Une revue « base de données » de l’évolution du social
1En avril 1946 paraissait le premier numéro de la Revue française du Travail. La toute nouvelle revue du ministère du Travail et de la Sécurité sociale, à la périodicité mensuelle, affichait d’emblée son ambition : croiser les regards (ceux « des militants syndicalistes, des hauts fonctionnaires, des personnalités politiques, des chefs d’industrie, des universitaires ») pour cerner « les grands problèmes sociaux contemporains » sur un plan théorique mais aussi pratique ; devenir un « organe de liaison entre tous ceux qui estiment indispensable un nouvel examen des problèmes sociaux dont la guerre et ses conséquences ont rendu la solution de plus en plus urgente » [1]. Cet objectif initial, qui inaugure les années « fastes » de la Revue française du Travail [2] – 169 articles, exposés ou conférences, études ou et enquêtes sont en effet publiés entre 1946 et 1947, sans compter les 194 tribunes, communiqués, comptes rendus, textes de loi, statistiques et informations diverses –, peut sembler contredit par un rythme de publication nettement moins soutenu par la suite. Devenu trimestriel à partir de 1949, celui-ci est fort aléatoire durant la deuxième moitié des années 1950 – dans une phase où le Travail et la Sécurité sociale furent temporairement ramenés au rang non plus d’un ministère, mais d’un secrétariat d’État. La Revue française du Travail avant de cesser de paraître en 1966, publie moins d’articles en huit ans (152 entre 1956 et 1964) qu’elle n’en a publiés durant ses deux premières années d’existence.
2On aurait cependant tort de penser que l’ambition initiale des promoteurs de la revue n’était liée qu’à l’urgence et à l’énergie réformatrice de l’immédiat après-guerre. Devenue Revue française des Affaires sociales en 1967, dans un ministère éponyme aux compétences élargies depuis 1966, « le domaine [qu’elle couvre] s’étend désormais à toutes les questions que le ministère […] a à connaître au titre de la population, de la santé, du travail, de l’action et de la sécurité sociales… », mais son objectif reste identique : « [fournir] une vue plus étendue de l’actualité sociale » et « faire apparaître toutes les relations qui existent entre [les problèmes sociaux], dont les solutions doivent toujours procéder d’une même recherche de justice sociale » [3]. De fait, les articles publiés par la Revue française des Affaires sociales à compter de 1967 témoignent d’une approche diversifiée du social, où la politique de santé, l’action sanitaire et les questions de santé publique et de prévention, par exemple, ou encore la démographie occupent une place considérablement accrue : 41 % des articles publiés à partir de janvier 1967 ont trait à la santé, soit en proportion près de dix fois plus que du temps de la Revue française du Travail ; 21 % aux questions de population, soit deux fois plus qu’avant 1967 (cf. encadré). Cette diversification de l’approche des problèmes sociaux fait écho, à n’en pas douter, à la refonte des services centraux des deux ministères (du Travail et de la Sécurité sociale, d’une part, de la Santé publique et de la Population, d’autre part), en une seule structure rassemblant ces différentes attributions.
Encadré : Quelques exemples de l’évolution des thèmes
– seulement 22 sur les 538 publiés d’avril 1946 à décembre 1966, du temps de la Revue française du Travail(soit 4,1 %) ;
– et 740 sur les 1 804 publiés de janvier 1967 à décembre 2004, du temps de la Revue française des Affaires sociales(soit 41 %).
De même, 307 des 2 342 articles, exposés ou conférences, études ou enquêtes publiés par la revue ont trait à la démographie, dont :
– 113 des 538 articles publiés au total entre avril 1946 et décembre 1966 (soit 21 %) ;
– et 194 des 1 804 articles (10,7 %) publiés entre janvier 1967 et décembre 2004.
3Connaître et donner à connaître les problèmes sociaux pour mieux les résoudre constitue donc un leitmotiv de la revue depuis ses débuts. Ce faisant, celle-ci apparaît rétrospectivement comme une formidable source pour identifier ce que les administrations du Travail et plus largement des Affaires sociales, dans leurs configurations changeantes (on dénombre, en effet, pas moins de 28 changements de dénomination et d’attributions du ministère de tutelle de la revue entre 1946 et 2005), ont entendu par « problèmes sociaux » et quels acteurs elles ont mobilisés pour les étudier et les résoudre [4]. Dans cette perspective, le soixantième anniversaire de la revue a été l’occasion de construire un outil rendant possible l’exploitation de ce qui apparaît, au sens propre, comme une base de données sur les évolutions du social, un matériau jusqu’alors largement inexploité.
Une base de données pour la revue
4Il restait à concevoir cet outil : une base de données pour rendre exploitable le matériau constitué par les milliers de textes publiés dans la revue. Jusqu’à ce jour en effet, la Revue française des Affaires sociales ne pouvait être étudiée que comme une collection de numéros dont aucun index, hormis quelques index de législation, un récapitulatif des articles publiés durant les toutes premières années et les sommaires mis en ligne depuis le numéro de janvier-mars 1996, n’était disponible.
5Lancée dans le but de porter un regard réflexif plus que commémoratif sur les soixante années de la Revue française du Travail – Revue française des Affaires sociales, la recherche qui m’a été confiée en juin 2005 visait à dégager les différents thèmes, et leur évolution, structurant cette production éditoriale. La base de données qui en est issue, construite entre mai et octobre 2005, série l’ensemble de cette production et remplit la double fonction d’index thématique et d’index des auteurs des quelque 3 569 contributions à la revue entre mai 1946 et décembre 2004 [5], dont 2 342 articles de fond.
6Étudier la Revue française du Travail – Revue française des Affaires sociales, somme de contributions fort diverses au moins dans les cinq premières années de son existence, imposait en effet de différencier en premier lieu le statut des différentes « entités rédactionnelles » qui en ont fait à la fois un outil de réflexion théorique et un guide pratique, mêlant discours, tribunes, hommages, communiqués, programmes, exposés ou conférences, présentations de dossiers, études ou enquêtes, articles originaux, rapports, comptes rendus, projets de loi, décrets et lois, index de législation, bibliographies, notes de lecture, statistiques et informations diverses [6] – telles les annonces de colloque, par exemple. Dans cette diversité, les articles de fond, à savoir les études, enquêtes, articles originaux et rapports, sont prédominants : ils représentent près des deux tiers (63 % exactement) de la production éditoriale de la revue.
7La base de données a été élaborée pour l’essentiel à partir du dépouillement des sommaires de la revue à l’exception des premières années de la Revue française du Travail (1946-1949) et de la Revue française des Affaires sociales (1967-1970), indexées, quant à elles, après le dépouillement exhaustif de chaque numéro.
8Les 3 569 contributions ont ainsi été indexées via leur statut, leur titre, leur date de parution, leur(s) auteur(s) – déclinés en nom et fonction lorsque celle-ci était mentionnée – et les thèmes que ces contributions abordaient. L’indexation thématique a constitué une étape importante du travail de conception de la base de données, retenant in fine 72 mots-clefs qui recouvrent des grands domaines du social tels qu’appréhendés par la revue (par exemple « assistance, aide et action sociale » ou encore « politique d’emploi et de main-d’œuvre ») ou le déclinent en thèmes plus précis, identifiés par un seul item (« logement » ou « retraites ») [7]. Combinée à la possibilité d’une indexation multicritère et d’une recherche par mots du titre dans la phase ultérieure d’utilisation de la base de données, cette liste de mots-clefs a permis de couvrir de la manière la plus précise possible l’ensemble des sujets traités par la revue.
9Si l’ensemble des contributions de la Revue française du Travail – Revue française des Affaires sociales a ainsi été indexé, c’est sur le corpus de 2 342 articles de fond qu’a reposé l’analyse des données conduite dans la perspective du soixantième anniversaire. Elle a donné lieu à un index thématique de 72 tableaux sur quelque 1 500 pages, qui ont orienté pour partie l’objet et constitué le matériau de départ des articles de ce numéro. L’analyse des données a fait apparaître en effet, sur un plan thématique, la prégnance d’une douzaine de thèmes, détaillés dans le tableau ci-dessous, abordés quasiment par un article de la revue sur deux depuis 1946 [8] – non sans évolutions, comme on l’a précédemment souligné à propos des questions de santé et de démographie.
D’autres thèmes abordés dans ce numéro anniversaire, s’ils ne sont pas directement prédominants, n’en sont pas moins représentatifs des préoccupations de la Revue française du Travail – Revue française des Affaires sociales. Ainsi, la santé au travail et l’organisation du travail, croisant différentes indexations (« conditions de travail », « durée, temps de travail/ flexibilité », « médecine du travail », « organisation du travail », « risques professionnels, prévention, sécurité »), concernent 18,8 % des articles publiés par la Revue française du Travail – Revue française des Affaires sociales. Et l’approche historique ou le droit du travail sont abordés respectivement dans 7 et 6,6 % des articles de la revue.
Thèmes prédominants des articles de fond de la Revue française du Travail – Revue française des Affaires sociales, 1946-2004

Thèmes prédominants des articles de fond de la Revue française du Travail – Revue française des Affaires sociales, 1946-2004
10Certaines des rubriques de cette base de données restent encore à enrichir. C’est en particulier le cas de l’index des auteurs, dont les fonctions ne sont pas systématiquement mentionnées sur les sommaires, voire dans les articles eux-mêmes.
11Au-delà de ce numéro, la mise à la disposition du plus grand nombre d’une base de données sur la Revue française du Travail et la Revue française des Affaires sociales pourra permettre un regard réflexif sur l’administration du social ou la taxinomie des problèmes sociaux [9].
Notes
-
[*]
Historienne, chargée de mission à la Cité nationale de l’histoire de l’immigration et chercheure associée au CRESC-Paris XIII.
-
[1]
Rédaction de la Revue française du Travail, « Chaque mois », n° 1 avril 1946, p. 3.
-
[2]
Voir l’article de Jean-Pierre Le Crom dans ce numéro : « Les années “fastes” de la Revue française du Travail (1946-1948) ».
-
[3]
Rédaction de la Revue française des Affaires sociales, sans titre, n° 1 janvier-mars 1967, p. 3.
-
[4]
Voir l’article de Martine Sonnet dans ce numéro : « Les auteurs dans la Revue française du Travail, puis Revue française des Affaires sociales, de 1946 à 2004 : quels profils ? ».
-
[5]
La recherche ayant été menée en 2005, précédant ainsi d’un an le soixantième anniversaire, le corpus traité comprend l’ensemble des contributions publiées entre avril 1946 et décembre 2004.
-
[6]
Une rubrique de la base de données série ainsi ces différentes entités.
-
[7]
Pour le détail de la conception de cette base de données, on se permet de renvoyer à Laure Pitti, Étude exploratoire et systématique des thématiques de la Revue française des Affaires sociales, 1946-2006, convention de recherche DREES-MiRe/IHTP-CNRS, n° 05/88, novembre 2005, synthèse des résultats.
-
[8]
Avec 4 140 occurrences pour 2 342 articles de fond.
-
[9]
Pour un autre exemple d’exploitation de cette base de données, cf. Laure Pitti, « Le ministère du Travail et les migrations depuis 1945 : discours d’acteurs, discours d’experts », communication au colloque « Élaborations et mises en œuvre des politiques du travail : le ministère du Travail et la société française au XXe siècle », actes à paraître aux PUR en 2006, sous la direction d’Alain Chatriot, Odile Join-Lambert et Vincent Viet.