Introduction
1Dans la pratique, toute réforme du système de santé passe par la mise en œuvre de stratégies et de mesures diverses, même si elle est toujours motivée par la volonté d’améliorer l’efficience du système et la qualité des soins et de favoriser un accès plus équitable aux prestations de santé. Dans une revue de la littérature, Cassels (Cassels, 1995) brosse un panorama des diverses stratégies et mesures visant à améliorer les performances du système public de santé : décentralisation, y compris coopération avec le secteur privé ; mesures visant à améliorer le fonctionnement des ministères en charge de la Santé ; accès universel à un panier de biens et services de santé de base ; diversification des sources de financement et utilisation d’outils d’approche globale du système de santé pour parvenir à une planification rationnelle.
2Après avoir été l’apanage des pays d’Europe du Nord et de la Suisse, la décentralisation est désormais au cœur de la politique de santé de pays aussi différents les uns des autres que le Portugal, l’Espagne, le Royaume-Uni, la Pologne et la France (Saltman et Bankauskaite, 2006).
3La décentralisation consiste en un transfert de ressources, de fonctions et de prérogatives politiques, fiscales et administratives du centre vers la périphérie (Saltman et Bankauskaite, 2006). Elle n’est pas tant une fin en soi qu’un moyen d’atteindre des objectifs spécifiques (Peckman et al., 2005).
4En général, dans le domaine sanitaire, les fonctions d’administration et de gestion sont déléguées à des organismes locaux, tandis que les autorités nationales restent investies du pouvoir politique (déconcentration). Certains pays sont toutefois allés plus loin, créant des échelons subnationaux qui jouissent d’une grande indépendance par rapport au gouvernement national en termes de statut juridique et, dans un certain nombre de domaines bien précis, de l’action publique (dévolution).
5La décentralisation est également vue comme le précurseur d’une implication accrue du secteur privé dans le domaine de la santé, dans la mesure où elle augmente la liberté de gestion et conduit à la création d’organismes locaux mieux à même de s’adapter à la demande et aux besoins de leur territoire de compétence, ce qui est le gage de gains d’efficience, d’une amélioration de la qualité et d’une meilleure utilisation des ressources (Kutzin, 1995).
6La décentralisation possède des dimensions administrative (nouveaux modes de gouvernance publique, et approches innovantes conduisant à la création d’entreprises publiques autonomes sur le plan de la gestion, entre autres), fiscale et politique (Saltman et Bankauskaite, 2006).
7La Constitution portugaise fait obligation à l’État de garantir l’accès aux soins sur l’ensemble du territoire et l’équité du financement de la santé. Il doit aussi veiller à l’adéquation des prestations de santé offertes par le secteur privé et réguler l’utilisation des biens et services de santé.
Le système de santé portugais est constitué de trois systèmes :
- le Service national de santé (Serviço Nacional de Saúde, SNS), qui est public, centralisé, universel et fournit, du moins en théorie, une offre de soins complète. Il est financé par la fiscalité directe et indirecte ;
- des régimes spéciaux et des régimes privés obligatoires pour certaines catégories professionnelles (« sous-systèmes de santé ») ;
- des assurances maladie privées volontaires (Bentes et al., 2004).
Historique du système de santé portugais
9L’étude de l’évolution du système de santé portugais ces soixante dernières années permet de distinguer cinq grandes périodes : de 1945 à 1968 ; de 1968 à 1974 ; de 1974 à 1990 ; de 1990 à 2001 et enfin de 2002 à 2005.
De l’après-guerre à la fin des années soixante (1945-1968) : l’État reconnaît ses responsabilités dans le domaine de la santé
10À partir de la fin des années trente, le Portugal a vécu sous un régime dictatorial, reposant sur un parti unique et caractérisé par une restriction des droits civiques et une censure de la presse.
11L’État était compétent en matière de santé publique (fonctions de « police sanitaire »). Il n’avait qu’un rôle supplétif dans le domaine des soins curatifs, et l’offre de soins n’était pas toujours à la hauteur des besoins. L’assistance aux malades incombait aux familles, au secteur privé ou aux services médico-sociaux (Barreto, 1996). Les premiers services sociaux financés par les syndicats ou par l’État sont apparus en 1935 ; le nombre de prestations et la population couverte ont augmenté lentement jusqu’à la création d’un système public de Sécurité sociale après la révolution de 1974.
12Après la guerre, les pouvoirs publics ont reconnu que la situation sanitaire du Portugal était catastrophique et que l’initiative privée ne suffirait probablement pas à inverser la tendance. Ceci a conduit à créer ou à rendre plus autonomes des institutions chargées de programmes verticaux, visant à promouvoir la santé maternelle et infantile, à lutter contre la tuberculose et la lèpre, à éradiquer le paludisme et à traiter les troubles psychiatriques (Sampaio, 1981). Parallèlement, en 1946, une loi majeure a été adoptée dans le secteur hospitalier (organisation régionale, définition des différents types d’établissements, systèmes d’orientation au sein du système hospitalier) et un programme de construction d’hôpitaux a été lancé (bien souvent, une fois l’hôpital construit, l’État en confiait la gestion à des organisations caritatives) (Lopes, 1987). L’État, assimilant souvent « soins de santé » à « soins hospitaliers », a essayé d’étendre l’offre de soins hospitaliers à l’ensemble du territoire, recourant au besoin, comme le prévoyait la loi de 1946, à des « équipes sanitaires mobiles ». Dans le même temps, en 1946, les syndicats ont regroupé les services médico-sociaux qu’ils avaient créés en une fédération des caisses de prévoyance (Federação das Caixas de Previdência), uniformisant à l’échelle du pays les prestations et les soins de santé offerts (à l’origine, seules les dépenses de soins curatifs ambulatoires étaient prises en charge, mais à partir de 1965, les frais hospitaliers ont été partiellement couverts) (Sampaio, 1981).
13Le ministère de la Santé et de la Protection sociale a été créé en 1958, probablement pour faire taire les critiques dont l’État était la cible, l’opposition lui ayant reproché dans le cadre de la dernière campagne présidentielle d’être indifférent à la situation sanitaire du pays. Les médecins de la région de Lisbonne avaient élaboré, avec le concours de l’Ordre des médecins portugais (Ordem dos Médicos), un document très complet dans lequel ils analysaient la situation sanitaire du Portugal et militaient en faveur de la création d’un service national de santé (Ferreira, 1990 ; Campos, 1983).
Ainsi, durant cette période, l’État a augmenté son intervention dans le domaine de la santé, sans pour autant apporter une réponse à la hauteur de la demande. Les guerres coloniales (1961-1974) ont progressivement isolé le Portugal, dans un contexte où le reste du monde était de plus en plus favorable à l’indépendance des colonies et ont conditionné l’ampleur des ressources disponibles pour des utilisations non militaires. Néanmoins, la guerre et la nécessité de disposer de soldats en bonne santé ont peut-être joué un rôle dans certaines évolutions du secteur de la santé.
De la fin des années soixante à la Révolution d’avril (1968-1974) : l’émergence des soins primaires
14En 1968, la libéralisation du régime dictatorial, consécutive à l’accession au pouvoir de Marcelo Caetano, a ouvert la voie au changement (Rosas, 1998). À l’époque, les services de santé étaient fragmentés : ils dépendaient de divers organismes et ministères nationaux et n’étaient pas coordonnés.
15Le système de santé comprenait :
- des services de santé publique (qui remplissaient une fonction de « police sanitaire »), – des institutions publiques coordonnant des programmes verticaux ;
- des services médicaux du régime de sécurité sociale (les Caixas de Previdência, qui fournissaient la majeure partie des soins ambulatoires) ;
- des hôpitaux privés (l’offre de soins hospitaliers relevait, pour l’essentiel, d’associations caritatives à but non lucratif) ;
- des cabinets médicaux privés ;
- des pharmacies et des laboratoires d’analyse médicale.
16En 1968, deux lois importantes portant sur la structure et l’organisation des hôpitaux – y compris non publics – ont été adoptées. En 1970, un bureau chargé de la planification sanitaire a été créé au sein du ministère de la Santé. Il a subi quelques évolutions mais existe toujours. En 1971, une loi majeure sur la réorganisation du ministère de la Santé reconnaît, pour la première fois, la santé comme un droit garanti par l’État avec une référence à la question de l’accès aux soins. Elle prévoit qu’une politique de santé uniforme doit être mise en œuvre sous l’égide du ministère de la Santé et que toutes les actions sanitaires et sociales doivent être coordonnées. Elle plaide également en faveur de la planification sanitaire et de la définition de priorités. Enfin, elle crée des centres médicaux répondant aux objectifs qui devaient, par la suite, être consacrés à Alma Ata (Déclaration d’Alma-Ata, 1978). Malgré son importance, cette loi s’est révélée très difficile à mettre en œuvre, en raison d’un manque de volonté politique. Il a été impossible de coordonner ou d’intégrer les différents systèmes qui dépendaient de divers ministères ou organisations privées. Dans la pratique, cette loi a augmenté le nombre de centres médicaux dépendant du secteur public, sans changer quoi que ce soit d’autre au système de santé.
17Ces centres médicaux souffraient d’un manque chronique de ressources et se limitaient à la protection et à la promotion de la santé maternelle et infantile (y compris vaccinations) et aux examens médicaux prévus par la loi (pour accéder à la fonction publique ou tenir un commerce alimentaire par exemple). Ils n’intervenaient pas dans le champ des soins curatifs, qui continuaient à relever des services médico-sociaux ambulatoires.
18Il a fallu attendre les années quatre-vingt et l’intégration au SNS des services dépendant de la sécurité sociale pour aboutir à un système moins fragmenté.
La phase de libéralisation du régime n’a duré que jusqu’en 1972. La guerre larvée dans les colonies africaines et la montée d’une opposition de plus en plus forte contre une solution militaire au conflit ont joué un rôle déterminant dans le déclenchement de la Révolution des œillets.
De 1974 à 1990 : l’instauration du Service national de santé
19La Révolution d’avril 1974 a permis l’avènement d’un régime démocratique. Elle a également signé l’arrêt immédiat des guerres coloniales, suivi, peu de temps après, de l’accession à l’indépendance des anciennes colonies.
20La décolonisation a contraint de nombreux colons à revenir au Portugal ; ils comptaient dans leurs rangs beaucoup de professionnels de santé, ce qui a fourni des ressources supplémentaires pour étendre la couverture du système public de santé.
21En 1975, une loi a contribué à améliorer l’offre de soins des centres médicaux, en instaurant une période de service minimal obligatoire pour les médecins récemment diplômés (Serviço Médico à Periferia).
22En 1976, la nouvelle Constitution a réaffirmé le droit de tous les citoyens à la santé : « tous les citoyens ont droit à la protection de leur santé et ont le devoir de la préserver et de l’améliorer ». Ce droit est garanti par un Service national de santé qui fournit une offre de soins complète, universelle et gratuite (ce qui devait devenir en 1990 « tendant à être gratuite »).
23La loi sur le SNS, promulguée en 1979, prévoit que les soins ambulatoires fournis par le système de protection sociale seront désormais dispensés par les centres médicaux du SNS. Cette mesure a suscité une opposition considérable et, aujourd’hui encore, des vestiges du système subsistent sous forme de régimes d’assurance maladie obligatoires parallèles, l’affiliation reposant sur la catégorie professionnelle. Ces régimes, souvent qualifiés de « sous-systèmes de santé », couvrent actuellement environ 25 % de la population (Bentes et al., 2004).
24Les services médicaux du système de protection sociale étaient gérés par un conseil d’administration central et par 18 délégations de district, qui ont servi de base à la mise en place de 18 structures, toujours basées sur le district, chargées de coordonner les centres de santé nouvellement intégrés.
25Ces centres étant dans l’incapacité de faire face à la demande croissante de soins primaires, la population s’est tournée vers les services hospitaliers d’urgence, alors que ces derniers n’avaient pas vocation à fournir ce type de soins. La politique de santé a alors changé de cap : l’accent a été mis sur l’amélioration de la réponse des hôpitaux à cette demande, brisant la logique d’intégration des différents niveaux de soins ; et plaçant l’insoluble problème des files d’attente dans l’agenda politique. La décennie suivante a été marquée par des investissements pour construire des hôpitaux et créer des systèmes d’information sur la santé dans les hôpitaux, par les premières réformes du financement des établissements hospitaliers et par des initiatives visant à responsabiliser les médecins hospitaliers (Santos, 1998).
Durant cette période, des progrès considérables ont été réalisés sur le plan sanitaire, l’accès aux soins s’est amélioré et est devenu plus équitable. Toutefois, vers la fin de la décennie, l’augmentation exponentielle des dépenses de santé a placé la maîtrise des coûts au centre de l’agenda politique, où elle figure encore aujourd’hui.
De 1990 à 2001 : priorité à la gestion du système de santé
26En 1990, le cadre réglementaire du SNS a été réformé. Les soins de santé ont cessé d’être « gratuits », pour « tendre à la gratuité » et la santé est devenue une responsabilité partagée entre l’État, les individus et les organisations de la société civile. Dans la pratique, cette réforme a conduit à une contractualisation accrue entre le SNS et le secteur privé, à l’introduction de la possibilité, pour les médecins, d’exercer à titre privé dans les établissements hospitaliers, à l’application de méthodes issues du secteur privé pour la gestion des hôpitaux publics et à l’adoption de mesures d’incitation fiscale visant à encourager l’adhésion volontaire à des assurances maladies privées.
27Cette loi sur les principes fondamentaux du système de santé régionalise la gestion du SNS, qui sera par la suite confiée à cinq administrations sanitaires régionales créées par une loi de 1993, ayant des comptes à rendre sur l’état de santé de la population résidant sur leur territoire de compétence et responsable de la coordination de l’offre de soins des hôpitaux et centres médicaux dans le cadre des enveloppes budgétaires allouées (Bentes et al., 2004). Toutefois, certains aspects de la gestion des ressources humaines et du financement des hôpitaux sont restés centralisés ; ainsi, la nomination des directeurs d’établissements, par exemple, est effectuée par le ministère de la Santé ou sous son contrôle direct. En outre, le maintien des 18 autorités de district aux côtés des cinq administrations régionales nouvellement créées n’a pas été sans poser de problèmes.
28En 1995, le Parti communiste était le seul des quatre grands partis portugais à défendre l’idée que le SNS ne devait pas être réformé et devait être conservé dans sa version initiale (système public intégré), les trois autres partis reconnaissant unanimement la nécessité d’évoluer vers un modèle contractuel, caractérisé par une séparation croissante des fonctions d’acheteur et d’offreur de soins (Santos, 1998).
29Cette idée transparaissait dès la première version de la « Stratégie nationale pour la santé », soumise au débat public en 1996. Approuvée et publiée en 1998, la Stratégie nationale pour la santé pour la période 1998-2002 (Ministério da Saúde, 1999) a constitué le premier document de ce type au Portugal.
30En 1997, la création des Agences régionales de contractualisation (Agências de Contratualização) – à raison d’une agence par administration sanitaire régionale – a officialisé la séparation des fonctions d’acheteur et d’offreur de soins. Ces agences étaient censées poursuivre le processus de décentralisation des compétences en matière d’allocation des ressources, en passant de plus en plus de contrats avec les hôpitaux et les centres médicaux (Bentes et al., 2004) ; toutefois, la volonté politique n’ayant pas été au rendez-vous, elles affichent un bilan décevant. Aujourd’hui encore, leur rôle n’est pas clairement défini et l’incertitude plane sur leur avenir.
31Des expériences visant à introduire une certaine souplesse dans la gestion des hôpitaux et à accroître leur autonomie de gestion ont été menées dans quelques établissements publics. À ce niveau également, des initiatives ont été prises pour créer des échelons de gestion intermédiaires, sous forme d’une interface de gestion entre les professionnels de santé et l’administration hospitalière.
32En 1999, une loi sur l’organisation des unités sanitaires locales (comparables aux « districts sanitaires » de l’Organisation mondiale de la santé) a été adoptée dans le but d’améliorer la coordination de toutes les structures locales concourant à l’offre de soins au sens large (ces structures dépendaient de différents ministères et autorités : santé, sécurité sociale, éducation, municipalité, organisations non gouvernementales etc.). Toutefois, à ce jour, cette initiative a eu un impact limité, puisqu’il n’existe actuellement qu’une seule « unité sanitaire locale », qui regroupe un hôpital et quatre centre médicaux gérés par le même conseil d’administration.
Cette période a été marquée par l’expérimentation de nouveaux modes de gestion du système de santé (reconnaissant la complémentarité des niveaux central, régional, local et institutionnel), de nouvelles modalités d’organisation des soins primaires et hospitaliers, de nouveaux systèmes de financement des hôpitaux et centres médicaux et de nouveaux mécanismes de rémunération des professionnels de santé. Certaines de ces expérimentations sont à l’origine de lois, par exemple de la loi de 1998 sur la rémunération des médecins généralistes aux résultats, qui a d’abord été appliquée à un nombre limité de praticiens, mais qui, après avoir fait l’objet d’une évaluation, doit servir de base à la réforme des soins primaires, prévue en 2006.
De 2002 à 2005 – réforme de la gestion des hôpitaux
33L’année 2002 marque le début d’un cycle politique caractérisé par une activité législative intense, même si la majorité des textes adoptés n’ont pas introduit de changements notables.
34C’est néanmoins au cours de cette période qu’a été annoncée la construction de dix nouveaux hôpitaux dans le cadre de partenariats public – privé et qu’une mesure révolutionnaire, transformant 34 hôpitaux (sur 97) en 31 entreprises publiques, a été adoptée, allant plus loin que jamais sur la voie de l’autonomie de gestion des hôpitaux. Ces initiatives ont notamment abouti à la création, en 2003, d’une nouvelle entité dotée de fonctions de régulation spécifiques (qui est venue s’ajouter au ministère de la Santé et à l’Inspection générale de la santé) : l’Entidade Reguladora da Saúde (autorité de régulation de la santé).
35La nouvelle législation hospitalière a renforcé encore les pouvoirs du gouvernement central, en disposant que les directeurs d’hôpitaux devaient tous être nommés directement par le ministre et non par les autorités régionales, et que les plans d’action annuels des hôpitaux devaient être soumis à l’approbation du ministre, ce dernier pouvant toutefois déléguer cette responsabilité à l’Autorité sanitaire régionale. Ce renforcement de la centralisation est en contradiction avec la tendance jusqu’à un passé récent à une gestion plus participative, constatée même dans la Constitution qui prévoit que « la gestion du service national de santé est décentralisée et participative ».
2004 est également l’année de l’approbation du « Plan sanitaire national pour la période 2004-2010 », qui définit une nouvelle stratégie de gestion du système de santé et plaide pour un recours accru à des méthodes issues du monde de l’entreprise dans la gestion des établissements de santé et pour une plus grande autonomie de ces établissements.
2005 et après – redéfinition des soins primaires
36Actuellement, tout porte à croire que le Portugal entre dans une sixième ère de réformes, essentiellement axées sur la « redéfinition des soins primaires » (Biscaia, 2006). S’inscrivant dans la continuité des réformes précédentes, ces nouvelles mesures devraient également viser à renforcer l’autonomie de gestion des établissements de santé, à redynamiser les Agences de contractualisation et les unités sanitaires locales, à définir une politique des ressources humaines dans le domaine de la santé, à renforcer le rôle des acteurs privés, à maîtriser les déficits des budgets de la santé, à donner plus d’importance aux administrations régionales en éliminant les districts sanitaires et à accroître la liberté de choix des patients.
Panorama des réformes du système de santé portugais
37Pour résumer, ces soixante dernières années, le système de santé portugais a connu plusieurs phases de réformes (Biscaia et al., 2006). Les stratégies et orientations politiques qui viennent d’être décrites montrent que ces réformes visaient à améliorer les performances du service public et le fonctionnement des institutions chargées de la gestion de la santé au niveau central, à promouvoir l’universalité de l’offre de soins primaires et l’accès aux services hospitaliers de base, à élargir les possibilités de financement de la santé, à mettre au point une planification stratégique globale des activités liées à la santé et à promouvoir la décentralisation, y compris la coopération avec le secteur privé.
38Les réformes adoptées au cours de ces différentes phases présentent des caractéristiques communes et aucun changement brutal n’a été opéré. L’État a progressivement assumé des responsabilités dans le domaine de la fourniture et du financement des soins, jusqu’à devenir le principal financeur, régulateur et acheteur de prestations de santé. Les réformes n’ont que rarement été précédées d’une évaluation formelle ; elles ont été motivées par des facteurs politiques et ont été très normatives (elles reposaient sur des modifications législatives). Une fois adoptées, elles ont rarement été totalement appliquées. Par ailleurs, elles ont, dans leur grande majorité et quelle que soit la période à laquelle elles ont été engagées, officiellement réaffirmé un certain nombre de valeurs (équité, universalité, solidarité du financement). De même, le plan stratégique approuvé récemment (Plan sanitaire national pour la période 2004-2010) repose sur les valeurs de justice sociale, d’universalité, d’équité, de respect de l’être humain, de générosité et de solidarité. Il souligne également l’importance des principes de soutenabilité et de continuité et met l’accent sur l’autonomie des citoyens et l’humanisation des soins.
La place de la décentralisation dans les réformes du système de santé
39Avant la révolution de 1974, le système de santé était fragmenté et la coordination centrale était faible : tous les hôpitaux régionaux appartenaient à des organisations caritatives, mêmes s’ils étaient à 95 % financés par l’État et les municipalités (Campos, 2004) et par des versements de la Sécurité sociale en contrepartie des soins dispensés. Les seuls établissements appartenant au secteur public étaient des hôpitaux centraux et spécialisés et des dispensaires ou sanatoriums destinés au traitement des maladies sociales. L’offre de soins ambulatoires relevait soit de services médicaux de la sécurité sociale, dans lesquels exerçaient des médecins et infirmières salariés, soit de praticiens libéraux. Les médicaments, les examens radiologiques et de laboratoire étaient généralement fournis par le secteur privé, sur la base d’un tarif conventionné.
40Les principales réformes sont postérieures à 1974. La première phase de réformes (du milieu des années soixante-dix aux années quatre-vingt-dix), a abouti à l’instauration d’un Service national de santé très centralisé. À partir des années quatre-vingt-dix, un certain nombre de mesures témoignent de l’importance accordée à la décentralisation : instauration des autorités sanitaires régionales, création de marchés internes de la santé et d’Agences de contractualisation, séparation entre les fonctions d’acheteur et d’offreur, tentatives d’introduction de méthodes de gestion issues du monde de l’entreprise, mise en place de services de proximité, intégration verticale (locale) et création de réseaux régionaux d’établissements. Ce processus de décentralisation s’est opéré de telle manière que la politique de santé a continué de relever de l’État – y compris sur le plan fiscal et financier –, tandis que la fourniture des soins a été de plus en plus décentralisée. Cette décentralisation a obéi essentiellement à deux logiques : la dévolution et la déconcentration. Des tentatives de privatisation ont également eu lieu, mais se sont traduites par une recentralisation.
Dévolution
41La dévolution ou décentralisation politique fait partie de l’organisation politique du Portugal depuis la Constitution de 1976 (Campos, 2004), les Açores et Madère étant conçues comme des régions politiquement autonomes, qui ont tout pouvoir pour mettre en place des services de santé indépendants. Cependant, même si la Constitution prévoit aussi la création de régions autonomes sur le continent, où vit la grande majorité de la population portugaise, cette possibilité, soumise à référendum en 1998, a été rejetée par les Portugais.
42Deux lois récentes prévoient néanmoins le renforcement des pouvoirs des autorités locales en matière sanitaire (gestion des centres médicaux et de la fonction d’achat, entretien des établissements de santé), mais ne sont pas encore entrées en vigueur.
Déconcentration
43Lors de son instauration, le Service national de santé était administré et géré de manière très centralisée. La gestion était organisée sur la base des 18 autorités sanitaires de district héritées de l’ancien système de Sécurité sociale. La réforme de 1990 annonçait une régionalisation du SNS et, trois ans plus tard, un texte d’application créait les Autorités sanitaires régionales, administrées par des conseils régionaux désignés par le ministre de la santé. La création de ces entités régionales traduisait une volonté de déléguer les décisions en matière administrative et de gestion du niveau central vers les régions, tout en re-centralisant les fonctions de gestion des autorités de district vers l’échelon régional. Ce transfert de compétences a été très long à mettre en place pour les hôpitaux publics et les centres médicaux par exemple (conseils d’administration, orientations techniques, décisions d’investissement, gestion du personnel, plans d’action annuels et règles d’organisation), les autorités régionales et l’administration centrale se renvoyant constamment la balle. Ces autorités régionales incarnent une forme de déconcentration très controversée : elles permettent une décentralisation incomplète, ont des pouvoirs limités, qui se chevauchent avec ceux de l’État et des autorités de district. L’organisation du ministère de la Santé reste très centralisée : au niveau central, pas moins de vingt entités rendent compte directement au ministre ou à ses adjoints.
44Parallèlement à la mise en œuvre de ce processus de régionalisation, les gouvernements récents ont cherché à favoriser l’autonomie des établissements de santé. Cela s’est notamment traduit par la mise au point d’outils innovants pour la gestion des établissements, en particulier des hôpitaux, et par la transformation des « administrateurs de base ou de niveau intermédiaire du service public en gestionnaires actifs, gérant l’unité dont ils sont responsables avec des méthodes empruntées au secteur privé » (Saltman et Bankauskaite, 2006), ce qui représentait une évolution, compte tenu du fait qu’ils étaient jusqu’alors incapables d’aller au-delà de ce qui était nécessaire du point de vue administratif ou normatif (Conceição et al., 2000 ; Gonçalves et al., 2000).
Les hôpitaux continuent d’appartenir au secteur public, d’être financés par des fonds publics et d’être responsables devant des institutions publiques (« publicly owned, publicly capitalized and publicly accountable », Saltman et Bankauskaite, 2006), mais, à l’échelon institutionnel, les responsables en charge de la gestion ont désormais plus de latitude pour utiliser certains leviers opérationnels importants, par exemple en matière de recrutement de personnel et d’achat de biens et services de santé.
Privatisation
45Comme nous l’avons vu, Le Portugal a une longue tradition d’implication du secteur privé dans le secteur de la santé (Campos et al., 1987). Mais une privatisation « moderne » est apparue à la fin des années quatre-vingt-dix.
46Trois grandes raisons expliquent ce phénomène :
- la première, idéologique, est la montée des idées libérales dans la lignée du thatchérisme et du reaganisme ;
- la deuxième est la perception croissance de certaines carences de l’État dans le domaine de la santé (établissements trop grands par rapport aux besoins, faible productivité du personnel, laxisme budgétaire, lacune technologique, qualité perçue mauvaise, inégalités d’accès aux soins, fraude et corruption et déficits abyssaux récurrents) (Campos, 2004) ;
- enfin, la troisième raison est la prise de conscience que le système national de santé ne se résume pas au Service national de santé lui-même.
- en 1995, la gestion d’un grand hôpital public a été, à titre quasi expérimental, confiée au secteur privé ;
- en 2002, 34 hôpitaux publics ont été convertis en 31 entreprises publiques de droit privé regroupant près de 50 % des lits d’hospitalisation du pays ;
- des partenariats entre secteur public et secteur privé ont été mis en place pour la conception, la construction, le financement et le fonctionnement d’établissements de santé.
47Ces différentes stratégies contribuent à « brouiller les frontières entre secteur public et secteur privé » (Saltman et Bankauskaite, 2006) au sein du système de santé portugais.
48Au Portugal, la privatisation est toutefois allée de pair avec une re-centralisation, les fonctions et structures centrales ayant été renforcées pour exercer un contrôle sur un secteur privé de plus en plus important. De surcroît, les mécanismes qui consistent à confier certaines activités médicales au secteur privé nécessitent généralement, sur le plan administratif, un renforcement du contrôle central du cadre général et des résultats (Vrangboek, 2006). Le processus de privatisation a donc conduit à l’instauration de mécanismes de régulation supplémentaires, notamment à la création, en 2003, de l’Autorité de régulation de la santé (Entidade Reguladora da Saúde).
49Les initiatives prises pour accroître la liberté de choix des patients peuvent être considérées comme la forme la plus radicale de privatisation de la demande de soins de santé. Or, la mise en place de médecins traitants pour filtrer l’entrée dans le système de santé ou de systèmes d’orientation entre différents niveaux de soins hospitaliers, l’intégration des ressources locales, régionales et nationales sous forme de réseaux hiérarchisés selon les moyens techniques contribuent à restreindre le choix des usagers et constituent de ce fait le processus inverse de la privatisation à l’échelon individuel (Vrangboek, 2006). Les pouvoirs publics portugais ne se sont, pour l’instant, pas intéressés à cette contradiction, mais considèrent la privatisation de l’offre et du financement comme un moyen d’accroître les possibilités de choix des patients.
La place croissante qu’occupent les tickets modérateurs et la souscription d’assurances volontaires constitue un autre exemple de privatisation du financement (Vrangboek, 2006).
Discussion et conclusions
50Il est important d’avoir conscience que la recherche de modèles de décentralisation du système de santé portugais résulte d’un certain nombre de pressions dues :
- aux attentes suscitées par la Constitution de 1976 ;
- à l’adhésion du Portugal à la Communauté européenne en 1986 : on pensait que les fonds européens, y compris ceux spécifiquement affectés à la promotion de la santé, devraient financer des projets mis en œuvre à l’échelon régional ;
- à l’influence internationale, notamment celle des nouveaux modèles de gouvernance publique apparus dans les années quatre-vingt-dix et, au cours de la même décennie, à l’influence du thatchérisme et du reaganisme ;
- à l’apparition, au terme de quinze années de centralisation du Service national de santé, et malgré ses bonnes performances, des graves problèmes de gestion évoqués précédemment (Campos, 2004).
51La décentralisation n’est pas un concept particulièrement prisé dans un pays qui existe depuis le douzième siècle et dont les frontières actuelles datent du xiiie siècle. Elle s’écarte en effet du modèle de gouvernance publique adopté par le Portugal, dans lequel l’État « commande et contrôle ». Les services gouvernementaux investis du pouvoir de décision et de contrôle (les services ministériels chargés des Finances, par exemple) éprouvent une certaine appréhension à l’idée que les services décentralisés pourraient laisser filer les dépenses ou ne pas avoir à rendre compte de leur gestion (Campos, 2004 ; Amaral, 2005).
52Les craintes ou les raisons expliquant que la décentralisation ne soit pas devenue un outil de promotion de la réactivité et de la responsabilité n’ont pas été étudiées en profondeur au Portugal. Il serait donc nécessaire de mener des études empiriques permettant d’identifier ces raisons ainsi que les attentes suscitées par la décentralisation.
53Par ailleurs, à mesure que le Portugal expérimente différentes formes de décentralisation, il devient nécessaire d’investir l’État d’une fonction de régulation et de renforcer cette fonction. La création récente (en 2003) de l’autorité de régulation de la santé n’a pour l’instant pas débouché sur des résultats concrets, du fait qu’elle est venue s’ajouter à un réseau complexe et anarchique, constitué des agences qui existaient avant elle, et en raison d’un chevauchement de compétences en ce qui concerne la régulation des différentes parties du système.
54Il y a également lieu de déplorer un manque de clarté concernant la définition « du modèle de décentralisation acceptable ». Les différents acteurs du secteur de la santé et les groupes de pression sont organisés de manière centralisée et préfèrent (qu’il s’agisse des syndicats, des conseils et associations professionnels, des représentants de l’industrie pharmaceutique, des assureurs privés, du régime spécial des fonctionnaires et des entreprises du secteur de la santé) avoir affaire à une autorité centrale unique plutôt qu’à plusieurs instances décentralisées. Ce manque de clarté concerne également les objectifs de la décentralisation. En effet, pour beaucoup, la décentralisation est une fin en soi, une obligation constitutionnelle, motivée par des raisons politiques plus que par des objectifs sanitaires ou de gestion. Enfin, on dispose de peu d’éléments sur les effets de la décentralisation.
55De ce fait, toutes les tentatives de décentralisation ont donné naissance à une situation dans laquelle :
- les unités décentralisées ont semblé s’ajouter aux structures centrales du système de santé et non s’y substituer. Ces structures centrales ont, pour l’essentiel, été maintenues en place sans être réformées, lorsqu’elles n’ont pas été renforcées ;
- les nouveaux modèles de décentralisation (par exemple celui conférant une autonomie aux institutions) et les modèles partiellement mis en œuvre (par exemple celui qui repose sur la création des autorités régionales) se chevauchent ;
- aucun signe tangible d’un transfert de pouvoir aux unités décentralisées n’est observé en dépit des efforts déployés ;
- la privatisation conduit à une re-centralisation, du fait d’un accroissement du contrôle exercé par l’État ;
- les conséquences possibles de la décentralisation font naître une réelle inquiétude à l’échelon central et régional, au niveau des établissements de santé et parmi les différents acteurs de la santé. À noter, en particulier, que la fiscalité étant centralisée, les initiatives visant à décentraliser les dépenses se sont heurtées à une forte résistance ;
- on s’est beaucoup préoccupé de savoir « où » transférer les compétences (échelons territorial et institutionnel), mais beaucoup moins de définir « comment », « dans quel but » et « à qui » les transférer (professionnels de santé et patients).
Notes
-
[*]
Association Garcia de Orta pour la coopération et le développement (AGO) et département « Systèmes de santé » de l’Institut d’hygiène et de médecine tropicale à l’Universidade Nova de Lisbonne (Portugal).
-
[1]
Cet article est issu en partie du travail effectué dans le cadre du projet « The pratice of Health care reforms : lessons for the future », INCO DC programme de la DG XII de l’UE, contrat N° ERB-IC18-CT98-0346.
-
[2]
Rermerciements :
Nous exprimons toute notre reconnaissance à Diane Lequet-Slama et Sylvie Cohu, pour nous avoir invités à présenter cette communication à l’occasion du colloque international « Les réformes de la protection sociale dans les pays d’Europe continentale et du Sud », qui s’est tenu les 19 et 20 décembre 2005 à Paris. Nous remercions également tous les acteurs du secteur de la santé avec qui nous nous sommes entretenus et qui nous ont fait part de leur perception de la décentralisation au Portugal et de leurs attentes vis-à-vis de ce processus (Amílcar Carvalho, Francisco George, Pedro Nunes, Vitor Ramos, Cipriano Justo et Constantino Sakellarides).