1Membre du comité de rédaction de la Revue française des Affaires sociales (RFAS) depuis 1999, j?ai accepté avec plaisir l'idée de rédiger un article sur les débuts de celle qui l'a précédée, la Revue française du Travail (RFT). En vérité, et malgré l'intérêt que je porte à cette période dans mes travaux, je n?avais jamais dépouillé les sommaires de manière exhaustive, même si quelques articles m?étaient bien connus, tels celui de Pierre Laroque sur « Le plan français de sécurité sociale » ou ceux d?Olga Raffalovich et de Renée Petit sur les comités d?entreprise.
2Un véritable travail historique aurait nécessité l'utilisation d?une documentation adaptée rendant compte du fonctionnement de la revue, du choix des sujets, du rôle joué par le comité de rédaction et du gérant de la revue, etc. Malheureusement, il n?existe aucune trace des archives du 7e bureau de la Direction du travail qui s?en occupait, dans les fonds versés par le ministère du travail au Centre des archives contemporaines de Fontainebleau. La seule source de cet article est donc la revue elle-même, sachant toutefois que des éléments d?information existent dans deux articles publiés à l'occasion du 25e et du 40e anniversaire de la RFT-RFAS (Anonyme, 1971 ; Ziegler, 1986).
3L?information sociale du ministère du Travail ne date pas des lendemains de la Libération. Les historiens du travail connaissent bien et utilisent souvent les informations contenues dans le Bulletin de l'Office du travail à la fin du XIXe siècle. À partir de la Première Guerre mondiale, pourtant, celui-ci périclite, laissant la place au Bulletin de l'Inspection du travail et au Bulletin du ministère du Travail dont le contenu ne dépasse pas « le stade compilatoire » des règlements à appliquer et qui ne se déprend pas d?une « attitude contemplative et neutre » dans le traitement des faits observés.
4À la Libération, même si les rubriques du bulletin ? statistiques, législation et jurisprudence (notamment dans les suppléments) ? perdurent dans la nouvelle revue, les ambitions affichées sont plus importantes. Elles sont énoncées dès le premier numéro, en avril 1946 : « Dans la Revue française du Travail, des militants syndicalistes, des personnalités politiques, des chefs d?industries, des universitaires aborderont les grands problèmes sociaux français et étrangers. La revue s?efforcera aussi d?apporter à ses lecteurs le maximum de renseignements pratiques et complétera utilement l'examen théorique des problèmes par des chroniques permanentes, des informations, des comptes rendus, des notes de jurisprudence, des bibliographies, des séries statistiques. La Revue française du Travail deviendra aussi un organe de liaison entre tous ceux qui estiment indispensable un nouvel examen des problèmes sociaux dont la guerre et ses conséquences ont rendu la solution de plus en plus urgente? ».
5Le ton est donné. Il s?agit d?une revue associant les aspects pratiques aux aspects théoriques dans un esprit de large ouverture à ce qu?on appellerait aujourd?hui la société civile et avec la volonté de faire du neuf. À l'instar de ce qui se fait déjà aux États-Unis, en Angleterre, en Espagne ou en Belgique, l'objectif est « une revue qui franchisse le stade de la description, du constat, de l'évaluation chiffrée et cherche à aller au fond des choses, les considère sous l'angle du dossier, du débat, de la critique, on dirait aujourd?hui de l'enjeu ou du défi » (Ziegler, 1986, p. 7).
Notre objectif dans cet article sera d?examiner si ce défi est tenu dans les trois premières années d?existence de la Revue française du Travail. La volonté d?ouverture et d?esprit critique résiste-t-elle à l'épreuve des faits et aux contraintes, notamment politiques, du moment ? Pour y répondre, nous examinerons successivement les aspects techniques et organisationnels de la revue, puis la nature des sujets et la manière dont ils sont traités et, enfin, l'attention accordée aux questions étrangères et internationales.
Une revue de l'administration qui cherche à s?ouvrir
6La Revue française du Travail se présente sous un quasi-format A5 avec une couverture en couleur qui change à chaque numéro. Sur cette couverture ornée d?un dessin usinier, il est indiqué qu?elle est éditée par le ministère du Travail et de la Sécurité sociale (et non par un office, ce qui est une particularité du ministère du Travail) et qu?elle est diffusée par les Presses universitaires de France au prix de 35 F le numéro. Les articles peuvent être reproduits sans payer, ce qui en fait une « revue cadeau ». La diffusion est inconnue. En 1946 et 1947, la périodicité est mensuelle pour devenir irrégulière (mensuelle, bimestrielle ou trimestrielle) en 1948. Il n?y a jamais de dossier, mais un numéro spécial de caractère technique est consacré aux comités d?entreprise et aux délégués du personnel en 1948. En plus des articles de fond, généralement signés, existent des rubriques régulières sur l'activité sociale en France, qui rendent notamment compte des congrès syndicaux, sur l'activité dans les organismes internationaux, principalement l'OIT, et sur l'activité sociale à l'étranger. On y trouve aussi une rubrique statistiques assez longue portant sur l'activité économique, les conflits du travail, l'évolution du montant des salaires, l'emploi, le chômage, etc. ainsi qu?une bibliographie qui n?est au départ qu?une simple recension des ouvrages reçus au ministère du Travail.
D?avril 1946 jusqu?à la fin 1947, la RFT dépend d?un nouveau centre de recherche que la Résistance imaginait non comme « le refuge des paresseux et des gens sans compétence particulière », mais qui serait composé de gens de valeur et doté de moyens suffisants pour réaliser des enquêtes, des publications, organiser des voyages et prendre des contacts [1]. Il est créé à l'initiative d?Olga Raffalovich et animé par Charles Bettelheim, économiste marxiste, suspendu du PCF en juillet 1937 pour « état d?esprit anti-soviétique » avant de rejoindre pendant la guerre, aux côtés d?Yvan Craipeau et David Rousset, le Parti ouvrier internationaliste de tendance trostkyste (Denord et Zunigo, 2006). Le secrétaire de la rédaction est alors Jacques Charrière, un jeune économiste proche de Bettelheim.
L?animation de la revue
7En 1948, alors que Bettelheim se voit contraint de quitter ses fonctions par le nouveau ministre Daniel Mayer, Charrière est remplacé par André Philbert, la revue étant désormais animée par le 7e bureau de la direction du travail, le « saint des saints » du ministère. Il est assisté par un comité consultatif après les premiers numéros. En 1947, celui-ci est composé principalement de hauts fonctionnaires du ministère du Travail (Charles Bettelheim, Jean Briquet, Dr Henri Desoille, Henry Hauck, Robert Jaussaud, Pierre Laroque, Jacques Maillet, Olga Raffalovich, Robert Vinay), de membres ou d?ex-membres du cabinet (Roger Lefèvre, Pierre-Roland Lévy, Eugène Sirvent), de deux universitaires (Lucien Febvre, professeur au Collège de France ; Georges Lefebvre, professeur honoraire à la faculté des lettres de Paris), de trois syndicalistes (Benoît Frachon et Léon Jouhaux, secrétaires généraux de la CGT ; Gaston Tessier, secrétaire général de la CFTC), d?un conseiller de la République communiste (Marcel Willard), d?une avocate (Suzanne Lévy) et du vice-président du Conseil d?État (René Cassin).
8Cette composition correspond tout à fait aux orientations définies dès le premier numéro. Dominé par l'administration, le comité consultatif est ouvert à des syndicalistes, des politiques et des universitaires. Cette volonté d?ouverture est l'une des manifestations les plus visibles des nombreux changements qui touchent le ministère du Travail à la Libération. Celui-ci connaît en effet un profond renouvellement pour répondre aux critiques dont il fait l'objet pour avoir notamment collaboré, contre son gré, à la déportation de la main-d??uvre française pour le IIIe Reich. Si l'épuration est assez faible (341 personnes, soit 1,83 % des effectifs), elle touche par contre fortement les cadres du ministère. En plus du secrétaire général, les trois quarts des directeurs généraux et directeurs et le tiers des directeurs adjoints et sous-directeurs ou personnels de grade équivalent sont sanctionnés professionnellement (Le Crom, 2006). Cela laisse le champ libre à Alexandre Parodi, le ministre en poste après le court intermède Tixier, pour constituer une équipe entièrement nouvelle composée de Résistants : Pierre Bideberry, inspecteur du travail communiste, prend les rênes de la direction de l'administration générale et du personnel, Pierre Laroque la direction de la sécurité sociale, Henry Hauck la direction des relations professionnelles, Eugène Chaillé la direction du travail et Jacques Maillet celle de la main-d??uvre. Parmi les personnalités marquantes, on notera également la présence d?André Séguélat, le directeur de cabinet du ministre, et celle d?Olga Raffalovich, chef de cabinet avant de s?occuper de l'importante sous-direction des relations professionnelles.
Après le départ de Parodi et l'arrivée du ministre communiste Ambroise Croizat, les structures du ministère sont réformées par un arrêté du 5 janvier 1946. Les effectifs de la « centrale » sont fixés à 1 410 personnes dont 2 directeurs généraux, 3 directeurs, 4 directeurs adjoints, 8 sous-directeurs, 41 chefs et 67 sous-chefs de bureau. L?organigramme voit apparaître de nouvelles têtes comme celle de Robert Jaussaud, nommé à la direction du travail, ou celle de Jean Briquet, syndicaliste CGT du bâtiment dans la clandestinité, à qui est confiée la direction de la main-d??uvre. Cette équipe est chargée de mettre en ?uvre les idées sociales du programme du Conseil national de la Résistance. En réalité, elles sont assez vagues. On y trouve certes l'affirmation d?un droit au travail, l'annonce d?un rajustement important des salaires et la volonté de mettre en ?uvre un plan complet de sécurité sociale, mais le programme ne contient par exemple rien sur la création des comités d?entreprise en raison des divergences internes au Conseil national de la Résistance (De Bellescize, 1979 ; Andrieu, 1984). Jusqu?à l'élection de l'Assemblée constituante, l'administration va donc jouer un rôle très important dans la mise en ?uvre d?une nouvelle politique sociale.
Qui écrit dans la revue ?
9La suprématie de l'administration est nette lorsque l'on examine l'origine des auteurs.
10Sur les 75 contributeurs signataires d?un article de 1946 à 1948, on compte en effet dix universitaires au sens large (incluant les agrégés « de l'université » enseignant au lycée) parmi lesquels deux juristes (Georges Scelle et Henri Lévy-Bruhl), trois historiens (Georges Lefebvre, Édouard Dolléans et Jean Bruhat), un sociologue (Georges Friedmann), un professeur d?organisation industrielle à l'université Columbia (R. Villers-Allerand) et deux professeurs de médecine (Pierre Mazel et André Ombredane). Leur participation se résume généralement à un seul article, qui s?adapte au style de la revue : court, sans para texte ni références en bas de page. Henri Lévy-Bruhl traite de la création du Centre d?études sociologiques (Lévy-Bruhl, 1946), Georges Lefebvre du rôle de la classe ouvrière dans la rationalisation du travail (Lefebvre, 1947) et de « la sécurité sociale et [des] constitutions de la France » (Lévy-Bruhl, 1946), Édouard Dolléans de « technique et crise du progrès » (Dolléans, 1947), Georges Scelle de la notion d?organisation syndicale la plus représentative et de la loi du 23 décembre 1946 sur les conventions collectives (Scelle, 1947), Georges Friedmann de la sociologie industrielle aux États-Unis (Friedmann, 1948) et de « l'adaptation des machines à l'ouvrier » (Friedmann, 1947), R. Villiers-Allerand du problème de la sélection des cadres subalternes dans l'industrie américaine (Villiers-Allerand, 1948).
11Les auteurs syndicalistes sont au nombre de sept auxquels on doit pouvoir ajouter Paoletti, le président de Tourisme et travail, « filiale » touristique de la CGT [2]. La CGT est largement représentée puisque parmi les signataires, on note les noms de Léon Jouhaux, le secrétaire général avant la création de la CGT-FO qui est le seul à écrire plus d?un papier, de son secrétaire Marcel Dufriche, de Delamarre, de Saillant (aussi secrétaire général de la Fédération syndicale mondiale), et d?André Tollet (en tant que président de la commission de la main-d??uvre du Commissariat général du Plan). La CFTC est représentée par son secrétaire général Gaston Tessier et par le secrétaire de son service juridique, Jean-Paul Murcier. On repère enfin un représentant d?un syndicat de cadres, André Jean. L?ouverture au syndicalisme est donc bien réelle, mais elle ne concerne pas le syndicalisme patronal, très mal vu par les pouvoirs publics à la Libération (Jeanneney, 1980), et elle s?arrête en 1947, année qui marque les débuts de la guerre froide, puisqu?on ne compte aucun article de type syndical en 1948.
12Tous les autres auteurs sont des hauts fonctionnaires, pour la plupart en poste à l'administration centrale du Travail ou membres du cabinet. Parmi ceux-ci, certains (Madeleine Guilbert) feront ensuite des carrières universitaires ou de recherche. On y trouve des gens en poste à l'étranger, en Allemagne ou en Grande-Bretagne, comme Henry Hauck. Les articles rédigés par les fonctionnaires correspondent très généralement à leurs domaines de compétence. Ainsi, Pierre Laroque écrit-il sur les questions de sécurité sociale (Laroque, 1946 et 1947), Henri Desoille, médecin-inspecteur général du travail, sur la médecine du travail (Desoille, 1947), P. Lafarge, chef de service de l'hygiène et de la sécurité, sur la prévention des risques professionnels (Lafarge, 1946), Denizet, sous-directeur de la formation professionnelle sur? la formation professionnelle (Denizet, 1947), Renée Petit, chef du bureau des conventions collectives sur? les conventions collectives (Petit, 1948). Les papiers sont donc particulièrement bien informés. Ainsi l'article de M. Chachuat sur « l'arbitrage en pratique avant la guerre » (Chachuat, 1946) s?alimente-t-il des archives inédites du 9e bureau de la direction du travail dont s?occupait précisément l'auteur de l'article avant la guerre. De même Renée Petit peut-elle écrire un article de fond sur « les comités d?entreprise dans divers pays » (Petit, 1948) en s?appuyant sur son expérience à la sous-direction des relations professionnelles, notamment la rédaction de l'ordonnance de 1945 sur les comités d?entreprise et des décrets d?application, ainsi que sur ses travaux universitaires puisqu?elle est l'auteur d?une thèse sur les conventions collectives et d?un ouvrage juridique sur la représentation du personnel dans les entreprises.
Ces articles présentent tous des caractéristiques identiques. Bien écrits, assez courts, sans notes en bas de page, ils sont fortement imprégnés de la culture juridique de leurs auteurs, tant du point de vue de leur présentation que de celui de leur contenu. Une très large place est réservée à la description et à la mise en ordre logique des normes existantes et aux positions des différents acteurs. Une place plus importante que celle qui existe dans les revues juridiques est toutefois consacrée aux conséquences pratiques de la mise en ?uvre des dispositifs grâce à l'utilisation des statistiques disponibles au sein de l'administration. Ce juridisme sera remis en cause avec l'arrivée des énarques, « peu portés aux raisonnements juridiques, habitués par le brassage de l'École aux contacts faciles avec des camarades se situant dans tous les secteurs de l'administration, qui refuseront de se laisser enfermer pour toute une carrière dans un unique secteur de compétence, et surtout ayant l'ambition d?accéder très vite aux responsabilités. [3] »
Parmi les adversaires du tout juridique se trouve Olga Raffalovich qui joue un rôle très important dans l'administration à ce moment en tant que chef de cabinet d?Alexandre Parodi, puis comme sous-directrice des relations professionnelles. Dans ses Mémoires inédits, Pierre Fournier, qui fut son collaborateur, la présente comme une « intelligence subtile et efficace [qui] s?écartait du juridisme étroit où les cadres anciens du ministère avaient tendance à s?enfermer au profit d?une ouverture sur des sciences sociales qui étaient encore souvent en gestation ». Dans la Revue française du Travail, cette ouverture se fait donc d?abord vis-à-vis des universitaires, mais ceux-ci restent, on l'a dit, peu nombreux ; ils écrivent rarement et se moulent assez largement dans le style de la revue. Leurs articles sont toutefois moins techniques et plus généraux. Dans le même esprit d?ouverture au non juridique, il faut également signaler la publication d?enquêtes très documentées sur l'absentéisme dans les entreprises (Anonyme, 1946a), le fonctionnement des comités d?entreprise (Anonyme, 1946b), les transports quotidiens entre le lieu d?habitation et le lieu de travail ou encore les conditions de vie des femmes salariées dans la région parisienne (Guilbert, 1946) qui s?inspirent des méthodes de la sociologie du travail naissante. Dans cette dernière enquête, réalisée par questionnaire, on apprend par exemple que les ouvrières mariées passent en moyenne 1 h 30 dans les transports, consacrent 1 h 45 aux travaux du ménage et 1 h 20 à la recherche de ravitaillement, soit 4 h 35 au total.
Des articles centrés sur les priorités de la période
13Le périmètre de réflexion de la Revue française du Travail est celui du ministère du Travail et de la Sécurité sociale. Il n?inclut donc pas les questions de santé, sauf quand elles sont liées au travail, ni celles liées au logement social.
14Le tableau ci-après indique la fréquence des articles en fonction des principaux thèmes abordés.
Nature des articles [4]

Nature des articles [4]
15Les principaux pôles d?intérêt y apparaissent assez clairement. Si l'on met à part les sujets généraux inclassables, la Sécurité sociale arrive en tête devant les problèmes de travail et de main-d??uvre, les organismes internationaux et les comités d?entreprise. Les questions de formation professionnelle, de médecine du travail et d?accidents du travail et de maladies professionnelles font aussi l'objet d?un nombre assez important d?articles, contrairement au champ de l'assistance et de l'action sociale, complètement délaissé. Nous nous contenterons ici de traiter brièvement de la sécurité sociale, des questions d?emploi et de main-d??uvre et des comités d?entreprise.
La sécurité sociale, un enjeu majeur
16La Sécurité sociale est la grande affaire des années 1946 et 1947. Le ministre du Travail, Ambroise Croizat, y consacre plusieurs articles, mais les contributions les plus intéressantes sont dues à Pierre Laroque, justement nommé « père » de la sécurité sociale, même si cette dénomination a tendance à faire la part belle à l'administration par rapport au rôle joué par les politiques. Le directeur général de la sécurité sociale écrit donc « le plan français de sécurité sociale » dans le numéro 1 de la revue en avril 1946 (Laroque, 1946).
17Cet article fondateur, souvent cité, est bien connu. Rappelons-en néanmoins les lignes directrices. Pour Laroque, la sécurité sociale fait partie d?un programme révolutionnaire : « La vérité est que le plan français de sécurité sociale est un élément de la révolution nécessaire. Par-delà les améliorations matérielles qu?il apporte au sort des travailleurs, il y a une révolution. Dans la pleine conscience de nos responsabilités, c?est une révolution que nous voulons faire et c?est une révolution que nous faisons ». Dans son esprit, l'expression doit s?entendre dans son sens le plus large. La sécurité sociale, c?est à la fois le plein emploi, une politique des salaires « qui ne peut plus être considérée uniquement par des considérations économiques », la lutte conte l'arbitraire patronal en matière de congédiement, et, enfin, un dispositif permettant de « parer aux conséquences de la perte possible, par le travailleur, de son activité rémunératrice ». En réalité, l'article n?aborde que ce dernier objectif. Sur le plan structurel, il prévoit une organisation unique regroupant tous les risques, sauf le chômage, renvoyé à un futur incertain, et la gestion par les intéressés eux-mêmes. Un régime général serait constitué à la base par des caisses primaires possédant des sections, des caisses régionales pour certains risques et une caisse nationale, publique, assurant la compensation entre les différentes caisses.
18À côté du régime général, le plan laisse subsister des régimes spéciaux, solution dont on sent bien qu?elle n?a pas vraiment la faveur de l'auteur.
19Après l'unité, le deuxième principe est celui de l'universalité. De manière progressive, il est prévu que la Sécurité sociale soit étendue à toute la population, les cotisations et prestations étant variables en fonction des revenus jusqu?à un certain plafond, ce qui distingue le plan français du plan Beveridge (Kerschen, 1996).
20L?auteur détaille ensuite les réformes prévues ou déjà réalisées pour les assurances sociales, les allocations familiales, les accidents du travail avant de terminer par des considérations qui écartent le financement par l'impôt, comme c?est le cas dans le plan Beveridge, pour retenir l'idée que la sécurité sociale doit être alimentée par les bénéficiaires et par les employeurs.
21Cet « article-programme » de Pierre Laroque va être suivi par de nombreux autres. Certains sont assez généraux, comme celui qu?il consacre au thème « Famille et sécurité sociale » (Laroque, 1947) ou celui qu?Alfred Sauvy écrit sur le vieillissement de la population et la sécurité sociale (Sauvy, 1946), dans lequel il tire l'alarme déjà ? en 1946 ? sur les problèmes financiers que va poser l'évolution démographique de la France, pays où la proportion de vieux est la plus forte. La dimension internationale n?est pas négligée puisqu?on recense un papier sur la sécurité sociale en Italie (Agostini, 1946) et un autre sur les assurances sociales en Allemagne (Dechamp, 1947). Quelques articles ont un caractère technique. Ainsi celui où l'auteur se demande « comment on peut concevoir une organisation des caisses primaires de sécurité sociale » (Cantegreil, 1946) ou ceux consacrés au contentieux (Anonyme, 1947b) ou à l'organisation des examens de santé (Anonyme, 1946d). D?autres, enfin, ont pour fonction implicite de répondre aux inquiétudes ou aux blocages qui se manifestent chez les cadres (Jean, 1946), les travailleurs indépendants (Datain, 1947), les médecins (Hilaire, 1946) ou les mutualistes (Burgot, 1947). En 1948 arrive le temps des premiers bilans, que ce soit dans le domaine des accidents du travail (Anonyme, 1948) ou, plus généralement, d?un point de vue financier (Anonyme, 1947c ; Dechamp, 1948).
Accroître la main-d??uvre
22Pendant la période qui nous intéresse ici, les questions du travail et de la main-d??uvre sont dominées par le souci récurrent de l'emploi. Il se manifeste par la publication régulière d?enquêtes statistiques sur la main-d??uvre, le chômage ou la population active, d?articles de fond, mais aussi de rapports, comme celui de la commission de la main-d??uvre du Commissariat général du Plan. Cet intérêt résulte d?une double préoccupation. La première est politique. Dans le sillage des travaux du Comité général des études du Conseil national de la Résistance [5], le ministère du Travail doit mener une action vigoureuse pour prévenir le chômage, cause principale de la montée du nazisme. Le plein emploi n?est pas un vague objectif mais une nécessité absolue, ce qui explique d?ailleurs que le chômage n?ait pas été intégré dans les risques couverts par la Sécurité sociale à la Libération. Pour autant, les difficultés qui existent à ce moment ne sont pas dues au chômage qui ne touche officiellement, si on laisse de côté les « inaptes », que 7 344 personnes, dont seulement à peine 400 à 500 ouvriers « possédant un métier défini » (Biez, 1947).
23Le problème de la période est exactement l'inverse, à savoir la pénurie de main-d??uvre. En effet, si la population active, grâce à la présence de 500 000 prisonniers de guerre, est pratiquement équivalente à celle de 1938, les effectifs du secteur productif ont beaucoup baissé. Ils sont passés de 13 200 000 à 12 200 000 (prisonniers de guerre inclus) au profit du secteur « Distribution et services » qui s?est accru de près d?un million de personnes en raison notamment de l'accroissement des effectifs dans l'administration publique de 500 000 (1 200 000 contre 700 000 en 1938) et des effectifs de la distribution de 460 000 (2 800 000 contre 2 340 000 en 1938).
24Par ailleurs, les services du ministère constatent que les bons ouvriers ont de plus en plus tendance à s?installer comme patrons-artisans pour échapper partiellement aux charges sociales et augmenter ainsi leurs revenus. Dans les Landes, 100 patrons du bâtiment emploient 630 ouvriers alors qu?ils pourraient en employer dix fois plus mais les 1 750 artisans recensés n?en occupent que 975 « car la majorité travaillent seuls et veulent rester seuls » (Biez, 1947).
25Les exigences de la Reconstruction imposent donc d?accroître les effectifs de la main-d??uvre, notamment dans l'industrie. De nombreux projets, dont la RFT rend régulièrement compte, sont envisagés. Les principaux consistent à accroître les effectifs ouvriers de près d?un million en réduisant les effectifs de l'armée, de l'administration et de la distribution où l'on compte « un grand nombre de demi-oisifs, de spéculateurs du marché noir ou de gens occupant un emploi inavouable ou inutile à l'économie », en favorisant l'immigration individuelle ou collective, en prolongeant la vie active et en favorisant le travail des femmes. Cette dernière idée s?alimente d?une enquête très intéressante de Madeleine Guilbert sur le travail des femmes publiée dans les numéros 8 et 9 de la RFT en 1946 (Guilbert, 1946a) et d?une autre, signée du même auteur, sur l'évolution des effectifs du travail féminin en France depuis 1866 (Guilbert, 1946b). Dans la même veine, Béatrice Piguet signe un article sur l'égalité des salaires masculins et féminins (Piguet, 1947).
26Le recours à l'immigration est conçu de manière volontariste. Le Commissariat général du Plan propose ainsi d?avoir recours à l'immigration algérienne « spontanée » (100 000 pour la fin 1947), à l'immigration individuelle (3 000 par mois) et à l'immigration collective (250 000 au cours de 1947), mais cette volonté se heurte à des obstacles inattendus. L?administration centrale n?hésite pas à donner son avis sur les qualités et les défauts supposés des immigrés selon leur nationalité d?origine, ce qui ne serait sans doute pas admis aujourd?hui. Ainsi, un article non signé de septembre 1947 sur « le marché du travail en juillet 1947 » s?élève contre « l'instabilité qui règne parmi les ressortissants italiens et contre leurs prétentions souvent excessives. À peine arrivés, ils formulent des revendications incessantes au sujet des salaires, des conditions d?hébergement et de nourriture et profitent de ce que leur employeur ne peut y donner suite pour rompre unilatéralement leur contrat ; dans bien des cas, ils ne se donnent même pas la peine d?évoquer un prétexte quelconque, et disparaissent sans laisser de trace après quelques jours. [?] La proportion des ruptures avant la fin du premier mois a été au minimum de 20 % ; les cas de force majeure invoqués sont multiples : le plus couramment pratiqué est celui du décès, en Italie, d?un membre de la famille. Dans ces conditions, l'intéressé ne peut évidemment se soustraire à l'obligation de regagner son pays (en réalité, il a été déçu par le standard de vie). Quelques-uns rentrent en Italie ; d?autres vont rejoindre, en France, des membres de leur famille ou des compatriotes. » Cela explique le renouveau de faveur dont jouit la main-d??uvre nord-africaine, qui, « malgré son nomadisme, s?avère plus travailleuse et plus stable » (Anonyme, 1947d).
L?objectif est également de développer la formation professionnelle, la pénurie de main-d??uvre touchant essentiellement les ouvriers qualifiés. La RFT y consacre six articles dans la seule année 1947. Tout en jouant sur les dispositifs institutionnels (réforme du Conseil supérieur de la formation professionnelle, meilleure coordination entre les acteurs), il s?agit de développer l'orientation et l'information professionnelles, de même que l'apprentissage et l'enseignement technique. Compte tenu de l'urgence, l'accent est mis particulièrement sur la formation professionnelle accélérée (Lévy et Cassan, 1946).
L?amélioration des statistiques de la main-d??uvre, qui fait l'objet de plusieurs articles de fond, fait également partie de la panoplie des mesures envisagées. Les instruments dont disposent les pouvoirs publics sont en effet insuffisants pour mesurer la situation du marché du travail. La division statistique du ministère du Travail utilise les recensements quinquennaux de la population, qui doivent être exploités avec prudence, la statistique des chômeurs secourus établie par les services de la main-d??uvre, qui ne répond pas à sa propre définition du chômage, la statistique des opérations de placement effectuée par les offices de placement qui n?a qu?une valeur médiocre et, enfin, l'enquête trimestrielle du ministère du Travail sur l'activité économique et les conditions d?emploi de la main-d??uvre, qui « se prête assez mal à une étude suivie et fréquente du chômage ». Bref, « les diverses sources disponibles semblent [?] insuffisantes pour saisir d?une manière convenable les caractéristiques et l'évolution du chômage » (Aboughanem, 1948). D?où l'idée d?aller voir comment s?y prennent les pays étrangers, et notamment les États-Unis qui expérimentent avec succès la méthode des sondages. Cette méthode fait l'objet d?un vibrant plaidoyer d?Henri Lacroix, chef du service central de statistiques du ministère du Travail, qui prône son utilisation en France tout en soulignant qu?une telle importation risque de se heurter à bien des difficultés : « On ne peut à ce sujet qu?être fortement inquiet, lorsque l'on s?aperçoit que les crédits ? pourtant minimes (1 500 000 F) ? nécessaires pour mener l'enquête trimestrielle sur l'activité économique et les conditions d?emploi de la main-d??uvre, unique source d?information en France sur la situation de la main-d??uvre, ont failli être supprimés au cours de la discussion du budget par le Parlement, par suite d?une erreur ? le rapporteur ayant mélangé des questionnaires ? et n?ont effectivement été votés que par une très faible majorité ? dans la plus grande ignorance de l'intérêt de l'enquête, et dans les protestations d?une bonne moitié de l'Assemblée, jugeant totalement inutile un pareil travail ! Et pourtant les crédits ainsi demandés ne visaient qu?à couvrir les frais d?exécution de l'enquête et les frais de timbres nécessaires pour expédier les questionnaires de l'Inspection du travail aux employeurs : les employeurs doivent les renvoyer à leurs frais (en l'absence d?une franchise postale impossible à obtenir). On n?imaginerait pas, aux États-Unis, que l'employeur soit astreint à affranchir un questionnaire pour le renvoyer à l'Administration, encore bien moins qu?il doive, comme c?était le cas jusqu?ici en France, payer la taxe postale pour le recevoir ! » (Lacroix, 1947).
Moderniser les relations professionnelles
27On sera plus bref sur les sujets consacrés aux relations professionnelles dans la RFT. Cette question est en effet largement traitée d?un point de vue comparatif (cf. infra). On recense ainsi deux articles sur les conventions collectives aux États-Unis et en URSS et plusieurs autres consacrés à divers aspects des relations industrielles dans les pays anglo-saxons. La loi du 23 décembre 1946 fait l'objet d?un article très complet en deux parties et d?un autre, plus ciblé, sur la notion d?organisation syndicale représentative (Scelle, 1947) tandis qu?un point de vue syndical l'approuve globalement, malgré « quelques réserves » (Dufriche, 1947), alors que cette loi sera un échec patent du fait de l'absence de possibilité de négociation des salaires. Il est vrai qu?à l'époque la CGT revendique plutôt la baisse des prix que la hausse des salaires.
28Les comités d?entreprise, sur lesquels les pouvoirs publics comptent énormément pour moderniser les relations professionnelles, font l'objet d?un article de la sous-directrice des relations professionnelles (Raffalovich, 1948) et d?un autre ? comparatif ? des fonctionnaires attachés au 2e bureau de la direction des relations du travail chargés de la représentation du personnel (Petit et Fournier, 1948). Mais les documents les plus intéressants historiquement sont les rapports des inspecteurs du travail livrés annuellement sur l'institution, synthétisés au niveau national (Anonyme, 1946 ; Blanc, 1948). On y découvre notamment la grande importance accordée au rôle des comités d?entreprise dans l'accroissement de la productivité.
29Dans ces articles, il est peu rendu compte des divergences syndicales, sauf dans une tribune libre accordée à la CGT et à la CFTC dans laquelle chacune des deux organisations défend sa conception du nouveau régime des élections professionnelles issu de la loi de 1947 : au scrutin majoritaire, pour la CGT (Delamarre, 1947) ; à la proportionnelle, pour la CFTC (Murcier, 1947).
30Malgré ces divergences, l'heure est à l'enthousiasme. L?institution des comités d?entreprise, créée en 1945 et réformée en mai 1946, est présentée comme l'une des principales réformes sociales intervenues depuis la Libération « qui constituent un nouveau pas dans cette voie de l'affranchissement progressif de l'homme et tendent, faiblement encore, à parfaire l'?uvre accomplie en 1789 et qui a abouti à la libération politique de l'individu » (Raffalovich, 1948). Il est vrai qu?au moins jusqu?en 1948, les comités d?entreprise ne démentent pas les espoirs que les pouvoirs publics avaient mis sur eux. Ils se diffusent assez rapidement dans le pays (Le Crom, 2003) et les militants syndicaux les investissent avec euphorie (Combe, 1969) dans une ambiance consensuelle de « Bataille de la production » à propos de laquelle Maurice Thorez déclarait : « Produire est l'arme la plus élevée du devoir de classe ». Ce n?est qu?à partir du début des années 1950 que l'on se rendra compte que l'utopie n?aura duré que quelques années.
Une ouverture internationale forte
31La RFT témoigne d?une très forte volonté d?ouverture internationale. Jusqu?à la fin 1948, en effet, le nombre d?articles originaux consacrés à des expériences étrangères s?élève à 54, celui des articles consacrés aux organismes internationaux (Organisation internationale du travail ? OIT, Fédération syndicale mondiale ? FSM?), ainsi qu?aux conventions bilatérales passées par la France avec certains pays étrangers à 8 alors que les articles de même nature, généraux ou consacrés à la France, sont au nombre de 67. Les États-Unis sont le pays qui fait l'objet du plus grand nombre d?articles (13) devant l'URSS (7), la Grande-Bretagne (6), l'Allemagne (4), la Pologne, le Canada, la Tchécoslovaquie et la Belgique (3), la Suède et l'Italie (2) et, enfin, la Nouvelle-Zélande, l'Uruguay, le Japon, la Suède, l'Australie, le Danemark, la Roumanie, la Yougoslavie et l'Espagne (1).
32Cette volonté s?affirme aussi dans l'existence d?une rubrique régulière consacrée à l'activité sociale à l'étranger. Les États-Unis y font l'objet de 27 articles, la Grande-Bretagne 20, le Canada et l'URSS 10. Viennent ensuite la Belgique (8), l'Allemagne, l'Italie, la Pologne et la Suède (5), la Tchécoslovaquie (4), la Yougoslavie (3), l'Australie (2), le Danemark, l'Espagne, la Hongrie, le Japon, la Nouvelle-Zélande, le Portugal, la Grèce, la Roumanie et l'Uruguay (1).
33Ce décompte fait apparaître clairement les priorités internationales de la RFT et, au-delà, du ministère du Travail dans cette période dite de Reconstruction. L?attention est attirée par les pays anglo-saxons et certains pays de l'Est, en premier lieu l'URSS. Il est peu rendu compte de l'actualité sociale dans les pays scandinaves, à part la Suède, ce qui tranche avec la RFAS aujourd?hui. Le Sud, y compris européen, est le grand absent : un seul article est consacré au continent asiatique, en l'occurrence le Japon, un également à l'Amérique du Sud (l'Uruguay) et aucun au continent africain, aujourd?hui encore le parent pauvre des articles internationaux de la RFAS.
34Les articles consacrés aux pays anglo-saxons cherchent surtout à attirer l'attention sur certaines spécificités des relations professionnelles aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Henri Hauck consacre ainsi un article au régime de la closed shop [6] en Grande-Bretagne (Hauck, 1946) et un autre aux conseils de perfectionnement dans les industries britanniques (Hauck, 1947). De son côté, Charles Bettelheim, dans un article consacré aux luttes revendicatives aux États-Unis (Bettelheim, 1946), explique bien, à partir d?éléments factuels sur la grève du charbon de 1946, pourquoi et comment le syndicalisme américain cherche à contrôler le marché du travail avec une demande de création d?un fonds de santé et de sécurité financé par les employeurs mais géré exclusivement par le syndicat. Cet article est l'un des résultats d?un voyage de trois mois effectué en 1946 par Bettelheim aux États-Unis dans l'objectif de comprendre le développement du syndicalisme américain. Ce séjour lui permet de mettre en évidence les spécificités des syndicats américains [7]. Il souligne ainsi leur caractère non démocratique, les adhésions étant moins motivées par une volonté militante que par « l'impossibilité fréquente d?être embauché dans une entreprise si l'on n?est pas membre du syndicat avec laquelle la direction de celle-ci a signé une convention collective de travail ». Selon ses observations, un quart des syndiqués le seraient volontairement, la moitié se sentirait plus ou moins obligée d?adhérer, tandis que le dernier quart serait constitué de syndiqués adhérant contre leur volonté. Cette question de la liberté syndicale sera d?ailleurs l'objet d?un autre article de la RFT en 1947 (Pilliard, 1947).
35Les articles dédiés à l'URSS traitent de sujets très variés : reconstruction, IVe plan quinquennal, durée et sécurité du travail, conventions collectives, règlement des conflits, conditions de travail. Nettement plus nombreux en 1946 et 1947 qu?en 1948, ils sont essentiellement descriptifs et a critiques. L?un de ces articles est, par exemple, la traduction de deux extraits du IVe plan quinquennal accompagnés par une résolution de la 15e assemblée plénière du Conseil central panrusse des syndicats qui exprime notamment « sa forte conviction que les travailleurs [du] pays, étroitement réunis autour du parti communiste et de son grand chef et guide, le camarade Staline, lèveront plus haut que jamais l'étendard socialiste et combattront avec abnégation pour la réalisation et le dépassement du nouveau Plan quinquennal. Sous l'étendard de Lénine et de Staline, en avant vers un nouvel épanouissement de la Patrie soviétique. » (Anonyme, 1946f). La totale absence de recul, y compris dans le seul article signé, vis-à-vis du régime stalinien ne vaut sans doute pas acceptation du totalitarisme. Il faut naturellement tenir compte du contexte, du rôle de l'Armée rouge dans la victoire contre le nazisme, de la volonté de construire un monde nouveau, de l'absence d?informations précises sur les droits de l'homme, mais aussi de la place qu?occupe le parti communiste français sur la scène politique et au gouvernement. Dans cette période de Reconstruction si particulière, pendant laquelle Staline décide de mettre entre parenthèses la question de la révolution en Europe de l'Ouest, la RFT manifeste toutefois une bienveillance affirmée vis-à-vis du « bloc » soviétique. En témoigne, par exemple, l'insistance qu?elle met à soutenir la position de la Fédération syndicale mondiale visant à obtenir une représentation permanente avec voix consultative à l'Assemblée générale de l'ONU et à être appelée à participer pleinement aux travaux du Conseil économique et social des Nations unies avec droit de vote. Cette revendication soutenue par l'URSS, l'Ukraine, la Chine, la Belgique et la France, mais rejetée par les autres membres, se double d?un conflit entre l'American Federation of Labour qui entend obtenir le même statut que la FSM. Pas moins de trois articles reviennent sur le sujet en 1946 et 1947 pour soutenir la position de la FSM (Lévy, 1946 ; Fischer, 1947a, 1947b) (aucun en 1948), un autre expliquant de manière générale ce qu?est la FSM, sous la plume de son secrétaire général Louis Saillant (Saillant, 1946).
36On trouve également un éloge discret de l'URSS dans un article de Georges Lefebvre, universitaire communiste titulaire de la chaire d?histoire de la Révolution française à la Sorbonne. Cet article, intitulé « Le rôle de la classe ouvrière dans la rationalisation du travail », explique que le progrès social ne repose pas uniquement sur les modifications des structures mais dépend aussi largement de la rationalisation du travail. Pour lui, la classe ouvrière « n?a pas manqué à son devoir dans la République soviétique, le perfectionnement de l'outillage et de l'instruction professionnelle, l'association constante du laboratoire et de l'usine n?ont cessé d?être à l'ordre du jour. Il semble que la Revue française du Travail se doit de faire de même. » (Lefebvre, 1947)
37L?attention portée aux expériences étrangères se double, on l'a dit, d?un intérêt prononcé pour l'activité des organisations internationales et, notamment, de l'Organisation internationale du travail. La RFT présente notamment le programme d?activités ainsi que le compte rendu des sessions générales de cette dernière mais aussi des synthèses des travaux de ses différentes commissions (textile, bâtiment, pétrole, transports, industries mécaniques, etc.) ainsi que des sessions du Conseil économique et social des Nations unies. L?avenir de la question sociale ne peut en effet à l'époque être pensée indépendamment des problèmes internationaux. La paix est une condition nécessaire au développement social, mais celui-ci est également un facteur de paix. Tout se tient.
38* * *
Au bout du compte, la volonté d?ouverture de la RFT de 1946 à 1948 est bien réelle dans une perspective historique longue. Les deux premières années notamment peuvent être qualifiées de « fastes » pour reprendre le terme employé à ce sujet par Albert Ziegler (Ziegler, 1986). Cette ouverture se manifeste par l'accueil de syndicalistes et d?universitaires au comité de rédaction et parmi les auteurs. Elle reste toutefois limitée, l'essentiel des contributions émanant des hauts fonctionnaires du ministère. Elle se révèle, par ailleurs, courte en ce qui concerne les syndicalistes puisque, à partir des débuts de la guerre froide, ils n?y écrivent plus.
1948 marque un tournant même si l'ouverture internationale de la revue perdure comme en témoigne l'existence de la rubrique « activité sociale à l'étranger » jusqu?en 1951. Sa périodicité devient irrégulière et, selon Ziegler, elle « manque de dynamisme », souffre d?« indolence » et est « mal approvisionnée en articles de fond et originaux » (Ziegler, 1986). Réfléchissant sur les causes de cette évolution, Ziegler hésite entre celles qui tiendraient aux responsables de la revue et celles qui émaneraient plutôt des autorités ministérielles. Les éléments manquent pour trancher cette question. La grande instabilité ministérielle de la IVe République a moins touché le ministère du Travail que les autres (huit ministres contre dix-huit présidents du Conseil). Paul Bacon occupera ce ministère pendant huit ans et quatre mois de 1950 à 1962. Sa « grande capacité d?inertie », selon le mot qu?on attribue au général de Gaulle, serait-elle un élément d?explication de l'essoufflement ? Plus sûrement, il faut insister, pour conclure, sur la parenthèse exceptionnelle qu?a constitué la période qui court de la Libération jusqu?aux débuts de la guerre froide. Au sortir de la guerre, dans un pays meurtri, les élites issues de la Résistance, aux idéologies variées, témoignent d?un profond désir de rénovation sociale. Ils s?appuient sur les organisations ouvrières pour instaurer une démocratie sociale authentique. Mais cette parenthèse ne dure pas. La guerre froide, le retour au jeu des partis et, il faut bien le dire, la dure réalité des problèmes économiques viennent saper les ambitions des fonctionnaires les plus innovants du ministère du Travail. Changement d?ambiance. La Revue française du Travail, qui est restée la revue du ministère, ne pouvait sans doute pas y échapper.
Notes
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[*]
Historien du droit, directeur de recherche au CNRS et directeur de Droit et changement social (UMR 6028 CNRS et université de Nantes).
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[1]
Archives nationales, CHAN, 307 AP 160 (papiers Dautry).
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[2]
Dans un article sur « Le problème des vacances ouvrières », Henry Paoletti indique cependant que Tourisme et travail est un organisme unitaire à la CGT, à la CFTC et à la CGA (Confédération générale de l'agriculture) (Paoletti, 1946).
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[3]
Manuscrit inédit de Pierre Fournier, ancien administrateur civil au ministère du Travail.
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[4]
Cette nomenclature est celle établie par la revue elle-même pour la publication des tables annuelles de 1946 et 1947. Pour 1948, année où le nombre d?articles est nettement moins nombreux compte tenu de la périodicité variable de la revue, nous avons repris cette nomenclature pour classer les articles, ce qui comporte naturellement une part d?arbitraire.
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[5]
Archives nationales, CHAN, F1A 3734, rapport sur les problèmes économiques d?après-guerre, 20 mai 1942.
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[6]
Littéralement : « atelier fermé »? aux non-syndiqués.
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[7]
Voir les extraits des Mémoires de Charles Bettelheim en annexe.