1La Revue française des Affaires sociales [1] est une mine d’information d’une très grande richesse. À l’occasion de son soixantième anniversaire, il nous est donné de voir comment la question sociale a été mise en débat sur une longue période. Les thèmes évoluent selon que l’attention est portée à tel ou tel sujet et cette évolution même esquisse comme une histoire de l’État providence ou plutôt des forums qui l’ont jalonnée. Une question nous intéresse ici tout particulièrement : quelle est la place donnée à l’hôpital public dans la Revue française des Affaires sociales [2] ?
2En retenant les mots clés associés à l’institution hospitalière (à son cadre juridique, à son financement, à son organisation), aux professions hospitalières et à leurs activités, Laure Pitti (2005) a extrait de la base de données spécialement constituée sur la période 1946-2004 [3], un corpus de 111 articles. Soit 0,5 % de l’ensemble. C’est peu, et pourtant on trouve là un ensemble de documents qui apportent beaucoup pour la compréhension de l’hôpital public et la dynamique de son développement. La revue offre une perspective éclairante pour comprendre comment s’est construit l’hôpital moderne, en rupture avec l’hospice, institution multiséculaire [4] (Domin, 2002), et quel discours a rendu compte de cette transformation. Toutefois, en dehors même du corpus thématique, nombre d’articles livrent des informations de première main sur l’hôpital public, mais de façon un peu oblique et à propos de telle ou telle question (corps médical, dépenses de l’assurance maladie, prévision emploi du Commissariat général du Plan, personnes âgées, bénévolat, etc.). Un examen attentif des 2 342 articles publiés dans la Revue française des Affaires sociales a permis de compléter le corpus noyau avec une soixantaine d’articles jugés informatifs sur le thème traité.
3Une mise en perspective chronologique des articles thématiques consacrés à l’hôpital suggère une esquisse en trois périodes.
4C’est d’abord un long silence jusqu’à la fin des années soixante, l’hôpital est comme invisible.
5Le premier article recensé par L. Pitti est paru en 1969 avec pour objet la section d’administration hospitalière de l’ENSP. Cet article inaugurait une deuxième période d’une quinzaine d’années, pendant laquelle la revue s’est fait l’écho de la rapide modernisation de l’hôpital public. Les parutions sont peu nombreuses mais assez régulières, renforcées par quatre numéros thématiques comprenant des articles « hospitaliers ». Cette période se termine par un étiage au cours des années quatre-vingt. Ainsi de 1984 à 1989, trois articles seulement ont pour thème l’hôpital.
6Une troisième et dernière période s’ouvre en 1990, beaucoup plus féconde, et nourrie des débats suscités par les crises sanitaires et les projets de réformes. Pas moins de 62 publications en treize ans, huit numéros spéciaux (dont deux consacrés exclusivement à l’hôpital) qui tous abordent des questions hospitalières.
7Ces différentes périodes ont en commun une approche très nationale. Pour 97 articles consacrés au cas français, on dénombre 14 articles qui traitent d’hôpitaux étrangers dans neuf pays, surtout après l’année 2000. La polarisation sur le cas national semble propre au thème hospitalier. En effet, dès l’origine, la Revue française du Travail (RFT) a eu par exemple une chronique sociale étrangère régulière. Aujourd’hui, la Revue française des Affaires sociales (RFAS) promeut une ouverture internationale dans tous les domaines et l’hôpital ne fait plus exception. La récente promotion des analyses comparées a aussi un autre sens, elle signe un infléchissement de la nature des articles. La RFAS est devenue ces dernières années un lieu de valorisation des travaux de recherche soutenus par la Direction de la recherche et des études économiques et statistiques (DREES). Les témoignages, les études conduites par les administrations, les notes d’ambassades et les rapports officiels ont progressivement fait place aux études plus académiques. Les chercheurs ne se sont intéressés qu’assez récemment à l’hôpital, même si les économistes avaient ouvert la voie. Ils ont été suivis peu à peu par les sociologues et les gestionnaires notamment. Mais jusqu’aux dernières années, les apports disciplinaires en économie de la santé, en droit ou plus généralement en sciences sociales sont restés peu nombreux dans les publications de la revue dont l’originalité est d’offrir une perspective généraliste accessible à un public de professionnels du domaine sanitaire et social.
Les profils des auteurs se répartissent en trois groupes :
- les hospitaliers tout d’abord, directeurs, médecins, ingénieurs, pharmaciens ;
- les administrateurs ensuite (chefs de bureau, conseillers techniques, administrateurs civils) issus des directions du ministère chargé de la Santé, du Commissariat général du Plan, de l’Inspection générale des affaires sociales ;
- les universitaires et chercheurs de l’INSERM ou du CNRS enfin.
9L’hôpital apparaît dans la revue à partir du moment où il est considéré comme un enjeu gestionnaire. Dans un premier temps, ce sont les réflexions conduites sur l’action de l’État modernisateur (Rosanvallon, 1990) qui ont donné leur visibilité aux questions hospitalières. Trois thèmes sont particulièrement traités : les réformes hospitalières, la maîtrise des coûts et la recherche d’efficacité par les actions de modernisation des équipements et des structures. Ces thèmes constituent, aujourd’hui encore, la trame sur laquelle se tisse l’analyse des questions hospitalières. Toutefois, un nouveau référentiel d’action s’affirme à partir de la fin des années quatre-vingt, celui de la santé publique. Et l’hôpital est un acteur important pour la mise en œuvre des nouvelles politiques publiques qui se développent, qu’il s’agisse de la prise en charge du Sida, de la drogue, de la gestion des risques ou de la démocratie sanitaire. Dans le corpus des 111 articles, l’hôpital est abordé à la fois comme objet et comme acteur des politiques publiques (avec une primauté des questions financières et de coûts) ou à travers la transformation de l’organisation hospitalière et plus généralement de l’offre de soins. Les groupes professionnels, le travail hospitalier sont peu étudiés, tout comme les patients et les usagers de l’hôpital (ENA, 1991).
Rendre compte de plus de 150 articles, souvent denses et techniques, exige un parti pris et une grande modestie. L’analyse présentée ici n’est qu’un élément d’une histoire qui reste à écrire. Il conviendrait d’approfondir la biographie et l’œuvre de certains auteurs [5], par exemple celles de certains hospitaliers, médecins ou directeurs. Mais aussi, de comparer le corpus de la Revue française des Affaires sociales à celui d’autres revues comme Techniques hospitalières, Gestions hospitalières ou des revues syndicales. Une analyse de la composition du comité de rédaction et du lectorat de la revue permettrait encore de mieux comprendre la politique éditoriale dont il ne sera guère question ici.
Le parti retenu a été, d’une part, d’adopter une trame diachronique articulée sur les trois périodes déjà évoquées et qui sont définies à seule fin didactique et, d’autre part, de détailler les articles plus anciens difficilement accessibles au lecteur contemporain en réservant aux productions récentes, nombreuses et riches, une approche plus synthétique. On cherchera d’abord à comprendre le long silence sur l’hôpital qui s’étend de 1946 à 1969, à partir d’un certain nombre d’articles traitant des questions hospitalières de façon périphérique et qui montrent comment l’État a peu à peu investi le monde traditionnel et local de l’hôpital. La réforme hospitalière de 1970 a marqué la période suivante, polarisée à la fois sur la modernisation et la promotion de l’hôpital public et sur la maîtrise des coûts. Enfin, on présentera une analyse des publications des quinze dernières années, plus diversifiées et marquées par une approche de santé publique et par un questionnement sur les réformes devenues comme une seconde nature de l’institution hospitalière.
Hôpital, silence
10De 1946 à 1969, l’hôpital est comme invisible dans la RFT puis dans la RFAS. Une monographie détaillée d’un centre héliomarin présenté comme établissement exemplaire fait exception (Cuenin, Hogarth, 1967). La Revue française du Travail parle de la médecine du travail, des relations entre les médecins et la Sécurité sociale et, pour un article, des assurés sociaux dans les établissements, mais il s’agit de sanatorium.
11On peut faire l’hypothèse que l’absence d’articles ayant pour thème l’hôpital public atteste que ce dernier n’est pas (encore) inscrit au rang des préoccupations des pouvoirs publics. Ou plutôt, que l’hôpital n’appartient pas encore pleinement au monde de l’administration. Dans l’immédiat après-guerre, l’hôpital public était à l’image de la France, c’est-à-dire régi par une double référence et un double système de valeurs (Schnapper, 1991). Dans les grandes villes et les bassins industriels, la République avait entrepris la laïcisation des établissements et promu la formation d’un personnel soignant laïc pour accompagner la modernisation et la médicalisation des établissements, que permettait la création des premières assurances sociales. Dans la France rurale, les hôpitaux étaient gouvernés par les notables et souvent les congrégations, dans le cadre d’un système de contrôle des pratiques collectives établi sur des valeurs traditionnelles. R. Pruvost (1968, 1969) évoque l’admiration qui est la sienne pour les directeurs économes et économes des établissements modestes « généralement isolés dans de petites bourgades, seuls ou avec une collaboration très restreinte, aux prises avec des contingences locales plus aiguës et plus persistantes que celles que peuvent connaître d’autres hôpitaux situés dans des villes plus importantes » (Pruvost, 1969, p. 128). Il faudra attendre la fin des années soixante pour que l’hôpital devienne une affaire d’État, pour reprendre l’expression de C. Maillard (1984). La conférence de R. Temine, directeur de l’équipement social au ministère des Affaires sociales, publiée en 1967, explique rétrospectivement les difficultés rencontrées pour la modernisation des hôpitaux (Temine, 1967). En 1947, la Sécurité sociale prend le relais de l’État en matière d’investissement. Il faudra attendre 1953 pour que l’équipement sanitaire soit considéré comme faisant partie intégrante du plan national d’équipement. La Commission de l’équipement sanitaire et social est d’ailleurs créée en 1953 et met en lumière le caractère inadapté des textes qui régissent les établissements et l’impréparation des structures internes au ministère pour conduire la modernisation, la dilution des compétences entre bureaux ne permettant pas le contrôle et la gestion des crédits d’équipements ouverts. Un Centre technique de l’équipement sanitaire et social sera créé en 1960. L’engagement financier de l’État ne débute qu’en 1954 dans le cadre du deuxième plan de modernisation et d’équipement (1954-1957). Toutefois, les budgets d’investissements diminuent de 1956 à 1958. De même, les crédits prévus dans le cadre du IIIe Plan (1958-1961) sont revus à la baisse par le Gouvernement. On constate que les opérations subventionnées ne représentent que 27 % des opérations engagées entre 1958 et 1961. Le problème majeur n’était d’ailleurs pas tant dû à l’insuffisance des crédits qu’à l’impossibilité de les affecter faute de décrets d’application ou à cause de la lenteur de l’instruction des dossiers. En 1961, 51 % des crédits alloués ont été consommés, la situation s’améliore ensuite puisque la proportion sera de 99 % en 1965. R. Temine explique les améliorations constatées au début des années soixante par la croissance économique mais aussi par une prise de conscience des pouvoirs publics et des réformes de structures (régionalisation, création d’une administration technique en 1964). Dans le IVe Plan mais surtout dans la préparation du Ve Plan, l’hôpital est devenu l’objet d’une politique publique.
12L’absence d’articles hospitaliers s’explique encore par le fait que l’hôpital est comme masqué par la profession médicale.
13D’une part et dans la tradition néocorporatiste, l’État a tendance à déléguer la gestion des questions de santé à la profession médicale qui est dominée par l’idéologie libérale (Hatzfeld, 1963 ; Hassenteufel, 1997).
14D’autre part, la réalité hospitalière, encore largement locale, est mal renseignée. Par exemple, les statistiques officielles ne mentionnent pas les emplois hospitaliers. Et en effet, les médecins qui exercent à temps partiel dans les hôpitaux sont des médecins libéraux « visiteurs ». Sous le titre « Un plan national de santé », la RFT fait paraître dans sa revue de presse technique un article du Dr Casse paru dans Le concours médical et qui traite de la réorganisation de la profession médicale. L’hôpital est cité incidemment comme lieu d’exercice des spécialistes (Casse, 1950). Le rapport de la commission de la main-d’œuvre du Commissariat général du Plan, qui fait l’objet d’un numéro de la revue en 1958 [6] trace les prévisions d’emploi pour 1961. Il est question de 41 000 médecins libéraux et de 4 000 à 5 000 médecins salariés ou fonctionnaires « dont les médecins résidents des hôpitaux et cliniques privées ». Pour la recherche scientifique et la médecine administrative, 300 à 400 postes sont prévus sur dix ans. L’idée d’un risque de pléthore médicale sous-tend les propos [7]. La réforme de 1958 qui crée les CHU et le plein temps hospitalier n’a fait l’objet d’aucun article. Ses effets seront lents à se faire sentir. Un autre rapport du Commissariat général du Plan dont les résultats sont publiés en 1961 [8] prévoit pour les services « Hygiène et santé » (qui regroupent les coiffeurs, le secteur blanchisserie et teinturerie et les services sanitaires), 4 500 nouveaux médecins entre 1960 et 1965, dont 3 000 praticiens et 1 500 salariés.
15Les personnels hospitaliers apparaissent dans les prévisions d’emploi à la fin des années cinquante. Auparavant, les études sur la participation féminine aux activités professionnelles [9] ou sur les tendances d’évolution du travail féminin (Anonyme, 1956) n’en disent mot. On sait que les personnels hospitaliers n’ont eu leur premier statut qu’en 1955 et que, par ailleurs, si le premier diplôme infirmier date de 1922, la professionnalisation des fonctions soignantes a été tardive et progressive. En 1958, les prévisions du Commissariat général du Plan tablent sur une augmentation de 2 000 postes de personnels infirmiers diplômés et autorisés dans les hôpitaux (pour atteindre 37 000 en 1962) et de 2 000 postes supplémentaires dans les « hôpitaux psychiatriques et alcooliques » (29 000 postes en 1962). Les prévisions parues en 1961 annoncent une augmentation de 20 000 infirmières diplômées d’État sur cinq ans. Le secteur de la santé n’est pas mentionné dans les branches d’activité et donc ne figure pas dans l’analyse de l’évolution des qualifications professionnelles. Le premier article consacré aux professions paramédicales paraît en 1967, avec pour thème la diversification des professions et la complémentarité avec le travail médical (Mamelet, 1967). L’hôpital n’est pas mentionné comme cadre d’exercice sauf pour ce qui est des hôpitaux psychiatriques qui offrent des opportunités aux ergothérapeutes et aux orthophonistes.
On peut encore formuler une hypothèse pour expliquer que la revue n’ait consacré que tardivement une place aux articles traitant de l’hôpital. C’est qu’il a existé très tôt des revues hospitalières, promues par la Fédération hospitalière de France ou par des syndicats. D’une certaine façon, les hospitaliers avaient leurs tribunes. Les premiers auteurs publiés dans la RFAS n’appartenaient d’ailleurs pas au monde hospitalier mais à celui du ministère chargé de la Santé ou de l’Inspection générale des affaires sociales, à l’université, ou étaient bi-appartenants, à l’hôpital et dans des organismes de recherche et de formation.
À la toute fin de cette période d’invisibilité de l’hôpital dans la RFAS, paraît un article novateur sur les « banques d’informations sanitaires » (Massé, Reynaud, 1969). Il s’agit de rassembler les données de santé d’une même personne au cours de sa vie, en respectant le secret médical et en évitant les erreurs de groupement. Une expérience conduite à Oxford par Acheson visait à rassembler des « dossiers d’individus identifiés par un numéro analogue aux comptes en banque ». L. Massé, professeur à l’ENSP, et J. Reynaud, chef de la division organisation, méthodes et informatique au ministère, détaillent ce projet avec l’ambition de l’appliquer en France. L’hôpital est présenté comme une source d’information unique par sa richesse et l’enjeu d’un système d’information médicalisé est clairement posé, tant pour la recherche épidémiologique que pour la gestion des établissements. Ainsi, la revue permet-elle au détour d’un certain nombre d’articles et avec un regard oblique, de saisir que la dynamique d’une profonde réforme de l’hôpital est engagée. La préparation de la loi portant réforme hospitalière de 1970 va rendre publiques les questions hospitalières et promouvoir dans la politique éditoriale de la revue l’hôpital comme un objet à part entière.
La modernisation de l’hôpital public
16Le corpus thématique « hôpitaux » identifié par Laure Pitti commence en 1969. Les trois premiers articles recensés donnent la mesure des questions qui vont être traitées sur une période quinze ans.
17• Le premier est écrit par un directeur d’hôpital, R. Pruvost (1969), responsable de la section d’administration hospitalière de l’ENSP, et présente un bilan de la formation des directeurs d’hôpital créée en 1961. Il fait suite à un article publié en mai 1968. Une volonté d’introduire le management, les méthodes d’analyse de la gestion hospitalière, de préparer les futurs responsables à « l’hôpital entreprise » est exprimée sur le ton d’un plaidoyer. L’auteur se réjouit que le secteur hospitalier comble peu à peu son retard en matière de formation et de recherche et fasse au cours des années soixante « ce qui avait été fait pour d’autres secteurs de la fonction publique dès le lendemain de la Libération ». Le thème de la formation des personnels et, plus largement, de l’organisation du travail est ainsi inauguré. L’article est paru alors qu’un projet de réforme du statut des personnels de direction des hôpitaux était en discussion [10]. L’auteur s’adresse explicitement aux responsables du ministère et aux responsables syndicaux pour que soient prises en compte deux nécessités : un allongement de la formation et une augmentation des effectifs de directeurs recrutés. Les équipes de direction étaient alors soumises à des quotas très stricts qui maintenaient les établissements en situation de sous-administration alors que des chantiers s’ouvraient partout. La revue devient ainsi une tribune et on verra qu’un certain nombre d’articles paraîtront à l’occasion de la préparation de telle ou telle réforme.
18• La même année, est publié un article portant sur l’organisation administrative et technique des services de radiodiagnostic (Dahan, 1969). La révolution des équipements biomédicaux mettait en évidence la difficile harmonisation des initiatives et le problème de coordination des compétences médicales, techniques et administratives. L’auteur montre la nécessité non pas d’associer les médecins à la modernisation de l’hôpital, mais plutôt de les accompagner, de les seconder. Le partenariat entre « le praticien et l’ingénieur » est cité ainsi que la commande faite par la Direction de l’équipement social à la Société française d’électroradiologie médicale d’une étude portant sur les conditions d’organisation, d’équipement et d’implantation des services de radiodiagnostic. La dimension économique est bien sûr évoquée : « l’investissement en matériel élaboré, lourd et coûteux revêt, aujourd’hui, une importance particulière ». L’article pourrait sembler banal s’il se contentait de juger les aspects techniques et administratifs comme indissociables ; sa portée véritable est de plaider pour l’élaboration d’une doctrine d’action. « Il faut nous efforcer de préciser d’une façon convenable et surtout mesurable les solutions possibles, d’ordonner nos préférences, de rechercher une doctrine ». Là encore, la revue joue le rôle d’un forum entre responsables. La gestion des plateaux techniques (la notion est créée en 1970) est en discussion, les ingénieurs hospitaliers, encore très peu nombreux, étaient vus comme de possibles relais entre le monde médical et le monde administratif. Ce thème, développé régulièrement dans les revues hospitalières, ne sera repris dans la Revue française des Affaires sociales et sous un jour nouveau qu’en 1980. J.-G. Moreau et P. Bimont (1980) présentent le développement des équipements biomédicaux à l’hôpital, dans une perspective d’enjeu industriel national pour enrayer le déséquilibre de la balance commerciale en la matière.
19• Le troisième article cité, publié en 1970, présente l’économie de la santé et les travaux français d’économie sanitaire. P. Bonamour, G. Broun et R. Dartigues traitent des questions hospitalières dans une perspective nouvelle, celle de la recherche et de la connaissance scientifique du système de santé. D’une certaine façon, les auteurs partagent la même préoccupation que celle exprimée dans l’article précédent. « En moins d’un demi-siècle, les problèmes de santé sont donc passés, sans presque que l’on y prenne garde, du plan strictement individuel au plan collectif. Ainsi a-t-on pris, depuis peu, brutalement conscience que ces problèmes posent en fait à la société, sur les plans social, financier, économique, un redoutable défi » (Bonamour et al., 1970, p. 35). On note la soudaineté de la prise de conscience dont il fait mention, et que C. Maillard a pointé, pour la même période, dans son étude de ce qu’il a appelé le « Far-West hospitalier » (Maillard, 1984, chap. 6). L’économie de la santé, cette « science [qui] vient à peine de naître, promue par quelques administrateurs et quelques économistes et spécialistes de la recherche opérationnelle », ne constitue pas seulement un nouveau champ de recherche, encore mal défini, elle est « la seule possibilité de surmonter les graves problèmes que pose le choix d’une organisation rationnelle de la médecine dans une société moderne ». Concrètement, faut-il développer des hôpitaux de très haut niveau, coûteux et performants ou faut-il privilégier les hôpitaux de soins courants ? Faut-il privilégier les services d’urgences et de réanimation « qui permettent d’extraordinaires survies et des guérisons spectaculaires » ou moderniser tel bloc opératoire, tel service de radiologie surchargé ? Combien faut-il former d’infirmières pour répondre aux besoins médicaux et de l’hospitalisation ? Doit-on former de nouvelles catégories de personnel paramédical et quel doit être leur niveau de formation et leur rôle ?
20Le développement de l’hôpital appelle une réflexion en termes de rendement, d’optimisation et d’efficacité. La revue se fera l’écho de cette réflexion en publiant quelques travaux d’économistes et de statisticiens centrés sur les questions hospitalières, au cours des années 1970-1980. Est publiée en 1972, une conférence du professeur Lévy qui expose l’avenir du système de santé, vu d’un économiste, où les « entreprises médicales » auront une gestion proche de celle des entreprises et où les médecins travailleront en équipe avec un souci de la dimension économique de leur activité (Lévy, 1972). Dans le même numéro, le Dr Minvielle, B. Morando (chercheurs à l’INSERM) et J. Tordeux présentent une étude comparée des durées moyennes de séjour en clinique et à l’hôpital (Minvielle et al., 1972). L’approche statistique et comparée de l’activité médicale traduit une évolution des mentalités et annonce le développement des analyses médico-économiques. M. Gadreau publie peu après une étude sur la tarification hospitalière, thème qui fait par ailleurs l’objet d’une réflexion au sein des établissements (Gadreau, 1974). Des expériences de réforme de la tarification hospitalière mises en œuvre en 1978 sous la forme d’un budget global, d’une part, et d’un prix de journée éclaté, d’autre part, sont présentées en 1980 (Villey et Toulallan, 1980). Les fondements économiques d’une maîtrise des dépenses de santé en France font l’objet d’un article scientifique où l’approche économique du secteur hospitalier est prise en exemple pour montrer la nécessité de progrès conceptuels et méthodologiques jugés essentiels (Gadreau, 1981). L’auteur met en évidence la méconnaissance des coûts hospitaliers réels, l’inadéquation de la tarification et la nécessité d’une évaluation de la qualité des soins pratiquée dans certains pays, mais il note qu’« en France, le prestige et le pouvoir des médecins restent suffisamment forts pour se passer de justifications ». G. de Pouvourville propose un prolongement à visée opérationnelle dans un article intitulé « La nomenclature des actes professionnels, un outil pour une politique de santé » et dans lequel on peut voir les prémisses du PMSI [11] (Pouvourville, 1982).
21La RFAS a sans doute été un outil d’acculturation aux questions hospitalières pour les cadres de l’administration sanitaire et sociale, au sein de l’administration centrale et dans les services déconcentrés. En témoigne par exemple un article écrit par un ingénieur des Ponts et Chaussées (Chemillier, 1971), qui présente les unités de soins normalisées (USN). L’objet en est l’industrialisation de la conception et de la réalisation d’unités de soins pour permettre d’en réaliser un grand nombre avec un budget déterminé et d’utiliser plus rapidement les crédits disponibles en accélérant leur construction. Les crédits de modernisation étant insuffisants pour bâtir des hôpitaux neufs à la mesure des besoins, une solution a été recherchée pour implanter dans les établissements existants des unités d’hospitalisation rationnelles et ainsi permettre, grâce aux « opérations tiroirs », une modernisation sans fermeture. L’article relève de l’étude descriptive, mais le ton est celui d’une note administrative. L’auteur adresse au lecteur des recommandations : « il importe de s’assurer que les services médicaux […] ont une capacité suffisante pour s’accommoder des lits supplémentaires prévus » ou encore « il est très vivement recommandé que les deux architectes fassent équipe ».
Le rôle pédagogique de la revue a été étendu à un lectorat beaucoup plus vaste, semble-t-il, à l’occasion de la parution en 1973 d’un numéro spécial intitulé « L’hospitalisation publique en France ». D’un format inhabituel (20 x 25,5), avec une couverture couleur, ce numéro affiche une ambition de marketing social. Le ministre de la Santé publique et de la Sécurité sociale souligne, dans la préface, que les hôpitaux ont beaucoup évolués, se sont adaptés au rôle nouveau qui est le leur mais « que ces changements restent mal connus ». D’une part, « il manquait sur ce sujet une étude de synthèse qui permette d’avoir une vue complète de la réalité complexe de ces hôpitaux », d’autre part, « les contacts habituels avec l’hôpital se font lors d’un accident, d’une maladie ou des souffrances d’un proche. Il s’agit toujours de situations douloureuses qui ne permettent pas une analyse réfléchie des problèmes hospitaliers ». Le ministre s’adresse aux usagers de l’hôpital public dont il espère améliorer l’image et sans doute aussi aux personnels hospitaliers : « je souhaite que ce livre permette de mieux connaître l’hospitalisation publique en France et favorise l’amélioration de sa structure et de son fonctionnement ». Le ministre (M. Poniatowski) est le seul signataire dans l’ouvrage qui mentionne la collaboration de 24 personnalités issues du cabinet du ministre, de l’administration centrale (dont le directeur des hôpitaux M. Baudouin), de la Fédération hospitalière de France (P. Reynaud) ou directeurs d’hôpital. Ce document quasi officiel est structuré en cinq parties, allant de l’histoire (rappelée succinctement pour mieux souligner la rupture opérée par la loi de 1970 séparant l’hôpital de l’hospice), à l’armement hospitalier (qui met en perspective l’hôpital moderne construit autour du plateau technique), aux fonctions de l’hôpital (présentées avec un style didactique et normatif comme un véritable programme d’action), à l’hospitalisation publique dans la nation (en fait le secteur privé est l’objet de cette partie qui brosse l’esprit de service public hospitalier nouvellement créé en vue de rapprocher les cliniques privées des hôpitaux), enfin au bilan et aux perspectives qui expliquent la planification sanitaire, l’industrialisation des constructions, la nécessité de l’analyse de gestion nourrie par les travaux d’économie de la santé et, pour terminer, les promesses de l’informatique. Cette livraison de la revue est intéressante à plusieurs titres. La richesse de l’information livrée est incontestable. Les aspects organisationnels et techniques sont privilégiés. Le personnel évoqué se limite aux médecins, le personnel paramédical n’apparaissant que dans un graphique et au détour d’une phrase à propos des besoins de formation. L’optimisme affiché est celui de l’État modernisateur, le progrès et la science ouvrant un avenir meilleur. On note encore un point de vue très jacobin, le ministère est aux commandes et entend définir la méthode pour moderniser l’hôpital. Pour autant, les difficultés ne sont pas cachées, tout particulièrement sur le plan financier et concernant le défi que représentent la formation et la qualification du personnel qui devra être embauché. De même la tension entre le rôle social de l’hôpital et la tendance à sélectionner une clientèle pour une médecine spécialisée et technique est présentée comme devant être surmontée pour ne « pas écraser l’homme » (L’hospitalisation…, 1973, p. 61).
22Le rôle accru de l’État dans la politique hospitalière est perceptible dans un numéro spécial consacré à la présentation des travaux de la promotion Guernica de l’ENA sur le thème « Perspectives de la Sécurité sociale » (1976). Pierre Schopflin, directeur de la Sécurité sociale, introduit cette livraison en soulignant le hiatus entre l’importance des masses financières en jeu et la faiblesse relative de l’investissement intellectuel consenti sur la question ; il précise que c’est « dans un contexte de relative rareté qu’il convient de resituer cette réflexion collective ». Symboliquement, l’hôpital public prend place parmi les questions sociales intéressant la haute fonction publique.
23Une partie du dossier traite des rapports entre l’assurance maladie et l’hôpital public, elle est structurée en trois titres :
- les relations institutionnelles et financières inadaptées ;
- le débat technique qui doit être complété par une analyse en termes de pouvoirs ;
- et, enfin, l’exposé d’une réforme globale qui réponde à l’équilibre souhaité.
Les articles de cette période ont pour fil conducteur, au moins implicitement, la nécessité des réformes. Celle de la médicalisation des systèmes d’information a été évoquée, celle du financement et de la tarification également. Il peut s’agir de réformes externes, la décentralisation (Cabanis et Lavigne, 1983) par exemple ou de réformes internes, synthétisées par les 28 propositions issues de la mission d’enquête et de diagnostic en milieu hospitalier et publiées sous le titre « Planification et gestion des hôpitaux publics » en 1987.
Mais il est une réforme dont il est peu question dans les projets, qui est celle des conditions et des relations de travail au sein des établissements. Pourtant, nombre d’articles concluent sur la nécessité de revoir l’organisation du travail au sein des établissements hospitaliers, tout particulièrement la coordination des activités (par exemple Tcheriatchoukine, Debeaupuis, 1987). La revue a publié une étude sur cette question, issue d’une recherche menée dans le cadre du séminaire de relations industrielles dirigé par D. Weiss. Travail volumineux qui a donné lieu à une série de trois articles signés par le même auteur et publiés dans trois numéros sous le même titre « Les relations de travail dans les hôpitaux publics » (Guimaître, 1977). L’analyse est précise, documentée. Le ton est libre. Le malaise infirmier est décrit avec précision. La pénurie n’en est pas la cause essentielle, mais plutôt la dépréciation progressive de la fonction parce que le statut des infirmières n’a pas évolué tandis que leurs fonctions devenaient plus complexes, plus techniques et que leur formation était plus poussée. La dépendance abusive par rapport aux médecins est mentionnée : « les rapports dans le travail ne sont plus adaptés au contenu de celui-ci ». L’inadaptation du statut des praticiens hospitaliers est également soulignée ; leur rémunération et leur carrière sont très variables d’une catégorie d’hôpital à l’autre et selon leur statut. En somme, la structure interne de l’hôpital est jugée inadaptée à ses missions, les agents sont isolés et l’administration se débat « entre la difficulté créée par les gestions séparées de certains personnels, le peu de liberté en d’autres domaines et le malaise de ses agents qui ne se satisfont plus de conditions physiques et psychiques de travail difficiles ». La conclusion est que le malaise de l’hôpital devient relationnel et que sans un rajeunissement des structures et une rénovation des modes de fonctionnement, « toute solution ne sera que partielle ».
L’hôpital travaillé par les réformes
24À partir de 1990, l’hôpital public compte parmi les thèmes régulièrement abordés par la RFAS.
25Chaque année, au moins un numéro de la revue traite d’une question hospitalière et les numéros spéciaux leur réservent une large place, deux d’entre eux étant entièrement consacrés aux restructurations hospitalières [12]. À la différence des revues hospitalières, la revue ne traite pas de l’actualité, pourtant riche pendant cette période. Par exemple, ni le mouvement infirmier de 1988, ni la loi portant réforme hospitalière de 1991 qui renouvelle pourtant la planification hospitalière, ni la création des agences régionales de l’hospitalisation (ARH) par ordonnance en 1996 n’ont donné lieu à une publication spécifique. Mais un bilan d’étape de l’expérience d’observation sociale de la Direction des hôpitaux, mise en place pour répondre aux événements de 1988, est publié en 1991 (Valad-Taddei, 1991) et plusieurs articles seront consacrés aux restructurations et à la recomposition de l’offre hospitalière au début des années 2000. Les lecteurs de la revue étant au fait des questions en débat, des lois et des textes récemment parus, le choix des articles publiés privilégie les analyses techniques et distanciées ou les expériences jugées novatrices et intéressantes. Toutefois, le souci de donner la parole à des acteurs de terrain se manifeste de façon récurrente et donne lieu à la publication de « points de vue » souvent d’une grande richesse [13]. Non seulement ils instruisent sur l’état d’esprit des hospitaliers (ou inspecteurs) à un moment donné mais plus encore, ils donnent à voir le décalage temporel qui existe entre la conscience des problèmes, la formulation d’esquisses de solutions au niveau local et la promulgation des réformes attendues. La mise en perspective du corpus constitué par les articles de la Revue française des Affaires sociales offre ainsi un matériau précieux pour l’analyse de la construction des politiques publiques hospitalières et de santé.
26Le corpus des articles les plus récents peut être analysé en trois sous groupes.
27– On retrouve d’abord les thèmes déjà évoqués, comme la régulation du système de santé, les coûts hospitaliers, les techniques et la recherche, la qualité des soins ou encore l’organisation des services. Derrière cette diversité apparente, deux leitmotive reviennent : l’expression d’une crise latente de l’hôpital public et la nécessité d’en revoir l’organisation interne. Toutefois, l’innovation à l’hôpital est abordée prioritairement par les aspects techniques et non (ou de façon marginale) par les aspects organisationnels ou de fonctionnement (Djellal, Galouj, 2004).
28– Un deuxième ensemble d’articles aborde des thèmes nouveaux : risques et vigilances, démocratie sanitaire, éthique, auxquels on peut ajouter l’expérimentation de la médicalisation des systèmes d’information. Ces thèmes traduisent à la fois l’ouverture de l’hôpital sur la société, l’hôpital étant interpellé par les nouvelles exigences sociales, et la redéfinition de l’espace d’intervention des pouvoirs publics au sein même de l’hôpital (Théodore, 2001).
29– Le troisième groupe d’article constitue la nouveauté de cette période qui signe une nouvelle politique éditoriale. La revue est devenue dans les années les plus récentes un vecteur de diffusion des résultats de programmes de recherche [14] au-delà du seul monde académique, manifestant par là une volonté du ministère chargé de la Santé de mieux connaître (et faire connaître) les complexes questions hospitalières (Elbaum, 2001).
30Dès 1990, les axes qui vont constituer la trame des transformations hospitalières des quinze ans à venir sont pointés par plusieurs articles. Par exemple celui de D. Maigne (1990), directeur d’hôpital, qui publie sous le titre « Hôpitaux publics, vers une vraie régulation ? », une analyse sans concession de la situation de blocage qui est celle des établissements. Les propos « rugueux » selon la rédactrice en chef de la revue (Bernardot, 1990) traduisent l’exaspération des hospitaliers qui ont à appliquer des procédures sans objectifs dans un environnement où les corporatismes sont très présents et qui connaissent la régulation de contrôle alors qu’ils aspirent à une régulation stratégique alors inexistante. L’analyse est celle d’une situation bloquée, la contrainte financière en dépit des inégalités de répartition étant jugée moins préjudiciable que l’absence de sanction pour les gestions déficientes qui traduit l’incapacité des services de l’État. Sont décrites les tensions internes aux établissements, mais aussi avec les tutelles. L’auteur reconnaît des vertus à la réforme qui se prépare (celle de 1991),mais elle est inaboutie à ses yeux en ce que la question centrale reste celle de la décision. Qui décide à l’hôpital ? Ni vraiment les gestionnaires, ni vraiment les médecins, et c’est pourquoi il paraît nécessaire d’ouvrir les équipes de direction aux médecins, de diversifier le recrutement des directeurs d’hôpital et plus encore de déconcentrer la gestion au niveau des services ou des départements pour que les vrais ordonnateurs de l’hôpital que sont les médecins soient partie prenante de la gestion des établissements. La faisabilité d’une telle réforme est douteuse à court terme, car elle suppose un changement de la culture médicale et un engagement bien moins confortable que le « cocon protecteur de l’indépendance technique » [15]. Dans un numéro consacré à l’économie de la santé, A. Catrice-Lorey (1993) propose une analyse proche qui conclut à la nécessité d’un apprentissage pour « roder les pouvoirs et les capacités ». En effet, la faisabilité du contrat comme mode d’action promu par les pouvoirs publics lui semble douteuse car les règles du jeu entre acteurs ne sont pas définies et l’intervention de l’État est éclatée, la non-décision ayant prévalu dans le partage des compétences entre la Sécurité sociale et l’État : « La réforme s’est arrêtée à mi-chemin ». Elle n’allait pas tarder à se remettre en route, la création des ARH en 1996 concrétisant les esquisses proposées quelques années auparavant. A. Valette (2001) et M. Kerleau (2003) ont montré en quoi la création de ces nouvelles structures administratives avait changé le mode de régulation et de pilotage des hôpitaux. Toutefois, les réflexions sur la régulation hospitalière, et plus largement du système de santé, mettent en avant l’indispensable régulation des comportements. Dans un des rares articles consacré aux cliniques privées [16], N. Tanti-Hardouin (1993) explique que l’objet de la réforme ne se limite pas au système lui-même (hôpitaux et cliniques appartenant au même système) mais concerne aussi et d’abord les comportements des acteurs qui induisent les dépenses, demandeurs de soins mais plus encore producteurs. Il rejoint par là les conclusions d’autres économistes de la santé (Béjean, Gadreau, 1991, 1993).
31Le programme de médicalisation du système d’information (PMSI) a suscité bien des débats au cours de son expérimentation (1982-1996) et depuis, comme outil de financement des hôpitaux. Le sujet peut être très technique (Dormont, Milcent, 2000), il est aussi très politique.
32D’une part, il pose la question (toujours d’actualité avec la tarification à l’activité) de l’harmonisation de financement entre le secteur public et le secteur privé, c’est-à-dire de l’organisation d’une concurrence équitable entre les deux secteurs. Les activités des hôpitaux publics, comme la prise en charge des populations précaires par exemple (Mossé, 1997), semblent moins standardisables car plus aléatoires et rendent nécessaire la définition d’objectifs de santé publique et de service rendu (Penaud, 1995). Par ailleurs, les inégalités de moyens entre hôpitaux (Bodman, 1991) deviennent visibles.
33D’autre part, le PMSI interpelle directement les modes de management et met à l’épreuve les relations entre médecins et gestionnaires (Delanoë, 1995). Cette dimension politique explique que le PMSI puisse être compté au nombre des politiques publiques expérimentales (Marquart, Burnel, 1995) qui se caractérisent par une absence d’objectifs clairement affichés de façon volontaire ou non, en raison des risques de conflits et d’une légitimité insuffisante des niveaux politiques qui en ont la charge (Naiditch, Pouvourville, 2000). Même si le PMSI n’a pas permis un débat de fond entre médecins et gestionnaires sur la valeur de l’information médicale, il a introduit une innovation majeure à l’hôpital. Celle-là est fondée sur l’utilisation d’une modélisation de l’activité médicale en groupes homogènes de malades (GHM) qui change radicalement la représentation de l’activité médicale qui jusqu’alors fondait les rapports sociaux à l’hôpital. En défendant la représentation d’une singularité essentielle de leur activité, les médecins justifiaient leur autonomie individuelle et déqualifiaient tout contrôle externe non médical. Or la modélisation des GHM établit une régularité statistiquement démontrable des pratiques médicales et offre ainsi aux gestionnaires une possibilité d’intervention à la fois au plan de la justification et par un moyen opérationnel. Cette transformation de la culture médicale est aussi repérable dans l’introduction de la démarche qualité à l’hôpital, qui vise également l’optimisation des ressources. J. Kimberly et E. Minvielle (1991) ont montré à partir de l’expérience américaine que l’apparente contradiction entre qualité des soins et maîtrise des dépenses n’était pas fondée mais que la persistance de sa mise en avant était le signe d’un retard du management hospitalier et peut-être d’une crise de légitimité de la profession infirmière. Dix ans après, la qualité est devenue une forme de « paradigme de l’action collective » (Setbon, 2000), signe tangible de la transformation de l’hôpital.
Comme les autres administrations, mais avec retard, l’hôpital a fait évoluer les modes de gestion des personnels. La revue a consacré un numéro aux professionnels de santé en 1991. Les principes de la gestion prévisionnelle et préventive des emplois et des compétences (Thierry, 1991) et les enjeux d’une démarche d’évaluation des personnels (Cheroutre-Bonneau, 1991) y étaient présentés dans un style qui renouait avec le rôle pédagogique qui fut parfois celui de la revue. Par l’analyse de l’importance des statuts dans le marché de l’emploi hospitalier, F. Acker et G. Denis (1991) ont pointé la tension qui existe au sein des hôpitaux entre la flexibilité demandée par le décloisonnement des services et le développement des missions transversales et la gestion statutaire légitimée par l’égalité républicaine et la fonction de promotion sociale assurée par l’hôpital public. Dans le même numéro, un directeur d’hôpital, F. Queyroux (1991), s’interroge d’ailleurs sur la pertinence d’un statut unique créé sur le modèle de l’administration d’État [17] pour la gestion hospitalière qui est locale. Il est vrai que les directeurs d’hôpital se trouvent eux-mêmes au cœur de cette tension (Schweyer, 2001) et qu’ils partagent avec les médecins le sentiment d’une spécificité irréductible de l’hôpital, « monde parfois émotionnel, souvent passionnel où les mentalités et les comportements sont souvent différents de ceux d’une administration classique » (Couty, 1998). Si l’hôpital change, c’est souvent à la marge et par adaptation locale. Comme l’ont montré M. Raveyre et P. Ughetto (2003), le travail et l’activité même des personnels est la part oubliée des restructurations hospitalières dans lesquelles seules les questions d’emploi (réduction d’effectifs, transfert de personnel) sont intégrées dans les discussions. Pour autant de nouvelles organisations se mettent en place, qu’il s’agisse des réseaux de santé (Robelet, Serré, Bourgueil, 2005), de l’hospitalisation à domicile (Sentilhes-Monkam, 2005) ou des dispositifs d’information des malades (Compagnon, Festa, Amiel, 2005). Les rapports sociaux entre médecins et infirmières sont devenus plus complexes (Picot, 2005), sous l’effet de la féminisation du corps médical notamment (Lapeyre, Le Feuvre, 2005). La reconfiguration du travail infirmier à l’hôpital (Acker, 2005) et l’émergence de nouvelles professions comme celle des ingénieurs biomédicaux (Schweyer,Metzger, 2005) ont été également présentées au sein des numéros spéciaux qui avaient pour point commun de s’intéresser aux dynamiques de changement, dont les effets ont été variables [18] (Mossé, Paradeise, 2003).
Tel est bien le fil conducteur qui se dégage pour relier les articles traitant de l’hôpital dans la Revue française des Affaires sociales. L’hôpital dont il est question, c’est l’hôpital transformé par l’action publique, l’hôpital travaillé par les pouvoirs publics (Théodore, 2001) dont la participation à la gestion et au fonctionnement des établissements a été croissante. La réflexion a d’abord été portée sur le financement et la gestion de l’hôpital avec le souci de maîtriser l’augmentation des dépenses, puis s’est élargie à la qualité des soins, aux systèmes d’information, aux activités des professionnels de santé. Le développement de la santé publique comme référentiel d’action de nouvelles politiques sanitaires a donné à l’hôpital un statut d’acteur public de premier plan [19]. Et c’est à ce titre que l’hôpital apparaît dans les numéros consacrés à des thèmes comme la sécurité sanitaire (Setbon, 1996 ; Grenier, 1996 ; n° spécial 3-4 de 1997) ou l’éthique médicale et biomédicale (Mino, 2002 ; Orfali, 2002) par exemple. Au-delà du travail administratif et des contenus des politiques, la revue s’intéresse à la « boîte noire » de l’hôpital, avec l’ambition d’améliorer les modes d’élaboration et d’évaluation des politiques publiques (Elbaum, 2001). Et ce n’est pas la moindre vertu de la Revue française des Affaires sociales que d’offrir à ses lecteurs à la fois des analyses circonstanciées, des témoignages et des résultats de recherche qui, chacun et pris dans leur ensemble, rendent compte de la transformation et des inerties de l’hôpital public.
Notes
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[*]
Professeur de sociologie à l’École nationale de la santé publique, chercheur au Laboratoire d’analyse des politiques sociales et sanitaires (LAPSS).
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[1]
En parlant de la Revue française des Affaires sociales, j’englobe ici l’ensemble du corpus étudié, à savoir la Revue française du Travail (RFT) de 1946 à 1967 puis la RFAS. On retrouvera l’intitulé exact de la revue dans les références bibliographiques en fin d’article.
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[2]
Ce thème n’avait pas été abordé dans le numéro du quarantième anniversaire de la revue, publié en 1986 (n° 4).
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[3]
Voir Laure Pitti, « Une source pour l’histoire des problèmes sociaux. Présentation de l’indexation thématique et des auteurs de la RFT et de la RFAS » dans ce numéro.
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[4]
La transformation de l’hôpital publique a commencé dès la IIIe République, avec la promulgation des assurances sociales.
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[5]
Martine Sonnet consacre un article à l’ensemble des auteurs dans ce numéro : « Les auteurs dans la Revue française du Travail, puis Revue française des Affaires sociales, de 1946 à 2004 : quels profils ? ».
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[6]
RFT, 1958, n° 2 avril-juin, p. 3-264.
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[7]
Voir l’analyse de M. Bungener (1984) et M. Gadreau (1984).
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[8]
RFT, 1961, n° 4, p. 59.
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[9]
Voir par exemple Daric (1949) et le rapport général de la Commission de la main-d’œuvre du Commissariat général du Plan de 1954 (RFT, 1954, n° 3).
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[10]
Le nouveau statut sera promulgué en 1969. Voir Schweyer F.-X., 2005.
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[11]
Programme de médicalisation du système d’information.
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[12]
En 2001, le numéro 2 est consacré aux restructurations hospitalières et en 2003, le numéro 3 s’intitule : « Recomposer l’offre hospitalière ».
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[13]
On pense, par exemple, au remarquable article de Pierre Gauthier (1991) intitulé « Peut-on encore sauver les petits hôpitaux ? ».
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[14]
Il s’agit des travaux conduits dans le cadre des programmes de recherche financés par la Mission Recherche de la DREES.
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[15]
On prend la mesure de l’ampleur du changement culturel nécessaire en lisant, dans le même numéro, l’article d’un praticien hospitalier qui exprime la crainte du déclin du secteur public hospitalier au profit du développement du secteur privé. La défense du secteur public prend la forme d’une dénonciation du budget global, « carcan lourd qui conduit au déclin ». (Sabouraud, 1990, p. 31-36).
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[16]
Cet article éclaire la question de la concurrence et de la complémentarité entre hôpitaux publics et cliniques privées en revenant sur les idées fausses et les mythes qui empêchent de comprendre les données du problème. Indirectement, il s’agit d’une contribution intéressante à l’analyse des représentations des hospitaliers du secteur public.
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[17]
La fonction publique hospitalière a été créée en 1986.
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[18]
Le programme de recherche sur les restructurations hospitalières lancé par la MiRe-DREES en 1999 et dont les résultats ont été publiés dans le n° 3 de la RFAS en 2003 avait eu un précédent dont les résultats ont été publiés dans Contandriopoulos A.-P., Souteyrand Y. (1996).
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[19]
Voir l’article de Michel Setbon dans le même numéro : « Reflets de santé publique à travers 60 ans de publications de la RFAS ».