1L’invitation qui nous a été faite de nous pencher, à l’occasion de cet anniversaire, sur la place du droit du travail dans la Revue française des Affaires sociales (RFAS) a été une belle occasion de découvrir toute la richesse de cette publication. Découvrir, disons-nous, car il faut bien l’avouer : elle n’est pas d’un usage très courant dans le milieu des « travaillistes », selon le terme que les universitaires spécialisés dans l’étude de cette branche du droit emploient pour se désigner. Certes, comme il n’existe pas d’index général des citations dans notre domaine, cette appréciation repose uniquement sur des souvenirs assez vagues et sur une impression très générale acquise en feuilletant les principaux manuels de la discipline, dont les éditions plus anciennes donnent une indication similaire pour la Revue française du Travail (RFT). Ce n’est pas une approche très scientifique, on en conviendra, mais cette impression d’extranéité doit être prise comme un fait qui reste à étudier… Cependant, elle peut déjà être confirmée en considérant des exemples tirés de la revue elle-même.
2En effet, si l’on prend les quelques articles produits par des universitaires sur des questions fondamentales de droit du travail, on n’y trouvera aucune référence tirée de la RFAS ni de la RFT dans les notes, qui sont pourtant abondantes selon les canons académiques (Bance, 1978 ; Larger, 1984 ; Ciavatti, 1985). Et ceci expliquant sans doute cela, on ne trouve pas non plus très souvent les grands noms des représentants de la doctrine de droit du travail parmi les signataires des articles : à peine trois (Scelle, 1947 ; Catala, 1981 ; Couturier, 1990). Et encore faut-il préciser que le premier n’était plus au cœur de la discipline au moment de la publication [1], et que les deux autres sont certainement là grâce au fait qu’ils figuraient parmi les intervenants de colloques dont les actes sont publiés par la revue !
3Pour apprécier l’importance de ce manque, il faut bien entendu préciser le rôle de la doctrine dans nos disciplines juridiques. Sa définition est toute neutre : « On entend par doctrine les opinions émises par les auteurs dans leurs ouvrages, le droit tel que le conçoivent les théoriciens. Ou, si l’on a égard au contenant plus qu’au contenu, la doctrine est l’ensemble des ouvrages juridiques, la littérature du droit » [2]. Il faut cependant ajouter que la doctrine a un rôle opératoire dans le traitement du contentieux, en contribuant aux interprétations nécessaires à la solution des litiges et que ces opinions sont ainsi un élément de l’ensemble juridique [3]. Et à ce titre, elle connaît également un principe de hiérarchie dans l’autorité relative des références d’articles ou de notes de jurisprudence : celle-ci dépend de la qualité des titres et de celle des signatures.
4De fait, les articles de droit du travail des juristes universitaires sont ici essentiellement signés par de jeunes chercheurs [4], qui présentent les résultats de leurs travaux de thèse ou de certaines recherches connexes. Cette occasion passée, on ne les retrouve plus, parce qu’ils ne sont pas restés dans cette carrière, ou bien parce qu’ils se sont intéressés à d’autres questions ou encore parce qu’ils sont largement sollicités par d’autres revues (cf. annexe) plus au cœur de la doctrine [5].
5Ces contributions ponctuelles sont cependant caractéristiques d’un accueil très favorable à des travaux originaux, qui pouvaient s’insérer d’autant plus facilement dans les revues que celles-ci ne semblent pas avoir une ligne très précise en droit du travail avec des articles en densité très variable, qui nous donnent une impression d’intermittence.
6Cela est peut-être provoqué par des choix éditoriaux précis : si la RFT semblait avoir un souci de présenter régulièrement l’actualité, la RFAS pratique davantage les numéros thématiques ou les publications d’actes de colloques qui peuvent certes donner ponctuellement une place importante au droit du travail, mais ne favorisent pas la régularité des parutions dans ce domaine.
7Mais même après les premières années, on a pu voir que les parutions dans la RFT s’espaçaient. On songe alors à une actualité juridique moins riche qui pourrait expliquer cette intermittence. Cependant, même si l’on n’a pas toujours la même intensité qu’à la Libération et aux débuts de la IVe République, le droit du travail connaît de nombreuses réformes tout au long de la période, sans que l’on puisse suivre ici leur chronologie directement, à la seule lecture des tables des articles.
8Ce décalage, ou cette obscurité, proviennent sans nul doute du rythme propre de la vie juridique : un texte est préparé et adopté, ce qui suscite des analyses et des commentaires plutôt politiques, mais il lui reste à être reçu plus ou moins correctement dans la pratique pour que la doctrine puisse récolter le grain à moudre : les décisions de jurisprudence, et surtout les arrêts de la Cour de cassation qu’elle peut commenter. Et cela prend un certain temps, parfois plusieurs années.
Ce phénomène a déjà été signalé pour une autre discipline quand on a célébré le centenaire de la Revue trimestrielle de droit civil et constaté que certains événements sont restés sans trace repérable dans les chroniques « alors même qu’ils furent considérables et que leurs incidences sur le droit civil sont aujourd’hui manifestes ». En effet, on y chercherait en vain une chronique « cinquante-huitarde » ou « soixante-huitarde ». Ce qui permet de dire que « le mouvement du droit possède son rythme propre, ses temps spécifiques, et son sens particulier : l’histoire du droit civil est certes prise dans l’histoire générale du siècle, mais elle est aussi autonome » [6].
Il reste à analyser plus précisément ces fluctuations de la place du droit du travail dans les soixante années de ces deux revues. On y verra que les thèmes proprement juridiques sont peu nombreux et assez dispersés. Mais si la technique juridique n’est pas vraiment traitée de manière régulière, nous avons certains thèmes plus généraux, voire originaux, qui relèvent d’une politique éditoriale caractéristique orientée vers des analyses fondamentales et l’étude des réalités sociales, ce qui peut être finalement très utile au juriste s’il s’intéresse à l’effectivité du droit.
Une nébuleuse d’intensité fluctuante
9Dans la pratique, un juriste consultera une revue s’il peut s’attendre à trouver des articles intéressants et utiles pour son travail, et quand la publication est pluridisciplinaire, la part relative des articles joue évidemment un rôle. Or dans la RFT comme dans la RFAS la place du droit du travail est assez limitée et surtout très dispersée dans le temps.
Des articles relativement peu nombreux
10L’inventaire des thèmes permet de repérer 155 occurrences en droit du travail, soit 6,62 % du total des articles de fond de la revue. Ces chiffres peuvent être comparés d’emblée aux 305 occurrences relevées pour le droit de la protection sociale qui occupe ainsi pratiquement le double de la place du droit du travail, alors que nous avons très nettement l’inverse dans les publications juridiques.
11Encore faut-il noter que sur ces 155 occurrences, 11 relèvent plutôt de questions de protection sociale qui n’ont qu’un lien assez ténu avec le droit du travail, comme des articles d’actualité de 1947 sur la situation des cadres et des travailleurs indépendants par rapport aux régimes de Sécurité sociale qui concernent un peu la définition des catégories, ou cette étude de 1983 sur le calcul des rentes d’accident du travail qui peut se rattacher à notre discipline uniquement par le fait que dans certaines situations il y a des problèmes particuliers d’appréciation du salaire de référence (Camhi, 1983).
12Et une douzième occurrence peut être complètement écartée malgré son titre accrocheur d’« Introduction au droit social allemand » (Zacher, 1983), car elle ne concerne strictement que la protection sociale, selon la définition même du droit social en Allemagne ! Il est vrai que sur ce point la terminologie française est confuse. Depuis la création de la revue Droit social en 1938, on utilise cette expression pour désigner l’ensemble formé par le droit du travail et le droit de la protection sociale, en adoptant une dimension politique commune aux deux branches consistant à les considérer comme des outils de solution de la question sociale, ou bien en insistant sur la rupture avec le droit civil individualiste apportée par les aspects collectifs de ces droits (Hordern, 2001). Dans cette lignée on a eu parfois tendance, comme à Strasbourg, à désigner des enseignements de droit du travail comme étant des cours de droit social, d’autant plus que l’on trouve aussi cette acception en droit communautaire. Mais ceci est maintenant abandonné, d’autant plus que l’on privilégie désormais une approche plus technique et moins finalisée des relations juridiques entre employeurs et salariés, autour du contrat de travail.
13Néanmoins, même dans cette dimension technique, un certain nombre d’articles pourraient être rajoutés aisément à ce thème de droit du travail, qu’il s’agisse de l’organisation de la médecine du travail (Desoille, 1946 et 1947), du nouveau régime des élections professionnelles (Murcier, 1947 ; Delamare, 1947), de la mise à pied disciplinaire (Lecourt, 1954), des licenciements collectifs en Suède (Danaho, 1967), de la participation des salariés (Henriquet, 1970), de la cogestion en Allemagne (Kohler, 1974), de l’expert-comptable du comité d’entreprise (Couetou, 1974) ou encore du thème très actuel des stages pratiques en entreprise (Bennaroch et Espinasse, 1981)… Toutes ces occurrences, et quelques autres encore, se rattachent clairement à des thèmes du Code du travail et compensent complètement les références plus discutables de protection sociale. Nous pouvons donc en rester à notre chiffre initial qui nous indique une place relativement limitée du droit du travail, qui est d’autant moins visible que les articles sont en fait très dispersés au fil de ces soixante années d’existence.
Une grande dispersion
14La répartition des articles de droit du travail est très irrégulière dans le temps : sur les 155 occurrences, 21 sont attribuées à la seule année 1947, tandis que vingt années n’ont aucune citation pour notre discipline [7] et seize autres une seule. En fait, en dehors de 1947, les seules années à dépasser la dizaine de références le doivent à des numéros spéciaux ou à des circonstances particulières : 1987 (douze occurrences, dont huit sur l’anniversaire de l’Inspection générale des affaires sociales), 1992 (onze, avec dix sur le centenaire de l’Inspection du travail) et 1994 (dix-huit, dont sept sur l’anniversaire du Bureau international du travail et huit tirées d’un dossier spécial sur l’âge).
15L’année 1947 mérite donc une attention toute particulière. Il s’agit d’une de ces « années fastes » de la Revue française du Travail, analysées par ailleurs par Jean-Pierre Le Crom, et on est aussi en plein dans la période des grandes réformes sociales de la Libération. Effectivement, plusieurs contributions présentent les nouvelles règles, surtout pour les conventions collectives, mais la majorité des références sont consacrées à des informations sur des pays étrangers : États-Unis, Canada, Grande-Bretagne, Pologne Tchécoslovaquie ou Union soviétique, selon un savant équilibre qui témoigne de l’ampleur des débats politiques de l’époque.
16Cependant, il faut remarquer que ce record statistique repose aussi sur une appréciation très généreuse de ce qu’il faut entendre par « article de fond » : on a plutôt des notes très brèves et purement descriptives sur certaines institutions étrangères, quand ce n’est pas tout simplement le texte même d’une loi comme pour les livrets de travail yougoslaves (n° 18, septembre 1947), voire une courte communication ministérielle (n° 10, janvier 1947). Certes, c’était l’essentiel du contenu des numéros de l’époque et ce type d’article ne sera plus répertorié par la suite, quand les véritables articles de fond seront davantage présents.
17Ceci peut expliquer un contraste avec les années suivantes que l’on a qualifié de « faibles » voire de « difficiles » (Ziegler, 1986). En fait, si les années 1948-1954 peuvent être considérées comme faibles en général, ce n’est pas encore tout à fait le cas pour le droit du travail avec près d’une vingtaine d’occurrences. Il est vrai que cela est surtout alimenté par un dossier sur l’apprentissage en 1952, avec quatre articles qui sont en réalité les chapitres d’une enquête officielle de 1951, mais aussi à nouveau par plusieurs études sur les conventions collectives ou les procédures de règlement des conflits collectifs, qui étaient des grands sujets d’actualité, autour de la loi du 11 février 1950 sur les relations collectives (Morin, 1998). On sent bien les effets d’une remise en cause du « tout juridique » qui dominait dans les services du ministère à l’origine, comme nous l’a décrit J.-P. Le Crom dans son étude des années fastes, mais ce n’est pas encore une mise à l’écart.
18Par contre, la décennie 1955-1964 sera effectivement difficile également pour le droit du travail avec seulement trois références : sur les méthodes salariales d’intéressement à la productivité (n° 1, janvier 1956), sur le statut des sociétés coopératives ouvrières de production, une question qui est un peu en marge du droit du travail (n° 4, octobre 1958), et sur les problèmes sociaux de la conversion des entreprises (n° 2, avril 1961). Ce dernier article, qui est en fait la reproduction partielle d’un exposé fait le 5 juillet 1960 devant la Section des investissements et du Plan du Conseil économique et social par Pierre Laurent, directeur général du Travail et de la Main-d’œuvre, aborde certains aspects de politique de l’emploi en relation avec un thème qui était alors de grande actualité. La conversion des entreprises est accélérée à cette époque par les débuts de la construction européenne et elle sera illustrée aussi par de nombreuses études sociologiques ou économiques dans les numéros de la RFAS de ces années-là, notamment pour la reconversion des bassins houillers du Midi, mais sans que l’on y ajoute des articles sur les nouvelles institutions ou instruments juridiques communautaires, pourtant déjà bien développés avec la CECA (Communauté européenne du charbon et de l’acier). De même, il n’y a rien sur des questions sensibles de droit du travail de cette période, comme la grève dans les services publics, l’intéressement aux résultats ou encore la mise en place de l’assurance chômage par la négociation collective.
19Mais ce vide s’explique facilement par le fait qu’à cette époque le droit du travail faisait l’objet d’un traitement tout à fait différent. Il y avait comme d’habitude les informations d’actualité dans les rubriques consacrées à l’activité sociale, mais aussi et surtout la publication dans les années cinquante, à côté des numéros de série de la revue, de « Guides de législation sociale ». Ces fascicules thématiques (comité d’entreprise, contrat de travail, etc.) sont de véritables manuels pratiques sur les principales questions d’un droit du travail en plein développement et qui, contrairement à ce que laisse entendre leur titre, donnent aussi une place importante à la jurisprudence, avec la publication de nombreuses décisions, y compris celles de première instance, qui ne sont pas très commentées d’habitude par la doctrine mais qui présentent l’avantage, contrairement aux arrêts de cassation, de donner une grande place à l’exposé des faits et d’avoir ainsi une vertu pédagogique !
20Il faut donc apprécier la Revue française du Travail, comme la Revue française des Affaires sociales dans le contexte d’ensemble des publications du ministère et ceci sera encore plus sensible dans la période suivante. En effet, à partir de la fin des années 1960, il y a à nouveau un rythme assez régulier de références en droit du travail, mais pas autant qu’on pourrait attendre et pas non plus sur les thèmes les plus brûlants du moment. Ainsi dans les années 1970, on a surtout des études sur des institutions étrangères, assez intéressantes au demeurant, on y reviendra, et une note sur la gestion des archives, mais rien sur les nouveaux droits syndicaux, sur le droit du licenciement, sur la réforme des juridictions ou encore sur le long combat judiciaire mené par les organisations syndicales pour la reconnaissance d’une protection des représentants du personnel, autour des affaires Fleurence et Perrier [8]. Et au début des années 1980, tandis que Droit social consacre plusieurs numéros spéciaux au « Nouveau droit du travail », issu notamment des grandes réformes de 1982, nous n’avons que des articles un peu en marge de ces questions.
Mais il faut certainement tenir compte de la publication, à partir de 1979, de la revue Travail et Emploi. Dans son avant-propos inaugural, le ministre du Travail et de la participation Robert Boulin a d’ailleurs bien évoqué l’intérêt de se pencher sur le droit du travail, en relation avec les problèmes apportés par le chômage de masse : « Cette situation nouvelle n’est d’ailleurs pas sans réagir sur les formes classiques du droit du travail. L’importance du sous emploi est en effet génératrice de nouveaux modes de gestion de la force de travail qu’on résume souvent par le terme imparfait parce que simplificateur de précarisation de la main-d’œuvre, terme qui couvre en fait des pratiques diversifiées des employeurs mais qui toutes visent à distendre le lien issu du contrat de travail ». Cependant, dans l’ensemble, la mission assignée par le ministre est plutôt dirigée vers les champs de l’économie et de la sociologie et les premiers articles de la nouvelle revue confirmeront cette orientation, conforme à ce que l’on trouvait très nettement au même moment dans la RFAS (Maruani, 1986). Ce qui n’est pas directement relié aux analyses juridiques classiques, mais présente néanmoins un grand intérêt.
L’attraction de certains noyaux brillants
21Malgré leur petit nombre en moyenne, les articles de droit du travail apportent des éléments intéressants à une réflexion théorique sur le droit du travail, notamment avec des comparaisons historiques et internationales. Par ailleurs, la plupart des articles contribuent à une connaissance de la mise en œuvre des institutions, grâce aux approches sociales.
La réflexion théorique
22Si la RFT ou la RFAS ne sont pas toujours en relation, pour les articles de fond, avec la dernière actualité en droit du travail, elles apportent en revanche un nombre important d’études historiques et d’articles consacrés à des législations ou pratiques étrangères.
23L’importance de l’histoire est remarquable car 28 articles relèvent de cette approche qui est très rarement pratiquée dans les revues juridiques [9]. Certes, beaucoup sont liés à des célébrations institutionnelles : anniversaires de l’OIT, du BIT, de la Sécurité sociale, de la médecine du travail, de l’Inspection du travail, de l’Inspection générale des affaires sociales, ou de la RFAS elle-même… Mais ces institutions appartiennent au champ du droit du travail et il est bon de profiter de ces occasions pour se pencher en particulier sur leurs apports à la discipline.
24Cet aspect est surtout éclairé par des témoignages d’acteurs ou des réflexions menées par des membres de l’Administration sur l’évolution de leur institution, mais il est vrai que les études scientifiques d’histoire du droit du travail ne sont que relativement récentes (Hordern, 1991 ; Le Crom, 2004). Celles-ci se développent et il est remarquable qu’elles pourront trouver effectivement leur place dans la revue, dont le caractère pluridisciplinaire a déjà été favorable à l’accueil d’une étude sur les incidences de la Première Guerre mondiale sur le droit du travail (Viet, 2002).
25En dehors de ces réflexions commémoratives, on peut aussi relever une étude historique plus large sur la notion d’égalité depuis la Révolution, signée par un collègue historien du droit, qui replace le droit du travail dans son rôle de correcteur des inégalités (Augustin, 1998). Et, à l’inverse, une analyse plus pointue du quota des emplois des handicapés doit également être mentionnée car elle illustre une voie qui pourrait être encouragée : celle d’une contribution aux débats les plus actuels par l’éclairage historique (Montès, 1992).
26Bien entendu, après le passage des années, les numéros anciens, surtout ceux de la RFT, ont un intérêt historique propre avec les données contenues dans les rubriques d’actualité, joliment intitulées « Activité sociale » puis « Variations saisonnières ». Dans cet ordre d’idées, on relèvera tout particulièrement les « Quelques exemples de fonctionnement de comités d’entreprises » donnés régulièrement de 1949 à 1951, avec des documents bruts comme des rapports annuels ou des comptes rendus dressés par les secrétaires qui sont des témoignages très précieux.
27Ces exemples sont parfois également donnés pour l’étranger et ici il faut souligner le nombre très important d’articles consacrés à des études portant sur des pays étrangers et à des organisations internationales : soixante en tout, soit les deux cinquièmes de l’ensemble !
28Bien souvent, et surtout au début de la période, il s’agit de simples descriptions, avec une certaine insistance sur l’organisation des relations collectives. On a pu se demander si l’on cherchait par là à favoriser un modèle (Ziegler, 1986),mais ce n’est pas évident, d’autant plus qu’il fallait veiller à un certain équilibre des systèmes politiques dans les choix, ce qui nous a valu la publication de textes sur le droit soviétique, qui sont plutôt des documents bruts que des analyses scientifiques.
29Cependant certaines études approfondies permettent de mieux connaître des pratiques étrangères dans des domaines où le droit du travail français pourrait encore être amélioré : le recours individuel dans les relations de travail, où notre modèle prud’homal a bloqué le développement de mécanismes arbitraux internes aux entreprises comme aux États-Unis (Torrence et Piganiol, 1984), la cogestion, présentée dès 1952 puis analysée en détail (Kohler, 1974), ou l’organisation de la grève (Weiss, 1978). Dans ce dernier cas, la comparaison est faite essentiellement avec l’Italie et il faut relever que de nos jours encore, toutes les tentatives de mise en place d’un service minimum dans les services publics s’appuient sur les pratiques italiennes et le ministère a même organisé en 2004 un voyage d’études à l’intention des organisations syndicales : le thème pourrait donc être repris…
30L’étranger ou l’international permet aussi d’alimenter des réflexions plus générales sur les normes juridiques, apportées par un haut responsable politique (Troclet, 1952) ou une universitaire (Grewe, 1996), mais cette réflexion théorique est également sensible dans certains articles généraux apportés par de jeunes chercheurs qui analysent le droit français avec un regard particulièrement critique.
Ces études sont anciennes, mais elles conservent tout leur intérêt car les pratiques étudiées ou les questions posées, très originales à l’époque, connaissent leur plein développement dans les remises en causes actuelles. Ainsi une recherche sur les concepts juridiques relatifs aux conditions de travail aborde un thème qui joue un grand rôle dans la protection des salariés face aux modifications des conditions contractuelles, en permettant de limiter le pouvoir de direction de l’employeur (Bance, 1978). Cette question est approfondie ensuite par une étude sur les techniques de management et leur incidence sur la relation contractuelle, issue d’une thèse anticipatrice sur les « Politiques de management et précarité dans l’emploi » (Ciavatti, 1985). Enfin, une réflexion générale sur le droit du travail nous donne des éléments toujours très utiles sur une question fondamentale : est-ce que la plus ou moins grande participation des usagers à l’élaboration des règles peut avoir une incidence sur leur effectivité (Larger, 1984). On reconnaîtra là une interrogation qui est au cœur des débats actuels sur le dialogue social et les voies de la réforme du droit du travail, où il y a un écart important entre les discours et les pratiques politiques [10]. En tout cas, toutes ces contributions sont des illustrations exemplaires de l’intérêt de compléter la technique juridique par une étude des pratiques.
La présentation des réalités sociales
31Beaucoup d’articles de la RFAS consacrés à des questions de droit du travail, selon leur intitulé, abordent en fait uniquement le contexte sociologique des situations de travail, par exemple sur l’emploi des femmes ou l’âge des travailleurs. Ce sont, bien entendu des informations générales intéressantes, mais certaines études sociologiques pourraient être plus précises sur quelques aspects juridiques.
32On trouve cette précision dans un gros article consacré aux grèves et au droit à l’emploi : le droit du licenciement collectif, encore embryonnaire, est correctement présenté, puis l’enquête fait état des grèves provoquées par la défense de la réglementation puis des résultats des conflits sur l’encadrement juridique de l’emploi (Dubois, 1974). On peut ainsi y trouver des éléments très utiles pour la quête toujours actuelle d’une bonne organisation collective, mais d’autres études sociologiques n’ont pas le même souci d’une prise en compte exacte des questions juridiques, quelle que soit l’époque.
33Ainsi dans une note publiée par la RFT dans la rubrique « Activité sociale en France » sur « Une expérience de consultation du personnel dans un grand établissement industriel » (n° 10-12, octobre 1952) on nous présente un « referendum » organisé en accord avec le comité d’entreprise. Mais si l’on est alléché par cette évocation d’une institution juridique très particulière et très controversée, on sera déçu : il s’agissait en fait d’une enquête par questionnaire sur 61 points liés aux conditions de travail. De même, dans une étude sur le travail à temps partiel des femmes, l’auteur nous indique qu’il a exclu les cas où le temps partiel est imposé par des « directives d’entreprise » car ils sont trop spécifiques, ce qui enlève beaucoup d’intérêt pour le juriste qui sait que ce sont justement ces situations qui peuvent alimenter le contentieux (Nicole, 1984).
34Il est vrai que le juriste s’intéresse certainement un peu trop au pathologique visible à travers les décisions de justice. Ainsi, il sera sûrement déçu en lisant un article sur les expériences d’aménagement du temps de travail, où l’on indique certes que « ce type d’expérimentation sociale peut toutefois amener les entreprises à composer avec des pratiques en marge du système juridique », mais sans donner la moindre précision sur ces infractions potentielles ou réelles au droit du travail (Loos, 1984). Cependant, il n’est pas inintéressant de savoir que l’on ne pouvait en dire plus car il n’y a eu aucun recours judiciaire dans les sept expériences analysées par l’auteur et qui « n’ont pas rencontré une véritable résistance syndicale ». Et il est aussi très intéressant de voir que l’effectivité du droit du travail existe parfois sans jugement ni arrêt !
35En fin de compte, ces articles ne paraissent pas immédiatement rentables pour le travail courant du juriste, et spécialement pour celui de la doctrine qui doit contribuer, elle aussi, à définir les droits, fixer les limites et trancher les litiges. Mais ils nous apportent certainement ces éléments de doute indispensable à ce travail juridique et surtout cette connaissance du sujet qui permet au droit du travail d’avoir une âme et d’être différent d’une pure combinaison de normes abstraites (Supiot, 1994).
Quant au lecteur non juriste, il peut trouver une information souvent très complète sur l’application de certaines institutions, mais comme les « Guides de législation sociale » n’existent plus depuis cinquante ans et que la dernière étude spécifiquement consacrée à la jurisprudence remonte à la même époque révolue (Lecourt, 1954), il n’aura qu’une vision très partielle du droit du travail et pratiquement aucune explication des logiques qui sont à l’œuvre dans ce champ. Des panoramas annuels ou des chroniques régulières d’actualité juridique permettraient sans doute de mieux présenter les concepts et leur évolution, pour les uns comme pour les autres, au service du social chacun à sa façon.
36Le droit du travail est analysé dans des revues juridiques générales (Recueil Dalloz, Semaine Juridique-JCP) et dans des revues spécialisées, qui ont souvent des liens plus ou moins explicites avec des groupes d’intérêts, comme c’est souvent le cas pour les revues juridiques thématiques. Ces revues spécialisées peuvent être schématiquement classées en trois groupes : revues universitaires, revues syndicales et publications « commerciales » destinées au marché de l’information juridique.
Revues universitaires
37Cette catégorie a été pendant fort longtemps représentée par un seul titre, Droit social, revue mensuelle fondée en 1938 avec pour objectif de commenter le droit positif en plein développement, mais aussi et surtout comprendre son évolution, grâce à une grande ouverture idéologique et scientifique (avec des articles de théorie juridique comme de statistiques économiques et sociales).
38Mais depuis peu les universitaires disposent de deux nouveaux titres spécialisés qui contribuent à la formation de la doctrine : une édition « sociale » de l’hebdomadaire La Semaine juridique, fondée en juin 2005 par les Éditions du Jurisclasseur, et la Revue de droit du travail, un mensuel lancé par Dalloz en juin 2006. La première allie les aspects théoriques et les informations pratiques, selon la ligne maintenue par son éditeur pour toutes les éditions spécialisées de la Semaine juridique (notariale, entreprise…). La seconde correspond davantage à l’objectif de développement d’une pensée critique illustré par Droit social. Bien entendu, le rythme de parution n’est pas sans rapport avec ces orientations.
Revues syndicales
39La CGT publie deux revues mensuelles : Droit ouvrier (depuis 1920) et la Revue pratique de droit social (depuis 1946). La CFDT dispose depuis 1978 d’un bimestriel spécialisé : Action juridique. Du côté patronal, on relève le mensuel de l’UIMM. (Union des industries métallurgiques et minières) : Jurisprudence sociale. Et l’on peut aussi mentionner les Cahiers prud’homaux publiés mensuellement depuis 1958 à l’intention des représentants patronaux dans ces juridictions.
40Ces publications ont une fonction informative, mais aussi et surtout une fonction militante qui est sensible avec les articles très engagés des organisations ouvrières. Mais cette orientation militante peut être implicite : ainsi, l’UIMM affiche une certaine neutralité en ne publiant que de la jurisprudence, mais celle-ci est soigneusement choisie en fonction d’une stratégie d’interprétation du droit.
Revues « commerciales »
41Ces revues visent à répondre aux besoins du public en lui fournissant des informations fiables, directement utilisables. Comme ces besoins sont immenses, en raison du nombre de personnes concernées et de la complexification du droit du travail, ces publications sont nombreuses, avec des tirages de plus en plus importants dans le temps : Liaisons sociales (sous diverses formes, du quotidien au mensuel, en passant par une lettre hebdomadaire), Juri-social (« Cahiers mensuels de jurisprudence sociale »), Semaine sociale Lamy, Légi social (bimensuel), Bulletin social Francis Lefebvre (mensuel). Souvent, ces parutions sont complétées par des numéros spéciaux et des recueils de feuillets mobiles destinés à la mise à jour de la documentation et c’est spécialement le cas du Dictionnaire permanent social. Enfin, on mentionnera, dans cette gamme, une publication mensuelle à destination d’un public professionnel spécialisé : Les Cahiers sociaux du Barreau de Paris, édités par le quotidien La Gazette du Palais. Bien entendu, ces périodiques ont maintenant des éditions ou des variantes sous une forme électronique qui favorise une mise à jour rapide, mais aussi un recours pratique aux références anciennes.
42Une analyse factorielle, menée il y a une vingtaine d’années, sur le contenu des principales revues a montré que les articles se regroupaient en deux pôles : un premier lié au contentieux et aux dysfonctionnements des institutions (conflits sociaux, accidents, représentation du personnel), un second consacré à la réglementation et à la régulation des relations de travail. Du côté du « conflit » on trouvait les revues syndicales ouvrières et patronales, dans la lignée d’un droit du travail issu des luttes sociales, tandis que les autres revues se situaient du côté de la « régulation » qui correspond à une autre ligne historique de création du droit du travail conçu comme instrument de gestion rationnelle de la production.
43Dans la pratique, le juriste universitaire doit donc s’intéresser à toutes ces revues, ceci en raison du caractère opérationnel de la doctrine juridique, mais aussi en fonction de la professionnalisation croissante des formations, particulièrement sensible dans le domaine du droit social.
44(P. Cam, A. Supiot, « Les revues françaises de droit du travail », in A.-J. Arnaud, La culture des revues juridiques françaises, Milan, 1988, 59-68).
Notes
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[*]
Professeur à l’université de Strasbourg III et membre du Centre de droit de l’entreprise (Laboratoire de droit social).
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[1]
Connu pour son manuel Le droit ouvrier, tableau de la législation française actuelle, paru en 1922, avec une 2e édition en 1929, et son Précis élémentaire de législation industrielle, publié en 1927, Georges Scelle, professeur de droit public, s’est surtout consacré au droit international public. Il continuait cependant à s’intéresser à des questions de droit du travail, à travers l’étude des organisations internationales et également celle de certains aspects des relations collectives proches des problématiques du droit public, comme la nature réglementaire des conventions collectives ou la représentation des intérêts, qui est précisément traitée dans l’article donné en 1947 à la RFT.
-
[2]
J. Carbonnier, Droit civil, Introduction, 27e éd., 2002, n° 150, p. 297.
-
[3]
Comme le disait le doyen Carbonnier, en comparant les juristes et les sociologues : « Prenez cette image : le droit c’est dans une forêt vierge, des lianes, un massif de lianes, c’est extrêmement embrouillé, c’est cela le droit. Et le juriste est là-dedans, c’est le perroquet, il est dans les branches et chaque fois qu’il parle il fait bouger les branches, tandis que le sociologue est dehors, il ne peut pas faire bouger de branche », (entretien avec André-Jean Arnaud, Jean Carbonnier, Renato Treves et la sociologie du droit. Archéologie d’une discipline, LGDJ, 1995, p. 54).
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[4]
Une des signataires est même présentée comme « chercheur hors statut », selon le terme utilisé alors pour tous ceux qui n’étaient pas insérés dans les catégories officielles et, nouveaux surnuméraires, attendaient une occasion d’être recrutés (Bartoli, 1979).
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[5]
Ainsi Francis Kessler, qui a publié deux études de droit du travail sur l’Allemagne (« Histoire de la réduction du temps de travail en Allemagne », 1985/2 ; « L’organisation de la négociation collective en RFA », 1987/1), en relation temporelle et thématique avec ses recherches doctorales (Le droit des conventions collectives de travail en RFA, thèse, Strasbourg III, 1986), s’est ensuite spécialisé en droit de la protection sociale et en droit social communautaire avec une production abondante au profit des revues juridiques. Cependant, il publiera également un article de protection sociale à la RFAS en 1997.
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[6]
Ph. Rémy, « Cent ans de chroniques », Revue trimestrielle de droit civil, 2002, n° 4 (Actes du colloque du centenaire).
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[7]
Sans compter l’année 1955 où la revue n’était pas parue.
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[8]
Il est vrai que cette action s’est déroulée de manière tout à fait autonome par rapport à la législation spéciale, impuissante à enrayer les menées des employeurs s’appuyant sur les règles générales et traditionnelles du droit privé des contrats pour licencier les représentants du personnel. Dans son témoignage lors du colloque scientifique du Centenaire du ministère du Travail, le 18 mai 2006, M. Claude Chetcuti, inspecteur général des Affaires sociales, a fort justement évoqué cet épisode comme révélateur des faiblesses de l’Administration et des limites d’une approche réglementariste isolée d’une compréhension générale des mécanismes juridiques (à paraître dans les Actes du colloque au PUR, 2006, A. Chatriot, O. Join-Lambert et V. Viet (dir.)).
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[9]
Il est vrai qu’il y a des publications spécialisées dans l’histoire du droit, mais elles se consacrent davantage à l’histoire ancienne qu’à l’éclairage des institutions contemporaines.
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[10]
On rappellera, sur ce point, l’exposé des motifs de la loi n° 2004-391 du 4 mai 2004 relative à la formation professionnelle tout au long de la vie et au dialogue social (dite « loi Fillion »), qui reprenait elle-même les propositions de deux négociations interprofessionnelles nationales de 2001 et 2003 : « Le présent projet de loi s’inscrit dans la tradition du droit du travail qui privilégie la voie de la négociation collective. Un droit du travail négocié, et non imposé, est plus protecteur des salariés tout en étant mieux adapté aux évolutions de l’emploi. L’autonomie des partenaires sociaux, à tous les niveaux de négociation, doit être, par conséquent, pleinement respectée en veillant à une bonne articulation entre leurs initiatives et le rôle de garant de l’ordre public du législateur […]. À cet égard, le Gouvernement prend l’engagement solennel de renvoyer à la négociation nationale interprofessionnelle toute réforme de nature législative relative au droit du travail. Par conséquent, il saisira officiellement les partenaires sociaux, avant l’élaboration de tout projet de loi portant réforme du droit du travail, afin de savoir s’ils souhaitent engager un processus de négociation sur le sujet évoqué par le Gouvernement ».