CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Introduction

1L’analyse économique des finances publiques voit, dans tout prélèvement obligatoire et dans la dépense publique qu’il finance, un coût social (dit « d’opportunité ») lié au fait que cet argent quitte des poches privées ce qui prive donc les consommateurs de la possibilité d’exercer leur souveraineté.

2La justification d’un prélèvement public est le plus souvent de l’ordre du financement : la dépense va permettre de se doter d’un bien qui avantage tout le monde, mais pour lequel aucun moyen privé de financement n’existe. Par exemple, le prélèvement public à base de contribution obligatoire permet de financer le ramassage des ordures, et aucun financement privé (paiement au moment de l’utilisation) ne permet de financer efficacement ce type de service. Dans ce contexte, la question de la régulation devient une question de maîtrise de la dépense : comment s’assurer que le coût d’opportunité (qui augmente avec le montant total dépensé) reste inférieur au gain de bien-être lié à l’existence du bien ou service (dans l’exemple : le ramassage des ordures).

3L’économie de la santé étudie cependant un bien public d’un type particulier, pour laquelle l’argument de souveraineté du consommateur ne semble pas primordial, même s’il n’est pas inexistant. Les soins médicaux au sens large peuvent être produits de manière publique non seulement parce qu’ils sont difficiles à financer de manière privée, mais surtout parce qu’ils sont difficiles à consommer de manière privée. L’autorité publique prélevant les fonds privés doit alors se préoccuper non seulement de la maîtrise de la dépense comme dans l’exemple précité du ramassage des ordures, mais aussi de l’emploi des fonds prélevés et de la qualité de ce qu’on produit (et consomme) avec. En effet, pour qu’il soit avantageux socialement de confier l’administration du budget de la santé à la puissance publique, il faut qu’elle soit un meilleur consommateur de soins que l’assuré ou le patient et, partant, un meilleur producteur de santé.

4Il en résulte que la régulation des systèmes de santé ne peut se confondre avec la régulation (ou la maîtrise) de la dépense, mais concerne l’obtention (et la définition) du meilleur résultat possible pour les ressources utilisées. L’analyse économique des modes de régulation des systèmes de santé emprunte donc ses concepts largement autant à l’économie industrielle, à l’économie du risque et de l’assurance et aux théories de la justice qu’à la théorie des finances publiques. Elle nourrit bien entendu ces concepts des apports empiriques de l’épidémiologie (clinique et sociale) et de l’observation des choix effectués par les consommateurs ou leurs représentants politiques en matière de soins.

5Burton Weisbrod (1991) a décrit la régulation des systèmes de santé comme un quadrilemme : comme dans tout système public à financement obligatoire, il sera question de coûts d’opportunité de la dépense publique (donc de maîtrise budgétaire et de détermination des contributions obligatoires), mais aussi, et de manière tout aussi importante, de garantie de qualité de ce qui est produit et offert, d’équité dans la répartition, et d’encouragement à l’innovation (au sens de produits nouveaux plus que de procédés nouveaux).

6L’objet de la régulation en politique de santé est donc d’obtenir un compromis entre un niveau de dépense (donc de contribution) jugé acceptable, une qualité de soins servie en moyenne jugée acceptable, une distribution de cette qualité dans la population jugée elle aussi acceptable, enfin une flexibilité suffisante pour encourager le progrès médical et des gains en longévité et en qualité de vie. Dans cette définition, la qualité s’entend donc au sens de « ce qui est procuré dans le cadre des connaissances et possibilités techniques du moment ».

7Cet article présente un survol théorique, du point de vue de l’analyse économique, des différents outils de la régulation d’un système de santé entendu comme cet arbitrage entre les quatre objectifs ci-dessus. On présente donc non seulement les outils de maîtrise de la dépense (qui ne sont pertinents en fait que dans les systèmes assurantiels, dans lesquels on dépense d’abord et on paye ensuite [1]), mais plus généralement les outils de paiement, de contrôle et d’incitation à la disposition du régulateur et appliqués aux producteurs de soins.

8L’option suivie consiste à présenter ces outils de la régulation au sein de configurations types, qui en souligneront les logiques, et non à décrire la politique de régulation mise en œuvre dans chaque pays. On privilégiera donc la mise en perspective au réalisme, ce qui n’empêche pas de caractériser chaque configuration type par un système national ou des systèmes qui la décrivent au mieux. Les exemples nationaux ne seront donc utilisés que comme des illustrations des configurations types.

9Outre les difficultés à recueillir des informations complètes, il semble difficile, en effet, de remonter des descriptions de cas concrets aux caractérisations abstraites car les différents systèmes nationaux convergent vers un mixte de politiques et se distinguent maintenant au mieux par des dosages différents dans le recours aux différents outils de régulation (Duriez, 1999 ; Polton, 1999 ; Saltman et Figueras, 1997).

10Afin à la fois d’illustrer ce propos sur la convergence et de préciser les enjeux des modes de régulation, on peut partir d’une description du mode de fonctionnement des principaux systèmes de santé dans les années soixante.

11Les systèmes dits « nationaux » (Royaume-Uni, pays scandinaves) n’avaient par définition pas de problème de maîtrise de la dépense car le budget alloué aux soins était déterminé au début de chaque année selon une contrainte « dure » (quand tout le budget était dépensé, plus rien n’était produit). Pour qu’un tel système ne fasse pas porter une incertitude trop grande sur le patient, une grande partie des soins étaient achetés sous forme de salariat, à des médecins fonctionnaires (hospitaliers au Royaume-Uni, polycliniques communautaires dans les pays scandinaves), ou sous forme de capitation, à des médecins privés (general practitionners au Royaume-Uni). Quoiqu’il arrive, il y avait donc toujours assez d’argent pour payer les médecins aux urgences et en médecine ambulatoire. En revanche, les interventions hospitalières non urgentes (programmées) pouvaient être, et étaient souvent, repoussées s’il n’y avait plus d’argent à dépenser. Les listes d’attente et les délais d’attente trouvaient là leur origine, comme une forme de compensation pour la maîtrise absolue de la dépense totale. Ces listes et délais d’attente étaient d’évidentes atteintes à la qualité des soins prodigués, soit en prolongeant la douleur ou l’inconfort du patient, soit, parfois, en engendrant une aggravation de son état sanitaire. En plus des listes d’attente, un tel système pouvait aussi souffrir d’une qualité médiocre si les producteurs de soins salariés se contentaient de percevoir leur salaire sans se soucier des résultats pour leurs patients (on sait que les médecins poursuivent d’autres buts que la maximisation de la différence entre rémunération et effort, mais un système de salariat pur comporte néanmoins un risque de diminution de l’effort moyen).

12Les systèmes assurantiels (Europe continentale, Canada, système Medicare d’assurance maladie pour les personnes âgées aux USA, Japon), en revanche, fonctionnaient à guichets ouverts : le payeur public (assurance nationale ou sectorielle) remboursait les médecins ou les hôpitaux pour tous les coûts engagés et relevait alors les taux de contributions si les recettes n’étaient pas à la hauteur des dépenses constatées. Un tel système ne bride en général pas la qualité (au sens de l’effort fourni par le médecin ou l’hôpital pour un cas donné, même si on peut parfois discuter de la relation entre quantité de soins prodigués et état de santé), n’engendre pas de goulot d’étranglement, mais fait peser une forte incertitude financière sur le payeur.
L’équité dans l’utilisation des soins, qu’on peut définir comme le fait que la consommation soit uniquement liée au besoin (l’état de santé) et non à des caractéristiques comme le revenu ou le niveau d’éducation, n’est pas nécessairement mieux assurée a priori dans un type de système : le NHS britannique à ses débuts était très hiérarchique et favorisait les grands hôpitaux londoniens au détriment des régions pauvres et ouvrières du nord (Rintala, 2003). Symétriquement, les systèmes assurantiels pouvaient garantir plus ou moins l’équité, une constante étant que, plus le nombre d’assureurs sociaux était élevé et plus l’inégalité de traitement était importante (les assurés allemands des années quatre-vingt étaient soumis à des taux de cotisation allant du simple au double selon leur secteur d’activité, (Bocognano et al. 1998).
Enfin, l’apparition de pratiques nouvelles, plus coûteuses, mais aussi apportant plus d’années de vie ou des années de vie en meilleure santé peut être aussi bien (ou mal) supportée par chacun de ces systèmes a priori : dans le système national, des budgets a priori trop faibles et surtout sans évolution diminuent les possibilités pour les producteurs d’introduire et de diffuser ces nouvelles pratiques. Dans le système assurantiel, le producteur ne peut simplement utiliser la nouvelle pratique tant que son coût n’a pas été validé par le régulateur, car le producteur n’est payé que sur la base de coûts constatés et remboursés.
L’article est organisé de la façon suivante : on commence par passer en revue les outils de régulation visant à l’équité des systèmes de santé et les problèmes posés par leur mise en œuvre. La section suivante présente les outils de type planificateur, visant surtout à maintenir l’équilibre entre coût total et qualité à état des connaissances données. La troisième section présente les outils décentralisés, se donnant le même objectif d’arbitrage entre dépense budgétaire et qualité. Enfin, une dernière section fait le point sur l’impact des modes de régulation et sur la diffusion de l’innovation technologique.

L’équité

13Notons en premier lieu que l’équité a été et est sans doute encore la motivation et la justification première de l’existence d’assurances publiques et obligatoires pour les soins. Dans la plupart des pays riches, les deux tiers au moins de la consommation de soins sont financés par des budgets publics, ce qui signifie que la contribution d’un individu a plus à voir avec sa capacité à payer qu’avec son niveau attendu de consommation.

14Les seules exceptions sont les USA et la Suisse.

15Même si une assurance publique universelle n’a jamais pu voir le jour aux États-Unis, la motivation d’équité dans l’accès aux soins a conduit à créer une assurance publique pour les personnes âgées (Medicare), une pour les plus pauvres privés d’emploi (Medicaid), et à financer des hôpitaux à but non lucratif ; au total, 40 % de la dépense de soins est couverte par des budgets publics (ce qui signifie à financement obligatoire, et le plus souvent redistributif), voire 50 % si on ajoute la subvention fiscale accordée aux contrats d’entreprise (Evans, 2002).

16En Suisse, l’assurance est obligatoire mais privée. Cependant, la loi LaMal de réforme de l’assurance maladie a introduit une aide publique, reçue par tout ménage devant consacrer plus de 10 % de son revenu disponible au paiement de ses primes d’assurance (privées).

17Des dispositifs semblables sont mis en place dans les pays à assurance publique majoritaire pour protéger les individus les plus vulnérables des trous dans la protection sociale : par exemple, en France, les malades chroniques sont dispensés de copaiements sur leurs consommations liées à leur maladie chronique et les plus pauvres bénéficient d’une assurance complémentaire gratuite couvrant les tickets modérateurs et certains dépassements tarifaires. De même, au Canada, les malades chroniques peuvent se voir remboursés leurs médicaments ou bénéficier de crédits d’impôts pour leurs dépenses médicales. Les traitements dentaires ou psychiatriques sont toutefois souvent exclus de ces préoccupations d’équité.
Outre cette préoccupation universelle (dans les pays riches) de ne pas voir trop d’individus exclus de l’accès à des soins capables de lui éviter la souffrance ou la mort, l’équité pose trois problèmes au régulateur (tous problèmes liés à la production de soins) :

  • allouer les ressources à des entités intermédiaires (décentralisées),
  • allouer les ressources à des interventions sanitaires,
  • décider du partage entre soins publics et soins privés.

Allocation des ressources

18Dans certains systèmes de santé, le régulateur central utilise des opérateurs décentralisés pour gérer le budget de santé et produire les soins pour la population. Dans le système britannique, le budget est ainsi alloué de manière « descendante » du ministère de la Santé (Department of Health) vers des entités régionales appartenant au NHS, appelées Primary Care Trusts (PCT). Ces PCT reçoivent des ressources pour acheter des soins secondaires (payer les soins hospitaliers, les médicaments) pour le compte des patients inscrits sur leur liste. L’inscription est obligatoire, en fonction du lieu de résidence. Le Department of Health adopte une formule complexe d’allocation, fondée sur la taille de la population locale, l’âge (structure par âge de la population, chaque catégorie d’âge ayant un coefficient propre), le taux de mortalité standardisé avant 75 ans, la proportion de naissances à faible poids, le taux de fécondité, le niveau d’enseignement de la population, la proportion d’individus de plus de 75 ans vivant seuls, le revenu moyen, un indice de prévalence des maladies circulatoires, et un indice de prévalence des maladies musculo-squeletales (Department of Health, 2006). Cette formule complexe tente d’intégrer pleinement l’objectif de réduction des inégalités sociales de santé à travers une politique volontariste d’allocation des ressources financières aux zones géographiques ayant le plus fort besoin lié à la santé (âge, indices de prévalence), mais aussi ayant le plus souvent tendance à moins utiliser le système de soins (éducation).
Les systèmes assurantiels néerlandais et allemands adoptent aussi une telle démarche d’allocation descendante depuis leurs réformes des années quatre-vingt-dix (Van de Ven, Ellis, 2000) : une agence centrale collecte maintenant des cotisations ou un impôt dont le calcul est uniforme au niveau national. Elle redistribue ensuite une prime à l’assurance sociale choisie par l’assuré pour gérer ses soins. Cette prime est calculée selon un mécanisme dit d’« ajustement du risque », nettement moins complexe que la formule britannique et intégrant l’âge et le sexe de la population couverte, parfois un indicateur social supplémentaire. Les assurances sociales doivent alors assumer, par des recours à des augmentations de cotisations demandées à leurs seuls ressortissants, tout dépassement de la dépense totale au-delà du montant des cotisations allouées par l’agence centrale. En univers concurrentiel (l’assuré est libre de choisir son assureur), de telles augmentations peuvent faire perdre des parts de marché.

Choisir des interventions

19L’argument d’équité est aussi évoqué par certains régulateurs pour choisir de financer certaines interventions sur les fonds publics. L’idée est que, dans un contexte budgétaire contraint, on ne peut tout soigner et on doit faire des choix. Il est alors plus équitable de faire ces choix de manière explicite et rationnelle, en employant une norme publiquement débattue et acceptée que de manière implicite et au hasard des rencontres entre patients et producteurs de soins.

20Le principe est le suivant : on mène une analyse coût-efficacité sur toutes les interventions susceptibles d’être financées par le système public de soins et on range alors ces interventions par ordre croissant de ratio de coût par unité produite (une analyse coût-efficacité traduit toute intervention sanitaire en un indicateur unique, le plus souvent des années de vie pondérées par la qualité, dites « QALY » dans l’acronyme anglais, et calcule le coût en euros par unité de QALY produite) [2]. Chaque ratio est alors multiplié par la prévalence de l’indication de l’intervention, ce qui permet de calculer un budget par intervention et un budget total si les N premières interventions sont incluses dans le panier. Quand le budget total disponible est dépensé, le régulateur élimine de son panier de soins remboursables toutes les interventions situées au-dessous.

21Cette régulation par le panier de soins et le ratio coût-efficacité n’a, en réalité, jamais été mise en œuvre. Elle a été proposée dans l’État de l’Oregon (USA), par l’administration du programme Medicaid, sorte de couverture médicale universelle (il s’agit d’une assurance maladie gratuite pour les pauvres). La motivation était bien l’équité : puisque le programme couvre les pauvres, il faut garantir que la population bénéficiaire reçoive le plus grand bénéfice possible pour le budget alloué. L’idée du programme est née d’une action en justice contre le plan Medicaid de l’État qui avait refusé de financer une greffe de mœlle à un enfant souffrant de leucémie et décédé ensuite. En défendant le plan, le président du Sénat et futur gouverneur Kitzhaber affirma qu’on ne pouvait financer tous les soins tant qu’on ne finançait pas au moins les soins de base pour les non-assurés du marché privé : en refusant de traiter des leucémies dans des états très avancés (donc avec une probabilité de guérison très faible), on améliorait les chances de survie et de naissance à poids normal de plusieurs fœtus (Oregon Health Services Commission, 1991). En dépit de ces arguments, le programme n’a pu être mis en application et n’a inspiré aucune autre expérience de rationnement des soins (Oberlander, Marmor, Jacobs, 2001). Une raison du rejet de ce type de régulation est peut-être que le critère implicite d’égalité utilisé dans les QALY ne tient pas compte d’une exigence intuitive selon laquelle dix QALY gagnées n’ont pas la même valeur sociale selon qu’un seul malade les gagne (cas de la leucémie) ou qu’elles sont réparties sur dix malades (cas des fœtus) (Hurley, 2000).

22On retrouve maintenant des paniers non automatiques dans les systèmes à budget déterminé à l’avance : au Royaume-Uni, le National Institute for Clinical Excellence (NICE) produit des ratios de coût efficacité pour un grand nombre d’interventions et les PCT doivent pouvoir se justifier si, ayant dépensé de nombreuses ressources pour traiter un cas à fort ratio de coût-efficacité, ils viennent à manquer de ces ressources pour traiter des cas à plus faible ratio. Inversement, les PCT peuvent aussi se défendre, y compris en justice, en s’appuyant sur ces ratios, si des patients les attaquent pour avoir refusé de délivrer une procédure (par exemple, une patiente a attaqué son PCT local à Swindon, qui avait refusé de financer un traitement par une molécule non encore accréditée pour un cancer du sein et celui-ci a appuyé sa défense sur la publication du NICE (NICE, 2006).
Comme on le verra ci-dessous, de nombreux systèmes utilisent aussi des variantes du coût-efficacité pour décider de l’implantation de matériels coûteux, notamment dans le domaine du dépistage. L’argument est alors plutôt d’arbitrage qualité-dépense que d’équité proprement dite.
On peut noter aussi que de nombreux États aux USA se dotent de listes de maladies mentales couvertes par Medicaid, mais ces listes ne sont pas toujours établies selon des critères de type ratio coût-efficacité.

Le partage privé-public

23Le troisième élément d’équité sur lequel le régulateur doit intervenir est la possibilité d’obtenir dans le privé ce que le système public n’offre pas, ou n’offre pas avec la même qualité (notamment avec des délais d’attente). La plupart des pays riches sont dotés d’une offre de soins totalement privée, ne traitant que des patients privés et n’employant que des personnels non publics (et ne travaillant jamais pour le public). La question d’équité surgit quand des praticiens ou des établissements ont une double clientèle et peuvent fournir le soin « de base » aux clients publics et le soin « amélioré » aux clients privés, ces derniers ne payant, en outre, dans certains cas qu’un sur-prix et profitant donc partiellement du financement public.

24Le système national britannique a opté pour le double traitement, les hospitaliers pouvant proposer des lits privés dans les établissements publics. Cette concession était le moyen pour Aneurin Bevan, fondateur du NHS, d’acheter l’accord des spécialistes hospitaliers à la nationalisation des hôpitaux (Rintala, 2003) ; elle a toujours été vécue comme inéquitable, notamment par les ministres de la Santé travaillistes, mais aucun n’a jamais réussi à la supprimer.

25Le seul pays ayant décidé de faire passer l’équité de traitement avant toute autre considération est le Canada : il est impossible pour un médecin ou un hôpital traitant avec le système public (c’est-à-dire recevant un seul dollar du système public) de traiter aussi des patients privés. Dans certaines provinces, il est même interdit de s’assurer pour la couverture de soins achetés dans le privé ; un patient souhaitant accéder à des soins privés doit les payer de sa poche (et ira souvent au sud de la frontière pour ce faire). L’idée est que, les ressources ayant été calculées pour coller au besoin de la population, tout traitement privilégié d’une partie de la population ne pourra se faire qu’au détriment de ceux qui ne peuvent payer (Marchildon, 2005). Cette position est aujourd’hui remise en cause, notamment par la Cour suprême du Canada, qui a estimé, dans le cas d’un patient en attente pour une prothèse de la hanche, qu’un recours à des soins privés, même couverts par une assurance, était une réponse légitime à une défaillance du système public vis-à-vis des garanties constitutionnelles (arrêt dit « Chaoulli contre Québec », rendu en 2005).

L’arbitrage entre qualité et dépense – le cas du manager central

26Le deuxième problème du régulateur est d’assurer un bon compromis entre dépense totale et qualité, soit en offrant une qualité maximale pour un budget donné (systèmes nationaux), soit en s’assurant des moyens de contrôle de la dépense (systèmes nationaux). Une première démarche consiste à gérer : le régulateur est alors celui qui règle, comme on règle une machine pour lui faire obtenir un certain rendement.

27Dans ce schéma, les producteurs de soins sont traités comme des facteurs de production (du capital ou du travail), et le régulateur est le véritable producteur de la santé de la population : il met en œuvre (recrute ou diplôme) le volume de ressources nécessaire et rétribue chacune de ces ressources pour chacune des unités de production fournies. La planification consiste à prévoir combien de ressources de différents types seront nécessaires à tous les points du système et le système de rémunération est plus le reflet d’un juste remboursement de l’effort fourni qu’un signal envoyé sur un marché d’offreurs susceptibles de modifier leur comportement en fonction du prix qu’ils peuvent espérer pour leur production.

28Un tel système de régulation repose sur une évaluation du « besoin » et des normes détaillées du volume et de la composition des ressources (et du processus de production) pour traiter chaque besoin. Pour fonctionner, un tel système doit pouvoir prévoir combien d’unités de temps de médecin, d’infirmière, et de lit d’hôpital, combien de volume de différents médicaments seront nécessaires au traitement de tel ou tel type de cas, et combien de ces cas existeront dans la population.

29Les coûts unitaires négociés entre le manager central et les offreurs, comme les honoraires des médecins ou des infirmières, ou les prix de différentes interventions hospitalières sont censés rémunérer les différents niveaux d’efforts et de ressources divers que médecins, infirmières et hôpitaux mettent dans le traitement des différents cas. Il s’agit donc plus d’une logique de coût que d’une logique de prix.

30Une forme aboutie de ce système était le système hospitalier britannique avant les réformes des années quatre-vingt-dix et la séparation des fonctions d’achat et de production de soins : chaque agence sanitaire de district était ainsi un planificateur local, investissant dans les hôpitaux de son ressort géographique, décidant des ressources à leur disposition (sauf les salaires des consultants, décidés au niveau national) et organisant la délivrance des soins. Les hôpitaux et les consultants étaient des exécutants suivant les directives du planificateur et lui rendant des comptes ex-post (en anglais, le système se nomme command and control).

31Tous les systèmes de remboursement des coûts (paiement à l’acte, honoraires par procédure) reposent plus ou moins sur cette vision centralisatrice et passent par un rationnement en amont des ressources rémunérées. Le système de soins français a ainsi tenté de limiter le montant total de la dépense en limitant simultanément le nombre de médecins et les rémunérations unitaires (honoraires, prix des médicaments etc.). Dans le cas français, cette logique était mise à mal par un autre élément de la régulation, la participation du patient au paiement des soins : dans ce cas, l’honoraire est non seulement le coût de production du régulateur mais aussi le prix auquel est confronté le consommateur. Peser sur les prix ne peut que pousser la demande à la hausse, contrecarrant ainsi l’effort de limitation des volumes.

32La province canadienne de l’Ontario semble offrir un cas d’application plus rigoureux de cette logique : les installations de médecins ont été très fortement rationnées au cours des années quatre-vingt-dix, et le nombre de lits d’hôpitaux plafonné. Les facteurs de production sont donc plutôt en diminution par rapport à la population (en croissance, notamment à cause de l’immigration). En outre, l’utilisation de ces facteurs de production est rationnée par l’imposition de contrôles ex-post des masses d’honoraires versées par l’assurance maladie provinciale, situation que l’on observe aussi en Allemagne, sous le nom d’honoraires flottants : si la masse d’honoraires une année donnée dépasse un certain montant fixé à l’avance, l’honoraire unitaire négocié pour l’année suivante sera diminué de façon à ce que, à volume constant, la dépense revienne sous le plafond. Enfin, les dispositifs médicaux innovants et coûteux sont aussi limités en nombre : l’analyse coût-efficacité est ici utilisée pour déterminer le périmètre optimal de chaque dispositif, autrement dit la prévalence des indications pour lesquelles le dispositif est coût-efficace. Il en résulte une densité d’appareils (par exemple en matière de dépistage, de type Scanners) beaucoup plus basse que dans les pays comparables. De même, les hôpitaux doivent suivre des règles très précises (guides de bonnes pratiques) quand ils utilisent des procédures innovantes : par exemple, l’angioplastie est nettement moins souvent utilisée en Ontario qu’aux USA, car réservée aux cas pour lesquels il est prouvé que son surcoût est justifié (sur ces comparaisons, voir OCDE, 2003).
Un cas intéressant de contrôle des volumes et des prix est celui de Medicare aux USA pour la médecine ambulatoire : l’administration de ce programme pour les personnes âgées de 65 ans et plus, offre un honoraire par visite inférieur au prix moyen d’une visite tel que payé par les autres assureurs (privés). Cela limite de facto le volume de médecins volontaires pour travailler pour Medicare et accueillir des patients âgés.
Dans de tels systèmes, le régulateur fait confiance aux ressources qu’il met en face des besoins et ne peut s’appuyer sur les choix des patients pour juger de la qualité de ce que produisent ces ressources (dans un système rationné, même un médecin peu motivé trouve des clients). Donc, même si les offreurs sont en apparence des entités privées en concurrence, ces systèmes rationnés souffrent des mêmes problèmes que tous les systèmes de production administrés, un manque de retour sur la qualité. La régulation suppose alors le développement de mécanismes de mesure et de contrôle individuel de la qualité produite. Le manager central peut s’appuyer sur des résultats sanitaires et jouer le rôle d’un acheteur « statistique » : si, pour un cas individuel, aucun acteur autre que le médecin ne peut savoir si la pratique est bonne ou mauvaise, sur une série de cas (l’ensemble des patients d’un même médecin ou d’un même hôpital), le diagnostic de la qualité peut signifier quelque chose. Remarquons en passant que les éléments qui seront défavorables dans l’évaluation de la qualité, comme la mortalité standardisée par âge, étaient comptabilisés comme des éléments « en faveur » des unités recevant les ressources dans les problématiques d’équité (cf. ci-dessus le NHS). Il s’agit d’un cas classique de gestion centralisée : ce qui relève d’effets de sélection (la composition de la patientèle) perturbe la mesure de la qualité produite en termes de résultats (Chalkley et Malcomson, 2000).

L’arbitrage entre qualité et dépense – le cas du marché

33L’utilisation du concept de concurrence est un cas assez exemplaire de convergence des systèmes de santé européens au cours des années quatre-vingt-dix. Il ne s’agit pas de dire que tous les systèmes européens ont opté pour une régulation fondée sur la concurrence, ni même qu’ils ont tous donné le même sens à ce terme. On peut cependant remarquer que de nombreux systèmes ont tenté de confier plus de latitude à des entités décentralisées et se sont éloigné des mécanismes de remboursement des procédures et de contrôle des volumes (Rice et al., 2000).

34Concrètement, l’idée consiste à laisser plus de latitude à des « opérateurs » pour agencer les soins de manière espérée « optimale ». La régulation prend alors plutôt le sens d’établissement des règles, l’agence centrale faisant ensuite confiance aux opérateurs décentralisés pour régler les détails.

35En quel sens peut-on parler de concurrence ? En fait, il s’agit plus d’instaurer le marché que la concurrence, soit un marché avec planificateur central, soit un marché en concurrence.

36L’idée générale de ces mécanismes est que le marché, sous sa forme concrète (quand des « consommateurs » peuvent sanctionner un opérateur trop cher ou n’offrant pas la qualité requise) ou simulée (quand le planificateur attribue des prix dits « paramétriques » reproduisant de manière fictive les effets d’un marché), fonctionne mieux que le contrôle pour pousser des opérateurs à fournir le niveau d’effort requis pour maximiser la qualité à budget donné, ou minimiser les coûts pour une qualité donnée. Ici, définir le marché consiste à définir un produit global, la prise en charge d’un cas, d’un patient, ou d’une population, pour lequel les producteurs-opérateurs sont rémunérés, alors que l’approche par le contrôle et l’autorité décompose au contraire l’activité médicale en actes élémentaires.

37S’il y a accord et convergence sur cette idée très générale que la meilleure manière de réguler l’emploi des ressources dans le domaine médical est de s’attacher à définir le contenu et la valeur de ce qu’on veut produire, la mise en pratique de ce principe varie fortement d’un pays à l’autre.

38Une première variante consiste à forfaitiser les paiements de procédure pour regrouper des actes élémentaires en un tout cohérent, qu’on peut appeler épisode de soins. La tarification à la pathologie est un bon exemple de cette forfaitisation, que les économistes appellent « prix paramétriques ». Quand la tarification à la pathologie a été introduite aux États-Unis (pour les seuls patients couverts par l’assurance maladie publique, donc âgés de 65 ans et plus ou invalides) sous le nom de « paiement prospectif », elle remplaçait un système de remboursement total des coûts (comparable au paiement à l’acte en médecine ambulatoire) ; jusque-là, les hôpitaux (presque tous privés) facturaient une liste d’actes élémentaires (procédures) au payeur, qui exécutait. L’incitation était évidemment de fournir à tout cas entrant à l’hôpital les procédures offrant la marge financière la plus élevée à l’établissement, procédures qui se trouvaient être le plus souvent les plus récentes et les plus utilisatrices de machines ou de contenu technique. La logique du paiement prospectif était de réguler la dépense hospitalière en définissant des cas types (fondés sur des diagnostics, puis distinguant selon la gravité ou certaines spécificités du patient) ; le cas entrant devait alors être codé par l’hôpital dans un de ces cas types (qu’on appelle en France les groupes homogènes de malades), et tous les cas d’un même cas type déclenchaient le même montant payé à l’hôpital. Dans le cas de l’hôpital public en France, la logique est sans doute légèrement différente puisqu’on passerait d’un budget très forfaitisé (dit « budget global ») à un budget par cas, donc moins forfaitisé. L’idée directrice est cependant la même : la régulation de la dépense sera plus rationnelle si on peut mettre en face de chaque coût une « valeur » fournie par le producteur.

39C’est en ce sens que le paiement prospectif (ou à la pathologie) stimule un marché : une des caractéristiques essentielles d’un marché est de fournir un prix. Ce prix, qui égalise les montants offert et demandé, est aussi celui qui assure que les consommateurs retirent le maximum de bien-être et les producteurs le maximum de surplus possible de l’échange. En outre, ce prix fonctionne comme un signal en direction des producteurs, et les pousse à adopter des comportements « optimaux », ceux que rechercherait par exemple un employeur si ces producteurs travaillaient pour lui. Instaurer des prix paramétriques signifie qu’on ne croit pas qu’un vrai marché permettra d’arriver à ces prix d’équilibre et qu’il vaut mieux un planificateur central pour envoyer les bons signaux aux producteurs. En revanche, on croit qu’un producteur (un hôpital) utilisera ce signal pour adopter le comportement de maximisation de l’effort que le planificateur attend de lui.

40Ce pari repose évidemment sur la réalisation d’un certain nombre de conditions. Il faut d’abord que les producteurs aient réellement la possibilité de modifier leurs comportements pour tenir compte du signal envoyé par le prix. Concrètement, cela signifie qu’un hôpital public en France sans véritable pouvoir sur la masse salariale, qui représente environ 80 % de ses coûts totaux, aura beaucoup de mal à utiliser quelque signal que lui enverrait le planificateur. Aux USA, les hôpitaux soumis au paiement prospectif étaient privés et pouvaient effectivement réagir aux signaux émis par les prix.

41Une autre condition pour qu’un tel marché simulé fonctionne est que le produit défini (l’épisode de soins) soit effectivement le produit fourni. Une bonne manière de gagner de l’argent sur un tel système est de fournir une qualité dégradée tout en empochant le prix complet ; dans un marché complet, avec concurrence, le consommateur juge à la fois le prix et la qualité et sanctionne aussi la qualité insuffisante. Une autre manière consiste à sélectionner les cas, en rejetant, si on peut l’observer à l’avance, le cas situé du « mauvais » côté de la distribution des coûts au sein de son cas type de diagnostic.

42Ces deux dérives sont peu documentées, sans doute en partie parce qu’elles sont difficiles à observer par le planificateur (il s’agit là de la malédiction classique de la planification). En revanche, l’expérience de Medicare a documenté une autre dérive, dite du désempaquetage (unbundling) : ce qui est rémunéré est le traitement d’un cas, mais les soins de suite restent, eux, payés comme dans le modèle de régulation précédent, selon des unités de procédures (des jours de lit par exemple). Il est donc tentant de raccourcir les durées de séjour en soins aigus et d’augmenter les jours remboursés à l’unité dans les unités de soins de suite (Newhouse, 2004).

43Enfin, il faut noter que ces systèmes ne sont jamais parfaitement paramétriques. Le système de paiement prospectif de Medicare distingue des cas purs (l’hôpital reçoit alors un paiement pour la prise en charge du cas, quelles que soient les procédures qu’il utilise pour le traiter), mais aussi, en grand nombre, des procédures. Autrement dit, l’hôpital a toujours loisir d’allouer un cas entrant à une procédure plutôt qu’à un diagnostic. Les systèmes des prix paramétriques forment ainsi un continuum selon la proportion de leur budget qu’ils reçoivent en cas paramétriques purs (Newhouse, 2004, Cash, Grignon et Polton, 2004).

44L’équivalent des prix paramétriques en médecine ambulatoire est la capitation : le produit défini est la prise en charge d’un patient pendant une durée donnée, pour tous ces problèmes relevant des soins primaires. L’incitation pour le médecin est fournie par le prix-signal envoyé par le planificateur quand il fixe le montant moyen de la capitation et les variantes en fonction du type de patient. L’incitation à fournir un niveau de qualité suffisant est fournie par l’absence de concurrence plus que par la concurrence : si les patients sont peu mobiles d’un médecin à l’autre, tout sous-investissement en qualité de la part du médecin sous capitation se paiera plus tard d’un surcroît d’effort à prodiguer au patient. La logique est ici celle du contrat de maintenance (Grignon, Paris et Polton, 2003).

45Enfin, notons que les systèmes à budget contraint mettent en place des « qualités paramétriques » : l’hôpital s’engage à fournir les soins avant un certain délai d’attente et, s’il n’y arrive pas, doit rembourser au patient les frais éventuels engagés par celui-ci s’il obtient les soins auprès d’un autre fournisseur.

46En Europe, le choix de la capitation ou des honoraires à l’acte ne semble pas vraiment relever des choix du régulateur, plutôt de la culture professionnelle. Les praticiens britanniques étaient payés en capitation dès les assurances sociales de Lloyd George (1912), les continentaux (et les Canadiens) y semblent toujours opposés. Le seul système ayant basculé du paiement à l’acte largement majoritaire vers des formes de capitation ou de forfaitisation est le système américain, au cours des années quatre-vingt, quatre-vingt-dix (Starr, 1982). Les organisations de gestion (ou de maintenance) des soins (Managed Care Organisation [MCO]), Health Maintenance Organisation [HMO]), véritables régulateurs des soins pour les moins de 65 ans, ont alors pris le pas sur les compagnies d’assurances traditionnelles créées par les médecins et les hôpitaux (les Blues) en définissant un produit forfaitisé et en se faisant payer elle aussi un prix paramétrique pour fournir ce produit.

47Un pas supplémentaire vers la concurrence est observé au Royaume-Uni avec la mise en œuvre du médecin gestionnaire de fonds (Fundholding), rebaptisé médecin « commissionnaire » depuis 1998. Le fonctionnement est le suivant : pour chacun de ses patients, le médecin ou groupe de médecins (Primary Care Trusts, voir ci-dessus) reçoit un budget destiné à l’achat des soins secondaires et tertiaires, ainsi qu’aux médicaments et, de plus en plus souvent, aux soins de long terme (y compris l’aide ménagère). Il y a toujours des prix paramétriques (ceux que reçoivent les acheteurs de soins secondaires pour faire leurs achats), mais les producteurs n’y ont pas accès directement, ils doivent affronter un vrai marché, celui constitué par les médecins ou trusts qui achètent au nom des patients.

48Parce que les consommateurs finals n’ont pas directement accès aux producteurs que sont les hôpitaux ou les grossistes de médicaments, on dit que ce marché est « interne ». Il repose cependant plus sur la concurrence car les producteurs craignent maintenant que les acheteurs ne se détournent d’eux et les sanctionnent donc sur la qualité. Le régulateur ne croit pas plus en la réalité d’un marché reposant sur les consommateurs finals que dans le cas des prix paramétriques, mais il croit que des médecins généralistes (plutôt en groupes) ont les moyens de sanctionner et d’observer la qualité des services fournis par les producteurs de soins secondaires. Dans le jargon économiste, on dit que, sur ce marché interne, les généralistes se comportent en agents de leurs patients : ils cherchent à acheter pour ces derniers ce qu’ils achèteraient pour eux-mêmes en pareil cas. Le risque est évidemment que l’agent présumé ne se comporte pas en agent réel et ne fournisse pas l’effort nécessaire pour choisir le meilleur offreur et opte pour le moins cher par exemple. Rappelons cependant que le patient est inscrit sur la liste de son agent et que ce dernier supportera les conséquences d’une dégradation de l’état de santé de son patient (sans voir pour autant augmenter sa rémunération puisqu’il/elle reçoit une capitation forfaitaire).
Dans la réalité britannique, dans laquelle les lits d’hôpitaux sont plutôt rares, la menace exercée par les médecins ou groupes acheteurs sur les hôpitaux est sans doute moins forte que si un tel marché interne était mis en place dans un système en sur-offre hospitalière.
Enfin, un dernier pas peut être franchi avec la mise en concurrence des entités achetant les soins pour le compte des patients ou assurés (les agents). Il s’agit de la véritable introduction de la concurrence pure et de la sanction par les consommateurs finals. Elle a été tentée en Allemagne et aux Pays-Bas sous le nom de concurrence entre caisses d’assurance maladie.
Le montant financier a déjà été explicité plus haut, dans le cadre de l’équité. La caractéristique en matière de dépense et de qualité est que les caisses sont en concurrence pour attirer les assurés, qui sont libres de passer d’une assurance à une autre en fonction du prix qu’on leur demande et de la qualité qu’on leur offre. Le défaut de ces réformes a été que les caisses ainsi mises en concurrence ont eu, en général, peu de moyens pour influer sur la qualité et les coûts des producteurs de soins, et ont donc, au total, toutes à peu près offert le même produit au même coût. Devant cette uniformité du choix (et peut être pour d’autres raisons, plus comportementales, comme l’aversion pour le changement), les consommateurs allemands et néerlandais ont peu voté « avec leurs pieds ».
Aux USA, Medicare offre aux personnes âgées le choix d’adhérer à une HMO ; l’intérêt pour la personne adhérente est qu’elle recevra en général une couverture plus généreuse pour ses médicaments, mais elle devra en échange renoncer à la liberté de choix de son médecin et consulter uniquement à l’intérieur du panel sélectionné par la HMO. L’organisation reçoit de la part de Medicare un montant forfaitaire (une capitation) pour l’ensemble des soins (primaires, secondaires, tertiaires) reçus par l’adhérent, montant égal à 95 % du coût moyen dans l’État pour un patient de même âge et même sexe.

Régulation et innovation

49Les mécanismes de prix paramétriques ou de concurrence sont efficaces pour atteindre un compromis entre dépense et qualité à technologie donnée, mais tout changement de technologie suppose une régulation dynamique, beaucoup plus difficile à mettre en œuvre. Sachant que les analyses de l’augmentation de la dépense de santé (en part de la richesse nationale) montrent de manière cohérente que l’innovation technologique en est le facteur premier et largement majoritaire, la régulation du progrès médical est sans aucun doute l’élément déterminant du quadrilemme. C’est aussi le plus mal connu.

50Ici, le problème consiste pour le régulateur à déterminer un prix sachant que, par construction, le producteur de l’innovation (laboratoire pharmaceutique ou firme technologique) est en situation de monopole : soit parce que l’innovation est difficilement reproductible (monopole de fait), soit, plus fréquemment, parce que l’innovation est protégée par un brevet (monopole de droit).

51Tous les régulateurs nationaux ont désormais des règles proches en matière de détermination du brevet et d’autorisation de mise sur le marché, mais on peut distinguer deux grandes approches une fois le produit mis sur le marché : certains systèmes fixent un prix unique, d’autres laissent jouer la concurrence (pluralité de consommateurs). Comme les offreurs sont en situation de monopole, la pluralité de consommateurs conduit en général à des prix moyens plus élevés (en général, car il n’est pas si aisé de connaître le prix moyen d’un médicament sur un marché et de le comparer au prix unique d’un système centralisé). Les régulateurs fixant un prix unique obtiennent le prix plus bas en opposant un monopsone au monopole. Une représentation très stylisée de la négociation entre ces deux entités est la suivante : l’acheteur évalue la « valeur » du produit, par exemple en utilisant un équivalent monétaire des années de vie ou de la qualité de vie que va apporter le produit en question à la population (on parle alors d’analyse coût-bénéfice – le régulateur peut aussi éviter cette étape délicate de la traduction monétaire des gains sanitaires en se donnant à l’avance un seuil de coût-efficacité au-dessus duquel il refuse de payer). Le vendeur évalue le « coût » du produit, notamment les coûts d’investissement en recherche et développement, et calcule un prix de vente qui lui permettra de récupérer ces coûts. Les deux acteurs jouent alors un jeu standard, avec une menace commune qui est l’absence d’accord : l’acheteur perd alors toute la valeur qu’il pouvait espérer retirer du bien nouveau, le vendeur perd tous les coûts d’investissement passés. La menace pousse à faire des compromis.

52Une conséquence évidente de ce raisonnement du vendeur est que le prix de vente sera toujours nettement supérieur au coût de production d’une unité supplémentaire et fera donc apparaître une marge importante (qui ne sera un profit que lorsque tous les coûts de recherche auront été récupérés). Une autre conséquence est que le prix n’est qu’un élément de la négociation : deux autres sont la durée du brevet (monopole de droit) et le volume de vente. Il est évident qu’un volume important sur une durée plus longue permet de réaliser du profit avec un prix plus bas.
Il ne semble pas que la durée du brevet soit souvent utilisée comme élément de négociation, en revanche le volume attendu est traité simultanément au prix. Les systèmes à direction centralisée (évoqués dans la deuxième partie) ont recours aux analyses objectives de coût-efficacité pour établir un volume cible et ne remboursent pas le produit s’il est utilisé hors du périmètre défini à l’avance. D’autres régulateurs (notamment la France) utilisent des clauses de re-négociations du prix si le volume dépasse les attentes et estimations utilisées lors de la négociation.

Conclusion

53On peut reprocher à cette présentation des modes de régulation des systèmes de santé d’être par trop schématique et de manquer de réalisme, notamment de ne jamais donner une image cohérente et fidèle d’un vrai système national tel qu’il fonctionne réellement. En fait, la critique inverse me paraît plus fondée : parce qu’il est difficile de s’abstraire complètement du fonctionnement réel des institutions, je me suis arrêté en chemin, en juxtaposant quelques grands systèmes d’opposition illustrés par des exemples ad hoc. Je me propose dans cette conclusion de schématiser un peu plus, non que le réalisme soit à bannir, mais parce que le propos de l’exercice (comment utiliser les outils de l’analyse économique pour décrire la régulation des systèmes de santé) vise plus au schéma qu’à la description.

54Au total, deux grands types de régulation tentent de concilier maîtrise budgétaire, qualité, équité et innovation : le contrôle ex-ante et le marché. Dans le premier, le régulateur central fait travailler les producteurs de soins, intervient au cas par cas (il décide par exemple des fermetures d’hôpitaux ou des allocations de ressources technologiques), et dirige plus qu’il n’incite. Dans le second, le régulateur fixe des règles ex-ante et laisse ensuite les acteurs arriver au résultat qui leur paraît le meilleur. Tout semble indiquer que, dans un univers de la production de soins de plus en plus complexe et reposant sur l’innovation technologique, la seconde option est plus efficace : la régulation par les règles plus que par le réglage rend les politiques lisibles et prévisibles, ce qui attire les « investisseurs » (les innovateurs) et permet aux producteurs de savoir ce qui leur est demandé et à quel prix. Une telle régulation est certainement recommandée par les tenants de la performance assise sur la valeur des systèmes de santé, car elle permet l’émergence d’une médecine fondée sur les preuves et la responsabilité médicale.

55Elle repose cependant sur un pari, celui de la capacité des patients et de leurs familles à se comporter à un moment ou à un autre comme des consommateurs avisés, ce qui, pour revenir aux termes de notre quadrilemme pose des problèmes d’équité (les diplômés connaissant un médecin se retrouveront dans les guidelines et autres catégories de traitements, les autres perdront au jeu de l’attribution des ressources limitées). Plus généralement, le gain en qualité apparente (par exemple en espérance de vie en santé) lié à la médecine des preuves pourra s’accompagner d’une perte de bien-être de patients désormais traités comme des catégories de risques et plus jamais admis à s’en remettre à leur médecin.
Ce problème du régulateur nous ramène à la question de la confiance et de la gestion de l’incertain dans le domaine de la santé, soulevé par Arrow dès 1963 (Arrow, 1963). Sa réponse était que l’agent du malade dans le système ne devait pas être motivé par le profit et devait, de ce fait, bénéficier d’un statut de monopole local (protégé de la concurrence et de ces mécanismes, comme les prix paramétriques). En risquant de revenir vers le réalisme, l’expérience britannique des Primary Care Trusts semble s’approcher de ce modèle idéal de régulation.

Notes

  • [*]
    Économiste de la santé, professeur assistant au département d’économie et au département Santé, Vieillissement et Société, à l’université McMaster (Hamilton, Canada).
  • [1]
    Dans un système « national », comme le NHS britannique, la régulation budgétaire consiste à fixer le budget ex-ante – il s’agit le plus souvent d’un exercice politique et rarement d’une discussion sur les besoins en ressources.
  • [2]
    Il peut paraître étrange de considérer que l’analyse coût-efficacité ressort de préoccupations d’équité, alors que le terme même fait appel à l’efficacité. Cependant, si on emploie un critère totalement indépendant de la disposition à payer (ce qui est le cas des QALY), et si, comme il est habituel, on considère que tout gain de QALY a la même valeur, quelle que soit la personne qui en bénéficie, il apparaît que ce critère d’efficacité est en fait un critère égalitariste d’attribution d’une ressource limitée (Hurley, 2000).
Français

Résumé

Cet article passe en revue les principaux modes de régulation des systèmes de santé en Europe et dans les pays riches. Cette régulation vise à concilier quatre objectifs contradictoires : obtenir la meilleure qualité possible pour une dépense contenue, en assurant une distribution équitable et en encourageant l’innovation. L’équité est souvent considérée comme hors champ ; seuls les pays à allocation descendante de ressources en font un problème de régulation à part entière. Mais l’essentiel de la régulation s’intéresse à la conciliation qualité-coût total. Deux approches peuvent être distinguées : l’une traite les producteurs comme des facteurs de production sous la conduite du régulateur, l’autre traite au contraire les producteurs comme des offreurs sur un marché et incite ceux-ci à se conduire de façon optimale pour soigner au mieux sans dépenser trop. Le marché peut être soit stimulé par un planificateur central soit réellement instauré en laissant les acheteurs – les patients (qui ne sont pas toujours bien placés pour cela) – choisir les producteurs offrant la meilleure qualité au meilleur prix. La régulation par le marché doit donc inventer des acteurs intermédiaires entre consommateurs finals et producteurs. Les arguments (contradictoires) justifiant les différents types d’intervention du régulateur en matière d’innovation sont enfin listés.

Bibliographie

  • ARROW K. J., (1963), « Uncertainty and the welfare economics of medical care », AER.
  • BOCOGNANO A., COUFFINHAL A., GRIGNON M., MAHIEU R., POLTON D., (1998), Mise en concurrence des assurances dans le domaine de la santé : théorie et bilan des expériences étrangères, Credes/Insee, rapport 1243.
  • CASH R., GRIGNON M., POLTON P., (2004), « L’expérience américaine et la réforme de la tarification hospitalière en France – commentaire de l’article de J. Newhouse », Économie Publique, 13 (2003/2), p. 35-47.
  • CHALKLEY M., MALCOMSON J. M., (2000), « Government purchasing of health services », in Culyer A. J., Newhouse J. P. (ed.), Handbook of Health Economics, chapter 15, North Holland Elsevier.
  • DEPARTMENT OF HEALTH, (2006), 2006-07 and 2007-08 PCT Revenue Allocations : a Short Guide, site : http://www.dh.gov.uk/assetRoot/04/11/50/44/04115044.pdf.
  • DURIEZ M., (1999), « Réformes des systèmes de santé en Europe : convergences ? », La Lettre du Collège, Paris.
  • EVANS R. G., (2002), Raising the Money : Options, Consequences and Objectives for Financing Health Care in Canada, Commission on the Future of Health Care in Canada, Discussion Paper #27.
  • GRIGNON M., PARIS V., POLTON D., (2004), « Influence of physician payment methods on the efficiency of the health care system », in Forest P.-G., Marchildon G. P., McInstosh T. (ed.), Changing Health Care in Canada : The Romanow Papers vol. 2, University of Toronto Press.
  • HURLEY J., (2000), An Overview of the Normative Economics of the Health Sector, in Culyer A. J., Newhouse J. P. (ed.), Handbook of Health Economics, chapter 2, North Holland Elsevier.
  • MARCHILDON G. P., (2005), Health Systems in Transition : Canada, WHO Regional Office for Europe on Behalf of the European Observatory on Health Systems and Policies, Copenhagen.
  • En ligneNEWHOUSE J. P., (2004), « Reimbursing for Health Care Services », Économie Publique, 13 (2003/2).
  • NICE, (2006), Press Release : NICE response to appeal court ruling on Herceptin, http://www.nice.org.uk/page.aspx.
  • OBERLANDER J, MARMOR T., JACOBS L., (2001), « Rationing medical care : rhetoric and reality in the Oregon Health Plan », Canadian Medical Association Journal, 164 (11) : 1583-87.
  • OCDE, (2003), A Disease-Based Comparison of Health Systems : What is Best and at What Cost ?, Paris.
  • OREGON HEALTH SERVICES COMMISSION, (1991), Prioritization of Health Services : A Report to the Governor and Legislature, Oregon Health Services Commission, Salem USA.
  • POLTON D., (1999), « Éditorial : la convergence des systèmes de santé », La Lettre du collège, Paris, Mars.
  • En ligneRICE T., BILES B., BROWN E. R., DIDERICHSEN F., KUHN H., (2000), « Reconsidering the role of competition in health care markets : introduction », Journal of Health Politics Policy and Law, 25 (5), p. 863-878.
  • RINTALA M., (2003), Creating the National Health Service : Aneurin Bevan and the Medical Lords, Frank Cass, London.
  • SALTMAN R., FIGUERAS J., (1997), European Health Care Reform – Analysis of Current Strategies, WHO Regional Office of Europe, European Series #7, Copenhagen.
  • STARR P. (1982) The Social Transformation of American Medicine, Basic Books.
  • VAN DE VEN W. P. M. M., ELLIS P., (2000), « Risk Adjustment in Competitive Health Plan Markets », in Culyer A. J., Newhouse J. P. (ed.), Handbook of Health Economics, chapter 14, North Holland Elsevier.
  • WEISBROD B. A., (1991), « The health care quadrilemma : an essay of technological change, insurance, quality of care, and cost-containment », Journal of Economic Literature, 29, p. 523-552.
  • Sur le paiement prospectif pour les hôpitaux, présentations lors du colloque MiRe sur les T2A à l’étranger (US, UK, Belgique, Italie, Portugal, Suisse) : http://www.sante.gouv.fr/htm/dossiers/t2a/colloque/diapos/diapos.htm.
Michel Grignon [*]
Économiste de la santé, il est professeur assistant au Département d’économie et au Département santé vieillissement et société à l’université McMaster (Hamilton, Canada). Il est également chercheur associé au CHEPA (Center for Health Economics and Policy Analysis).
  • [*]
    Économiste de la santé, professeur assistant au département d’économie et au département Santé, Vieillissement et Société, à l’université McMaster (Hamilton, Canada).
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/03/2010
https://doi.org/10.3917/rfas.062.0043
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour La Documentation française © La Documentation française. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...