Le nécessaire en tout genre a quelque chose de révoltant quand ce sont les possesseurs du superflu qui le mesurent. Ce n’est pas assez de s’occuper des gens du peuple sous un point d’utilité, il faut aussi qu’ils participent aux jouissances de l’imagination et du cœur. […] Des philanthropes très éclairés se sont occupés de la mendicité à Hambourg. Ils n’ont mis dans leurs établissements de charité, ni despotisme, ni spéculation économique : ils ont voulu que les hommes malheureux souhaitassent eux-mêmes le travail qu’on leur demande autant que les bienfaits qu’on leur accorde. Comme ils ne faisaient point des pauvres un moyen, mais un but, ils ne leur ont pas ordonné l’occupation, mais ils la leur ont fait désirer. Sans cesse on voit […] qu’il [leur] importait bien plus […] de rendre les hommes meilleurs que de les rendre plus utiles.
1Des origines aux années quatre-vingt, la Revue française des Affaires sociales (RFAS) [1] n’aborde que marginalement les phénomènes de pauvreté qui, malgré la croissance et la hausse du pouvoir d’achat pendant les Trente Glorieuses, continuent de toucher une part importante de la société française. De fait, la revue s’intéresse peu aux populations qui sont mal couvertes par le système de Sécurité sociale mis en place à la Libération autour de la figure du salarié chargé de famille, qu’il s’agisse des personnes âgées dont les pensions sont insuffisantes ou des indépendants qui ne bénéficient pas de ce système de protection conçu initialement comme universel mais dont ils (se) sont exclus.
2À partir du milieu des années quatre-vingt, le développement du chômage de masse induit une « nouvelle » pauvreté, qui touche une partie du salariat que la Sécurité sociale avait justement pour mission prioritaire de protéger du besoin bien que sa mission originelle eût été de couvrir toute la population. C’est à ce moment que la revue prend en compte les questions de pauvreté : le nombre des articles qui y sont consacrés ne cesse de croître. Cependant elle les aborde toujours de façon sélective : désormais, le RMI et ses bénéficiaires vont occuper presque totalement l’espace des débats, avec une propension à viser plus les dispositifs, les prestations, leur mise en œuvre et leurs bénéficiaires que les phénomènes de pauvreté et d’exclusion eux-mêmes, qui sont loin de se cantonner aux bénéficiaires de cette seule prestation. En effet, comme le chômage se maintient durablement à un niveau élevé et que les réformes successives rendent son indemnisation de plus en plus sélective, le dispositif du RMI accueille constamment de nouveaux chômeurs et ne suffit pas à combattre des phénomènes multiples et durables d’exclusion.
3Dès la fin des années quatre-vingt, les thèmes de l’insertion, du retour à l’emploi des titulaires du RMI et un peu plus tard de l’activation des dépenses « passives » occupent une place privilégiée dans la RFAS. Mais les réponses apportées sont ambiguës et contradictoires, à l’image de la position occupée par le RMI lui-même dans la protection sociale, entre l’assistance traditionnelle aux pauvres et le système de Sécurité sociale qui ambitionnait de la faire disparaître. Les dix dernières années, marquées par une ouverture internationale croissante de la RFAS apportent des éclairages très utiles sur les conceptions de « l’activation » à l’échelle européenne, différentes voire opposées. En retour, ceci ne peut que renforcer des interrogations qui s’élargissent à l’ensemble de notre système de protection sociale, aide et action sociale incluses : peut-on continuer à vouloir traiter la pauvreté persistante avec les outils de l’assurance sociale ? Ou se dirige-ton vers un clivage accru entre d’un côté un système national de protection des individus en emploi et des chômeurs les plus aptes à retourner rapidement sur le marché du travail ; et de l’autre des dispositifs locaux, personnalisés, visant les ménages durablement éloignés de l’emploi et des revenus salariaux, ce qui consacrerait un retour à la distinction entre les pauvres valides et invalides ?
La recension par Laure Pitti [2] des occurrences des thèmes traités dans les articles de fond de la revue indique que le thème « pauvreté, précarité, exclusion » occupe une place non négligeable, avec 240 articles qui en traitent centralement ou non, soit 10 % du total. Par ailleurs, le thème « assistance, aide et action sociale » recueille, avec près de 22 % des articles (513), le nombre le plus élevé d’occurrences, devant le thème transversal « international et comparaisons internationales » (20 %) et, bien entendu, les questions d’« assurances sociales et de Sécurité sociale ». On notera cependant que les deux premiers thèmes sont très fortement corrélés, puisqu’ils incluent une bonne partie d’articles communs. Cependant, quand on y regarde de plus près, la distribution de la thématique « pauvreté, précarité, exclusion » sur la période 1946-2004 est très inégale, puisque la quasi-totalité des contributions est concentrée dans les vingt dernières années ; de plus, un examen détaillé des titres et le cas échéant des résumés de chacun des articles retenus par Laure Pitti sous ces deux rubriques (il est vrai hors ceux qui sont relatifs au handicap et aux personnes âgées ; mais leur inclusion ne changerait pratiquement rien) conduit à éliminer de la liste de nombreux articles pour n’en retenir qu’environ 130 qui traitent effectivement de ces sujets, soit moins de 6 % du total, ce qui réduit sensiblement la place accordée par la revue aux questions de pauvreté et aux politiques et dispositifs publics qui y sont consacrés. Enfin, il est normal qu’au fil du temps ces questions soient abordées sous des angles différents : la pauvreté est certes depuis toujours définie comme la situation de ceux qui manquent du nécessaire et n’ont pas assez de moyens pour subvenir à leurs besoins (il suffit de voir le sens du mot latin pauper) ; mais les situations de pauvreté dans la France de 2006 n’ont pas grand-chose à voir avec celle de l’après-guerre. Il en va de même, bien évidemment, du traitement public de ce cœur de la question sociale. On verra cependant ici que la revue, tout en faisant appel à des auteurs et des analyses ou points de vue diversifiés, n’a abordé ces questions que partiellement et de façon différente selon les périodes, avec une coupure forte entre l’avant et l’après RMI et une focalisation progressive du débat, depuis la fin des années quatre-vingt, sur l’insertion et les incitations au retour à l’emploi des bénéficiaires du RMI ; on essaiera, en replaçant dans leur contexte les principaux articles publiés au fil du temps, d’analyser les facteurs qui ont contribué à ces orientations et de donner quelques hypothèses à débattre sur les manques ou omissions de la revue, comme d’autres vecteurs du débat scientifique et public, dans le traitement de ces sujets.
Une vision partielle et minorée de la pauvreté après la Libération et pendant et les Trente Glorieuses
4Il est relativement compréhensible que la Revue française du Travail aborde peu dans ses premières années les questions de pauvreté ou d’assistance ; il en va de même pour le chômage qui n’y fait qu’une apparition tardive. À l’inverse, la Sécurité sociale naissante y est dans son ensemble bien présente, sensiblement moins toutefois que les questions du travail et de l’emploi. Cependant on ne peut qu’être frappé par la portion très congrue réservée aux phénomènes de pauvreté, alors que le pays est globalement très appauvri par la guerre et les destructions et que, à titre d’exemple, les cartes de rationnement subsistent jusqu’en 1950, tandis qu’une moitié modeste de la population reste privée d’un logement décent : de la création de la revue à la fin des années soixante – alors qu’elle est devenue début 1967 la Revue française des Affaires sociales –, quatre articles seulement l’abordent : le premier est un article (non signé) de l’UNAF sur « Les obstacles que rencontre la famille ouvrière dans le développement de sa vie propre » (UNAF, 1951) ; le dernier de cette période porte sur « Les handicaps sociaux des jeunes demandeurs d’emploi » (Yan, 1968) [3]. Pourtant, cette période n’est pas avare de conflits du travail sur les salaires – dont il est régulièrement rendu compte – et de mouvements sociaux et politiques portés par les pénuries et l’état déplorable d’une partie du parc de logements : l’abbé Pierre fonde Emmaüs en 1949 et, l’hiver 1954, lance à la radio un appel à « l’insurrection de la bonté » en faveur des sans-logis, qui donnera lieu à un programme gouvernemental d’urgence de construction de 120 000 logements. Le poujadisme, qui émerge à la même période, inclut dans son idéologie multiforme une dimension de protestation des artisans et commerçants contre la précarisation du statut et de la condition sociale d’une partie d’entre eux : la modernisation économique très rapide des Trente Glorieuses marque un déclin irréversible des fractions les plus faibles de cette catégorie sociale. Enfin, malgré la mise en place des retraites ouvrières et paysannes en 1910 et des assurances sociales en 1930 – ou plutôt à cause de leur échec relatif – plus de 60 % des personnes de 65 ans et plus ne bénéficiaient d’aucune retraite en 1945, les autres n’ayant en général que des pensions très minimes, dans les deux cas avec pour seul recours l’aide sociale. D’où la création, en 1956, du Fonds national de solidarité (FNS) et du minimum vieillesse, qui en 1960 concerne 60 % des personnes âgées de 65 ans et plus. Reste qu’en 1970, malgré cela, une bonne part des retraités a de faibles ressources, pour plus de la moitié d’entre eux inférieures aux trois quarts du SMIC. Si la revue évoque le FNS à sa création, cette question de la pauvreté des personnes âgées (dont les vieux travailleurs) n’y est cependant pas abordée. Et, plus largement, à la fin des années soixante, le taux de pauvreté relatif – à critères identiques – de l’ensemble des ménages est le double de celui que l’on connaît aujourd’hui : cela ne se traduit pourtant pas par des articles de fond abordant le phénomène.
5On notera cependant que la revue publie très régulièrement des données sur les gains des ouvriers, séparément de ceux des autres catégories socioprofessionnelles ; elle s’intéresse de près, dans les années cinquante, aux budgets types des familles ouvrières (en lien avec les conventions collectives) ; ou encore aux compléments sociaux du salaire, tous éléments qui signifient l’importance accordée aux ressources directes et indirectes des salariés, en premier lieu des ouvriers chargés de famille.
6Il faut attendre la deuxième moitié des années soixante-dix pour trouver une production à peine plus soutenue, qui porte par exemple sur les « Inégalités d’accès aux systèmes de protection sociale et [la] pauvreté culturelle » (Catrice-Lorey, 1976), « L’enfant du Quart-Monde », par une permanente d’Aide à Toute Détresse – ATD (de la Gorce, 1979), « Vie précaire et solidarité » (Pitrou, 1979), à laquelle on peut ajouter en 1980 un article d’une chargée de mission à la direction de l’action sociale sur « La prévention des inadaptations sociales » (Barberye 1980). Les titres de cette longue période depuis la création de la revue, sont en eux-mêmes significatifs d’une vision dominante de la pauvreté comme résultant d’obstacles, de phénomènes culturels propres aux milieux sociaux les plus défavorisés, de handicaps sociaux et d’inadaptations qui peuvent toucher essentiellement des familles ouvrières (le Quart-Monde en fait partie) ou des marginaux, au point de les écarter du courant de croissance et de prospérité des Trente Glorieuses. La pauvreté s’insère ainsi dans un ensemble plus vaste aux contours mal définis, caractérisé par de multiples « handicaps » (physiques, sociaux ou autres) qui défavorisent ceux qui en sont touchés et les met à l’écart de la société. Résiduelle, ne concernant que quelques catégories bien particulières, cette pauvreté devrait bien, à terme, être éradiquée grâce au plein-emploi, à l’élévation continue du pouvoir d’achat des salariés… et à la Sécurité sociale qui en assure désormais la protection « … contre les risques de toute nature, susceptibles de réduire ou supprimer leur capacité au gain, à couvrir les charges de maternité et les charges de famille qu’ils supportent » [4]. Grâce à quoi la vieille aide sociale, tant décriée, devrait également disparaître.
Pour une part (ceci est à l’image du ministère et de ses priorités absolues) préparée par le Conseil national de la Résistance, mise en œuvre par le gouvernement De Gaulle après la Libération et poursuivie longtemps après la rupture politique de 1947, est mise en place pour reconstruire le pays et le moderniser, une politique volontariste du travail qui, dans une situation de plein emploi, encadre et normalise (conventions collectives, classifications, statut des travailleurs des entreprises nationalisées, formation professionnelle…) les rapports entre patronat et les salariés – en premier lieu le monde ouvrier –. En complément vient la Sécurité sociale, qui assure le salariat contre les « risques sociaux » évoqués ci-dessus. Après l’éviction des ministres communistes du gouvernement en mai 1947 (dont Ambroise Croizat, ministre du Travail depuis 1945), les grandes grèves de 1947-1948 et le début de la guerre froide, la priorité des gouvernements de la IVe et de la Ve République, et en premier lieu des ministères successifs chargés du travail, de l’emploi et de la protection sociale, reste la même jusqu’à la fin des années soixante. Pour des raisons économiques (la reconstruction et le « relèvement » du pays ; les besoins de main-d’œuvre qui en découlent dans un contexte où il n’a pas été choisi d’inciter les femmes à rentrer sur le marché du travail ; la modernisation à marche forcée de l’appareil industriel et des relations sociales) comme politiques (contrer l’influence du PCF et de la CGT), il s’agit d’abord de pacifier et de moderniser les rapports avec une classe ouvrière dont une bonne partie vit, du fait de salaires très bas, dans la pauvreté. De ce point de vue la Sécurité sociale joue un rôle majeur, d’abord – et pendant longtemps – grâce à sa branche « famille » et aux prestations qu’elle délivre et qui sont l’instrument public principal pour prévenir et sortir les ménages modestes ou pauvres de la pauvreté. Dans un contexte marqué par le baby-boom et où beaucoup de femmes en âge de travailler sont inactives [5], les prestations familiales, que leurs promoteurs de l’entre-deux guerres concevaient comme un sursalaire ouvrier familial, et les prestations de logement, très redistributives, constituent un remarquable outil de relance keynésienne ciblée sur les salariés modestes. Parmi ceux-ci figurent au premier chef les ménages ouvriers, qui restent marqués par une division traditionnelle du travail entre l’homme-pourvoyeur, « Monsieur Gagnepain » et son épouse chargée de l’espace domestique et qui constituent les gros bataillons des familles nombreuses, les plus exposées à la pauvreté [6]. Ainsi, en 1947, le cumul des allocations familiales et de l’allocation de salaire unique (ASU) représente-t-il pour une famille de deux enfants dont la mère est inactive 90 % du salaire moyen d’une ouvrière (Martin, 1998) [7].
Le tournant du RMI
7Dans une RFAS qui a repris des couleurs, attire de nouveaux auteurs dont des chercheurs, et est plus qu’antérieurement soutenue par son ministère de rattachement, il faut cependant attendre la fin des années soixante-dix et surtout les années quatre-vingt pour qu’émergent de nouveaux articles et des analyses renouvelées, assez longtemps après les premières alarmes lancées par René Lenoir (1974) et Lionel Stoleru (1974).
Une « nouvelle » pauvreté ?
8En 1979, à partir d’un travail mené pour la CNAF, qui soutient depuis longtemps des études et recherches consacrées aux familles modestes et assure via les CAF l’essentiel des transferts publics en leur faveur, Agnès Pitrou donne les résultats d’une enquête menée auprès de familles connaissant de grandes difficultés. Il ne s’agit pas de marginaux puisque ces familles – où la femme est presque toujours au foyer – comprennent au moins un salarié, certes peu qualifié, mais dont le salaire, même complété par les allocations, ne permet pas de vivre au-delà d’une subsistance au jour le jour. L’auteur note que leur relation aux services sociaux (essentiellement de la CAF puisque le département n’a pas encore de compétence dans ce domaine) est ambiguë et méfiante : on essaie de se débrouiller, notamment en recourant à une entraide familiale forte, avant de contacter les services sociaux auprès desquels les démarches apparaissent complexes avec de résultats aléatoires et instables (Pitrou, 1979) [8]. Dans son article célèbre du premier numéro de la revue, Pierre Laroque affirmait avec force que « La Sécurité sociale doit d’abord fournir à tous les hommes et à toutes les femmes en état de travailler, à tous ceux qui vivent de leur travail et ne peuvent vivre que de leur travail – ce qui, de plus en plus, sera le cas de tout le monde, dans tous les pays – une activité rémunératrice. Elle commande l’élimination du chômage » (Laroque, 1946). Pourtant s’est installé un chômage de masse, qui touche d’abord une partie du salariat et des travailleurs que visait Pierre Laroque, alors que la Sécurité sociale et l’indemnisation du chômage (mise en place par les partenaires sociaux fin 1958) auraient dû les préserver durablement de la « nouvelle » pauvreté qui en résulte. Les réformes, dans la décennie précédente, des retraites et du minimum vieillesse (loi « Boulin » de 1971 notamment) se sont traduites à l’inverse, par un relèvement du pouvoir d’achat des plus de 65 ans qui contribue à les sortir progressivement de la pauvreté.
9Marie-Annick Barthe (1987), montre que cette ainsi nommée « nouvelle » pauvreté se distingue de celle du quart-monde ou des catégories pauvres peu visibles antérieurement car hors du rapport salarial. Cette pauvreté « laborieuse » qui touche une partie du salariat [9], est très liée au chômage de longue durée et à la sortie de ce fait du « rapport salarial keynésien » ; elle fait réémerger des modes de vie qui n’ont rien de très nouveau car ils reproduisent, comme l’avait montré A. Pitrou dans l’article cité ci-dessus, des situations qui ont perduré pour le monde ouvrier jusque vers 1950 : petits boulots, travail au noir, recours à l’aide sociale et au caritatif… Certes, M.-A. Barthe montre bien qu’il y a en fait superposition de différentes formes de pauvreté : à la misère et la marginalité du quart-monde, déjà exclu de la protection sociale et des normes qu’elle construit, soupçonné d’oisiveté, et de plus qui s’autoreproduirait, s’ajoute alors une pauvreté laborieuse touchant des individus et des ménages insérés dans le système productif et social mis en place depuis la Libération mais qui en décrochent provisoirement et de plus en plus de façon durable.
Ces analyses ne se développent véritablement dans la revue qu’à la fin des années quatre-vingt, alors qu’est débattu par les experts, testé localement puis mis en place le 1er décembre 1988 un dispositif de revenu minimal garanti censé répondre à cette situation, le RMI. Hors de la RFAS, ses promoteurs insistent à l’époque surtout sur le fait qu’il se distingue nettement des dispositifs existants : d’abord de l’aide sociale traditionnelle (relativement déconsidérée de par son caractère assistantiel, néocaritatif, plus ou moins discrétionnaire et de ce fait stigmatisant) ; ensuite – mais ils y insistent moins – des mécanismes assurantiels et des institutions paritaires de la protection sociale construite depuis quarante ans.
10De l’avant RMI (la période des expérimentations locales) jusqu’aux premières évaluations du nouveau dispositif (1991-1994) [10], on voit apparaître dans la revue, assez logiquement, un bouquet d’articles répartis en deux groupes :
- le premier, appuyé sur des travaux empiriques, rend compte des situations de pauvreté avant/après, des caractéristiques des bénéficiaires une fois la prestation mise en place et de ses premiers effets (Kergoat, 1988 ; Adair, 1988 ; De Ridder, Legrand, Outin, 1991 ; Rasse, Parisot, 1992) ;
- l’autre, plus théorique et synthétique, s’efforce de caractériser la place occupée dans le dispositif de protection sociale par cette prestation et à analyser la façon dont elle fait bouger les représentations et la carte de la pauvreté dans la France des années quatre-vingt-dix. (Gazier, 1988 ; Vuillaume, 1991 ; Chopart, 1991 ; Ray, Jeandidier, 1992 ; Bouget, Noguès, 1994).
Le second ensemble d’articles mobilise économistes et sociologues pour synthétiser les acquis empiriques précédents en questionnant et remettant en cause les classements des pauvres et typologies de la pauvreté qui préexistaient, non que de ce point de vue le RMI entraîne des modifications majeures, sauf celle consistant à faire des Rmistes, population très hétérogène, une catégorie de pauvres, voire « les » pauvres, ce qui est inexact. Un traitement économétrique de données d’enquête (dont des données dynamiques du panel Lorrain) confirme et complète ces analyses (Ray, Jeandidier, 1992) : il existe bien, au-delà d’un certain seuil – très bas – de ressources, une inflexion brutale, un basculement de la pauvreté dans la grande misère mais ceci ne touche qu’une population de marginaux, déviants et sans-abri qui relèvent plutôt de l’aide sociale. Mais, dès lors qu’on s’intéresse à la pauvreté relative – c’est-à-dire à la situation de la partie de la population qui dispose des ressources les plus faibles et jugées insuffisantes par les pouvoirs publics (par exemple dont les revenus par unité de consommation sont inférieurs à la moitié du revenu médian) ou encore à celle que définit un seuil administratif – comme celui du RMI – on ne constate pas de différence majeure entre les ménages situés à proximité de ce seuil, qu’ils soient en dessus ou en dessous. La population bénéficiaire du RMI est beaucoup plus hétérogène que celle qui se situe dans les « franges » de ce dispositif, en dessus ou en dessous, qui représente plutôt un ensemble assez vaste de ménages très modestes : les moins pauvres parmi les pauvres. Les seuils de pauvreté constituent donc des choix politiques dans lesquels la relation au salaire minimum joue par ailleurs un rôle majeur ; tout particulièrement pour le RMI (433 € pour une personne seule en janvier 2006) qui se situe toujours, indépendamment de ce qui pourrait être défini comme les ressources minimales nécessaires pour vivre de façon décente, en dessous d’un demi-SMIC (autour de 965 € nets pour 35 heures).
Pour autant, la création du RMI (et la place qui lui est assignée dans le dispositif de protection sociale) n’est pas sans importantes conséquences politico-institutionnelles : d’un côté le RMI se distingue très fortement des prestations traditionnelles d’aide sociale ou d’assistance : il s’agit d’une prestation de solidarité nationale, qui crée [12] un droit subjectif (c’est-à-dire dépendant de la situation familiale du sujet et des ressources de ce groupe familial spécifique) à un revenu minimum garanti – sans autre obligation au bénéficiaire que de s’engager dans une démarche d’insertion au sens très large et vague de ce terme (cf. ci-après). Malgré cela, il confère au « Rmiste » et à sa famille, qui certes deviennent débiteurs de la collectivité, un statut social et symbolique, variable et controversé selon l’acteur qui le définit, mais en tout cas jamais valorisé ni valorisant : d’une certaine façon, ce choix renvoie à la société française de l’époque l’image qu’elle veut voir d’elle et des moins dotés qui en font partie.
Dans cet ensemble d’articles revient, dès 1988, à Bernard Gazier l’initiative de poser une question majeure, qui ne sera pourtant pratiquement pas débattue dans les quinze années qui suivent par les articles de la RFAS consacrés à la pauvreté et à son traitement : ce revenu minimum garanti qui crée, dans le consensus de la période, une forte solidarité collective à l’égard des plus pauvres, peut cependant être analysé de deux façons : soit comme un dispositif complétif et subsidiaire, venant combler les trous de la protection sociale, un dernier « filet de sécurité » d’un édifice de protection sociale déjà complexe ; soit à l’opposé comme une prestation et un dispositif substitutifs à ce qui existe en matière de traitement de la pauvreté, qui signe le début d’une reconstruction de l’édifice de la protection sociale (Gazier, 1988) [13].
Une rupture avec le modèle ancien de protection sociale
12Certes, quelques experts, depuis les années quatre-vingt et surtout quatre-vingt-dix, ont fait l’hypothèse (en dehors de la RFAS) que la « nouveauté » institutionnelle du RMI marque une rupture avec la protection sociale ancien modèle, qui a partiellement failli à sa tâche et suppose des dispositifs nouveaux de redistribution plus directement centrés sur les « exclus ». Ici ou là – mais toujours pas dans la revue – commence à émerger une critique voilée de ce système de protection sociale dans son ensemble, voire l’idée, qui prendra corps dans la décennie suivante, d’une responsabilité majeure de ce système dans le maintien d’un chômage élevé et d’une pauvreté persistante (Rosanvallon, 1981, 1995). De leur côté, les partenaires sociaux gestionnaires de la Sécurité sociale, de plus en plus sensibles à l’équilibre des comptes et à la défense des institutions en place, ne s’investissent guère dans ce nouveau dispositif centralisé, non partenarial, non assurantiel et qui repose sur le budget de l’État : tout se passe comme si, finalement, ce n’était pas ou plus leur affaire [14]. À l’inverse, dans un domaine où ils exercent une responsabilité gestionnaire et politique majeure – celui de l’indemnisation du chômage, au moment où ce dernier atteint des sommets, ils prennent avec le soutien de l’État, une série de décisions cruciales qui vont modifier radicalement en l’espace de dix ans le paradigme de la relation chômage pauvreté au sein de l’espace de la protection sociale. On peut dater cette rupture de la décade qui commence en 1982 (juste avant le tournant de la « rigueur ») et se clôt pour l’essentiel en 1992, en encadrant ainsi le moment de la création du RMI.
13Pour résumer ce tournant, qui intervient dans un contexte de chômage très élevé et de déficits accrus des comptes sociaux, on notera que le décret de novembre 1982 installe des filières d’indemnisation dépendant de la durée antérieure préalable d’affiliation et de cotisation, ce qui renforce le caractère assurantiel et contributif de l’indemnisation ; de plus, celle-ci ne dépend plus pour l’essentiel comme antérieurement des conditions dans lesquelles le salarié a perdu son emploi (licenciement ou démission…). Un pas décisif est franchi en 1984 avec la scission en deux blocs :
- d’un côté l’assurance chômage gérée par les partenaires sociaux s’adresse aux salariés ayant cotisé assez longtemps : c’est son premier étage originel, qui reste dans le modèle d’une solidarité professionnelle, mais à géométrie plus restreinte et conditions d’accès durcies [15] ;
- de l’autre, le régime de « solidarité » de l’indemnisation (l’allocation de solidarité spécifique – ASS) géré par l’UNEDIC mais financé par l’État concerne ceux qui sont exclus du premier niveau (chômeurs de longue durée, travailleurs à emploi irrégulier…) : la solidarité change ici de forme puisqu’elle n’est plus assurantielle et provient des impôts.
14En revanche, si la proportion de chômeurs indemnisés a tendanciellement diminué pendant une très longue période, beaucoup plus de ménages pauvres disposent d’un filet de sécurité. Mais les conséquences de ces réformes sont loin de n’être que mécaniques et réductibles à ce jeu de vases communicants.
15Parmi elles, figure le déficit de légitimité politique et les suspicions à l’égard de l’étage inférieur, les débats et controverses portant effectivement en priorité sur celui-ci, projeté davantage sous le regard des électeurs [18] et suspect d’illégitimité aux yeux de ceux pour qui la protection sociale est d’abord justifiée par son caractère contributif (Palier, 2002). C’est aussi que dans ce domaine, l’assistantiel (certes modernisé et débarrassé pour l’essentiel de ses connotations morales et de son caractère discrétionnaire et tutélaire) a pris de plus en plus le pas sur l’assurantiel. Ceci n’a pas que des conséquences symboliques, puisque, à niveau égal de transfert, les individus, ménages et groupes concernés font une grande différence entre la sécurité et le statut social que confère un euro respectivement d’allocation chômage, d’ASS ou de RMI.
C’est enfin une forme de renversement de la gestion de l’assurance chômage qui fait bien plus qu’antérieurement porter au salarié ou au demandeur d’emploi la responsabilité ou en tout cas les conditions d’accès à une prestation, contrairement aux années soixante-dix (certes, ce qui change tout, dans une situation de plein emploi !) où pour l’essentiel l’indemnisation du chômeur dépendait des conditions dans lesquelles il avait perdu son emploi, donc, fondamentalement, des décisions des employeurs ou de la conjoncture économique d’ensemble. On le verra ci-après, ces réformes vont avoir dans les années 2000 un fort impact sur le débat scientifique et politique autour du couple pauvreté-chômage et des politiques publiques correspondantes.
De l’insertion à l’activation : une polarisation croissante des débats sur la question du retour à l’emploi
16Postérieurement aux travaux de la fin des années quatre-vingt et du début des années quatre-vingt-dix, les articles de la revue vont se polariser pour longtemps sur le RMI et ses bénéficiaires de façon quasi-exclusive, tandis que les politiques et dispositifs préexistants et qui se poursuivent (minimum vieillesse, ASS, AAH, API, aide sociale…) et leurs bénéficiaires semblent ignorés voire occultés ; et ce, bien que de nombreux articles continuent d’insister sur le fait que la pauvreté (ou l’exclusion) ne peut se résumer à la situation de titulaires ou demandeurs de cette prestation de moins en moins qualifiée au fil du temps de prestation de « solidarité ». Certes, la revue aborde d’autres sujets dans la même thématique, comme celui du Fonds d’urgence sociale et des commissions de l’action sociale d’urgence (Outin, Pétour, 2001 ; Bouget, 2001) [19], ou encore la question des sans-logis et squatters (Damon, 2002) [20]. Mais ces dossiers se situent justement à la marge du RMI et de l’aide sociale. Mettant en évidence les insuffisances du dispositif actuel et la nécessité de compléter ou de rafistoler sans cesse ce qui était conçu comme l’ultime filet de sécurité, ils invitent à une réouverture des débats sur le traitement contemporain de la pauvreté dans un espace plus large que celui du RMI et de ses publics, mais ne peuvent véritablement les aborder.
17Le maintien des articles de la RFAS dans cette voie spécifique doit être imputé pour une part à un tropisme plus général des acteurs (pouvoirs publics, politiques et experts) vers cette prestation et les dispositifs d’insertion qui l’accompagnent.
Pauvreté et exclusion
18Au passage, on notera que si la revue prend acte du glissement, pas seulement sémantique, qui se produit dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix où à la pauvreté se substitue l’exclusion. Mais c’est peu dire que la plupart des articles ne témoignent pas d’une adhésion massive à ce changement. Certes, le numéro de la revue « L’exclusion, sortir des catégories » (1995) reprend sans états d’âme ce terme, mais il porte à juste titre presque exclusivement sur les sans-domicile et les vendeurs de journaux de rue, deux populations minoritaires dans le dispositif RMI et qui en sont parfois exclues.
19On peut faire l’hypothèse que les experts et bons connaisseurs de ces sujets n’ont pas attendu ce changement sémantique pour – grâce à des travaux empiriques de plus en plus nombreux et démonstratifs – constater et analyser les enchaînements (dans tous les sens) entre faibles ressources (la pauvreté monétaire) et difficultés familiales, sociales ou problèmes de santé, surtout lorsqu’on examine ces situations complexes dans la durée. Plusieurs spécialistes insistent sur la dimension politique qu’introduit la notion d’exclusion, à savoir qu’il s’agit aussi d’une question de statut des pauvres et de capacité de la société à reconnaître leurs difficultés et besoins spécifiques, y compris en termes d’accès aux droits, de « contrôle social » et de citoyenneté. De ce point de vue l’exclusion s’oppose à l’intégration ; en retour, on doit mettre au crédit de ce changement de terme qu’il signifie avec force que l’on ne peut efficacement lutter contre l’exclusion en réduisant ou négligeant les droits, notamment sociaux, des exclus : selon la formule de Marshall (1950), la citoyenneté ne peut se réduire aux droits civils (les droits de l’homme du XVIIIe siècle), aux droits politiques (par exemple le vote des femmes à la Libération) mais qu’elle inclut obligatoirement la reconnaissance de droits sociaux et non la seule fourniture sous contrôle strict et au rabais de subsides par des autorités publiques ou caritatives.
20Par ailleurs, beaucoup d’analyses – principalement hors articles de la revue – critiquent ce terme d’exclusion, en ce sens qu’il opère une séparation entre une situation mal définie (on est toujours, pauvre ou non, exclu de quelque chose…) et qui paraît statique, et ses causes ou facteurs multiples : plus on parle d’exclus, moins on regarde ce ou ceux qui excluent. Et si l’on peut critiquer le caractère unidimensionnel de la pauvreté vue sous l’angle monétaire (seuil de ressources d’un côté, prestation monétaire de l’autre) et de plus en instantané, il est clair que certaines conceptions de l’exclusion en viennent à négliger cette dimension princeps et, d’ailleurs, à abandonner toute relation entre exclusion et inégalités, particulièrement dans une société où les inégalités – d’abord de revenu – s’accroissent (Elbaum, 1995). Il apparaît également que les contributeurs, qu’ils soient chercheurs ou acteurs du champ social, n’adhèrent pas aux définitions de l’exclusion qui semblent prendre le pas au niveau européen, comme celle du Conseil de l’Europe qui définit en 1994 les exclus « comme des groupes entiers de personnes [qui] se trouvent partiellement ou totalement en dehors du champ d’application effectif des droits de l’homme » [21] (Strobel, 1996).
De ce point de vue, l’ouvrage majeur de Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat (Castel, 1995) [22] est à la fois très convaincant sur l’analyse des interactions dans la durée entre ce qui se passe dans la sphère familiale (la vulnérabilité familiale et certaines dimensions de la « désaffiliation ») et sociale (fragilisation ou perte de statut social) et dans celle du travail et de l’emploi (fragilisation du lien salarial et des protections qui y étaient associées) ; et très probant sur le fait que – le sous-titre de l’ouvrage en est d’autant plus important – il s’agit d’abord des effets d’une transformation en profondeur du salariat et du lien salarial.
Insertion et contrepartie
21Si la RFAS, tout en consacrant un espace notable à ces questions de pauvreté et d’exclusion, continue de suivre la voie tracée antérieurement où la pauvreté est vue essentiellement au travers du RMI, de ses bénéficiaires et des politiques publiques qui l’accompagnent ou le complètent, elle contribue fortement dans les dernières années à prolonger cette voie au-delà des frontières, dans la mesure où un nombre croissant d’articles et de dossiers bénéficiant des travaux comparatifs qui se développent en Europe autour de la protection sociale, portent sur les dispositifs ou expériences étrangères comparables, au moins en première analyse : dossiers sur les réformes et systèmes de protection sociale dans différents pays à commencer par celui sur le RMI et ses équivalents, plutôt du côté de l’aide sociale, dans les pays d’Europe du Sud, (hors série, 1991 ; n° 3-4, 1999), sur la protection sociale ainsi que sur les réformes de l’aide sociale aux États-Unis (n° 1, 2002), sur L’État providence nordique (n° 4, 2003) et tout dernièrement à propos des réformes de la protection sociale en Europe continentale et de nouveau en Europe du Sud (n° 1, 2006).
22De fait, le principal mouvement que l’on peut repérer au fil du temps est que le volet insertion du RMI (relativement négligé dans les premières analyses) y prend une place croissante, bientôt relayé par la question plus vaste du retour à l’emploi des bénéficiaires de minima sociaux mais aussi des chômeurs et, in fine, celle de l’activation (des dépenses de protection sociale qualifiées de « passives »). On notera d’emblée combien les termes d’insertion et d’activation recouvrent, en France et a fortiori dans d’autres pays, des réalités et des politiques fort différentes, voire opposées (Lafore, 2000 ; Barbier, 2003 ; Barbier et al., 2006).
23Dès le début des années quatre-vingt-dix, il est vrai, De Ridder, Legrand et Outin avaient analysé empiriquement les relations entre « Le RMI et l’archipel de l’emploi ». Ils en déduisaient qu’« en articulant la pauvreté, qui relève traditionnellement des politiques d’action sociale, et l’insertion notamment professionnelle, qui relève de politiques d’emploi et de formation, le RMI contribue à organiser les marges du marché du travail voire à en déplacer les frontières pour tenter de faire accéder les exclus à un emploi ou à une activité légitimant la perception d’un revenu social » (De Ridder, Legrand et Outin, 1991). Et ils montraient que le dispositif d’insertion produit « des effets de catégorisation autour de la ligne employable/inemployable » avec en retour des effets très forts de sélection selon ce critère qui fait en première instance dépendre des destins sociaux du jugement externe porté sur la qualification et la compétence de chacun [23]. Mais ces analyses sont à l’époque peu nombreuses, peu présentes dans les débats scientifiques, techniques et publics, contrairement à celles que l’on trouvera postérieurement, pour l’essentiel dans des numéros « à dossier » de la RFAS, comme celui sur « La contrepartie : les expériences nationales » (1996) qui rend compte des exigences de contrepartie dans des dispositifs étrangers apparemment proches du RMI et pose à juste titre – en tentant de faire les distinctions nécessaires – la question des relations entre l’insertion et le Workfare anglo-saxon (notamment : Barbier, 1996 ; Outin, 1996 ; Morel, 1996) [24]. Ce dossier est particulièrement utile en ce qu’il précise les conceptions de l’assistance et de la contrepartie qui prévalent dans les pays anglo-saxons ainsi qu’en Suède et dans d’autres pays européens, en identifiant précisément les différences et points de rapprochement avec le RMI et l’insertion à la française : « le RMI ne saurait, à strictement parler, être considéré comme une allocation d’assistance » précise J.-C. Barbier, qui ajoute que « la liberté de choix des personnes est au cœur de la comparaison » entre ces systèmes. Sylvie Morel apporte une analyse approfondie de « La contrepartie dans la protection sociale américaine » en indiquant que « désormais le soutien de l’État s’assortit d’un ensemble de conditions de comportement qui transforment la “relation assistancielle” en une “relation d’obligations réciproques” ». Cette évolution de l’assistance aux pauvres (qui touche en priorité aux États-Unis les familles monoparentales) vers le Workfare se traduit par « l’imposition d’un nouveau devoir là où existait auparavant un droit ». Portée depuis les années soixante par des spécialistes, politistes ou économistes (Mead, 1986), comme par les républicains contre les projets des administrations Johnson puis Nixon, relayée bien plus tard par l’administration Clinton (réforme de l’AFDC en 1996), elle repose sur l’idée « selon laquelle chaque individu “apte au travail” doit, pour pouvoir bénéficier d’un revenu, faire la preuve de sa bonne volonté à concourir à la production de richesse collective par sa contribution personnelle » (Morel, 1996). À l’inverse, S. Morel affirme que « la conception de l’insertion dans le… RMI traduit une lecture de la réciprocité s’instituant entre l’État et les allocataires en termes de droit à l’intégration sociale pour cette partie de la population qui est maintenue à l’écart des circuits de socialisation coutumiers ». Dans ces conditions et à l’opposé des conceptions du Workfare, « ce ne sont plus… les carences des pauvres qui sont stigmatisées… la déviance est imputée, non aux seuls pauvres mais à l’ensemble du corps social. Les allocataires… rappellent à la société ses dysfonctionnements, en particulier en matière d’emploi ». Les analyses de cet auteur et de l’ensemble du numéro restent donc en 1996, très fidèles aux conceptions des promoteurs et des premiers évaluateurs du RMI (Vanlerenberghe et al., 1992). Mais on verra rapidement dans les dix années suivantes – largement hors de la RFAS – à quel point cette question de l’insertion et du retour à l’emploi des chômeurs et bénéficiaires de minima, devenue progressivement la priorité des pouvoirs publics mais aussi au fil du temps une préoccupation croissante de nos concitoyens (Boisselot, 2006) [25], témoigne de la fragilité avec laquelle le consensus s’était établi fin en 1988 autour de l’idée que le RMI est une dette collective et un droit certes subjectif, mais un véritable droit, sans contrepartie autre que celle de signer un contrat d’insertion volontairement élaboré avec un travailleur social [26].
Ces questions d’insertion/activation/contrepartie prennent d’autant plus de sens que le chômage se maintient à un niveau élevé malgré les dispositifs existants et que la quasi-totalité des Rmistes (mais pas des membres de leur famille qui vivent de cette prestation) sont en âge de travailler ; de plus, une proportion non négligeable d’entre eux travaillent [27], parfois depuis longtemps, sans toutefois tirer de cet emploi des ressources suffisantes pour eux et leur famille. Cependant une partie du débat qui s’installe dans les dix dernières années fait comme si le RMI au même titre que l’ASS ou l’assurance chômage ne concernait que des individus désincarnés, sans insertion familiale ni locale et à ce titre classables sur une échelle d’« employabilité », alors que, pour certains d’entre eux, il est évident que le retour à l’emploi est impossible, au moins à court terme. En particulier les questions de santé priment dans de nombreux cas en étant un obstacle majeur à l’insertion ou la réinsertion professionnelle [28]. Et a fortiori, le débat ne porte pas sur les autres minima sociaux, justement construits avant le RMI pour traiter de situations particulières où les individus ne sont guère en l’état de trouver une place sur le marché du travail et où les pouvoirs publics ont jugé nécessaire de leur accorder une prestation de subsistance, à la hauteur d’un panier de besoins le cas échéant (donc de montant supérieur à celui du RMI), sans exiger d’eux une contrepartie quelconque : il en va ainsi des décisions des COTOREP et de l’allocation aux adultes handicapés (AAH) ; comme de l’allocation de parent isolé (API) où il est clair que les initiateurs de cette prestation jugeaient normal qu’une mère isolée sans ressources puisse bénéficier pour elle et ses enfants, pendant une durée limitée, de ressources (d’un niveau qui reste bien supérieur à celui du RMI d’une personne isolée, à nombre d’enfants identique) afin d’élever ceux-ci dans les premières années de leur existence ou dans l’année où la personne se retrouve seule sans ressources avec enfant(s) [29].
Le retour à l’emploi
24Reste qu’une fois que ces situations « objectives » d’impossibilité d’être sur le marché du travail ou de « droit de sortie temporaire » accordé pour telle ou telle raison par les pouvoirs publics [30], on sait bien que les critères d’employabilité des individus (pour la plupart peu qualifiés et payés au voisinage du SMIC ou encore à temps partiel avec des salaires qui peuvent être en conséquence inférieurs au plafond du RMI) dépendent plus des employeurs et de la conjoncture (nationale, locale, de branche ou d’entreprise) que des « efforts » du demandeur d’emploi à s’insérer et chercher un emploi, dans une situation permanente d’asymétrie de positions entre « offreurs de travail/demandeurs d’emploi » et demande de travail (rémunéré !) des entreprises.
25Cette focalisation de nombreux experts et d’une partie des politiques sur la question du retour à l’emploi – diversifiée toutefois par la loi de lutte contre les exclusions de 1998 et le plan de cohésion sociale de 2004 qui, l’une et l’autre, visent des objectifs plus larges et diversifiés ou articulés les uns aux autres (diversité et complémentarité des domaines d’intervention pour la première, accent mis notamment sur les questions de logement pour le second) – s’appuie sur plusieurs mouvements dans les sphères politiques et scientifiques.
26Du côté d’experts et d’une partie des politiques ainsi que du monde patronal, on peut y voir les effets de long terme d’une accumulation de critiques sur la protection sociale française, jugée non seulement coûteuse mais inefficace, voire de nature à produire des effets pervers, défavorables à l’emploi.
27Du côté de certains scientifiques, on doit constater le déclin du keynésianisme et le primat croissant de l’analyse économique standard, qui moyennant des hypothèses simples et souvent réductrices, ne s’intéresse qu’au marché du travail et spécifiquement à la relation entre offreurs et demandeurs de travail [31] : à cette aune, les chômeurs, individus rationnels comme les autres, arbitreraient volontairement ou non entre le travail (mal) payé et le loisir (la vieille « oisiveté »). Ce modèle tarde à être importé en France chez des économistes puis diffusé chez les politiques : il n’émergera vraiment qu’à la fin des années quatre-vingt-dix et surtout au début de la présente décennie [32]. C’est à ce moment que l’ancienne « élite du Welfare », très imprégnée de préoccupations sociales quelle que soit sa couleur politique est pour partie progressivement remplacée par une nouvelle élite mieux formée à l’analyse économique et très sensible aux questions de maîtrise des coûts ainsi qu’aux incitations multiples que le marché du travail d’une part, la protection sociale de l’autre, envoient aux actifs dans un contexte de concurrence internationale accrue sur les coûts salariaux et, par ailleurs, de maintien ou de croissance des déficits sociaux dans les budgets publics. Plus que jamais, les chômeurs et en conséquence une partie des pauvres sont implicitement pensés comme individuellement responsables – en grande part – de leur infortune, ou en tout cas des conditions nécessaires pour y échapper, sans toutefois que la connotation « morale » jadis associée à cette conception, soit dans tous les cas reprise. On notera cependant qu’il s’agit d’une évolution tendancielle, qui n’envahit pas en totalité l’espace des analyses scientifiques ni du débat public [33]. La revue pour sa part continue de développer utilement les analyses des différents modèles de protection sociale en Europe et aux États-Unis, en rendant compte des débats européens sur l’insertion et l’activation des dépenses passives et en montrant les différences, voire les oppositions, entre ce qui se traduit dans le langage « global » européen par des termes fourre-tout en apparence identiques. En ce qui concerne l’activation, sa relation avec l’assistance, la protection sociale et les politiques d’emploi, on renverra notamment aux articles du numéro consacré à l’État providence nordique (Barbier, 2003 ; Kvist, 2003 ; Redor, 2003 ; Bergmark, 2003). Dans un numéro publié peu après, P. Abrahamson revient sur le « modèle » scandinave : à propos du cas danois, il indique que « la division entre systèmes d’assistance […] et d’assurance sociale traduit certes une coupure fondée sur la participation au marché du travail. […] À la fin des années soixante-dix, […] l’idée selon laquelle le chômage relevait d’une responsabilité publique commença à changer avec la mise en place de politiques actives d’emploi. L’idée du “donnant donnant” est au fondement du principe de l’activation qui implique des droits et des devoirs. On peut concevoir ce principe comme découlant d’une responsabilité accrue de l’individu dans la mesure où c’est à ce dernier qu’il incombe d’améliorer sa qualification en prenant part à différentes mesures d’activation ». Dans ces conditions, « même si le modèle de protection sociale danois s’apparente toujours à un État providence universel, un glissement vers un système plus assurantiel fondé sur une participation au marché du travail, peut être détecté. Si cette évolution persiste, les groupes qui font déjà l’expérience d’une marginalisation vis-à-vis du marché du travail verront encore leur situation se détériorer » (Abrahamson, 2005).
28Ce double mouvement – dans la sphère des relations entre chômage et pauvreté – qui tend d’une part à un système dual de prestations (assurantielles/ de solidarité) et de l’autre à mettre l’accent sur les responsabilités et les efforts individuels dans l’accès ou le retour à l’emploi des chômeurs ou d’une grande partie des bénéficiaires de minima sociaux [34] est fort peu traité en tant que tel dans les articles de la RFAS [35] ; alors qu’il mérite un débat de fond, car, au sein de la protection sociale, il ne s’agit pas d’un changement technique ou de second ordre. Au contraire, il est nécessaire de prendre la mesure de l’écart entre le principe au fondement de ces deux types de dispositifs de traitement du couple chômage/pauvreté et d’analyser leurs conséquences.
29D’un côté, les prestations d’assurance chômage fondées sur des cotisations signifient clairement que l’indemnisation de ce risque chômage – et potentiellement de pauvreté – est inscrite dans la sphère de l’emploi salarié et relève au moins pour une part de la responsabilité des employeurs. À ce titre, il est normal que cette indemnisation s’adresse au seul ex-salarié indépendamment de son inscription familiale [36].
De l’autre – et c’est le cas de l’ASS comme du RMI – on s’inscrit, au moins pour ce qui est de la technique qui est celle de beaucoup de prestations sous conditions de ressources, dans une tout autre logique : celle de l’assistance, toujours subsidiaire et différentielle, qui s’adresse non au salarié mais au ménage auquel il appartient ou a appartenu [37] et aux ressources de ce ménage, qu’elles viennent de l’activité salariée ou de tout autre source. À situation ou comportement identique de l’ex-salarié vis-à-vis de son insertion professionnelle, toute modification des ressources d’une autre personne de son ménage (ou changement de la composition de la famille) modifie la prestation reçue. Ce n’est plus « l’employabilité » du chômeur – déterminée fondamentalement sur le marché du travail et que l’on peut tenter d’objectiver – qui conditionne son retour éventuel à une meilleure fortune, mais les « efforts » de sa famille pour dégager ou obtenir des ressources supérieures. Et dans ce deuxième cas, très rapidement, bien que la prestation soit fondée en droit au titre d’une dette publique de solidarité, les critères de jugement d’une prestation ressemblant dans son design à celles de l’aide sociale sont vite entachés de considérations morales sur le fonctionnement et l’insertion sociale du groupe familial : les « bonnes » familles ne sont pas évaluées dans les mêmes sphères de justice que les compétences des travailleurs.
Historiquement, on sait que partout les prestations d’assistance et de revenu minimum sont à la fois les plus faibles dans l’échelle des aides et celles dont l’horizon temporel est le plus incertain pour les bénéficiaires ; ce sont les plus controversées politiquement, les plus soumises à la suspicion de l’entourage et elles s’assortissent souvent de conditions contraignantes sur le comportement social des bénéficiaires, pouvant aller jusqu’à des sanctions. Et « l’activation » de ces deux types de prestations (assurantielles et de solidarité), du point de vue des bénéficiaires comme des acteurs et agents publics chargés de la concevoir et de la mettre en œuvre ne peut avoir ni le même objectif, ni la même méthode, ni les mêmes effets pratiques et symboliques.
Dans beaucoup des débats actuels sur les réformes de la protection sociale – et singulièrement ceux qui sont développés à l’échelle européenne, surtout après la redéfinition en 2005 de la stratégie du traité de Lisbonne – tout se passe comme si la visée principale était l’emploi d’individus écartés provisoirement du marché du travail ou dans une situation de pauvreté laborieuse, sans considération de leurs conditions et contraintes, localisées, de vie sociale et familiale [38]. Dans les faits, on peut ici ou là voir se développer, pour une fraction de la population, un glissement vers des dispositifs proches de l’ancestrale assistance/charité (y compris en reprenant sous une forme modernisée des connotations morales qui l’accompagnaient) dont les systèmes modernes de protection sociale ont essayé de se débarrasser.
Le traitement local de la pauvreté
30Un dernier changement accompagne ces évolutions : le postulat du nécessaire traitement « local » et plus individualisé de la pauvreté ou en tout cas de l’insertion, au vu des spécificités du marché du travail local, des taux de chômage très divers d’un bassin d’emploi à l’autre, des responsabilités des élus et de leur connaissance du terrain, etc. En résulte une longue réappropriation par les pouvoirs locaux de la gestion de la pauvreté (jusqu’à la récente prise en charge intégrale du RMI-RMA) comme l’était la vieille aide/assistance sociale : R. Lafore (2004) en déduit l’hypothèse d’une montée, à côté des dispositifs nationaux (assurantiels-professionnels d’une part, étatiques de l’autre), du « Département providence », qui récupère des compétences nouvelles et devient « chef de file », particulièrement en matière de lutte contre la pauvreté et d’insertion et plus globalement d’action sociale. Mais à regarder de près les justifications de ce nouveau clivage entre la part de l’intervention publique qui dans l’État, revient au national et celle, croissante [39], qui incombe au local, force est de constater que cela ne fait guère, au moins dans notre cadre national, l’objet de vérifications empiriques ni de formalisations théoriques approfondies [40]. Cette question importante de même que le caractère parfois erratique des mouvements qui s’opèrent plus globalement dans la protection sociale entre le national et le local devraient induire des évaluations dont on peut espérer que la revue soit porteuse.
31Prudemment, les articles soumis à la RFAS ont dans la dernière période suivi de loin ces débats, sans véritablement prendre partie : sa contribution première et décisive est comme on l’a vu, de faire utilement la lumière sur les concepts mobilisés et leur traduction opérationnelle dans un espace élargi à l’Europe et à d’autres pays développés.
Reste que ces évolutions que l’on constate dans la sphère de la pauvreté et des politiques de lutte contre celle-ci renforcent des interrogations qui s’élargissent à l’ensemble de notre système de protection sociale, aide et action sociale incluses : peut-on continuer à vouloir traiter la pauvreté persistante avec d’abord les outils de l’assurance sociale ? Il faut rappeler à ce sujet qu’aujourd’hui encore, les prestations familiales, certes universelles mais financées pour l’essentiel par des cotisations de Sécurité sociale, contribuent, bien plus que l’ensemble des prestations et dispositifs de lutte contre la pauvreté et que l’impôt, à une redistribution vers les ménages aux revenus les plus faibles, en permettant ainsi à une forte proportion d’entre eux de sortir de la pauvreté (Courtioux et al., 2005). Ou se dirige-t-on vers un clivage accru entre un système national de protection des individus en emploi et des chômeurs les plus aptes à retourner rapidement sur le marché du travail ; et des dispositifs locaux, personnalisés, avec des prestations de faible montant, visant les ménages durablement éloignés de l’emploi et des revenus salariaux ; ce qui consacrerait un retour à la distinction ancestrale entre les pauvres valides et invalides, mais aussi les pauvres vertueux et les oisifs nuisibles, la bonne et la mauvaise famille ?
Notes
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Responsable de la Mission Recherche (MiRe) de la DREES.
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[1]
En parlant de la Revue française des Affaires sociales ou de la revue, j’englobe l’ensemble du corpus étudié, à savoir la Revue française du Travail (RFT) de 1946 à 1967 puis la Revue française des Affaires sociales. On retrouvera l’intitulé exact de la revue dans les références bibliographiques en fin d’article.
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[2]
Cf. dans ce numéro, Pitti L., « Une source pour l’histoire des problèmes sociaux. Présentation de l’indexation thématique et des auteurs de la RFT et de la RFAS ».
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[3]
Rappelons cependant que, selon Albert Ziegler qui fut de 1966 à 1986 le premier secrétaire général de la revue, les années 1948-1964 furent « faibles » puis « difficiles » : sans comité de rédaction ni véritable direction, la revue perd de son aura, n’attire pratiquement plus les universitaires et chercheurs et se contente de publier des statistiques et documents du ministère ou du Plan (Ziegler, 1986), les meilleurs spécialistes se tournant plutôt vers Droit social.
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[4]
Article 1 de l’ordonnance du 4 octobre 1945 créant la Sécurité sociale.
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[5]
Les années 1945-1965 sont celles où les taux d’activité des femmes sont les plus faibles de tout le XXe siècle.
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[6]
Pendant une quinzaine d’années, la branche « famille » est, de loin, la plus importante de la Sécurité sociale par son budget, devant l’assurance maladie et la branche « retraite » ; en 1947, son budget représente près de 45 % de celui de la Sécurité sociale.
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[7]
C’est sur ce point que l’on peut contester l’analyse de B. Palier sur le système français de Sécurité sociale : si son hypothèse d’un système solidaire et corporatif, qui redistribue « horizontalement » à l’intérieur de groupes sociaux hiérarchisés se vérifie assez bien pour l’assurance maladie et la branche vieillesse, on ne peut dire que c’est vrai dans l’ensemble : il opère dès le début, surtout dans cette période de grande pauvreté, une forte redistribution vers les salariés les plus pauvres ; et ce sont les allocations familiales et de logement qui en sont chargées (Palier, 2002).
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[8]
On notera qu’une partie importante des travaux de recherche et d’étude mobilisés par la Revue dans cette période, et qui plus largement contribuent à alimenter le débat public – ont été soutenus par la CNAF depuis les années soixante-dix : malgré le (ou du fait du) familialisme qui imprègne l’idéologie des Allocations familiales, les CAF et leurs assistantes sociales et travailleuses familiales (qui assurent l’essentiel du travail social de terrain, non encore décentralisé) sont bien au fait de ces questions de pauvreté. Mais longtemps la préoccupation se concentre sur le public des CAF, c’est-à-dire sur les salariés avec enfants dont massivement les familles ouvrières, ce qui exclut les agriculteurs, les salariés des régimes spéciaux, les fonctionnaires, les personnes isolées et les couples sans enfants. À partir de 1985, la RFAS va être concurrencée en matière de publications sur les questions de pauvreté par Recherches et Prévisions, revue de la CNAF (qui publie sur ces thèmes plus de 110 articles entre 1985 et 2005) ; les mêmes auteurs passent souvent d’une revue à l’autre. En 1992, la RFAS consacre un dossier de quatre articles aux « recherches sur la pauvreté dans les programmes de recherche de la CNAF » (Debordeaux, 1992).
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[9]
L’année 1983 voit le nombre de chômeurs (au sens du BIT) dépasser les 2 millions et 8 % de la population active.
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[10]
La première de ces évaluations provient d’un important programme de recherche coordonné par la MiRe et le Plan urbain, mené sur douze sites départementaux contrastés, mobilisant treize équipes de recherche (sociologues, économistes, politistes) autour d’une méthodologie commune, et qui a fait l’objet d’un important travail de synthèse (« Le RMI à l’épreuve des faits », 1991).
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[11]
Cet écart se rejoue au sein même des CAF : l’irruption inédite d’isolés sans enfants, masculins (les « grands mâles errants » selon la formule d’un chercheur qui a fait choc à l’époque) aux guichets des CAF n’est pas sans poser de problèmes au sein d’une institution où des femmes de milieux intermédiaires prennent en charge les mères de famille les plus modestes, clientes traditionnelles de l’institution. La pauvreté a aussi un « genre », tant du côté de ceux qui en souffrent que des institutions qui en traitent. Et ce décalage persiste jusqu’à nos jours dans une bonne partie de l’action sociale.
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[12]
Non sans réticences, malgré le consensus du vote de la loi. Mais nous sommes fin 1988, à la veille des célébrations du bicentenaire de la Révolution : « La société est obligée de pourvoir à la subsistance de tous ses membres, soit en leur procurant du travail, soit en assurant des moyens de subsistance à ceux qui sont hors d’état de travailler » déclare la Convention à la mi-1793, ce qui est immédiatement transcrit dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1793 : « Les secours publics sont une dette sacrée ».
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[13]
On en trouve un écho dans la contribution d’un intervenant espagnol au colloque « Politiques publiques et pauvreté en Europe du Sud », tenu à Grenoble en 1990 et dont la RFAS publie hors série les actes l’année suivante (« Revenu… », 1991) : « L’expérience espagnole… est la preuve des difficultés que rencontre un système de protection sociale basé sur la conception professionnaliste [i.e. bismarckienne] avec un montant modéré des dépenses… et des prestations non contributives et d’assistance sociale relativement faibles pour déployer une action protectrice efficace dans un cadre de chômage élevé et de croissance des formes précaires d’emploi… La morale de cette histoire est que les systèmes de protection sociale, [de] conception professionnaliste… ne s’adaptent ni aux circonstances actuelles ni à celles qui pointent à l’horizon… [et] qu’il faut transformer les fondements de ces systèmes. Réparer le parapluie protecteur ou enfiler des bérets aux plus chauves. C’est toute la question ! » (Aznar, 1991).
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[14]
À l’opposé, le RMI – qui naît peu après la première grande décentralisation confiant aux collectivités une part accrue de l’intervention sociale – est dans la haute fonction publique concomitant avec un renouvellement de la pensée sur la question sociale et son traitement par l’État central et avec la création d’une « élite du Welfare » (Genieys, Hassenteufel, 2001).
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[15]
La définition de la durée de cotisation requise dépendant de plus en plus par la suite de l’équilibre budgétaire de l’UNEDIC et des rapports de force entre partenaires sociaux sous l’œil vigilant de l’État, souvent appelé à mettre la main à la poche pour combler le déficit du régime.
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[16]
Qui passe de 52 % en 1992 à 42 % en 2000 (Daniel, Tuchszirer, 1999), pour remonter à 47 % en décembre 2005 (ASSEDIC, http://info.assedic.fr/assurance_chomage/travail/documents/ bt2006106.pdf).
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[17]
S’y ajoute la suppression à la même date de l’allocation d’insertion – de très faible montant – pour les jeunes sans emploi ni ressources non pris en charge par le RMI. À noter que le remplacement récent de l’AUD par l’allocation de retour à l’emploi (ARE) a encore durci les conditions d’indemnisation des nouveaux entrants.
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[18]
Notamment des gros bataillons politiquement décisifs des catégories moyennes, actives ou retraitées, cotisants ou ayant cotisé « plein pot », bénéficiant d’une protection sociale qui reste solide, mais gagnées par le sentiment d’une insécurité croissante.
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[19]
Et l’ensemble du numéro (« L’urgence… », 2001).
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[20]
Et l’ensemble du dossier (« Sans logis et squatters », 2002).
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[21]
Ceci est à comparer avec la définition des pauvres par le Conseil des ministres européens en 1975 : « individus ou familles dont les ressources sont si fables qu’ils sont exclus des modes de vie minimaux acceptables dans l’État membre dans lequel ils vivent ».
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[22]
À l’époque, les analyses de Robert Castel ont connu une très large réception chez l’ensemble des acteurs du social y compris dans « l’élite du Welfare ». Mais la revue n’en a pas fait de recension, au contraire de Travail et Emploi (Elbaum, 1996).
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[23]
Auxquelles on doit ajouter rapidement – coût du travail oblige – la productivité marginale du demandeur d’emploi ou du salarié au voisinage du SMIC.
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[24]
Et l’ensemble du dossier.
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[25]
L’enquête de la DREES sur les opinions des Français en matière de santé et de protection sociale (cinq vagues entre 2000 et 2005) fait apparaître qu’une proportion importante et croissante d’entre eux pensent que « la pauvreté et l’exclusion se sont aggravées » (82 % en 2005, +9 % en cinq ans) et sont pessimistes pour l’avenir. Massivement, les personnes interrogées imputent la situation de pauvreté des personnes aux licenciements des entreprises et au surendettement (respectivement 87 % et 78 %, chiffres stables depuis 2000), puis au manque de qualification et de diplômes (61 %, en baisse nette depuis 2005) tandis que l’opinion « elles ne veulent pas travailler » reste à 46 %comme en 2005, après un pic à 55 %en 2002, au moment de l’amélioration de la conjoncture économique : la mise en cause de la responsabilité individuelle se situe certes à un niveau élevé, mais ce qui en relèverait ne progresse pas au fil du temps. Pourtant, l’exigence de contreparties en échange du RMI et du versement des allocations de chômage ne cesse de croître : respectivement 84 % et 96 % en 2005 (contre 76 % et 80 % en 2000). Cependant, dans les deux cas, cette contrepartie est le plus souvent énoncée comme le devoir d’« accepter un stage de formation » (96 % pour le RMI et 95 % pour l’indemnisation du chômage en 2005) ou encore de « faire des efforts pour s’insérer socialement » (94 % pour le RMI) ; tandis que « accepter les emplois proposés » ne recueille respectivement que 78 % et 70 % d’opinions favorables, en baisse sensible par rapport à 2000 (Boisselot, 2006).
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[26]
Rappelons qu’aujourd’hui, seuls la moitié environ des Rmistes ont signé un tel contrat ; parmi les contrats, environ deux tiers d’entre eux sont orientés vers l’insertion dans l’emploi, le reste incluant des actions tournées vers l’insertion sociale (santé, logement…). Source : DREES, Enquête annuelle auprès des conseils généraux sur les contrats d’insertion en cours au 31 décembre.
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[27]
Au premier trimestre 2003, 16 % des bénéficiaires du RMI ou de l’ASS qui percevaient déjà une prestation de solidarité en décembre 2001 occupent un emploi, la plupart précaire ; 70 % à temps partiel, très majoritairement involontaire (Clément, Junot, 2006).
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[28]
Un tiers des bénéficiaires du RMI fin 2001 déclarent un état de santé « moyen » et 19 % « mauvais ou très mauvais ». Les proportions sont d’ailleurs semblables pour les titulaires de l’ASS (respectivement 37 % et 14 %) (Afsa, 1999 ; Belleville-Pla, 2004).
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[29]
L’API ne connaît pas véritablement de dispositif d’insertion, ce dont d’ailleurs se plaignent beaucoup des bénéficiaires qui souhaitent rentrer sur le marché du travail et être appuyées dans leurs démarches à cet effet à la fin de la prestation ou avant.
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[30]
« L’objectivation » de cette impossibilité est fondée sur des critères précis (paramètres mesurables ou évaluables à dire d’experts). Mais, à l’échelle européenne, les différences majeures entre les critères et seuils utilisés prouvent que l’objectivation en ce domaine est plutôt le résultat d’une « construction » ou d’un compromis social à l’échelle nationale, qui a souvent servi de béquille aux politiques d’emploi (cf. les critères et prestations d’invalidité au Danemark et aux Pays-Bas).
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[31]
Ces analyses s’appuient notamment sur un modèle construit par Gary Becker en 1976 dans lequel l’individu (ou son ménage) maximise son utilité et se présente sur le marché du travail en fonction de ce qu’il consomme et de ses « loisirs », sous des contraintes évidentes de disponibilité de temps et de revenu tirés de l’activité ou des aides publiques.
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[32]
Vingt ans plus tôt, aux États-Unis, il s’est agi d’un tournant politique majeur et durable : celui de l’abandon, après la présidence Johnson, des politiques publiques de lutte contre la pauvreté et les inégalités (« Poverty gap ») au bénéfice, à l’opposé, de la chasse aux effets dés incitatifs (à l’emploi) des politiques sociales et du salaire minimum supposés induire dans certains cas des trappes à pauvreté dues aux programmes d’assistance et au salaire minimum (« Poverty trap »).
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[33]
À ce titre on ne peut adhérer totalement aux conclusions de J. Bouchoux, Y. Houzel et J.-L. Outin (2006) qui, faisant le bilan de l’évaluation du RMI de 1990 à 2005, affirment qu’au contraire du caractère pluraliste des travaux conduits entre ceux de la Commission nationale d’évaluation et 1995, les évaluations postérieures témoignent d’une « conception étroitement liée aux préoccupations financières entraînées par l’augmentation du nombre de bénéficiaires… [en] esquivant la question première, centrale, de la pluralité de [s] fonctions [du] RMI. En effet, s’agissant au moins des évaluations conduites par les administrations, la diversité se maintient, même si les questions de “dés incitation” et de retour à l’emploi des allocataires prennent une grande importance ; il suffit pour cela de considérer par exemple les travaux de l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale » (Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale, 2006).
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[34]
Il faudrait également réfléchir à cette évolution en sens inverse que l’on peut constater entre deux champs de l’action publique longtemps très proches voire confondus : celui de la pauvreté et celui du handicap. Pour ce dernier, les conceptions et dispositifs que traduisent la loi de 2005 signalent que « le handicap n’est plus considéré comme une caractéristique de la personne, mais comme le résultat de l’interaction entre celle-ci et son environnement à la fois physique et social » (cf. Boissonnat, « Handicap et évolutions sociétales : soixante ans de politique éditoriale » dans ce numéro).
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[35]
À l’exception d’une simple mention dans deux articles du dossier de 1991 issu du programme de recherche de la MiRe et du Plan urbain et consacré aux premières évaluations du RMI (Chopart, 1991 ; Vuillaume, 1991). On notera que cette question n’est pas plus traitée dans d’autres supports.
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[36]
C’est le cas de toutes les prestations chômage en Europe, à l’exception de la Belgique où des modulations de l’indemnisation sont prévues en fonction de la taille de la famille du chômeur.
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[37]
L’exemple en est la conditionnalité – sauf exception – du versement de l’API à la récupération préalable des pensions alimentaires dues par l’ex-conjoint ou père de l’enfant.
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[38]
Cette tendance ne va pas sans contre-analyses et propositions nourrissant des controverses, par exemple au sein même des instances européennes chargées de confronter et faire converger les plans nationaux d’action pour l’inclusion sociale, où le débat sur les indicateurs de pauvreté et les mesures d’activation est particulièrement vif.
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[39]
Encore que dans ce mouvement général, des mouvements se produisent en sens inverse, comme le passage de la prestation spécifique dépendance (PSD) à l’allocation personnalisée d’autonomie ; sans compter les réticences que formulent les départements dès lors qu’ils estiment ou craignent que le transfert de compétences ne soit pas suivi par celui des budgets correspondants.
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[40]
Qui pourrait par exemple être fondée sur l’évaluation des expériences du fédéralisme social, dans des pays proches (Belgique, Suisse, Canada) : cette méthode, qui ne laisse au fédéral qu’une portion congrue (coordination, régulation, fixation des options partagées) est très coûteuse, mais parfaitement justifiée par des compromis politiques entre pouvoir et intérêts locaux qui acceptent que le prix politique de l’unité dans le fédéral en soit payé. Ce fédéralisme social suppose que soit maintenue une solidarité minimum entre les provinces ou États qui s’agrègent ainsi. Mais on voit bien que des réversibilités sont possibles ou envisagées et mises en œuvre : l’autonomie accordée récemment à la Catalogne se traduit par un rapatriement fiscal accru et une moindre solidarité, en contrepartie, avec les autres provinces ; en Belgique, le risque s’accroît que soient rompus les accords de la Saint-Michel de 1992 qui, notamment, maintenaient entre Wallons et Flamands une des dernières solidarités autour de la protection sociale. Voir, dans un domaine connexe – celui de l’Europe –, Théret (2002).