « sociaux » dans toute leur diversité. D’où vient donc cette prétention, alors que d’autres revues ont jalonné l’évolution de ces ministères [3] et qu’il en existe une autre, depuis 1979, sur le versant travail, emploi et formation professionnelle [4] ? D’une certaine sensibilité historique, et, chose plus délicate à établir, d’un rapport évolutif à l’histoire et à la mémoire.

La sensibilité historique de la RFAS

2Grâce au travail de Laure Pitti [5], il est désormais possible d’apprécier, au moins quantitativement, la dimension historique de la RFAS depuis 1946 : 165 articles recensés sous le thème « Approche historique » sur un total de 2 342, soit une proportion voisine de 7 %. Eu égard au nombre élevé des thèmes recensés (72 au total), cette proportion est plus qu’honorable. Encore faut-il séparer le bon grain de l’ivraie ! Certains de ces articles ont été référencés, parce qu’ils revêtaient un intérêt historique sans être pour autant historiques [6] ; d’autres, parce qu’ils se contentaient de dresser le bilan d’une action publique sans nullement inscrire celle-ci dans une perspective historique [7] ; ou bien encore, parce qu’ils faisaient partie d’un numéro à visée commémorative sans le moindre éclairage rétrospectif. Ces restrictions faites, le nombre des articles « historiques » est ramené à 80, soit une proportion de 3,5 %.

3L’illusion quantitative vient surtout des numéros spéciaux qui se saisissent de dates anniversaires pour revenir sur l’action passée d’institutions opérant dans le champ de compétences des ministères sociaux. Si l’on prend en compte le numéro réflexif de la RFAS, en 1986, 47 articles s’y rattachent sur les 165 recensés par la base de données, soit une proportion de 28,4 % [8]. Mais la proportion des articles commémoratifs parmi les 80 articles à tonalité historique est de l’ordre de 40 %. C’est dire que la commémoration constitue un mode d’expression « historique » privilégié de la revue. Pourtant, à l’exception – remarquable – du numéro spécial consacré aux « Quarante ans de la Sécurité sociale » (1985), le lien entre passé et présent n’est jamais construit. L’avant-propos rétrospectif est confié à de hauts fonctionnaires [9], heureux de présenter de manière délicatement impersonnelle le fruit de leur action passée, sans taire les difficultés rencontrées. Leur témoignage fait autorité, car il a l’accent des temps héroïques (et homériques) où tout restait à dire et à faire ; mais il est aussi, par son caractère autotélique, fort loin des réalités du temps présent, comme pris dans les rets d’un passé recomposé. D’où la nette impression, sitôt le prologue lu, de découvrir un autre monde, celui des faits contingents et des problèmes « éternellement » neufs. De là aussi la confusion des genres, induite par la commémoration, entre le témoignage et le récit historique, le premier n’étant pour ainsi dire jamais confronté avec les archives.

4Ce n’est donc pas dans les numéros commémoratifs que le lecteur dénichera des articles de facture historienne, mais par hasard, au gré de sa flânerie ou de sa curiosité. Que ces articles aient été écrits pour l’essentiel par des non-historiens [10] n’a aucune importance : ils ont un ton, une sensibilité et un propos qui les rangent sans conteste dans la catégorie des écrits à tonalité historique.

5En témoigne le souci – il est vrai capricieux – de restituer le climat d’une époque ; d’évoquer l’action d’une instance ou d’une structure aujourd’hui disparue ; de dresser, après plusieurs années, le bilan d’une politique, d’une expérience, d’un dispositif. Y contribue aussi, non sans maladresse, l’inclination à pointer les récurrences et rémanences ou encore à mobiliser les outils et matériaux classiques de la discipline historique : le croisement des sources, le respect de la chronologie, la différenciation des temps, la construction de l’objet dans la durée. De cette veine participent en premier lieu (de mémoire !) les articles d’Albert Ziegler qui, de 1966 à 1986, fut secrétaire général de la revue et chroniqueur avisé des ministères sociaux. En remontant à chaque fois aux prémices de ces administrations, cet ancien administrateur de la France d’Outre-Mer a jeté un pont ou une continuité historique entre la RFT et la RFAS, entre l’avant et l’après naissance de la RFAS, confirmant celle-ci dans son rôle de conservateur(e) du patrimoine symbolique des ministères sociaux [11]. On lui doit notamment, en collaboration avec Maurice Bargeton, un article sur « L’historique des ministères du Travail, de la Santé publique, des Affaires sociales » (Bargeton et Ziegler, 1971), qui fait toujours référence dans les milieux spécialisés : pas moins de 150 pages d’analyse et de documents ! L’inspiration le taquine, deux années plus tard, à travers une étude originale sur le Conseil supérieur du travail, instance consultative née en 1891 (Ziegler, 1973) ; et le saisit, en 1980, avec deux nouveaux articles : « Historique du ministère » (Ziegler, 1980a) et « Chômage : la crise des années 1930 » (Ziegler, 1980b).
Comme en témoignent les titres qui suivent, la diversité des articles à tonalité historique est grande, quoique sans commune mesure avec celle des attributions des ministères sociaux : « La politique sociale dans les Internationales socialistes jusqu’à la fin de la deuxième guerre mondiale » (Laubier, 1973) ; une réflexion sur l’histoire du ministère de la Santé (Ceccaldi et Lucas, 1980) ; « Les premières lois sociales » (Lerosier et Basle, 1981) ; « Histoire de la réduction du temps de travail en France » (Kessler, 1985) ; « Académisme et marginalisme dans l’histoire de la médecine » (Poïvet, 1986) ; « L’évolution des effectifs syndicaux depuis 1912 : un essai d’interprétation » (Bouzonnie, 1987) ; « Pauvretés et État providence : l’approche du Comité mendicité en 1791 » (Barthe, 1991) ; « La mise en œuvre de la Charte du travail par les inspecteurs du travail » (Cointe pas, 1992) ; « Genèse de la Direction de l’action sociale » (Maclouf, 1992) ; « Pour une histoire des inspecteurs des Affaires sociales » (Rollet, 1994) ; « Jaurès et la loi sur les retraites ouvrières et paysannes » (Rébérioux, 1996) ; « Les ministères sociaux et leurs services centraux depuis 1946 » (Friot, 1996) ; un dossier consacré à l’histoire du ministère du Travail (Maclouf, 2001 ; Renard, 2001 ; Viet, 2001) ; « Cinquante ans de protection sociale en Chine : acquis et réformes (1949-1997) » (Maurice, 2001) ; « Le droit du travail s’en va-t-en guerre (1914-1918) » (Viet, 2002)… Cette diversité se prête, à vrai dire, à un classement en plusieurs blocs. Se détachent en tête les « structures administratives (corps de l’État compris) » et la « protection sociale », avec respectivement 18 et 17 articles de fond. Viennent ensuite trois groupes plus hétérogènes : « droit du travail, syndicats, travail, emploi » (12 articles) ; « immigration, population » (10 articles) et « santé, hôpitaux, médecine » (10 articles). Enfin, les comparaisons ou sujets internationaux (7 articles).
Si le poids des études consacrées aux structures administratives et à la protection sociale se trouve ainsi confirmé, aucune information n’est donnée sur la sensibilité historienne de la revue dans la durée, c’est-à-dire sur sa capacité à recourir aux divers registres de l’évocation historique. Or ces registres semblent avoir été très nombreux : la revue s’est faite successivement et parfois même simultanément sujet de sa propre histoire, rédactrice d’études historiques, ordonnatrice de commémorations et, comme le suggérait déjà le numéro réflexif de 1986, objet « d’ego histoire ». Comment rendre compte de cette « plasticité historique » ?

La revue comme sujet

6À sa naissance, la RFT est tout, sauf un objet d’histoire. C’est une revue militante qui se pose d’emblée, comme l’affiche son préambule aux allures de manifeste, en « organe de liaison entre tous ceux qui estiment indispensable un nouvel examen des problèmes sociaux dont la guerre et ses conséquences ont rendu la solution de plus en plus urgente » [12]. Mais son militantisme n’est ni syndical ni politique ; il est « social », c’est-à-dire au service d’une cause publique que les fonctionnaires du ministère du Travail et de la Sécurité sociale identifient volontiers à la « justice sociale ». André Vianès (Vianès, 1986) a finement observé que le discours du directeur général de la Sécurité sociale, Pierre Laroque, était, en 1946, plus lyrique, plus exalté que celui de son ministre (communiste) du Travail, Ambroise Croizat [13]. Tandis que le second développait une vision très pragmatique de la reconstruction économique et industrielle, se gardant de politiser les enjeux du moment, le premier voyait dans le « plan français de Sécurité sociale » un « ordre social nouveau » et même une « révolution ». Profession de foi qui avait l’insigne vertu de couvrir l’écho encore très récent des assurances sociales, créées à la fin des années 1920, et d’asseoir du même coup le mythe d’une institution née du big-bang de la Libération [14].

7Il faut néanmoins souligner l’essoufflement très rapide d’une revue qui ambitionnait de « compléter utilement l’examen théorique des problèmes par des chroniques permanentes, des informations, des comptes rendus, des notes de jurisprudence, des bibliographies, des séries statistiques » [15]. Amorcé dès 1948 et confirmé sous le règne ronronnant de Paul Bacon, ce reflux s’est traduit par une périodicité plus espacée (bimestrielle ou trimestrielle, alors qu’elle était mensuelle), une perte de substance (peu d’articles de fond écrits par des universitaires) et un repliement sur l’espace hexagonal [16]. Comme si tout avait été dit et fait ; comme si le vent des réformes avait cessé de souffler sur une revue qui devait les précéder, les éclairer et les expliciter. La RFT n’est plus, à cette date, sujet de sa propre histoire ; elle sombre dans une léthargie dont elle ne se relèvera qu’au début des années 1970, à un âge qui invite déjà à regarder derrière soi.

De l’art du récit et de la commémoration

8L’éveil de la revue à l’histoire date du début des années 1970. Il intervient sous les auspices prometteurs de la commémoration et de l’étude historique, au moment où la société française, décoiffée par mai 1968, se découvre un soudain intérêt pour les folklores régionaux, l’histoire orale, la généalogie et les coutumes ancestrales. 1971 est, de ce point de vue, une année charnière avec la parution, coup sur coup, de l’article déjà mentionné d’Albert Ziegler et Maurice Bargeton, et d’un dossier consacré au 25e anniversaire de la Sécurité sociale. Ce dernier numéro inaugure une tradition qui, depuis lors, ne s’est pour ainsi dire jamais démentie [17] : celle d’un hommage itératif à une institution qui berça la prime enfance de la revue. Pas moins de trois dossiers thématiques lui seront consacrés jusqu’en 1995 [18].

9D’acteur historique, Pierre Laroque devient alors témoin-historien de « son » œuvre. Nul besoin de forcer le trait ou d’établir une paternité : le lecteur sait, en 1971, qu’il fut le « fondateur » de l’institution ! Si l’avant-gardisme des débuts héroïques s’est estompé, des accents bien en phase avec l’ouvriérisme (et l’histoire ouvrière) de l’époque, subsistent. « En France comme ailleurs, [écrit Pierre Laroque], la sécurité sociale est non pas seulement un moyen d’améliorer la situation des travailleurs, mais un élément dans la construction d’un ordre social nouveau. Elle est une conquête ouvrière au même titre que les réformes sociales de 1936 ». La filiation est ici appréciée à l’aune d’une histoire sociale qui fait du droit social le produit des luttes collectives au point d’oblitérer, une nouvelle fois, la généalogie des assurances sociales, depuis les premiers jalons de la prévoyance obligatoire jusqu’à la Sécurité sociale.

10Mais voici qu’une thèse iconoclaste sur les origines de la Sécurité sociale est, au même moment, publiée et immédiatement saluée, dans la revue, par une note de lecture [19]. Son auteur, Henri Hatzfeld, proclame d’emblée – sans la moindre chance d’être entendu – que « la Sécurité sociale est un des rouages qui assure le fonctionnement d’ensemble de l’économie capitaliste telle qu’elle est aujourd’hui ; dans cette perspective, elle manifesterait les possibilités d’adaptation du capitalisme, créateur de formes nouvelles différentes de celles qu’il a connues au XIXe siècle. […] Il est difficile d’attribuer à la pression ouvrière les lois qui ont servi de prélude à la Sécurité sociale » (Hatzfeld, 1971).

11Habitués à consentir des droits et des protections « légitimes », qui s’inscrivent dans une mystique – souvent rétrospective – des conquêtes ou des acquis sociaux, les ministères sociaux se font naturellement prier. Il faudra attendre les cinquante ans de la Sécurité sociale, en 1995, pour que cette part de vérité, explorée et diffusée par la MiRe, soit reconnue, au moins dans la RFAS, par les acteurs institutionnels. La directrice de la Sécurité sociale déclare à cette occasion : « Les ordonnances de 1945 n’ont pas surgi du néant. Par fidélité à l’histoire et respect pour tous ceux qui ont été, avant 1945, les pionniers de la protection sociale, il faut se rappeler les grandes lois de 1898 sur la mutualité et les accidents du travail, les lois de 1910 sur les retraites ouvrières et paysannes et de 1928-1930 sur les assurances sociales, enfin de 1932, sur les allocations familiales. Il faut rendre hommage à tous ceux, syndicalistes, patronat social, mutualité et hommes d’État qui ont posé les premières pierres de l’édifice » (Ruellan, 1995). Ainsi, « par fidélité à l’histoire », se termine l’ère du témoin historien qui empêchait les acteurs institutionnels de s’approprier sereinement certains acquis de la recherche en sciences humaines et sociales.
Mais c’est surtout dans les années 1980 et 1990 que s’accélère le rythme des commémorations. La RFAS se détache alors nettement de la RFT qui collait à l’actualité ; elle se laisse un brin séduire par la mode contemporaine de l’histoire-mémoire, en sélectionnant des structures, réformes, lieux et dates symboliques qui lui semblent ressortir au patrimoine commun des ministères sociaux, dont elle s’estime au premier chef dépositaire. Non sans prendre certaines libertés avec une complexité historique dont l’analyse n’est, pour ainsi dire, jamais confiée à des historiens de profession. Si le soixante-quinzième anniversaire du BIT, les vingt ans et les trente ans de l’IGAS ont été fêtés à bon escient, respectivement en 1994, en 1987 et 1997 [20], le centième anniversaire de l’Inspection du travail, célébré en 1992, aurait très bien pu l’être… au printemps de l’année 1974 [21]. De même, le soixantième anniversaire du ministère « de la Santé et de la Sécurité sociale » fait bien davantage écho à l’intitulé ministériel de l’époque – datant de 1969 – qu’au ministère de l’Hygiène, de l’Assistance et de la Prévoyance sociales, créé le 27 janvier 1920.

Tableau

Les commémorations dans la Revue française du Travail, la Revue française des Affaires sociales et Travail et Emploi (numéros spéciaux)

Tableau
1971 « 25e anniversaire de la Sécurité sociale », (RFAS no 2, 1971) 1980 « Soixantième anniversaire du ministère de la Santé et de la Sécurité sociale, 1920-1980 », (RFAS no 4, 1980) 1985 « Quarante ans de Sécurité sociale », (RFAS numéro spécial, 1985) 1986 « 1946-1986 Les quarante ans de la Revue française des Affaires sociales », (RFAS no 4, 1986) 1987 « 1967-1987 : l’Inspection générale des affaires sociales a vingt ans », (RFAS no 2, 1987) 1992 « Le centenaire de l’Inspection du travail », (RFAS no 4, 1992) 1994 « 75e anniversaire du Bureau international du travail », (RFAS numéro hors série, novembre 1994) 1995 « Les cinquante ans de la Sécurité sociale : pourquoi une protection sociale ? », (RFAS no 4, 1995) 1998 « Actes du colloque “L’IGAS 1967-1997” : réforme de l’État et mutation du secteur social : deux enjeux pour la fonction d’inspection », (RFAS no 2, 1998) 2006-2007 « Quand le social passe en revue. RFT-RFAS 1946-2006 », (RFAS no 4, 2006) « Les 100 ans du ministère du Travail » (Travail et Emploi, 2e semestre 2007)

Les commémorations dans la Revue française du Travail, la Revue française des Affaires sociales et Travail et Emploi (numéros spéciaux)

12L’énumération de ces événements est éclairante : l’horizon de la RFAS ne se limite pas, comme son intitulé pourrait le laisser croire, aux « affaires sociales » [22], non plus qu’au pôle « santé » dont les velléités d’autonomie se sont affirmées au fil du temps. Il empiète sur des thèmes et des structures qui relèvent a priori du versant travail, en dépit d’une séparation intervenue depuis 1969 entre le « travail » et la « santé », la Sécurité sociale se rapprochant du pôle « santé » [23]. Tandis que s’accentue le tropisme de la revue pour les questions de santé publique [24]. Un tel « braconnage » exprimerait l’atavisme des ministères sociaux dont les divers pôles de compétences se soudent ou se désolidarisent au gré des mutations et des besoins de la société française. Il confirme, en tout cas, l’attachement de la revue aux objectifs qu’elle s’était fixés au chevet de la RFT [25]. « Ce changement de nom, précisait ainsi le premier numéro de la RFAS (janvier-mars 1967), est destiné à marquer que le domaine couvert par la revue s’étendra désormais à toutes les questions dont le ministère des Affaires sociales a à connaître au titre de la population, la santé, le travail, l’action et la sécurité sociale… Cet élargissement, qui était commandé par la constitution d’un ministère unique compétent pour toutes ces questions, permettra, nous l’espérons, de faire apparaître toutes les relations qui existent entre ces problèmes, dont les solutions doivent toujours procéder d’une même recherche de la justice sociale ». Comment ne pas voir que cette mission s’est maintenue en dépit des innombrables changements intervenus dans les configurations des ministères sociaux ? La revue incarne, c’est une évidence, à travers ses réminiscences et ses inclinations, la continuité et l’unité historiques des éléments constitutifs des ministères sociaux. Du moins était-ce vrai jusqu’à… la célébration du centenaire du ministère du Travail, qui, se télescopant avec son soixantième anniversaire, lui échappe au… profit d’une revue bien ancrée dans le champ du travail, de l’emploi et de la formation professionnelle : Travail et Emploi[26].

La revue comme objet d’histoire ?

13Comme la plupart des revues, la RFAS n’a de mémoire que celle de ses responsables, bien qu’elle soit mémoire archivée des ministères sociaux. Elle ne laisse d’autres traces que les lourds numéros reliés, dont sont chargés les rayons des bibliothèques spécialisées. Nul ne sait au juste comment se fabriquait un numéro dans les années 1960 ; ni sur quels critères ou par quels réseaux des thèmes, des auteurs et articles ont pu être sélectionnés. De même, personne ne saurait expliquer les lacunes de la revue, décelées a posteriori ou par comparaison – nullement fortuite [27] – avec d’autres revues, telles que Droit social ; ni du reste son fréquent décalage par rapport aux enjeux du moment ou à ceux que l’historiographie a depuis lors exhumés. Faute d’archives orales et écrites nécessaires à la construction de sa mémoire et d’instruments d’analyse, la revue se révèle incapable de se mettre en perspective, de se penser dans la durée, d’inventorier ses pleins et creux. L’absence singulière d’un index systématique des articles de fond et des noms d’auteurs depuis 1946 est la preuve la plus éclatante de sa propension à l’amnésie. Elle se justifiait tant que la revue avait derrière elle une courte existence et qu’on croyait à tort ou à raison que ses articles, en prise sur les problèmes du présent, étaient voués à une rapide obsolescence. Mais l’accumulation des années modifie les perspectives. Certains articles, que l’on croyait définitivement éteints, acquièrent un intérêt historique ; ils deviennent les éléments d’une trame qui se prête aussi bien à des approches synchroniques que diachroniques. Pour peu qu’ils aient été écrits par des fonctionnaires ou par des acteurs [28] aujourd’hui disparus, leur contenu prend la valeur d’un témoignage daté et archivé. Cette transformation du statut des articles, due au recul du temps et à la construction de nouveaux objets – qui s’intéressait à l’histoire de l’immigration avant le milieu des années 1980 ? –, irait même jusqu’à disqualifier la catégorie « Approche historique », retenue par la base de données. Ce n’est pas, autrement dit, dans celle-ci que se trouveraient les meilleurs matériaux pour construire des objets historiques, mais ailleurs, dans les innombrables alvéoles que représentent les articles mis bout à bout.
Cette métamorphose du matériau archivé, jointe aux changements de perspective, si caractéristique des entreprises d’histoire ou de mémoire, est aujourd’hui à l’œuvre. Elle est encouragée par l’existence très récente d’une base de données [29]. Elle devrait déboucher sur la numérisation progressive de l’ensemble des articles et la mise à la disposition des personnes intéressées d’une base de données intégrant les articles numérisés. Mais il est vraisemblable que l’objectivation historique de la revue ne se satisfera pas d’une « ego histoire » tentée à deux reprises, en 1986 et dans ce présent numéro, ni d’une analyse purement endogène : la RFAS a besoin d’être située par rapport à d’autres revues et d’être replacée dans un contexte qui, paradoxalement, n’a pas toujours – loin s’en faut – influencé son contenu. Elle était à son insu, elle est aujourd’hui matière à histoire.

Notes

  • [*]
    Historien, chargé de mission à la Mission Recherche de la DREES.
  • [1]
    Cf. 1946-1986 : « Les quarante ans de la Revue française des Affaires sociales », RFAS, n° 4 octobre-décembre 1986. Il faut mentionner toutefois le numéro du 1er juillet 1971 qui y consacre quelques lignes.
  • [2]
    Le ministère de l’Emploi, de la Cohésion sociale et du Logement a, conjointement avec le ministère de la Santé et des Solidarités, autorité sur la DREES (décret n° 2005-6790 du 16 juin 2005) ; la RFAS est placée sous la responsabilité éditoriale de la DRESS.
  • [3]
    Par exemple Échange-Travail.
  • [4]
    Il s’agit de Travail et Emploi, fondée en juin 1979. Sur les circonstances de la création de cette seconde revue scientifique dans le paysage des ministères sociaux, voir l’introduction du numéro 100, octobre 2004. Précisons qu’il existe un CD-Rom de cette revue comportant tous les articles parus depuis 1979 jusqu’au numéro 100.
  • [5]
    L. Pitti, Étude exploratoire et systématique des thématiques de la Revue française des Affaires sociales, 1946-2006, Convention de recherche MiRe-DREES/IHTP n° 05/88, 3 volumes (plus synthèse), novembre 2005.
  • [6]
    Par exemple, un article, daté de 1946, consacré à la main-d’œuvre pendant la guerre au Canada (Anonyme, 1946).
  • [7]
    Voir, entre autres, le dossier spécial, « Dix ans de politique sociale en Suisse (1975-1985). Un modèle vulnérable ? », RFAS, octobre-décembre 1985.
  • [8]
    Si l’on prenait en compte le présent numéro spécial, cette proportion avoisinerait les 35 %.
  • [9]
    L’exemple le plus topique est fourni par le numéro spécial consacré au 25e anniversaire de la Sécurité sociale, qui est « ouvert » par les articles de quatre anciens directeurs de la Sécurité sociale, Pierre Laroque, Jacques Doublet, Alain Barjot et Michel Guillaume (1971).
  • [10]
    Voir, dans ce dossier, l’article de Martine Sonnet : « Les auteurs dans la Revue française du Travail, puis Revue française des Affaires sociales, de 1946 à 2004 : quels profils ? ».
  • [11]
    Ce leadership est désormais contesté par l’autre revue ministérielle Travail et Emploi, qui prépare un numéro spécial sur le centenaire du ministère… du Travail et de la Prévoyance sociale.
  • [12]
    Revue française du Travail, n° 1, 1946.
  • [13]
    L’auteur fait référence au n° 1 de la Revue française du Travail, 1946.
  • [14]
    Non contente de désigner ses auteurs d’après leurs convictions réformatrices (« tous ceux qui estiment indispensable… »), la Revue française du Travail les sélectionne aussi en fonction de leurs responsabilités dans le champ du social, parmi « des militants syndicalistes, des hauts fonctionnaires, des personnalités politiques, des chefs d’industrie, des universitaires ».
  • [15]
    Revue française du Travail, n° 1, 1946.
  • [16]
    La Revue internationale du Travail prenant le relais.
  • [17]
    Sauf pour le 60e anniversaire de l’institution, en 2005.
  • [18]
    25e anniversaire en 1970 (le numéro a été publié en 1971) ; 40e en 1985 et 50e en 1995.
  • [19]
    Rédigée par un jeune universitaire, William Grossin, RFAS, n° 4, octobre 1971.
  • [20]
    Numéro paru en 1998 (cf. tableau).
  • [21]
    Loi du 19 mai 1874 sur le travail des enfants et des filles mineures dans l’industrie qui crée une inspection divisionnaire du travail, recrutée et rémunérée par l’État, tout en reconnaissant aux conseils généraux la faculté de nommer et de rémunérer des inspecteurs départementaux.
  • [22]
    Dont on connaît le caractère historiquement « tampon » entre le pôle « travail » et le pôle « santé ».
  • [23]
    L’association des pôles « travail » et « Sécurité sociale », qui avait prévalu jusqu’en 1966, a néanmoins resurgi au cours des années 1972-1973 et 1974-1977, avec respectivement les ministères Edgar Faure, Michel Durafour et Christian Beullac.
  • [24]
    « Plus tard avec la création du ministère des Affaires sociales, la revue, devenue, Revue française des Affaires sociales, a perdu toute spécificité, a été quasiment annexée par le département de la Santé, et il a fallu recréer des revues propres au travail (Échange-Travail, par exemple). » Pierre Fournier (2006), p. 123.
  • [25]
    Et du Bulletin d’information du ministère de la Santé, fondé en 1955.
  • [26]
    Cette revue prépare, en effet, un numéro spécial consacré à l’histoire du ministère du Travail, qui paraîtra en 2007.
  • [27]
    Droit social présente, dans ses tables, de nombreux articles signés par des auteurs de la RFT et de la RFAS, issus ou non des ministères sociaux.
  • [28]
    Un exemple parmi d’autres, Pierre Mazel (1948).
  • [29]
    Cf. supra.
Français

Résumé

Bien que son champ d’exploration soit celui de la santé et des affaires sociales, la Revue française des Affaires sociales revendique clairement une filiation avec l’ancienne Revue française du Travail, créée en 1946. Les nombreuses commémorations dont elle s’est fait l’écho depuis le début des années 1970 soulignent par ailleurs sa prétention à incarner la mémoire institutionnelle des ministères dits « sociaux » dans toute leur diversité. D’où vient donc cette posture, alors même qu’il existe une autre revue ministérielle, spécialisée dans les questions d’emploi, de travail et de formation professionnelle ? Cet article se propose d’y répondre en appréciant la sensibilité et la plasticité historiques de la RFAS-RFT : comment le rapport de cette revue à l’histoire a-t-il évolué durant soixante ans ? à quels usages différenciés de l’histoire les auteurs de cette même revue ont-ils sacrifié ?

Bibliographie

  • Articles et dossiers de la Revue française du Travail et de la Revue française des Affaires sociales

    • « Actes du colloque “L’IGAS 1967-1997” : réforme de l’État et mutation du secteur social : deux enjeux pour la fonction d’inspection », (1998), dossier, RFAS, n° 2 avril-juin.
    • ANONYME, (1946), « Canada : La main d’œuvre pendant la guerre », RFT, n° 4 juillet.
    • BARGETON M., (1971), « La formation des ministères », RFAS, n° 1 janvier-mars.
    • BARTHE M.A., (1991), « Pauvretés et État providence ; l’approche du Comité mendicité en 1791 », RFAS, n° 3 juillet-septembre.
    • BOUZONNIE H., (1987), « L’évolution des effectifs syndicaux depuis 1912 : un essai d’interprétation », RFAS, n° 4 octobre-décembre.
    • CECCALDI D. et LUCAS M., (1980), « Santé et Sécurité sociale. Un ministère en mouvement », RFAS, n° 4 octobre-décembre.
    • COINTEPAS M., (1992), « La mise en œuvre de la Charte du travail par les inspecteurs du travail », RFAS, n° 4 octobre-décembre.
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    • FRIOT B., (1996), « Les ministères sociaux et leurs services centraux depuis 1946 », RFAS, n° 1 janvier-mars.
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Vincent Viet [*]
Chargé de mission à la Mission recherche de la DREES et historien. Ses travaux et ses publications portent sur l’histoire des institutions à vocation sociale, sur l’immigration, les politiques sociales et la protection sociale.
  • [*]
    Historien, chargé de mission à la Mission Recherche de la DREES.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/03/2010
https://doi.org/10.3917/rfas.064.0047
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