Autour et alentour de la protection maladie privée dans l’Union européenne
1 Dans l’Union européenne, les objectifs de protection universelle contre le risque de maladie et d’accès aux soins sans barrière financière se sont concrétisés par l’application du principe de solidarité à l’échelle nationale.
2 À l’origine, l’état social bismarckien a instruit, en pacifiant les conflits de classes, l’institutionnalisation de la garantie contre les risques sociaux. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le développement économique des sociétés industrielles européennes a permis de financer ce construit social et de l’étendre aux différentes composantes socio-économiques de chaque État. Cette dynamique a permis d’élever leur niveau de cohésion sociale.
3 Au début des années soixante-dix, la protection privée autre qu’à caractère mutualiste est quasi inexistante dans la CEE, à l’exception des Pays-Bas et de l’Allemagne. Dans ces deux pays, les assureurs privés s’adressent aux couches de population (les plus aisées) qui ne sont pas couvertes par l’assurance légale.
4 Au lendemain du premier choc pétrolier, un changement de contexte se fait jour. Le discours néolibéral domine les courants de pensée. L’individualisme monte en puissance. La protection socialisée fait l’objet de multiples critiques alimentées par la croissance continue des dépenses de santé. C’est sur ce terreau que se développe un discours en faveur d’une « privatisation » de la protection sociale, tout d’abord dans le secteur des retraites, avec la diffusion de « la théorie des trois piliers », puis dans celui de la santé. C’est à partir de ce moment que de nombreuses compagnies d’assurances se lancent sur ce « marché » en proposant, à renfort de colloques et de campagnes de publicité, des contrats collectifs (deuxième pilier) aux employeurs pour leurs employés et des contrats individuels aux particuliers. Dans le même temps, les gestionnaires des dépenses publiques, pour tenter de maîtriser les budgets sociaux, développent un arsenal de mesures dont un très grand nombre affecte le portefeuille du patient-assuré social. Ce sont principalement des dispositions ayant pour effet de limiter la couverture sociale par le relèvement de ticket modérateur, l’instauration de forfaits et de suppléments ainsi que l’éviction de certains actes médicaux ou techniques des nomenclatures de remboursement. L’ensemble de ces dispositions favorise le développement du champ potentiel de la protection privée.
Champ potentiel de la protection privée
5 Au cours des quatre dernières décennies, la part du secteur de la santé dans l’activité économique des États n’a cessé de croître. Le tableau 1 donne la mesure de cette tendance. De manière générale, la part du PIB consacrée à la santé a quasi doublé au cours de cette période.
Évolution de la part de la dépense totale de santé dans le PIB (1960-2002)

Évolution de la part de la dépense totale de santé dans le PIB (1960-2002)
6 La protection sociale est la principale source de financement des dépenses de santé depuis qu’elle a été institutionnalisée dans tous les pays de l’UE au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Le tableau 2 fait apparaître, en moyenne, un financement de 75 % de la dépense totale de santé par les systèmes de protection publique.
Évolution de la part de la dépense publique de santé dans la dépense totale de santé (1970-2002)

Évolution de la part de la dépense publique de santé dans la dépense totale de santé (1970-2002)
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Dans la plupart des pays de l’UE, le niveau de la dépense publique de santé a fluctué à l’intérieur d’une fourchette d’environ 5 points au cours de la période 1970-2002. Généralement, la part de la dépense publique de santé dans la dépense totale a augmenté jusqu’au début des années quatre-vingt. Ensuite elle s’est tassée et a décru. Cette observation trouve pour principale explication les mesures dites de « maîtrise des dépenses de santé » qui ont été appliquées. Elles ont eu pour effet de réduire le niveau de la couverture sociale abandonnant à l’initiative des particuliers la prise en charge d’une part croissante de leurs dépenses de santé.
Le graphique 1 illustre le marché potentiel de la protection privée. Nous le définissons comme l’espace non couvert par le financement collectif de la dépense totale de santé.
Champ potentiel de la protection complémentaire

Champ potentiel de la protection complémentaire
Typologie de la protection privée
8 La solidarité a été, est et restera certainement le principe structurant de base de toute politique de santé et d’accès aux soins dans l’Union européenne. Elle peut être considérée comme le socle du « modèle social européen ». Elle a été mise en œuvre par le mouvement mutualiste au début de l’ère industrielle.
9 La première forme d’institutionnalisation d’une couverture sociale obligatoire apparaît en Allemagne, sous Bismarck. Dans le courant de la première moitié du xx e siècle, les pays occidentaux de l’Union européenne vont se doter d’un mode d’organisation similaire et, au lendemain de la vont Seconde se doter Guerre d’un mondiale, mode d’organisation chaque État membre similaire adopte et, au une lendemain loi d’assurance de la maladie obligatoire.
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Un autre modèle émerge au départ du Plan Beveridge rédigé en 1941. Il se concrétise, pour la première fois, en 1948, au sein du « National Health Service » britannique. Le principe d’universalisation qu’il met en œuvre, impulse, en Europe, une extension progressive de la couverture sociale (réservée au départ aux salariés) à l’ensemble de la population.
Le graphique 2 illustre les deux modèles de protection socialisée en vigueur au sein de l’Union européenne.
Typologie de la protection socialisée

Typologie de la protection socialisée
Les systèmes à assurance sociale
11 Ils offrent généralement une protection de type catégorielle. En Belgique, il y a deux régimes distincts : le plus important regroupe environ 90 % de la population et celui des travailleurs indépendants se limite à la couverture des « gros risques » [1]. En France, il y a trois principaux régimes : celui des salariés et des fonctionnaires, celui des travailleurs non salariés et celui des exploitants agricoles. En Allemagne, les personnes dont les revenus dépassent le plafond d’affiliation ne sont pas obligées de s’assurer. Aux Pays-Bas, les personnes dont les revenus dépassent le plafond d’affiliation étaient exclues du système public jusqu’au 31/12/2005. Ces différents systèmes sont gérés par les interlocuteurs sociaux.
12 Dans les pays à assurance sociale obligatoire, deux modes de prise en charge des dépenses de santé émergent.
13 • D’une part, les pays qui pratiquent le remboursement des prestations de santé, à savoir la Belgique, le Luxembourg et la France.
14 Dans ces pays, l’assuré jouit du libre choix du prestataire, qui peut être conventionné ou non.
15 • D’autre part, les pays qui délivrent des prestations en nature : l’Autriche, l’Allemagne et les Pays-Bas.
16 Dans ces pays, le patient affilié à une caisse de maladie reçoit les soins dont il a besoin sans rien débourser, pour autant qu’il consulte le prestataire de soins agréé par sa caisse. Le système de protection sociale assure, au patient, la délivrance des services de soins nécessaires à son état de santé. L’accès aux soins est échelonné : le médecin généraliste réfère le patient au médecin spécialiste.
Les pays à services nationaux de santé
17 Dans ces pays, l’organisation du système de soins et l’accès aux soins sont intégrés. C’est l’État centralisé ou décentralisé qui pourvoit à la demande de soins des citoyens en leur garantissant l’accès aux services de santé. En général, le patient ne doit rien payer, sauf d’éventuels forfaits. Habituellement, la protection est universelle. Néanmoins, dans certains pays, il existe des réminiscences d’une protection catégorielle antérieure. C’est notamment le cas au Danemark (en fonction du critère du libre choix du prestataire par le patient) et en Irlande (sur base du niveau de revenus : soins gratuits pour la catégorie I et payants pour la catégorie II). Le financement des services nationaux de santé s’opère, dans la plupart des pays concernés, par la fiscalité (Grande-Bretagne, Irlande, Danemark, Finlande, Suède, Norvège, Portugal).
Les différentes formes de protection privée
18 Dans chaque État membre, les formes de développement de la protection privée sont fonction du mode de protection socialisée (Lewalle, 1993).
19 D’une manière générale, une distinction peut être faite entre trois types d’assurance maladie privée volontaire (Hermesse et al. 1992) :
- les couvertures substitutives s’adressent aux personnes exclues ou exemptées de la protection obligatoire ;
- les couvertures alternatives ou supplémentaires sont destinées à couvrir les services de soins médicaux dispensés par des prestataires de soins privés en dehors de la protection obligatoire ;
- les couvertures complémentaires couvrent les frais facturés aux patients pour les biens et services médicaux non couverts ou couverts partiellement par la protection obligatoire.
L’assurance maladie privée substitutive
20 Elle est essentiellement proposée en Allemagne et aux Pays-Bas [2]. En Allemagne, les personnes ayant des revenus élevés (dépassant le plafond d’affiliation), les indépendants et les fonctionnaires peuvent bénéficier d’une assurance maladie privée. Ils peuvent choisir entre l’assurance sociale légale et l’assurance maladie privée [3]. S’ils quittent le système public, ils ne peuvent le réintégrer [4] (Busse, 2000). Aux Pays-Bas, l’ensemble de la population est couvert pour les soins chroniques et à long terme par le AWBZ (premier étage) [5]. Pour les soins de santé réguliers, (second étage), jusqu’au 31/12/2005, les salariés et les indépendants ayant des revenus élevés [6] étaient exclus de l’assurance maladie obligatoire et pouvaient bénéficier d’une assurance maladie privée. À 65 ans, les assurés privés dont le revenu imposable descend au-dessous d’un certain niveau [7] peuvent choisir de retourner dans le système obligatoire. En Espagne, seuls les fonctionnaires peuvent sortir du service national de santé et contracter une assurance maladie privée (Muface, Megeju et Isfas) pour laquelle l’employeur (l’État) contribue [8]. En Belgique, les travailleurs indépendants, qui ne sont protégés par l’assurance obligatoire que pour les « gros risques », peuvent souscrire une assurance substitutive pour couvrir leurs « petits risques » ou soins ambulatoires.
L’assurance maladie privée alternative
21 Elle permet d’accéder aux soins médicaux privés offerts parallèlement aux prestations dispensées par le système public de santé. La demande des souscripteurs de cette couverture est motivée par les longs délais d’attente de soins dans les services nationaux de santé, le souhait d’être soigné par des prestataires « renommés » ou de jouir d’un plus grand confort (chambres privées, etc.) [9].
L’assurance maladie privée complémentaire
22 Elle est davantage liée aux systèmes d’assurance sociale qui font participer le patient aux frais médicaux. Elle existe aussi dans des pays dotés d’un service de santé national depuis l’introduction de frais à charge des patients ou lorsque la couverture sociale n’est pas équivalente pour tous. Elle concerne, au Danemark, les 3 % de la population qui ont opté pour consulter librement un médecin afin de couvrir les frais supplémentaires qui en découlent. En Irlande, elle s’adresse aux deux tiers de la population qui n’ont pas droit aux soins médicaux gratuits et qui paient une partie voire la totalité de certains soins (par exemple, les soins dentaires).
Typologie de la protection privée

Typologie de la protection privée
23 Les systèmes d’assurance maladie obligatoire déterminent à la fois la forme de l’assurance privée et son niveau de nécessité. Si l’impact de la protection privée sur les systèmes de santé reste faible, elle interpelle régulièrement les décideurs en matière de protection sociale, et se nourrit de plus en plus de produits divers et variés qui attirent les souscripteurs, au point d’être généralement offerte dans le paquet des avantages sociaux complémentaires des travailleurs protégés.
24 Depuis 1990, le marché de l’assurance maladie privée n’a cessé de se développer. Les politiques de maîtrise de dépenses mises en œuvre par les gouvernements nationaux ont transféré une partie des coûts des soins vers les ménages, accentuant la nécessité de recourir à des assurances complémentaires. Dans les services nationaux de santé, l’insuffisance du financement public a généré des problèmes de qualité et accentué les listes d’attente, forçant les patients à rechercher des soins dans le secteur privé, stimulant le besoin d’assurances privées alternatives.
Deux logiques d’acteurs
25 Le niveau de la demande de l’assurance maladie privée et son accès sont influencés en grande partie par deux types d’acteurs aux objectifs différents : les mutualités et les assureurs.
Les mutualités
26 Historiquement, les premières formes de protection organisée contre le risque de maladie ont été développées par des organismes mutualistes et des sociétés de prévoyance. Elles étaient destinées à compenser la perte de capacité de travail en cas de maladie ou à aider le travailleur à la restaurer. Organisées sur une base non lucrative, dans le cadre d’initiatives spontanées locales, d’organismes professionnels ou de divers groupements sociaux, les risques étaient mutualisés.
27 Dans la plupart des pays européens, les mutualités sont à la base des systèmes publics d’assurance maladie. Dans certains États membres, certaines les gèrent encore. Aujourd’hui, la plupart des organismes mutualistes proposent des couvertures complémentaires s’articulant sur l’assurance maladie obligatoire.
28 De par leur rôle historique et leur nombre d’adhérents, les mutualités occupent un rôle de premier plan [10]. Dans le champ de la santé, les fonctions qu’elles remplissent dépassent les seules activités assurancielles exercées par les assureurs commerciaux. Les mutualités sont des associations de personnes sans but de lucre, à adhésion individuelle, qui offrent une protection et des services sociaux, définis démocratiquement [11] et financés sur une base solidaire, dont le but est d’améliorer les conditions sociales de leurs membres. Elles ne pratiquent ni sélection ni segmentation des risques et offrent une garantie viagère. Pour assurer leur mission sociale et leurs engagements spécifiques vis-à-vis de leurs membres, elles bénéficient généralement d’un statut juridique spécifique. Les législations nationales qui les concernent intègrent dans leur champ d’activités la prévention, l’éducation à la santé, des actions de cohésion sociale, de renforcement de la solidarité, de réduction des inégalités… dans le domaine de la santé.
Place occupée par les mutualités dans la gestion de la protection maladie [12]

Place occupée par les mutualités dans la gestion de la protection maladie [12]
Les assureurs
29 Hormis en Allemagne et aux Pays-Bas, l’intérêt des assureurs commerciaux pour le secteur de la santé est, historiquement, assez récent. Ils proposent des contrats de groupe et des produits conçus pour les couches de population à revenus moyens et élevés. Ils appliquent les techniques de gestion commerciale de l’assurance pure : sélection des risques, segmentation du champ potentiel des souscripteurs, limitation et exclusion des mauvais risques. Ils n’ont pas pour objectif d’offrir un accès aux soins aux groupes de population les plus fragilisés, ni de couvrir les soins chroniques, ni la psychiatrie.
Évolution de l’encaissement annuel de la branche maladie en millions d’euros

Évolution de l’encaissement annuel de la branche maladie en millions d’euros
30 Au cours de la dernière décennie, l’encaissement de la branche maladie des assureurs de l’UE des 12 et des 25, repris dans les statistiques du Comité européen des assurances (CEA), soit 95 % du marché de l’assurance, a doublé.
31 Le tableau 5 montre la croissance constante de l’encaissement annuel de la branche maladie dans le secteur de l’assurance non-vie, soit près de 4 points en une décennie. Cette progression souligne l’enjeu que représente, désormais, cette activité pour les compagnies alors qu’au début des années quatre-vingt, la branche maladie était avant tout considérée comme un produit d’appel.
Évolution de la part de la branche maladie dans l’assurance non-vie

Évolution de la part de la branche maladie dans l’assurance non-vie
Émergence de tensions entre acteurs : examen d’une initiative mutualiste de solidarisation des coûts dans la protection privée en Belgique
32 En Belgique, les assureurs occupent un espace plutôt marginal dans le champ de la santé. Ceci s’explique principalement par le rôle déterminant des mutualités dans la gestion du système de soins. Depuis l’origine du système obligatoire, elles remplissent la fonction d’organisme assureur pour la quasi-totalité de la population [13]. Elles participent aux organes de gestion de l’assurance maladie et négocient avec les professionnels de santé les conventions fixant les tarifs de remboursement. Par ailleurs, elles gèrent des services complémentaires dont la fonction première est de pallier les carences de la couverture obligatoire [14]. Enfin, elles sont à l’initiative et participent au développement de nombreuses activités sanitaires et sociales.
Mutualisation du risque
33 En janvier 2000, les mutualités chrétiennes francophones [15] ont lancé une initiative originale en créant un service complémentaire à l’assurance maladie obligatoire de prise en charge des coûts personnels des patients hospitalisés. Elles avaient constaté, suite à diverses études, que la prise en charge des coûts des soins par les ménages ne cessait de croître et posait un certain nombre de difficultés financières aux couches de population à revenus faibles et modestes. Désormais, tous les affiliés de ces mutualités ne supportent plus qu’une franchise de 250 euros par hospitalisation [16] et 500 euros par famille par an quel que soit le nombre d’hospitalisations. Tous les tickets modérateurs, suppléments, médicaments et matériels divers (notamment les implants et prothèses) sont pris en charge, à l’exception des suppléments d’honoraires et de chambre en chambre particulière [17]. Aucun affilié n’est exclu. Chacun bénéficie de cette couverture quel que soit son âge et les pathologies dont il souffre. Aucun examen médical d’admission, d’enquête préalable ou de questionnaire sur les antécédents n’est pratiqué. Le financement est assuré par une cotisation familiale obligatoire de l’ordre de 3 euros par mois.
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Ce service innove encore par la contractualisation qu’il propose aux établissements hospitaliers. Des conventions ont été négociées avec la plupart des hôpitaux de la partie francophone du pays. Les établissements conventionnés sont invités à participer à des « cercles de qualité ». Ceux-ci sont composés de médecins hospitaliers et mutuellistes qui étudient des thématiques choisies librement en vue d’améliorer la qualité des soins. Ce processus favorise les échanges, permet un partage d’information, suscite des réflexions et ébauche des pistes d’élévation de la qualité des soins et de l’accès aux soins. L’ensemble des acteurs réunis de la sorte, antérieurement en tension, dialoguent de manière constructive sur la poursuite d’objectifs communs.
Le nouveau service hospitalisation des mutualités chrétiennes francophones belges réintroduit la logique de solidarité dans la protection complémentaire où la concurrence est de mise. Cette concurrence s’exerce d’abord entre les mutualités qui ont la possibilité chacune de créer les services qu’elles jugent utiles et nécessaires pour leurs adhérents. À ce niveau, on n’a pas observé de modification des effectifs mutualistes suite à l’apparition de ce service, mais il y a eu des mouvements dans la structure des affiliés. Des personnes âgées ont changé de mutualités pour bénéficier de cette nouvelle forme de couverture tandis que des actifs, généralement couverts par des contrats collectifs d’entreprise, ont refusé de payer l’augmentation de cotisation réclamée et ont opté pour une autre mutualité. La concurrence s’exerce aussi à l’égard des compagnies d’assurances qui cherchent à s’approprier ce marché en croissance constante.
Réaction des assureurs
35 Les assureurs [18] qui proposent des produits classiques n’ont guère apprécié l’initiative des mutualités chrétiennes francophones. Un mois après le lancement de ce nouveau service, ils ont introduit une plainte devant le tribunal de commerce de Bruxelles réclamant l’application de la loi belge sur les pratiques de commerce en invoquant la concurrence déloyale, la distorsion de concurrence, l’abus de position dominante… L’action des assureurs visait à rendre inopérante la loi sur les mutualités et l’application de la législation de l’assurance à ces organismes.
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La cour d’arbitrage belge saisie d’une question préjudicielle posée par la présidente du tribunal de commerce de Bruxelles a considéré sur base de la jurisprudence belge que le nouveau service mutualiste respectait la législation sur les mutualités. Le tribunal de commerce a jugé que l’affaire, si elle était recevable, n’était pas fondée et la cour d’appel saisie ensuite par les assurances a jugé que si les mutualités étaient des entreprises, elles étaient régies par une loi spécifique qui leur impose le respect de valeurs et de règles telles que la solidarité, que la concurrence s’appliquait dans le champ légal compétent et que les dispositions de la loi sur les pratiques de commerce sur lesquelles les assureurs fondaient leurs plaintes ne trouvaient pas à s’appliquer. En conséquence, les assureurs ont été déboutés.
Ce conflit est particulièrement intéressant car il est au confluent de deux philosophies de prise en charge du risque maladie. La question qui émerge à partir de cette situation est celle de la place de la solidarité dans la protection contre le risque de maladie. Peut-elle encore se déployer ? Lorsqu’elle semble regagner du terrain, elle est attaquée. C’est sans doute parce qu’elle dérange et interpelle le mode de fonctionnement des assureurs. En excluant tout type de sélection des risques, elle contredit, en fait, l’application des règles de gestion de l’assurance privée et, par voie de conséquence, de la privatisation des risques solvables.
Faut-il réguler à l’échelle communautaire ?
37 Les assureurs et les mutualités ont historiquement opéré dans des segments différents du champ de la protection du risque maladie. Depuis deux décennies, l’évolution dans ce secteur modifie la position et le comportement de ces acteurs. Le besoin accru pour le patient-assuré social de recourir à une protection alternative ou complémentaire ainsi que le développement du marché intérieur de l’assurance potentialisent la conflictualité entre ces acteurs. Aujourd’hui, une accentuation de la régulation de ce champ se révèle non seulement souhaitable mais nécessaire.
38 Le traitement fiscal constitue aussi une question sensible. En 1993, la Fédération française des sociétés d’assurances (FFSA) a introduit deux plaintes contre les autorités françaises. La FFSA considérait que les mutualités et les institutions de prévoyance étaient favorisées fiscalement en matière d’impôt sur les sociétés et les primes d’assurances. La FFSA allégua que l’exemption d’une taxe de 7 % sur les primes d’assurances et d’autres avantages étaient en conflit avec les règles de concurrence, susceptibles de décourager les assureurs étrangers. Après plusieurs années de silence, la Direction générale (DG) concurrence de la Commission européenne a instruit, en février 2001, une procédure à l’encontre des autorités françaises, les enjoignant de prendre des mesures appropriées pour abolir les avantages fiscaux accordés aux mutualités et aux « institutions de prévoyance ». La DG concurrence a toutefois accepté des mesures sélectives de taxation pour les organismes à but non lucratif.
La libre prestation de services
39 Le marché unique de l’assurance maladie privée est entré en vigueur le 1er juillet 1994 avec la troisième génération de directives non-vie. La première génération [19] a permis aux compagnies d’assurances d’établir une succursale ou une agence dans un autre État membre. La deuxième génération [20] a mis en œuvre le principe de la libre prestation des services pour les risques industriels seulement. La troisième directive relative à l’assurance non-vie [21] achève le processus d’application de la libre prestation des services à tous les risques, y compris ceux de la branche maladie pour les particuliers.
40 L’ensemble du cadre légal est basé sur une logique de libre concurrence au sein de l’UE. Désormais, les gouvernements ne sont plus autorisés à réglementer les prix et les conditions des produits d’assurance pour ne pas fausser la concurrence entre assureurs. Quant à la protection du consommateur, elle se réduit essentiellement à des sauvegardes financières contre les conséquences de l’insolvabilité des compagnies d’assurances [22].
41 La compétence des États membres dans le domaine du contrôle et de la réglementation des conditions d’assurance, offertes sur leur territoire, n’est cependant pas abolie en cas de conflit portant sur les dispositions légales en matière d’intérêt général dans l’État où le risque est situé [23]. La notion d’intérêt général en matière d’assurance est définie, dans une communication de la commission, depuis 2000 [24], sur base de la jurisprudence de la Cour de justice des communautés européennes (CJCE).
42 Les « assurances comprises dans un régime légal de sécurité sociale » sont explicitement exclues du champ d’application des directives assurances [25]. La CJCE l’a affirmé dans l’arrêt Garcia [26] en rappelant que non seulement les organismes de sécurité sociale en sont exclus, mais aussi les types d’assurances et opérations qu’elles offrent en cette qualité.
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Toutefois, certains doutes ont surgi à propos du statut de l’assurance maladie publique de nature volontaire, telle qu’elle s’applique aux « assurés à revenus élevés » en Allemagne ou aux « indépendants petits risques » en Belgique. Ces assurances sont généralement administrées par les organismes de sécurité sociale et appliquent intégralement les mêmes règles que celles en vigueur dans l’assurance obligatoire. Comme l’assurance maladie volontaire légale est en concurrence avec les assureurs privés, certains la considèrent comme une activité économique, qu’elle ait une fin commerciale ou non (Mossialos et Thomson, 2001).
Étant donné l’importance de ces couvertures, les gouvernements nationaux concernés sont intervenus pour veiller à garantir leur accès. En 1986, aux Pays-Bas, l’assurance maladie publique de nature volontaire a été abolie, transférant 700 000 personnes vers l’assurance privée. Pour éviter toute forme d’exclusion ou de sélection de risque, une police « standard » a été introduite dans le cadre de la loi sur l’accès à l’assurance maladie (WTZ). Elle remplit la fonction d’une assurance substitutive comparable à la couverture légale dont le montant de la prime est défini par la loi. Une législation similaire a été introduite en Allemagne. Elle impose aux assureurs maladie d’offrir des polices aux personnes de plus de 55 ans assurées par le secteur privé depuis au moins dix ans. Ces contrats couvrent des prestations comparables à celles de l’assurance maladie légale pour un tarif équivalant à la moyenne des cotisations de l’assurance maladie légale. En Allemagne, l’assurance maladie substitutive est basée sur les règles de l’assurance vie et les assureurs maladie ne peuvent résilier les contrats ni augmenter les primes pour des raisons d’âge.
La notion d’intérêt général
44 Pour sauvegarder l’intérêt général, il est admis au sein de l’UE que les États adoptent ou maintiennent des dispositions légales qui garantissent au souscripteur un accès à l’assurance quels que soient son âge et son état de santé. L’article 54 de la troisième directive non-vie autorise des exceptions réglementaires fondées sur l’intérêt général énoncé à l’article 28 dans le domaine de l’assurance maladie privée. Lorsque l’assurance privée se substitue partiellement ou entièrement à la couverture maladie obligatoire, un État membre peut exiger que le contrat soit conforme aux dispositions légales protégeant spécifiquement l’intérêt général. Il peut, en outre, demander la notification préalable des conditions générales et spéciales de la police. Pour l’Allemagne, exclusivement, l’article 54-2 permet d’exiger que la technique de l’assurance maladie soit analogue à celle de l’assurance vie, avec des dispositions spécifiques pour le cas des primes, la constitution de réserves de vieillissement, l’annulation du contrat, etc. Dans ces circonstances, l’État membre d’origine doit recevoir toutes les données statistiques pertinentes pour contrôler la base de calcul des primes.
45 Si l’article 54 se réfère à l’assurance maladie privée substitutive, il peut aussi s’appliquer aux couvertures complémentaires. En Irlande, les prestations du service national de santé sont complétées par un système régulé d’assurance maladie complémentaire pour les groupes à revenus moyens et élevés (catégorie II), qui ne bénéficient pas d’un accès entièrement gratuit aux soins. Cette assurance privée est fournie sur base non lucrative principalement par le Voluntary Health Insurance Board (VHIB) [27]. Pour préserver ce système, l’Irlande a utilisé la notion d’intérêt général contenue dans la troisième directive non-vie. Elle a accepté d’ouvrir son marché aux assureurs commerciaux tout en leur imposant par une loi, le « Health Insurance Act », des règles à respecter [28]. Cette législation, entrée en application le 28 mars 1996, oblige les assureurs à mutualiser les risques (community rating), interdit la sélection des risques et garantit la couverture viagère. Pour assurer la bonne application de ces règles, l’Irlande a créé un fonds de péréquation des risques.
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L’instauration de la libre prestation de service en matière d’assurance maladie a inévitablement soulevé un débat sur « la concurrence loyale ». Toute pratique ou traitement préférentiel susceptible de fausser la concurrence est en principe interdite [29]. Un comportement ou des mesures anti-concurrencielles peuvent toutefois se justifier pour des raisons d’intérêt général [30].
Si l’assurance maladie privée, indépendamment de sa nature non lucrative, est considérée comme une activité économique, elle est soumise aux règles de concurrence [31]. Dans certaines conditions, ces règles ne doivent toutefois pas s’appliquer. Dans l’arrêt Albany International [32], la CJCE a considéré que la participation obligatoire à un fonds de pension établi en vertu d’une convention collective de secteur n’est pas une matière couverte par l’article 81-1 du Traité interdisant tout accord entre des entreprises susceptibles d’altérer le commerce intracommunautaire et destiné à entraver, restreindre ou déformer la concurrence. La Cour a fondé son arrêt sur l’objectif d’atteindre un niveau élevé d’emploi et de protection sociale énoncé à l’article 2 du Traité. Pour la Cour, « les objectifs de politique sociale poursuivis par de tels accords seraient sérieusement minés si leur gestion étaient soumis à l’article 85-1 du Traité lorsqu’ils cherchent conjointement à adopter des mesures visant à améliorer les conditions de travail et d’emploi ». Cette décision a été confirmée par la suite pour l’assurance maladie substitutive reposant sur une convention collective de travail [33].
Pour une régulation basée sur une conception adaptée de la concurrence
47 L’intégration européenne repose principalement sur l’ouverture des marchés à l’intérieur de l’UE. L’application de cette logique au domaine de la santé nécessite préalablement une réflexion approfondie car la santé est un secteur particulier.
48 • Le risque est fortement concentré : 5 % de la population absorbent 60 % des dépenses de santé ; 20 % totalisent 80 % de l’ensemble des coûts. Cette concentration est encore plus élevée à l’hôpital car 10 % de la population consomment 90 % des dépenses hospitalières.
49 • Le risque en matière de soins de santé est prévisible dans un certain nombre de situations. Les personnes à haut risque peuvent aisément être identifiées à partir des facteur tels que l’âge, le sexe, les antécédents médicaux (historique), la situation sociale, etc. De plus, avec les nouveaux développements en matière génétique, ces risques deviennent prévisibles.
50 Si le marché de l’assurance maladie privée n’est pas régulé, les assureurs à but lucratif chercheront avant tout à attirer les bons risques en proposant à ces catégories de population des contrats à primes intéressantes. Pour ce faire, ils risquent de procéder, après avoir soignement écrémé les bons risques, à de sévères exclusions et limites de garantie.
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Comme l’assurance maladie complémentaire est aujourd’hui quasi indispensable pour accéder aux soins, de nouvelles règles sont nécessaires pour faire fonctionner le marché de l’assurance maladie privée de manière efficace en articulant la logique économique au modèle social et aux valeurs européennes (Mossialos et Thomson, 2001).
En décembre 2000, le Parlement européen a adopté une résolution en matière d’assurance maladie complémentaire proposant d’inclure, dans la Charte des droits fondamentaux, le droit d’accès pour tous les citoyens aux soins de grande qualité nécessaire, dans des limites temporelles raisonnables. En outre, la résolution suggère d’appliquer des principes éthiques et demande que des règles suivantes soient observées par l’ensemble des assureurs privés, qu’ils soient ou non lucratifs, afin de définir un service de base universel non discriminatoire sur le plan financier et de l’état de santé :
- interdiction d’utiliser des données médicales personnelles (par exemple, génotype) ;
- interdiction de pratiquer un examen médical préalable (exception faite du questionnaire médical) ;
- transparence dans la planification des modifications de primes en fonction de l’âge ;
- organisation d’un système de péréquation pour couvrir le coût des maladies ou pathologies graves (maladies catastrophiques) ;
- procédure de médiation.
53 Il incombe à présent à la Commission européenne de formuler des propositions concrètes. D’aucuns suggèrent de développer une quatrième génération de directives en matière d’assurance, pour créer un cadre régulateur plus large pour les assurances contre les risques humains et sociaux de façon à interdire toute sélection des risques, à offrir une assurance maladie viagère et à écarter la possibilité de toute annulation de contrat en raison de l’âge ou de l’état de santé.
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L’évolution de la proposition de directives services réinterpelle les instances communautaires. En amendant, le texte en séance plénière le 15 février 2006, le PE a exclu la santé du champ de cette proposition et invité, de ce fait, la Commission à publier rapidement sa communication sur les services sociaux d’intérêt général excluant également la santé de son champ d’application [34]. Nonobstant, cette communication confie aux États membres la responsabilité de définir les missions d’intérêt général des services sociaux.
Pour faire progresser le processus législatif européen dans ces domaines, il faudra attendre encore un certain temps. Néanmoins la réflexion progresse. Début avril 2006, la Commission s’est engagée à diffuser une première note en juin 2006 sur l’instrument idoine à adopter pour réguler le secteur de la santé. Celui-ci est d’autant plus nécessaire que l’insécurité juridique grandit et que de nouvelles questions ont émergé au lendemain du prononcé de l’arrêt AOK [35] par la CJCE sur la transposition des critères définis pour l’assurance maladie obligatoire à la couverture privée.
En perspective : l’institutionnalisation progressive du modèle des « trois piliers »
55 Au début des années quatre-vingt-dix, de nombreuses difficultés financières d’accès aux soins ont été recensées dans les États membres, principalement parmi les couches de population fragilisées par des problèmes sanitaires (malades chroniques principalement) et sociaux résultant d’un cumul de situations délicates à caractère économique (chômage, endettement…), familiale (séparation, divorce, famille monoparentale…), judiciaire (condamnations diverses devant les juridictions civiles et pénales…). Pour faire face à l’émergence de cette « fracture sociale », certains États membres ont adopté des mesures de sélectivité positive pour améliorer l’accessibilité financière aux soins de santé.
56 En Belgique, depuis fin 1994, un dispositif exonère les catégories de personnes à faible revenu (minimexés [36], handicapés, personnes âgées, chômeurs, invalides, orphelins, veufs (ves)…) du paiement des tickets modérateurs au-delà d’un montant de 450 euros de frais personnels pour les soins reçus.
57 En France, les assurés sociaux sont exonérés du paiement des tickets modérateurs pour certaines pathologies (ALD) depuis plusieurs décennies. Cependant, cet instrument s’est avéré insuffisant face à la croissance de la participation personnelle des patients aux soins, au cours des deux dernières décennies. C’est la principale raison qui a prévalu à l’instauration de la couverture maladie universelle (CMU) en 2000. Celle-ci comprend deux volets. Le premier ouvre l’accès à l’assurance maladie obligatoire à ceux qui n’y ont pas droit, soit environ 150 000 personnes. Le second offre une couverture maladie complémentaire à 6 millions de personnes qui ne sont pas en mesure d’acquérir financièrement une protection complémentaire, aujourd’hui indispensable (Volovitch, 1992). Le patient bénéficiaire de la CMU n’effectue aucun décaissement puisque le tiers payant s’applique systématiquement. Des conventions tarifaires sont négociées, notamment pour les prothèses dentaires et l’optique.
58 En somme, la CMU ouvre le droit aux soins gratuits lorsque les revenus d’un ménage ou d’une personne sont inférieurs à un plafond déterminé réglementairement. Elle resolidarise une partie des coûts des soins puisque le financement de la complémentaire est principalement porté à charge de ceux qui ont aujourd’hui une couverture complémentaire, soit plus 80 % de la population.
59 Ce récent compromis au sein de la société française a sans doute pu être négocié parce que le législateur a introduit dans sa loi un article 21 qui introduit une incision dans le Code du travail. Il stipule que : « Dans les entreprises, lorsque les salariés ne sont pas couverts par un accord de branche ou par un accord d’entreprise définissant les modalités d’un régime de prévoyance maladie, l’employeur est tenu d’engager chaque année une négociation sur ce thème. » Ce texte n’ouvre pas seulement la voie au développement des assurances complémentaires collectives mais les institutionnalise. Cela présente incontestablement un intérêt pour les assureurs et les institutions de prévoyance qui occupent une position dominante sur ce segment (groupe) du marché de la complémentaire. À l’inverse, cette incitation du législateur à passer des contrats collectifs pourrait se répercuter sur le volume des contrats individuels dans la mesure où certains salariés n’auront plus aucun intérêt à conserver une couverture complémentaire personnelle.
60 Ces mécanismes de correction sociale permettent de comprendre l’architecture de l’édifice de la couverture maladie qui se structure progressivement selon la « théorie des trois piliers » : le premier constitué par l’assurance sociale obligatoire, le deuxième par une couverture complémentaire collective et le troisième par l’assurance personnelle encouragée par l’aversion du risque. L’obstacle à la mise en application de cette architecture que pouvait représenter la catégorie de population à faibles revenus est désormais levé en France avec l’instauration de la CMU.
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Cette « pilarisation » de la protection maladie est un compromis entre différents acteurs et principalement : les pouvoirs publics, les interlocuteurs sociaux, les gestionnaires du secteur de l’assurance maladie obligatoire et complémentaire et les professionnels de santé. Les décideurs politiques garantissent le maintien de la couverture sociale tout en la modulant en fonction des nécessités budgétaires, sans crainte de soulever de vives protestations puisque les autres piliers sont en mesure d’absorber une part de la croissance des dépenses et des restes à charge. Les employeurs risquent moins de voir augmenter les cotisations sociales pour la maladie. Ils disposent, par ailleurs, du levier du contrat collectif pour fixer le niveau de leur contribution complémentaire tout en jouissant d’un instrument de gestion des ressources humaines. Les assureurs peuvent espérer renforcer leur position sur ce marché et poursuivre les expérimentations qu’ils ont entrepris pour accroître leur connaissance du secteur.
Avec ce scénario, les assurés sociaux, dont les conditions d’existence sont supérieures à celles définies pour bénéficier de la CMU (France) ou du MAF [37] (Belgique), seront perdants car la fragmentation des systèmes d’assurance maladie s’accentue et la croissance des coûts leur est immanquablement facturée. La sélectivité (mesures de protection positives en faveur des couches de population défavorisées à travers la CMU et la MAF) favorise la contraction de la couverture sociale et le recours à des assurances complémentaires.
Ce scénario s’installe aujourd’hui aux Pays-Bas avec la réforme introduite depuis le 1er janvier 2006, ainsi qu’en Allemagne avec l’introduction de tickets modérateurs à charge des patients depuis 2004, sans omettre que les services nationaux de santé s’inscrivent aussi dans cette logique de transformation de la protection maladie et de ses modes de finacement.
Conclusion
62 À l’origine, les systèmes d’assurance maladie étaient régis par des normes publiques s’imposant à tous. Celles-ci résultaient d’un compromis social entre les principaux financeurs des systèmes pour délimiter l’effort contributif et définir le champ de la couverture sociale. Ensuite, il est apparu nécessaire de recourir à des mécanismes conventionnels établissant l’engagement des prestataires de soins sur des pratiques tarifaires. Ceux-ci ont pris une ampleur de plus en plus déterminante dans la gestion des systèmes de santé au point que cette régulation conventionnelle en est devenue la clef de voûte. Cependant, les structures actuelles de gestion ne semblent pas toujours en mesure d’atteindre les objectifs assignés de maîtriser les dépenses de santé. L’introduction de plus en plus affirmée de pratiques concurrentielles en constitue sans doute une des principales causes, compte tenu de la faible capacité des gestionnaires des politiques publiques à mettre en place des dispositifs pour réguler le marché des technologies médicales, la concentration de la production des biens médicaux, l’apparition d’une progressive rareté de certains professionnels de santé, l’émergence de centres d’excellence…
63 La structure solidaire des systèmes d’assurance maladie est aujourd’hui confrontée à l’envahissement du secteur de la santé par la logique du marché qui résulte de l’emprise mondiale du libéralisme et des contraintes économiques imposées aux politiques sociales.
64 • Ce contexte d’internationalisation des marchés et de développement de la mobilité crée une demande de protection transnationale et uniforme des risques sociaux, qui favorise le développement de couvertures de santé équivalentes quel que soit le pays de dispensation des soins.
65 • Les réformes des systèmes publics de santé ont autorisé l’introduction de règles de concurrence qui ont augmenté la vulnérabilité des couvertures sociales, notamment face aux principes du Traité de l’Union européenne. Divers arrêts de la CJCE en témoignent.
66 • Le report de plus en plus important du coût des soins sur le budget des ménages a accentué le recours à des couvertures privées. Celles-ci amplifient la dynamique concurrentielle interne aux systèmes de santé en proposant des garanties pour des prestations non couvertes, des soins dispensés par des prestataires privés ou la réassurance de tickets modérateurs et de suppléments.
67 Ces différents mouvements posent la question centrale du devenir des assurances sociales obligatoires et en même temps du niveau d’intervention de l’État dans les systèmes de santé. Ces transformations sociétales trouvent un enracinement dans l’évolution des valeurs (Bréchon et Tchernia, 2000). Dans quelle mesure l’individualisation croissante qui module de plus en plus les rapports sociaux ne pourrait-elle faciliter l’émergence d’une demande de définition personnelle du niveau de solidarité et du groupe d’appartenance ?
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Si tel est le mouvement, le rôle des autorités publiques risque de se limiter à la gestion d’un service universel de base (pour les personnes et les services non rentables) ainsi qu’à réglementer à la marge le jeu de la concurrence entre acteurs privés pour sauvegarder un minimum de règles d’intérêt général. Les entreprises se chargeront de gérer le second étage de la couverture de leurs travailleurs en fonction de leur capacité financière et de leur souhait d’utiliser cette opportunité comme instrument de gestion des ressources humaines. Enfin, le troisième pilier de la couverture sera réservé aux couches de population à revenus moyens et supérieurs qui ont une aversion au risque et qui peuvent au fur et à mesure de l’augmentation de leurs revenus s’offrir une protection maximale.
Un tel scénario a de fortes probabilités de se développer dans les prochaines années, puisqu’on perçoit les prémices d’une fragmentation des systèmes de couverture sociale. Il reproduirait celui développé dans le financement des retraites.
Notes
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[*]
Chargé de mission pour les affaires européennes et la coopération sanitaire transfrontalière à l’Alliance nationale des mutualités chrétiennes (Belgique).
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[1]
Principalement de prestations hospitalières.
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[2]
Depuis la réforme de l’assurance maladie hollandaise qui a pris cours le 1/1/2006, l’assurance maladie légale a été généralisée à l’ensemble de la population rendant inopérante l’assurance de type substitutive au profit d’assurances privées complémentaires.
-
[3]
Les employés peuvent quitter l’assurance maladie légale lorsque leur salaire excède le seuil des 46 800 euros par an en 2005.
-
[4]
75 % des employés dont le revenu est supérieur à ce seuil préfèrent rester dans le système d’assurance légale. Ceux qui en sortent sont généralement des jeunes, célibataires, ou des couples à deux revenus. Les fonctionnaires peuvent facilement changer de système étant donné que leurs polices d’assurance sont subventionnées par l’État à hauteur de 80 %.
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[5]
AWBZ comprend les soins hospitaliers après un an, les soins psychiatriques, les soins à domicile.
-
[6]
En 2005, les employés dont le salaire annuel excède 33 000 euros et les indépendants dont le revenu imposable dépasse 21 050 euros.
-
[7]
21 000 euros par ménage en 2005.
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[8]
Près de 85 % des fonctionnaires sont couverts par une assurance maladie substitutive.
-
[9]
En Irlande, près de 40 % de la population a une assurance maladie alternative.
-
[10]
En Belgique, les mutualités regroupent 99 % de la population. En France, les mutualités couvrent plus de 50 % de la population et représentent une part de marché de 59 % des coûts des soins de santé de la protection complémentaire. Au Royaume-Uni, la British United Provident Association (BUPA) détient près de 40 % du marché.
-
[11]
AIM, Rapport déposé par l’Association internationale de la mutualité (AIM) dont le secrétariat est installé à Bruxelles, 50, rue d’Arlon (www.aim-mutual.org) auprès de la DG entreprise, unité économie sociale, de la Commission européenne en janvier 2003 dans le cadre des contributions sollicitées par la Commission en vue de l’élaboration d’un rapport sur les mutuelles en Europe.
-
[12]
En tant que sociétés de personnes, les mutualités fonctionnent selon une logique « d’autogestion ». Les membres interviennent directement dans la définition de la politique de la mutualité. Cet aspect génère une dynamique spécifique, basée sur les intérêts du membre-consommateur de soins, qui permet d’adapter les services aux besoins.
-
[13]
98 % de la population belge est membre d’une mutualité. Il existe une Caisse publique (CAAMI) qui a été instituée dès la mise en place de l’assurance maladie obligatoire afin de garantir le libre choix de chaque citoyen d’adhérer à une mutualité ou un établissement public. Cet organisme n’assure pas 1 % de l’ensemble des assurés sociaux.
-
[14]
Il s’agit principalement de services qui financent le transport des malades, la convalescence, les soins à domicile, le matériel sanitaire, l’aide aux personnes âgées et handicapées… Ces services sont financés par des cotisations dont le montant annuel par famille est de l’ordre de 100 euros.
-
[15]
Les mutualités chrétiennes assurent 45 % de la population belge. Dans la partie francophone du pays, elles regroupent plus d’un million de bénéficiaires, soit 10 % de la population totale.
-
[16]
125 euros, lorsqu’il s’agit d’un enfant de moins de 18 ans, et 50 euros, en cas d’hospitalisation de jour.
-
[17]
La chambre particulière est une exigence de confort du patient. Le prestataire peut demander des suppléments d’honoraires qui sont en général de 100 à 150 % mais qui peuvent atteindre 300 % dans certains hôpitaux privés. Les admissions en chambre individuelle représentent 20 % des séjours hospitaliers.
-
[18]
Il s’agit principalement de DKV, AG Fortis, Axa Royale Belge et de l’association professionnelle des assureurs belges Assuralia.
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[19]
Première directive non-vie 73/239/CEE du 16 août 1973.
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[20]
Deuxième directive non-vie 88/357/CEE du 22 juin 1988.
-
[21]
Directive du Conseil 92/49/CEE du 18 juin 1992 portant coordination des dispositions législatives, réglementaires et administratives concernant l’assurance directe autre que l’assurance sur la vie et modifiant les directives 73/239/CEE et 88/357/CEE (troisième directive non-vie), Journal Officiel L. 228, 11 août 1992.
-
[22]
L’article 31 de la troisième directive relative à l’assurance non-vie garantit la communication préalable par l’assureur de la législation applicable au contrat et du traitement applicable aux sinistres.
-
[23]
Article 28 de la troisième directive non-vie.
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[24]
Communication interprétative de la Commission, C (1999) 5046 du 2 février 2000, « Libre prestation des services et intérêt général dans le secteur de l’assurance ».
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[25]
Directive 73/239/CEE article 2 -1d.
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[26]
CJCE, 1996, Garcia et autres / Mutuelle de Prévoyance sociale d’Aquitaine et autres, C-238/94.
-
[27]
Le VHI couvre 95 % du 1,5 million de personnes ayant souscrit une assurance maladie volontaire.
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[28]
Le VHI, antérieurement sous l’administration de l’État, a été transformé en société publique disposant d’une totale liberté commerciale.
-
[29]
Articles 81 à 88 du Traité.
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[30]
Articles 81-3, 86-2 et 87-2,3 du Traité.
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[31]
CJCE, 16 novembre 1995, Fédération française des sociétés d’assurance / Caisse centrale de la mutualité sociale Agricole (Coreva), C-244/94.
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[32]
CJCE, 21 septembre 1999, Albany International BV / Stichting Bedrijfspensioenfonds Textielindustrie, C-67/96
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[33]
CJCE, 21 septembre 2001, van der Woude / Stichting Beatrixoord, C-222/98.
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[34]
Communication de la Commission sur « Les services sociaux d’intérêt général dans l’Union européenne », Com (2006) 177 final, Bruxelles, le 26 avril 2006.
-
[35]
CJCE, 16 mars 2004, AOK Bundesverband e. a. /Ichthyol-Gesellschaft Cordes, Hermani & Co e C-264/01, C-306/01, C-354/01 et C355/01.
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[36]
Bénéficiaires du Minimex (revenu minimum belge) NDLR.
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[37]
MAF : « maximum à facturer ».