1La mise en perspective des articles parus dans la Revue française des Affaires sociales sur une longue période – les soixante ans de durée de vie de cette revue – permet indirectement de déchiffrer l’importance accordée à la question du handicap en France et de retracer les façons dont notre société a abordé cette question à différentes époques, même si un tel examen rétrospectif reflète aussi la politique éditoriale de la revue, dont on ne peut démêler les effets propres.
2De l’après-guerre à aujourd’hui la terminologie consacrée aux déficiences et à leurs conséquences a beaucoup évolué et le terme handicap en usage aujourd’hui est d’un emploi relativement récent en France puisqu’il n’y devient courant [1] qu’au début des années soixante-dix. C’est d’ailleurs ce que reflète la revue puisqu’on l’y trouve employé pour la première fois en 1970 (Massé, 1970). Si l’on considère l’ensemble des articles dont les thématiques (les mutilés, les diminués physiques, les inadaptés, etc.) seraient aujourd’hui englobées sous la dénomination plus générale de handicap, alors le premier constat que l’on peut faire est que cette question a été abordée par la revue tout au long de son histoire : elle y a occupé une place quantitativement importante dès la création de la revue, avec des articles publiés régulièrement depuis 1947. Au total, ce n’est pas moins de 76 articles concernant la question du handicap qui ont ainsi été publiés durant ces soixante années d’existence de la revue ; mais ceux-ci sont inégalement distribués dans le temps sans que leur répartition chronologique suive forcément celle des politiques mises en place : si l’année 1975 constitue une étape essentielle dans l’élaboration des politiques en faveur des personnes handicapées, cette importante production législative (sont votées la loi d’orientation et une loi d’organisation des institutions sociales et médico-sociales, qui resteront respectivement en vigueur jusqu’en 2005 et 2002) n’a pour autant pas donné lieu à un surcroît d’articles dans la revue. Il faut en effet attendre 1998 pour noter une augmentation significative du nombre d’articles avec la publication d’un premier numéro thématique entièrement consacré au handicap, qui sera suivi de deux autres en 2003 et 2005. Mais le handicap fait également l’objet d’articles dans des numéros thématiques consacrés à d’autres sujets, tels la décentralisation en 1992 et 2004, l’éthique médicale en 2002, l’État providence nordique en 2003, la santé mentale en 2004. La question du handicap s’émancipe ainsi d’un cadre de réflexion et d’un domaine de recherche par trop spécifiques pour s’ouvrir à des problématiques plus générales et très diverses. Au total, sept articles sur dix publiés dans la revue l’ont été après 1998. On peut assurément voir là le reflet de l’importance croissante qu’accorde la société à la question du handicap. Mais on peut sans doute aussi attribuer une part de cette augmentation à la multiplication des travaux d’études et de recherche académique dans le champ du handicap à la suite de la création de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES) qui conduit ses propres travaux statistiques et impulse des recherches dans ce champ, en même temps qu’elle assure désormais la responsabilité éditoriale de la revue.
Au-delà de ce constat quantitatif, on peut remarquer une évolution de la nature des articles publiés. Dans son analyse des quinze articles relatifs aux personnes handicapées publiés par la Revue française des Affaires sociales en quarante ans, de 1946 à 1986, Annick Morel (Morel 1986) identifiait trois types d’articles :
- ceux qui cherchent à définir et dénombrer la population (on aurait envie de dire aujourd’hui les populations) handicapée ;
- ceux qui énoncent des principes et des objectifs ;
- ceux qui étudient la réalité et évaluent les difficultés.
4Les articles du premier type – ceux qui cherchent à circonscrire les populations concernées – témoignent des efforts tentés durant cette période mais il s’agit d’estimations partielles, généralement appuyées sur des données administratives dispersées, les seules disponibles comme le déplorent alors certains auteurs (Lejeune, 1974 ; Bourret et Wisner, 1972 ; Anonyme, 1977) ; le panorama de ces articles souligne ainsi crûment les lacunes du système d’information statistique d’alors qui ne permettait pas de disposer d’une vision d’ensemble malgré l’importance considérable des enjeux, sociaux tout autant que financiers. La publication en 2003 d’un numéro thématique – entièrement dédié aux résultats de la première enquête nationale consacrée aux handicaps – reflète le changement profond opéré depuis, puisque ce champ s’inscrit désormais dans le système statistique national [2] et que la communauté scientifique est fortement encouragée à exploiter ces bases de données.
5Pour les deux autres types d’articles, on peut observer un basculement assez marqué dans leurs proportions respectives de publication. Avant 1978, ce sont des articles décrivant les principes et les objectifs sous-tendant les dispositifs législatifs et institutionnels qui sont très majoritairement (pour près des trois quarts) publiés ; et les auteurs sont des membres de l’administration ou des médecins appartenant à l’élite hospitalo-universitaire. À partir de 1978, il s’agit au contraire – à quelques exceptions près – d’articles qui analysent les effets concrets des dispositifs et les confrontent aux principes qui les ont inspirés et aux objectifs qui leur sont assignés. Leurs auteurs sont désormais pour les deux tiers issus de la communauté scientifique ce qui peut expliquer une certaine distance critique vis-à-vis des politiques et des dispositifs mis en place ; mais les auteurs membres de l’administration ne sont toutefois pas en reste pour souligner l’écart parfois cruel qui existe entre l’affirmation d’objectifs et la réalité observée.
6La vision diachronique que rend possible l’analyse d’une telle succession d’articles permet également de retracer l’évolution des préoccupations à l’égard des personnes handicapées selon les périodes. À la démarche asilaire qui prévalait jusqu’alors et confinait l’individu dans la déresponsabilisation, est venue se substituer une logique d’intégration dans l’immédiat après-guerre. La préoccupation initiale fut pour les mutilés de guerre : derrière la question du droit au travail des victimes de guerre, il s’agit clairement – dans un contexte marqué par la pénurie de main-d’œuvre – de réintroduire des ressources de travail inemployées dans le circuit productif. Les articles publiés par la revue, à la fin des années quarante et durant les années cinquante, reflètent cette préoccupation et confirment que l’extension du champ de la protection sociale relève, plus que d’une logique d’assistance, d’une véritable politique de la main-d’œuvre dans un contexte de pénurie. De ce point de vue, l’article paru sous la plume du directeur de la main-d’œuvre est particulièrement explicite quand il souligne que « avec la Seconde Guerre mondiale, le problème de l’assistance aux diminués physiques tend à s’effacer devant celui de leur reclassement professionnel » et que « le but recherché est […] d’utiliser le plus largement possible la valeur professionnelle, économique et sociale que peuvent représenter les travailleurs “récupérés” » (Rosier, 1950). Les textes publiés accompagnent ainsi la production législative de l’époque, centrée au départ sur le reclassement professionnel des « diminués physiques », mutilés de guerre puis accidentés du travail civils [3]. L’intégration passe ainsi par la normalisation des individus pour effacer les conséquences des déficiences grâce à la réadaptation, modèle médical dont le volontarisme individuel est le ressort essentiel : le rôle social du handicapé se structure autour de la figure du travailleur et le reclassement professionnel sert alors de projet de reclassement social.
7À partir des années soixante-dix, si l’accès à l’emploi des personnes handicapées reste une préoccupation de premier plan, on peut constater le changement opéré au vu des articles publiés par la revue : face à la logique médicale et individuelle qui prévalait jusque-là, selon laquelle l’intégration des personnes handicapées passe avant tout par leur réadaptation, apparaissent alors des préoccupations environnementales et sociales. L’accent est tout d’abord mis sur l’environnement physique avec l’approche ergonomique de l’aménagement des postes de travail (Bourret et Wisner, 1972). Mais dès le milieu de la décennie et en même temps que le handicap mental, inapparent jusque-là, se met à apparaître fréquemment dans la revue, une importance croissante est également accordée dans les articles aux barrières sociales, et plus particulièrement à la discrimination (même si ce mot n’est pas employé), qui limitent l’accès à l’emploi des personnes handicapées : dès lors que la question explicitement posée est celle du lien social et des rapports à l’altérité, on déborde du cadre des mesures administratives [4] et c’est la société tout entière qui est concernée. Comme le souligne Patrick Risselin lorsqu’il rappelle que la loi d’orientation [5] votée durant cette période est fondée sur le principe d’intégration, « contrairement au langage de l’inadaptation, celui de l’exclusion insiste moins sur la faiblesse de l’individu ou du groupe qu’il ne déplore un processus de rejet qu’il appartient à la société de corriger » (Risselin, 1998). Cette dernière est du coup sollicitée pour s’impliquer dans la lutte pour l’insertion sociale des personnes handicapées, comme en témoigne la revue qui publie en 1978 une étude sur les représentations sociales du handicap, étude qui a servi à asseoir la première campagne nationale d’information « Apprenons à vivre ensemble » lancée à la demande du ministère de la Santé par le Comité français d’éducation pour la santé (Anonyme, 1978).
Si « les principaux bénéficiaires de la croissance auront été les personnes handicapées […] » selon un membre de la haute administration qui s’exprime dans la revue, « la période d’euphorie – en matière de législation, d’accroissement des équipements, et du nombre de travailleurs sociaux – (restera) concentrée sur les années soixante-dix » (Thévenet, 1987, p. 131). Car la crise économique a déjà commencé, qui annonce une période très différente de la décennie précédente qui a connu un fort développement de la protection sociale. Les articles publiés durant les années quatre-vingt s’inscrivent dans ce nouveau contexte, « dans une opinion publique et avec des élus locaux responsables qui commencent, la crise aidant, à se poser des questions […] sur le système d’aide aux handicapés » (Thévenet, 1987, p. 141). Quand les contraintes budgétaires se font plus fortes, la question de l’efficacité des dispositifs devient plus prégnante. Beaucoup d’articles publiés durant les trois dernières décennies tentent ainsi de mesurer les effets concrets des politiques sociales mises en place durant les années soixante-dix et de leurs ajouts des années quatre-vingt [6] : les uns s’inscrivent dans une stricte logique d’évaluation et de régulation des structures ; les autres développent une analyse plus distanciée et à visée moins opérationnelle en confrontant la réalité observée aux principes généraux d’intégration affichés. La politique d’intégration a ainsi été analysée sous l’angle de l’intégration scolaire au travers du fonctionnement des commissions départementales d’éducation spéciale (CDES) (Ravaud et Triomphe, 1987 ; Godet-Montalescot, 1995), sous l’angle de l’insertion professionnelle au travers du fonctionnement des commissions techniques d’orientation et de reclassement professionnel (Cotorep) (Joubert, 1987 ; Carcenac, 1998), de celui des centres d’aides par le travail (CAT) (Thévenet, 1987) ou encore des quotas réservés aux travailleurs handicapés (Montes, 1992 ; Diederich, 1998). Les conclusions de ces différents articles convergent pour souligner la difficulté qu’il y à concrétiser le généreux principe d’intégration qu’elle soit professionnelle (surtout en période de sous-emploi) ou qu’elle soit scolaire. Le sentiment qui se dégage au fil des articles rejoint ainsi le constat fait par Élisabeth Zucker dans son introduction au numéro de la revue consacré à l’insertion des personnes handicapées : « les dispositifs ont constitué un réel amortisseur social pour les personnes handicapées face à la crise. Mais ces bilans font aussi apparaître des résultats limités » (Zucker, 1998). On voit ainsi se dessiner en creux la contradiction interne de la loi d’orientation de 1975 qui pose comme principe l’intégration des personnes handicapées tout en instituant pour elles des dispositifs hors du droit commun.
Dans les années 2000, on retrouve ce constat de bénéfices modestes dans les résultats publiés à partir de la première enquête nationale de l’INSEE : pour les personnes déclarant une incapacité forte, la reconnaissance administrative du statut de travailleur handicapé ne garantit pas un meilleur accès à l’emploi, bien au contraire (Amar et Amira, 2003). Il en va de même pour l’intégration scolaire pour laquelle les dispositifs n’ont pas tous les effets escomptés (Sicot, 2005). La période actuelle voit émerger une dimension nouvelle du handicap – le handicap psychique – qui se manifeste dans un numéro thématique de la revue centré sur la psychiatrie et la santé mentale. Et ce n’est pas un hasard si c’est un responsable associatif qui y signe un des deux articles concernant cette nouvelle dimension du handicap, article où il n’hésite pas à convoquer les plus hautes instances de l’État pour convaincre de la justesse de la cause qu’il défend : « Le problème des personnes handicapées psychiques est là, devant nous. Immense. Des dizaines de milliers attendent, abandonnés sur le bord de la route, sans solutions – le Président de la République le dit lui-même. » (Escaig, 2004). On peut voir là un signe discret du poids que pèse le milieu associatif dans la construction des politiques publiques, puisque la dimension psychique figurera explicitement dans la définition que donne du handicap la loi « pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées » promulguée en février 2005, texte qui se substitue désormais à la loi d’orientation de 1975 et dont la revue a récemment présenté les grandes lignes (Didier-Courbin et Gilbert, 2005). Les termes de participation et de citoyenneté introduits dans le titre de cette loi reflètent la façon dont notre société pose désormais la question de l’intégration sociale des personnes handicapées, dans le décours des débats et des évolutions conceptuelles conduits au niveau international [7] et rapportés dans la revue (Letourmy, 2003) : le handicap n’est plus considéré comme une caractéristique de la personne, mais comme le résultat de l’interaction entre celle-ci et son environnement à la fois physique et social. C’est bien cette évolution conceptuelle qui trouve avec cette loi un débouché politique « À un modèle de la réadaptation, qui imputerait le handicap aux seuls individus sans se préoccuper suffisamment de leur environnement, doit se substituer un modèle pour la vie autonome dans une société accessible » (Didier-Courbin et Gilbert, 2005). Et l’action politique doit dès lors s’inscrire dans tous les aspects de la vie sociale : transports, logement, éducation, sport, loisirs, travail, etc. Ce faisant, la France tend à combler son retard par rapport aux politiques déjà conduites dans nombre de pays européens et récemment décrites dans un numéro thématique de la revue sur les politiques en faveur des personnes handicapées dans les pays européens paru en 2005.
On peut dire pour conclure que les articles publiés au cours des soixante ans d’existence de la Revue française des Affaires sociales ont assez fidèlement reproduit – voire ont contribué à produire – les profonds changements sociétaux survenus dans les rapports qu’entretient la société à la déficience. Dans un champ comme celui du handicap, qui fait l’objet d’un fort engagement des acteurs sociaux, il faut toutefois noter le peu de visibilité du rôle joué par les associations, en particulier leur poids dans l’élaboration des politiques publiques et dans la gestion des institutions. De même, dans une conception selon laquelle la participation sociale devrait être prioritairement fondée sur l’autonomie des personnes, les facteurs d’environnement physique auraient sans doute mérité une place plus importante ; et on peut se demander avec Alain Letourmy « si le poids pris par le facteur humain dans le traitement des problèmes de handicap, n’est pas l’indice d’une conception d’ensemble de ces problèmes qui privilégie la dépendance des personnes à l’égard d’autrui » (Letourmy, 2003, p. 299), ce que manifesterait indirectement cette lacune. Quoi qu’il en soit, l’évolution du vocabulaire et la teneur des articles publiés durant cette longue période éclairent l’évolution des enjeux de société et des défis politiques posés par la question du handicap : au-delà de la façon dont chaque époque situe et traite les personnes handicapées, ce sont nos manières de penser l’altérité et de construire du lien social qui se trouvent interrogées.
Notes
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[*]
Chargé de mission, Mission Recherche de la DREES.
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[1]
La loi du 23 novembre 1957 substituait pourtant déjà la notion de handicapé à celle d’invalide (Bourret et Wisner, 1972).
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[2]
D’octobre 1998 à fin 2001, l’INSEE a conduit l’enquête « Handicaps, incapacités, dépendance » et prépare actuellement une nouvelle enquête.
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[3]
La loi du 24 avril 1924 impose aux entreprises de plus de dix salariés d’employer au moins 10 % de mutilés de guerre, bénéfice étendu en 1946 aux accidentés du travail ; la loi « Cordonnier » institue la réadaptation et la rééducation professionnelle en 1949 mais reste inscrite dans le champ de l’assistance (Risselin, 1998) ; la loi du 23 novembre 1957 crée la notion de travailleur handicapé avec obligation d’emploi à hauteur de 3 % (Villeval, 1983).
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[4]
Quinze ans plus tard, la loi du 12 juillet 1990 relative aux discriminations liées à la maladie ou au handicap viendra sanctionner juridiquement les atteintes à la citoyenneté des personnes handicapées.
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[5]
Celle-ci pose la distinction entre déficience, incapacité et désavantage, distinction décisive pour différencier ce qui est, selon l’état de la science, plus ou moins définitif (la déficience) de ce qui peut être atténué voire supprimé (l’incapacité et le désavantage). Pour plus de précisions concernant ces trois concepts, voir la présentation de l’enquête HID par Pierre Mormiche (Mormiche, 2003).
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[6]
En particulier la loi de 1987 sur les travailleurs handicapés et les circulaires de 1982 et 1983 concernant l’intégration scolaire.
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[7]
Une réponse opérationnelle a été donnée par l’adoption de la Classification internationale du fonctionnement, du handicap et de la santé (CIF) en 2001 par l’Organisation mondiale de la santé.