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1Dans le domaine de la santé, le terme « réforme » est utilisé de manière tellement vague et générale qu’il en perd quasiment toute signification. Tous les pays occidentaux « ré-forment » en permanence leur système de santé où envisagent de le faire. Ainsi, en 2003, un rapport de L’OCDE intitulé « Lessons from the Reform Experience » dressait un catalogue de réformes, qui comprenait notamment les mesures suivantes : extension de la couverture maladie à la population non assurée (États-Unis), amélioration de la couverture pour la population déjà assurée, augmentation du ticket modérateur, amélioration de l’accès aux services de santé, amélioration de la diffusion de l’information sur la qualité des soins, recours accru à des mécanismes d’incitation économique visant à favoriser l’efficacité du système de santé, renforcement de l’importance accordée à la satisfaction des patients et à leur liberté de choix, introduction d’une démarche de « médecine basée sur des faits » (Evidence-Based medicine)[1], utilisation de « groupes homogènes de diagnostic » (DRG [2]), recours accru aux soins ambulatoires, renforcement du rôle des acheteurs vis-à-vis des offreurs de soins, accroissement de la concurrence entre offreurs de soins et entre assureurs, renforcement de l’évaluation des technologies médicales, élaboration de lignes directrices plus précises pour la prescription de médicaments, adoption de procédures plus strictes pour l’admission des médicaments au remboursement etc. (Docteur et Oxley, 2003). Or, si tout est réforme, la réforme n’est-elle pas tout simplement rien de plus que la politique de santé elle-même ?

2L’ubiquité du terme « réforme » et la longueur impressionnante de la liste des réformes adoptées ou annoncées tendent à occulter une question essentielle, inhérente à toute démarche visant à reconfigurer le système de santé : quels objectifs une réforme de la politique de santé est-elle censée poursuivre ? La meilleure réponse à cette question n’est certes pas nouvelle, mais elle reste d’actualité : les réformes visent à améliorer l’accès à des soins de meilleure qualité, à un coût supportable à la fois pour les individus et pour la société. Là encore, en termes d’objectifs à atteindre et de défis à relever, réforme et politique de santé ne se distinguent guère l’une de l’autre. Les trois objectifs énoncés étant notoirement difficiles à concilier, toute initiative de réforme passe systématiquement par la recherche de compromis, avec lesquels la politique de santé doit composer et qui la conduisent parfois dans une impasse.

Trois catégories de réformes

3Si l’on fait abstraction des limites que comporte toute généralisation, la majorité des réformes du système de santé peuvent être classées en trois catégories.

4• La première est composée de mesures destinées à améliorer le système. Ainsi, la collecte et l’analyse de données, les dossiers médicaux électroniques, les tableaux de bord regroupant des indicateurs de performance (report cards), les recommandations de bonnes pratiques, les stratégies de prise en charge globale de la pathologie (disease management) sont quelques-unes des nombreuses mesures destinées à améliorer le fonctionnement du système de santé.

5• La deuxième catégorie regroupe des stratégies destinées à transformer le système : définition explicite de priorités, concurrence régulée (managed competition) ou, dans le cas spécifique des États-Unis, mise en place d’une couverture universelle. Ces mesures correspondent généralement à ce que l’opinion considère comme de « vraies » réformes, parce que même si elles ne transforment pas radicalement le système, elles en modifient le fonctionnement à la base, et non de manière parcellaire.

6• La troisième catégorie, qui regroupe des mesures visant à garantir la viabilité à long terme du système peut paraître paradoxale, puisque les réformes ont en principe vocation à modifier un système, non à le pérenniser ; il n’en reste pas moins que, pour les raisons analysées ci-après, il s’agit peut-être de la catégorie la plus importante des trois.

7Le principal, voire le seul intérêt de cette typologie est de mettre en évidence le rôle central du politique dans la réforme des systèmes de santé. Il ne faut pas entendre par là un ensemble hétéroclite de forces irrationnelles, qualifiées de « politiques » par dérision, qui ferait obstacle aux réformes. Cela signifie plutôt que le processus de réforme pâtit d’un décalage important et croissant entre la théorie et la pratique. La politique de la santé s’apparente de plus en plus à une superstructure sophistiquée, faite d’idées brillantes, s’appuyant sur les piliers chancelants et fragiles que sont la vision politique, les capacités institutionnelles et l’assentiment populaire. Le processus de réforme ne peut pas progresser sans prise en compte de sa dimension politique. Or, tant aux États-Unis qu’en Europe, le facteur politique et les forces politiques ne semblent pas figurer parmi les instruments de navigation qu’utilisent analystes et chercheurs spécialistes des politiques de santé pour s’orienter. Ils font en effet systématiquement abstraction du politique, tout en ayant conscience qu’il peut conduire à l’échec des modèles qu’ils préconisent.
Il suffit, pour en avoir confirmation, de se livrer à un rapide examen de deux réformes, destinées à transformer le système, qui suscitent l’intérêt depuis une quinzaine d’années : la définition de priorités et l’introduction de mécanismes du marché dans le système de santé.

Définition de priorités

8Dans tous les pays occidentaux, on entend toujours la même litanie : « le système de santé est trop coûteux » ; « il n’est ni supportable ni viable » ; « il faut fixer des limites » ; « on doit accepter des restrictions » ; « des choix difficiles voire tragiques s’imposent ; ils doivent être faits ouvertement, dans le cadre d’une politique sociale transparente, et non implicitement par les payeurs et les offreurs de soins »…

9Les critères traditionnels utilisés pour accorder une prise encharge par le système de santé – par exemple la nécessité médicale ou le caractère approprié des soins – sont trop imprécis et trop généreux. Il convient donc de regrouper les priorités dans des listes définissant ce qui est couvert, c’est-à-dire précisant quels services et soins sont expressément inclus dans la couverture ou en sont exclus. Les outils d’évaluation du rapport coût-efficacité peuvent séparer, parmi les soins, le bon grain de l’ivraie. Et les responsables de la politique de santé peuvent distinguer ce qui doit continuer à relever de la responsabilité de la collectivité et ce que les individus doivent payer pour leurs propres soins.

10Malgré l’intérêt qu’a suscité la définition de priorités et l’abondante littérature dont elle a fait l’objet, il est frappant de constater à quel point les grands discours sont restés lettre morte. Ainsi, dans les systèmes d’assurance maladie européens, il est rare que des listes de prestations de base ou des paniers de soins supplantent les listes nationales de médicaments remboursables.

11L’Oregon Health Plan (OHP) constitue l’archétype des listes de priorités en matière de santé. Au début des années quatre-vingt-dix, l’État de l’Oregon, confronté à un dilemme moral pour déterminer la population et les services couverts par le dispositif Medicaid (financé par des fonds publics) a élaboré, sur la base d’une évaluation des attentes de la population et d’outils d’analyse des coûts et bénéfices des soins, une liste hiérarchisant les soins et services par ordre de priorité. Le Parlement de l’État a été chargé de fixer le montant des fonds alloués au dispositif Medicaid au titre d’un exercice budgétaire donné et de les répartir ensuite entre les différents postes de la liste, en commençant par le plus prioritaire, jusqu’à une « ligne budgétaire », au-dessous de laquelle les soins et services ne sont pas pris en charge par Medicaid.

12Créé il y a une quinzaine d’années, l’OHP a suscité beaucoup d’intérêt dans le monde entier, mais la réalité des restrictions de prise en charge et de la « hiérarchisation des priorités » n’a pas été bien cernée. Tout d’abord, L’OHP ne s’adressait qu’à une partie de la population bénéficiaire du Medicaid (les mères et enfants défavorisés, les personnes âgées et handicapées). Par ailleurs les participants aux réunions organisées pour définir les priorités se sont peu renouvelés ; de plus, d’après les estimations, quelque 70 % d’entre eux travaillaient dans le secteur de la santé ou de l’hygiène mentale. La hiérarchisation des priorités a davantage été le résultat d’un « jugement subjectif » que de calculs objectifs. Les choix difficiles ont, dans une large mesure, été évités, seul un petit nombre de soins et services, à faible valeur thérapeutique, ayant été exclus de la couverture.

13Du fait que l’OHP prenait en charge toutes les consultations et actes à visée diagnostique, il arrivait qu’il couvre également, de facto, les traitements dispensés dans le cadre des consultations. Les comorbidités permettaient aux praticiens de disposer d’une certaine latitude en matière de cotation et de facturation des actes. La politique de maîtrise des coûts, telle qu’elle a été mise en œuvre, n’a permis de réaliser que des économies minimes, estimées à 2 % sur les cinq premières années de fonctionnement du plan.

14L’extension de la couverture par Medicaid, qui allait de pair avec l’OHP, n’a pas tant été financée par les économies réalisées grâce à la liste des priorités, que par de nouvelles recettes fiscales (augmentation des taxes sur les cigarettes, compensation par le budget fédéral des nouvelles dépenses de l’État pour le programme Medicaid à raison de 60 cents pour 40 cents de dépenses nouvelles) et par l’introduction du managed care dans le dispositif Medicaid.

15Malgré sa notoriété, le plan n’a pas fait d’émules dans les 49 autres États américains. L’OHP a été, par nature, un cheval de Troie qui, sous couvert d’engagements à faire des choix, à maîtriser les coûts et à réaliser des économies, a légitimé l’extension de la couverture maladie et l’a introduite dans la politique de santé (Jacobs et al., 1999 ; Leichter, 1997 ; Brown, 1991).

16L’autre stratégie célèbre en matière de définition de priorités – consistant à tracer une ligne de démarcation entre les soins et services relevant d’une prise en charge de la collectivité et ceux devant être assumés individuellement – ne s’est guère traduit que par l’établissement de listes explicites de priorités et de paniers de soins.

17Au début des années quatre-vingt-dix, les Pays-Bas ont été le théâtre d’un débat long et complexe sur la voie à suivre pour tracer une telle ligne de démarcation. L’issue de ce débat est fort bien résumée par Michael Harrison : le projet du gouvernement, consistant à hiérarchiser les priorités sur la base de critères « de nécessité, d’efficacité, d’efficience et de responsabilité des patients dans la prise en charge des soins aux coûts élevés et aux bénéfices attendus limités » a été mis en échec par « l’opposition des prestataires de soins, de larges droits d’accès aux soins et l’engagement de la classe politique vis-à-vis du principe de solidarité ». Le gouvernement lui-même a proposé d’intégrer la « quasi-totalité des soins et services dans le panier des soins légalement couverts – sans évaluation de leur nécessité, efficience ou efficacité ». Les initiatives prises au milieu des années quatre-vingt-dix pour introduire des changements « très marginaux », en mettant fin à la couverture des soins dentaires pour les adultes et de certains actes de physiothérapie, se sont heurtées à une opposition qui a contraint le gouvernement à renoncer à la diminution de la prise en charge des soins dentaires (Harrison, 2004).
Parallèlement, aux États-Unis, la longue lutte menée pour que le rapport coût-efficacité soit pris en compte dans les décisions de prise en charge par Medicare s’éternise (Gillick, 2004).
De part et d’autre de l’Atlantique, la stratégie consistant à fixer des priorités n’a généralement joué qu’un rôle secondaire, bien que son apparition soit très souvent considérée comme un événement à marquer d’une pierre blanche dans les annales de la politique de santé. Plusieurs facteurs concourent à expliquer que la définition des priorités ait – du moins jusqu’à présent – suscité l’enthousiasme chez ceux qui en parlent, mais pas chez ceux qui sont chargés de l’appliquer (Gelijns et al., 2005).

L’incertitude

18Les priorités sont difficiles à définir parce que le domaine médical innove en permanence et que l’innovation est génératrice d’une grande incertitude. Les études contrôlées et randomisées, qui ont valeur de références, ne sont que le commencement de « données probantes » (définitive evidence), car elles ne sont, dans leur majorité, recueillies que dans le cadre des applications cliniques (Gelijns et al., 1998). Ainsi, pendant que les chercheurs recueillent et analysent avec soin les données sur lesquelles repose la médecine basée sur les preuves (EBM), des myriades de nouveaux médicaments, appareils médicaux et techniques thérapeutiques font leur apparition, et les données sur les traitements évoluent en fonction de l’expérience clinique. Il s’ensuit que les acteurs chargés de déterminer les priorités ont constamment une ou deux longueurs de retard. Un long chemin a certes été parcouru et continue de l’être très rapidement en matière de données probantes – et d’EBM –, mais l’incertitude augmente plus vite encore.

L’organisation

19Tant en Europe qu’aux États-Unis, les organisations représentant usagers et patients (malades atteints du sida, du cancer du sein, de sclérose en plaques et d’autres maladies et handicaps), soucieux d’éviter que « leurs » médicaments, appareils et soins ne soient relégués en bas de la liste officielle des priorités, sont de plus en plus nombreuses et exercent une influence croissante sur la politique de santé. Tout progrès sur le terrain de l’analyse de la politique de santé est compensé (voire dépassé) par un renforcement de l’organisation politique des usagers.

La politique

20Dans de nombreux pays, les pouvoirs publics tentent de renforcer leurs efforts en matière d’analyse des politiques de santé en créant des groupes d’experts – comme le National Institute for Clinical Excellence (NICE) en Grande-Bretagne – censés dépolitiser les décisions prises concernant la couverture maladie. Ces instances ont vocation, non pas à mettre en œuvre le processus de définition de priorités dans son ensemble (il ne leur appartient pas d’établir des listes ou des paniers de soins), mais plutôt à prendre des décisions ad hoc sur des médicaments, appareils ou techniques thérapeutiques spécifiques, en se basant sur leur rapport coût-efficacité. Cette dépolitisation a cependant ses limites. Ainsi, la décision d’exclure de la prise en charge un médicament contre la grippe risque de mécontenter des usagers peu organisés, qui ne sont utilisateurs du médicament que de manière transitoire et saisonnière. Il en va tout autrement si la même décision concerne un médicament utilisé par les malades atteints de sclérose en plaques. Les bénéfices thérapeutiques sont immenses, tandis que même les meilleures instances d’expertise disposent d’un capital politique limité. Leurs responsables doivent donc manœuvrer avec prudence (Syrett, 2003).

La transparence

21Même si le manque de certitudes dans le domaine médical, les questions d’organisation et de politique ne faisaient pas tant obstacle aux réformes, il resterait difficile de définir « correctement » des priorités. En Europe, les détracteurs de L’Oregon Health Plan soulignent ses prétendues lacunes normatives. Selon eux, la détermination des priorités doit relever d’une démarche démocratique, équitable, participative, non discriminatoire et (bien sûr) transparente. Or, même si chacun veut et peut participer, le pluralisme peut induire un blocage (pluralistic stagnation) qui risque de signer l’échec du processus de réforme (Beer, 1969) ; la démarche qui a pour objectif de définitir des priorités risque alors d’être mise en péril par les luttes de pouvoir qu’elle est, d’une certaine manière, censée éviter.
Il n’est pas exclu que les pouvoirs publics imposent la définition de priorités. Toutefois, des resistances viendront des différents éléments décrits ci-dessus. Pour aller jusqu’au bout de la logique qui sous-tend la définition explicite de priorités, il faut revenir aux problèmes qui ont inspiré au départ cette démarche.

Les mécanismes de marché

22Les modèles qui promettent de transformer le système de santé en renforçant les mécanismes incitatifs et en supprimant toute entrave à la concurrence ont suscité un véritable engouement des deux côtés de l’Atlantique. Ce changement paradigmatique, selon lequel la santé peut et doit être considérée comme un marché comme les autres, est peut-être la plus grande révolution conceptuelle de ces trente dernières années. Les économistes ont été enthousiasmés à l’idée d’impulser une réorganisation (voire, pour reprendre les termes d’Alan Maynard, une « redésorganisation ») de la politique de santé qui n’avait que trop tardé). Quant aux pouvoirs publics, las de se battre sur les prix avec les offreurs, ils ont vu dans les mécanismes de marché de nouveaux moyens pour agir à la fois sur les prix et (surtout) sur les volumes, dans un contexte où les gaspillages étaient réputés importants et mal maîtrisés.

23Les mécanismes de marché sont toutefois divers.

24• Le managed care – auquel la France est apparemment en passe de se convertir avec retard – (Rodwin et Le Pen, 2004) est souvent considéré comme la pierre angulaire de toute réforme fondée sur le marché. Toutefois, des instruments de régulation comme la mise en place du « médecin traitant » (praticien de premier recours jouant un rôle de filtre à l’entrée du système, auquel les Français doivent désormais s’adresser avant de consulter un spécialiste) pourraient bien ne pas suffire.

25• La mise en place d’organisations de réseaux coordonnés de soins (managed care organizations, MCO), habilitées à exercer un contrôle financier et administratif vis-à-vis des prestataires de soins, peut également être nécessaire. Cependant, à défaut d’une forte concurrence entre ces organisations, celles-ci risquent de manquer de motivation pour mettre en œuvre ce contrôle.

26• Par ailleurs, la concurrence pouvant être à l’origine de dysfonctionnements du marché – tromperie des consommateurs, sélection des risques, carence en matière de soins –, elle doit être encadrée strictement par des règles publiques. Alors que les États-Unis ont systématiquement rejeté l’aspect « régulation » de la concurrence régulée, la Grande-Bretagne, les Pays-Bas, l’Allemagne et la Suède, par exemple, ont reconnu qu’une régulation publique était nécessaire pour éviter que la concurrence nuise à la solidarité et à l’équité tout en admettant que les mécanismes de marché pouvaient être à l’origine des gains d’efficience recherchés.
Les effets positifs de ces stratégies innovantes l’emportent-ils sur leurs effets négatifs ? Cela peut être débattu, mais force est de constater que le bilan européen en matière de concurrence régulée est décevant. Trois facteurs expliquent que les systèmes de santé n’aient pas été le moins du monde transformés par l’introduction des mécanismes du marché.

Facteurs institutionnels

27Il n’est pas facile pour les offreurs et les organismes officiels complexes que sont, par exemple, les caisses d’assurance maladie ou les autorités sanitaires régionales (District Health Authorities, en Grande-Bretagne) de passer d’un mode de coopération bien établi à un système – concurrence oblige – reposant sur des comparaisons impitoyables et une politique d’achat agressive. Les mécanismes incitatifs n’agissent pas comme des formules magiques : ils doivent faire leur chemin progressivement pour être acceptés par des institutions qui peuvent y être hostiles. La contractualisation sélective par les assureurs pose un problème particulier dans des pays qui, depuis des années, se refusent à ce que leurs systèmes d’assurance maladie travaillent avec des groupes fermés de praticiens ou avec des praticiens avec lesquels des conditions préférentielles ont été négociées (« preferred providers »).

Facteurs techniques

28La concurrence régulée suppose des outils techniques complexes et coûteux : technologies de l’information plus nombreuses et plus performantes, mesures d’évaluation de la qualité, données à la disposition des usagers et, évidemment, formules de paiement permettant de tenir correctement compte des risques encourus par des régimes d’assurance régis par des règles qui rendent la concurrence obligatoire, mais interdisent de refuser l’adhésion d’individus malades et gros consommateurs de soins. Les responsables politiques risquent de ne pas comprendre l’importance de cette infrastructure et les raisons pour lesquelles sa mise en place est longue et coûteuse.

Facteurs politiques

29Les responsables de la politique de santé sont pressés d’engranger les gains d’efficience résultant de la concurrence régulée, mais refusent de renoncer à ce que l’État contrôle les budgets, le personnel et les établissements tant que les économies n’ont pas commencé à s’accumuler. Or, ce contrôle entrave probablement la concurrence censée permettre les gains d’efficience en question. Ce paradoxe classique de l’œuf et de la poule mécontente les chantres du marché autant que les responsables de la politique de santé, dont la volonté de contrôler est plus forte que celle de faire confiance.

30Les pays européens, qui peuvent déjà s’appuyer sur une couverture universelle et un cadre réglementaire relativement exhaustif, disposent de plus de moyens que les États-Unis pour mettre en œuvre le volet « régulation » de la concurrence régulée, tandis qu’il leur est plus difficile d’introduire le volet « concurrence ». Toutefois, les Pays-Bas constituent peut-être une exception notable, les « ajustements techniques et institutionnels introduits ces dix dernières années étant susceptibles de faciliter la mise en place de la concurrence régulée » (Helderman et al., 2005). Aux États-Unis, au contraire, où la concurrence non régulée est la norme, les pouvoirs publics refusent de lui substituer un système dans lequel les mécanismes du marché seraient encadrés par l’État. De part et d’autre de l’Atlantique, la concurrence régulée est considérée comme relativement séduisante en théorie, mais son coût technique, institutionnel et politique apparaît de plus en plus clairement. Les expériences d’introduction de mécanismes du marché dans le système de santé ont provoqué un tollé parmi les prestataires de soins, inquiets à l’idée que les acheteurs pourraient exercer un contrôle accru sur leurs pratiques et leur demander de les justifier. Quoi qu’il en soit, aucune de ces expériences ne peut être considérée comme ayant transformé le système de santé.

Retour aux bonnes vieilles recettes

31La définition de priorités et l’introduction de mécanismes du marché dans les systèmes de santé n’ayant pas apporté les transformations promises, les responsables de la politique de santé sont désormais à court d’idées brillantes pour réformer les systèmes de santé occidentaux, notamment lorsqu’ils font de la maîtrise des coûts leur priorité. La principale idée « nouvelle » méritant l’attention – augmenter la participation des patients au coût de leurs soins – est bien sûr une vieille recette qui, appliquée sans modération, pourrait se révéler politiquement explosive. Les citoyens occidentaux attendent, en effet, de l’État qu’il leur fournisse des soins et services médicaux en quantité suffisante et en assume le coût. Les États-Unis font évidemment exception à cette règle, même s’ils se démarquent moins des autres pays qu’on ne pourrait l’imaginer, compte tenu de leur engouement pour le financement public des innovations médicales, du fait que quelque 130 millions de citoyens relèvent de dispositifs publics, des avantages fiscaux auxquels donne lieu la souscription d’une assurance maladie par l’intermédiaire de l’employeur et de la place prépondérante qu’occupent les institutions publiques dans les services sociaux. Beaucoup de pays européens appliquent certes un ticket modérateur, mais il est rarement très élevé et de nombreux cas d’exonération sont prévus (pour les femmes enceintes, les handicapés, les anciens combattants, etc.). Aucun de ces pays n’entend revenir sur son engagement à garantir solidarité et couverture universelle et il est peu vraisemblable que des nouveaux instruments tels que les comptes d’épargne santé (health savings accounts), qui accélèrent la rupture, à long terme, des États-Unis avec les mécanismes de mutualisation des risques et de redistribution des ressources via l’assurance maladie, parviennent à s’imposer sur le vieux continent.

32Tant en Europe qu’aux États-Unis, les années quatre-vingt-dix ont été marquées, en théorie (et en tout cas dans le discours) par une volonté courageuse de lutter contre le gaspillage caractérisant les systèmes de santé. Aux États-Unis, la manifestation la plus éclatante de cette volonté de rationalisation est, bien sûr, le plan Clinton de 1993-1994. Ce plan, d’une construction élaborée et complexe, promettait d’instaurer une couverture universelle, de réorganiser l’ensemble du système, de ralentir la hausse des dépenses de santé pour la ramener au niveau de l’inflation et de réaliser suffisamment d’économies pour réduire le déficit du budget fédéral à peau de chagrin. L’échec spectaculaire du plan a démontré qu’il était beaucoup plus facile de dénoncer les « gaspillages » que de les éliminer (Glied, 1997) (de même, qu’il est plus facile d’établir des recommandations pour la pratique et des listes de priorités que d’amener la majorité des praticiens à les mettre en œuvre dans leur pratique quotidienne). De toute évidence, dans les pays occidentaux, les responsables de la politique de santé refusent certes de renoncer à lutter pour maîtriser les dépenses, mais la majorité d’entre eux semble avoir compris qu’il n’existe pas de remède miracle susceptible d’agir instantanément.

33Dans le même temps, une pensée révisionniste sur les causes et conséquences des multiples maux du système de santé contribuent à accroître la perplexité des responsables de l’action publique face au rétrécissement continuel de l’éventail des solutions possibles. Des analystes influents ont brossé un tableau de l’économie politique de la santé, en apportant de nouvelles touches, selon eux, la technologie et l’innovation technique sont au cœur du système et des dépenses de santé (Fuchs, 1986 ; Newhouse, 1993). Ils estiment que cette technologie est, pour l’essentiel, une « bonne chose », ses bénéfices l’emportant sur ses coûts (Glied, 1997 ; Cutler 2004). La population qui veut profiter de ses bénéfices thérapeutiques croissants est consciente que le progrès médical est la principale cause d’augmentation des dépenses de santé (Fogel 2000), est prête à payer pour en profiter, et elle refuse de se voir répondre qu’elle ne peut pas en bénéficier. Le problème ne réside pas en réalité dans le niveau et l’augmentation du coût de la santé, mais dans la question de savoir si ce coût et sa progression laissent suffisamment de ressources à la population pour acheter les autres « bonnes choses » qu’elle veut posséder (Chernew et al., 2003). À court terme, les pays occidentaux modernes – que leurs dépenses de santé soient supérieures de 1,2 % à la croissance du PIB (Europe) ou de 2,5 % (États-Unis) – seront probablement en mesure d’assumer le coût de ces progrès médicaux constants, si les pouvoirs publics acceptent des compromis et des coûts d’opportunité. Il faudrait donc arrêter de considérer l’augmentation de la part du PIB consacrée à la santé comme la preuve du gaspillage qui règne dans les systèmes de santé (Zweifel, 2005).
Ce changement de cap théorique plonge les responsables de la politique de santé dans la perplexité quant à la stratégie à adopter. Il est, de prime abord, réconfortant de penser qu’il ne faut pas tant s’inquiéter des dépenses de santé que se réjouir des bénéfices qu’elles procurent. Cependant, la santé est, plus qu’aucune autre sphère de l’action publique, soumise en permanence à diverses influences : attentes de la population, exigences des offreurs de soins, augmentation des besoins en matière de traitement des maladies chroniques, défis démographiques (y compris l’immigration) et enfin – et peut-être surtout – innovation médicale incessante, qui donne constamment naissance à de nouveaux médicaments, appareils et techniques thérapeutiques ayant une véritable valeur clinique. Les dépenses semblent condamnées à augmenter indéfiniment et de manière incontrôlable. Le système de santé est certes créateur d’emplois et de croissance économique, mais les domaines de l’action publique qui supportent les coûts d’opportunité qu’il impose ont également d’ardents défenseurs politiques, qui se refusent à admettre que la société peut se permettre davantage de soins et de services médicaux aux dépens d’autres « bonnes choses ». Parallèlement, la nouvelle théorie, selon laquelle la meilleure manière de maîtriser les coûts est d’augmenter la part laissée à la charge des patients, tend à inquiéter les responsables de la politique de santé plus qu’à les rassurer.

34Ainsi, des deux côtés de l’Atlantique, la politique de santé s’oriente vers :

  • un engagement réaffirmé, en Europe, vis-à-vis des principes de solidarité, d’équité et d’universalité (et aux États-Unis, un passage progressif d’une couverture privée à une couverture publique) ;
  • une augmentation des coûts et une diminution du nombre d’instruments disponibles pour les contenir ;
  • une complexité croissante du système sous l’effet des mesures visant à l’améliorer (technologies de l’information par exemple), qui, quoi qu’en disent leurs nombreux partisans, fonctionnent essentiellement aux marges du système ;
  • l’introduction continuelle d’innovations médicales à la fois bénéfiques et coûteuses, que les leaders politiques et les responsables des budgets ne se sentent pas capables de réguler.
En d’autres termes, les responsables de la politique de santé, tout en étant inquiets et démunis face aux besoins du système, sont moins séduits que par le passé par les recettes que proposent les analystes.

Réformer pour pérenniser

35Il y a un quart de siècle, Victor Fuchs a résumé en ces termes le problème central de la politique de santé : « Si nous voulons un système de santé qui offre à la population ce qu’elle attend, nous ne devons pas espérer qu’il soit très performant en termes de coût par vie sauvée » (Fuchs, 1979). Qu’ils souscrivent ou non à cette idée, les responsables de la politique de santé sont dans une situation inconfortable et cherchent tant bien que mal à faire en sorte que le système « offre à la population ce qu’elle attend », essentiellement en augmentant la fiscalité pour couvrir les dépenses à mesure qu’elles augmentent, autrement dit en engageant des réformes destinées à assurer la viabilité à long terme du système.

36La France, par exemple, a répondu aux doléances des employeurs concernant les charges financières imposées par le système de sécurité sociale en transférant une part non négligeable du financement de l’assurance maladie, des cotisations sociales vers la cotisation sociale généralisée (CSG), un impôt dont l’assiette est plus large.

37L’Allemagne projette d’augmenter la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) de 3 %, notamment pour alléger les charges sociales (y compris de l’assurance maladie) pour les employeurs.

38Les États-Unis, dont les dirigeants ont tout simplement érigé l’allègement de la pression fiscale au rang de premier commandement du credo politique contemporain, financent les nouvelles mesures – par exemple la prise en charge des médicaments pour les personnes âgées – par une augmentation du déficit budgétaire fédéral (la réforme de Medicare – Medicare Modernization Act – coûtera quelque 725 milliards de dollars sur dix ans). En revanche, le recours, pour couvrir d’autres dépenses de santé, aux taxes sur le tabac et aux dommages et intérêts perçus dans le cadre de procès intentés contre les fabricants de tabac évoque l’approche européenne.

39Contrairement aux jérémiades du Wall Street Journal, les pouvoirs publics européens n’augmentent pas la pression fiscale de gaieté de cœur, ils cherchent donc, parallèlement, à se couvrir sur le plan politique.

40Premièrement, ils enjolivent et exagèrent leur discours sur les menaces qui guettent l’avenir financier du système, dans l’espoir que cette pression sur les caisses d’assurance maladie, les prestataires de soins et les usagers se traduira par une diminution (fût-elle modique) du montant des ressources supplémentaires à trouver.

41Deuxièmement, ils plaident de nouveau en faveur de la définition de priorités, de l’analyse du rapport coût-efficacité, de la médecine basée sur des faits (EBM), de l’évaluation des technologies, de la création de groupes d’experts, non pas tant parce qu’ils jugent ces mesures capables de transformer le système, que parce qu’elles « font bien » dans les communiqués de presse et les livres blancs et parce que des gains d’efficience marginaux valent mieux qu’une absence totale de gains.

42Troisièmement, ils cherchent des moyens politiquement acceptables pour atténuer l’impact financier de l’introduction continuelle de nouvelles « bonnes choses » dans le système. Ainsi, ils peuvent différer la mise sur le marché et la diffusion de nouveaux médicaments, appareils et techniques thérapeutiques tant qu’ils sont officiellement au stade « expérimental » ou décider que ces nouveaux traitements ne seront couverts que sous certaines conditions relatives aux praticiens ou aux établissements habilités à les dispenser ou encore aux indications cliniques pour lesquelles ils sont utilisés. Ils peuvent également subordonner l’arrivée de ces nouvelles thérapeutiques à la suppression ou à la diminution de la couverture de celles qu’elles remplacent.

43Cet ensemble de stratégies – augmentation des recettes, exagération du discours, bricolage administratif, mise sur le marché et diffusion occasionnelles de nouvelles technologies – crée la confusion (y compris chez ceux-là même qui en sont les artisans), mais, en l’état actuel de la situation, c’est sans doute l’approche la plus sensée (voire la seule approche réaliste). Les réformes les plus importantes sont celles qui visent à garantir la viabilité du système en trouvant des recettes nouvelles et en effectuant des transferts entre différents types de recettes. Les autres stratégies signalées ne sont, par nature, que commentaires politiques sur ces improvisations budgétaires. Les analystes qui cherchent à montrer la voie à suivre devraient se garder de confondre ce qui est accessoire (dont font partie les mesures inspirées de l’EMB et les mesures d’incitation économique) et ce qui est essentiel. Or, ce sont tout simplement les bonnes vieilles règles de gestion des finances publiques – les choix que font les pays en matière de fiscalité et de dépenses – qui continuent d’occuper le devant de la scène dans les pays occidentaux.

44Pour le meilleur ou pour le pire, le principal moyen mis en œuvre par les pouvoirs publics pour offrir à la population le système de santé qu’elle attend consiste à chercher de nouvelles recettes pour le financer. Ces opérations de sauvegarde du système se déroulent en grande partie dans l’ombre, du fait de la complexité technique du problème, d’un obscurantisme politique délibéré et d’une certaine indifférence parmi les analystes des politiques de santé vis-à-vis des manœuvres budgétaires de l’État. Toutefois, ce manque de transparence pouvant entraîner une perte de légitimité, il peut être essentiel, pour garantir la pérennité des réformes visant à assurer la viabilité du système, de trouver le moyen d’impliquer de nouveau la population. C’est pourquoi, une autre stratégie, qui se rencontre en particulier en Europe et en est à ses balbutiements mérite d’être signalée. Il s’agit d’un « mouvement » que les Français appellent « démocratie sanitaire » et qui entend mettre au point des innovations institutionnelles de nature à permettre aux usagers d’exprimer avec cohérence leurs attentes vis-à-vis du système de santé. Il rappelle à chacun que les systèmes de santé sont censés être des instruments humanistes et démocratiques, l’expression politique des droits et revendications des citoyens (Revue française des Affaires sociales, 2000).

45Cette approche est probablement donquichottesque. Les attentes des usagers vis-à-vis de leur système de santé n’ont rien de mystérieux : ils veulent accéder immédiatement à des soins de haute qualité en déboursant le moins d’argent possible. Le problème est précisément qu’ils ne peuvent pas avoir simultanément les trois objets de leur désir et doivent soit accepter les compromis imposés par le marché de la production de soins, soit soutenir que tous les usagers sauf eux et leurs proches doivent faire ces concessions ou se consoler à l’idée que la lutte contre le gaspillage, la fraude, les abus et les prix excessifs finiront par avoir raison de la nécessité de faire des choix difficiles. Les innovations de la « démocratie délibérative », qui font couler beaucoup d’encre parmi les théoriciens de la politique, pourraient permettre que les usagers aient une conscience plus aiguë de la complexité des problèmes. Il n’en reste pas moins que la « démocratie délibérative » est en grande partie très artificielle et que sa valeur pédagogique est discutable. Peut-être la démocratie telle que la conçoit Schumpeter – une lutte concurrentielle entre élites – est-elle le meilleur résultat auquel il soit possible de parvenir dans ce domaine : professionnels, analystes, politiques et autres élites lutteraient les uns contre les autres pour influencer la politique de santé, sous le regard passif et admiratif de l’usager moyen ? Toutefois, des questions s’imposent : nos sociétés ne peuvent-elles pas faire mieux que sonder superficiellement l’opinion ou organiser des réunions publiques de temps à autre ? N’y a-t-il pas de moyens meilleurs pour institutionnaliser la démocratie participative en matière de définition de la politique de santé ?

46Malgré le manque de recul dans ce domaine, quelques expériences méritent d’être signalées.

47• La première illustre le progrès du fédéralisme. Ainsi, après l’ambitieuse réforme du système de santé engagée en 1978, l’Italie a mis tout en œuvre pour garantir l’équilibre entre l’échelon national, qui définit les politiques, et les niveaux régional et local. Après de multiples vicissitudes –, les régions reprochant au gouvernement de leur donner trop de directives et trop peu de moyens et le gouvernement accusant les régions de gaspiller les fonds qu’il leur donne – le système se rapproche actuellement du modèle canadien, dans lequel de grands principes nationaux définissent les conditions de répartition des fonds entre les régions, qui disposent d’une généreuse marge de manœuvre pour les utiliser (France et Taroni, 2005 ; France, 2001). La question de savoir si cette dernière version du modèle de décentralisation à l’italienne rapproche la politique de santé des citoyens et dans quel sens elle le fait, mérite d’être étudiée de près, de même qu’il conviendrait de s’intéresser à la question, plus générale et trop négligée, des rapports entre fédéralisme et politique de santé.

48• Deuxièmement, les pays pourraient essayer de favoriser la participation des citoyens à l’élaboration des politiques au sein du gouvernement central. La composition du Haut Conseil pour l’avenir de l’assurance maladie, qui a élaboré la loi d’août 2004 réformant le système de santé français, constitue, à cet égard, un cas exemplaire. Convaincus que l’opposition à la réforme Juppé de 1996 s’expliquait en partie par le fait qu’elle avait été conçue et promulguée par quelques élites, les responsables en charge de la réforme suivante ont mis sur pied un conseil de 53 membres, comprenant, parmi de multiples parties intéressées, trois représentants des usagers. Comme cela était prévisible, la légitimité de certains représentants a été remise en cause : ainsi, les syndicats ont soutenu qu’il leur revenait de représenter les usagers ; les victimes de maladies nosocomiales ont déclaré que ni les « usagers », ni les « patients » n’étaient en mesure de saisir et de faire comprendre la spécificité de leur problème ; la représentation a donc failli sombrer. Enfin, comme toujours, la question de la « juste » pondération des revendications des uns et des autres n’a pas été résolue (et est en réalité insoluble). Il n’en reste pas moins que les auteurs de la réforme affirment que l’expérience a contribué à faire naître un consensus (du moins jusqu’à présent) en faveur de cette réforme, dans l’opinion publique en général et parmi les différentes catégories d’usagers.

49• Il est également possible de promouvoir la participation et la représentation des usagers lors de l’application de politiques générales à des situations concrètes. Ainsi, en Grande-Bretagne, le NICE cherche le moyen de parvenir à une représentation équitable des usagers, des patients souffrant de maladies spécifiques, des fournisseurs de biens médicaux etc. Il s’agit de déterminer quel secteur devrait être officiellement représenté, qui, au sein de chaque secteur, est habilité à exercer ce mandat de représentation, et à quel(s) stade(s) de la décision ces représentants devraient s’exprimer. Autant de questions controversées à la fois difficiles à résoudre et incontournables.
• Les conférences régionales consultatives constituent un quatrième mécanisme envisageable pour promouvoir la démocratie délibérative dans les débats sur la politique de santé. Ainsi, dans un article intitulé « Les régions réinventent la démocratie participative », publié dans Le Monde du 5 juillet 2005, un président de région reconnaît les avantages indiscutables de la démocratie participative à l’échelon régional : « L’avantage de pratiquer la démocratie participative à l’échelle d’une région, c’est que les gens ne viennent pas parler crottes de chien, mais emploi, environnement, transports, inégalités territoriales… » Pour l’un des participants, la question était : « Comment faire en sorte que ceux qui parlent d’habitude écoutent ? Comment donner aux gens les moyens d’être intelligents ? » (Jérôme, 2005)
• Enfin, il serait également possible de créer des instances régionales et locales spécifiques ou adaptées à la politique de santé. Certains aspects de la réforme Juppé de 1996, en France, en sont une illustration. Ainsi, face à la pénurie de centres de dialyse accessibles dans leur région, les Francs-Comtois atteints d’insuffisance rénale ont, avec le concours de leurs associations représentatives régionales et nationales, mené une habile action de lobbying auprès des nouveaux comités consultatifs et instances de définition des priorités institués dans chaque région par la réforme. Leur objectif était de faire pression sur le préfet de région, la société médicale universitaire, les praticiens de spécialités diverses et autres parties prenantes, pour que de nouveaux services de dialyse soit créés (Bréchat et al., 2003 ; Bréchat et Roger, 2003)
Reste bien sûr à savoir si ces avancées sur le terrain de la participation des citoyens à des instances de décision jusqu’à présent moins accessibles permettent de mieux prendre en compte les revendications des groupes intéressés, mais aussi les attentes plus générales des usagers dans leur ensemble. Peut-être les groupes exprimant de fortes revendications sont-ils voués à représenter les demandes de plus en plus fragmentées et contradictoires des usagers. Ou peut-être ces expériences de démocratie vont-elles faciliter les compromis institutionnels et politiques en intégrant les groupes représentatifs de plus en plus nombreux (représentant les malades atteints de certaines pathologies et autres « intérêts particuliers ») de manière plus harmonieuse dans les instances de décision régionales et locales.

Conclusion

50Les stratégies adoptées en Europe pour renforcer la démocratie sanitaire ont peu d’équivalents aux États-Unis, qui restent attachés au marché et considèrent que le consommateur prime par rapport à la gouvernance politique. Il n’en reste pas moins qu’hormis ce point, l’examen des trois catégories de réformes auquel nous nous sommes livrés met en évidence une parenté surprenante entre le Vieux et le Nouveau Continent. Les stratégies adoptées varient, bien sûr, d’un pays à l’autre, mais ces variations se déclinent généralement sur un même thème : comment les politiques de santé peuvent-elles relever les problèmes communs auxquels sont confrontés les systèmes de santé occidentaux ?

51Aux États-Unis comme en Europe, des réformes visant à améliorer le fonctionnement du système sont esquissées tandis que leurs partisans en chantent les louanges ; le catalogue des réformes annoncées dans les discours présidentiels et ministériels est de plus en plus long et ces mesures contribuent de manière marginale à améliorer l’efficacité et l’efficience des systèmes qui les adoptent. De part et d’autre de l’Atlantique, les responsables de la politique de santé clament haut et fort que la situation actuelle est intenable, dissertent sur le caractère inéluctable de la définition de priorités et sur les vertus du marché, méditent sur le décalage entre l’interprétation des analystes et la réalité de la politique de santé, reculent devant le risque politique que comportent la détermination de priorités et la mise en œuvre de stratégies comme la concurrence régulée, observent avec un certain malaise l’arrivée constante de « bonnes choses » sur le marché de la santé et recherchent des moyens politiquement acceptables d’obliger les usagers à assumer une part plus importante du coût de leur santé. En Europe comme aux États-Unis, les pouvoirs publics s’en tiennent obstinément à de modestes améliorations du système et à des discours passionnés sur sa transformation, qui ont pour seule fonction de les couvrir, sur le plan politique, pendant qu’ils mettent en œuvre leur principale stratégie : la recherche de nouvelles recettes pour assurer la viabilité d’un système de soins dont les dépenses sont condamnées à poursuivre leur hausse, dans un contexte économique où la santé joue un rôle de plus en plus important et de plus en plus positif.

Notes

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Français

Résumé

Dans les pays occidentaux, la réforme du système de santé est devenue une quête incessante qui met en concurrence une multitude de stratégies visant à ce que le système fonctionne mieux. Bien que chercheurs et analystes spécialistes de la politique de santé concentrent leur attention sur les solutions destinées à améliorer le fonctionnement des systèmes de soins (médecine basée sur des faits-EBM–, technologies de l’information par exemple) ou à le transformer (définition de priorités, concurrence régulée), dans la pratique, les réformes qui continuent d’occuper le devant de la scène sont celles qui ont vocation à assurer la viabilité financière du système de santé en trouvant des recettes supplémentaires. C’est finalement à une discipline traditionnelle, en l’occurrence la finance publique, qu’il faut redonner une place dans les débats sur la réforme de la santé.

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Lawrence D. Brown [*]
Professeur de politique et management de la santé à la Mailman School of Public Health de la Columbia University (New York, USA). Ses travaux portent essentiellement sur la dimension politique de la politique de santé aux États-Unis et dans le reste du monde. Il a été rédacteur en chef du Journal of Health Politics, Policy and Law, a dirigé le Public Policy Consortium de la Columbia University, et est membre de l’Institute of Medicine.
  • [*]
    Professeur de politique et de management de la santé à la Mailman School of Public Health de la Columbia University (New York).
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/03/2010
https://doi.org/10.3917/rfas.062.0333
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