Introduction
1Bien que de plus en plus d’études aient été consacrées aux États providence des pays d’Europe du Sud ces dernières années, certains de leurs traits et caractéristiques restent controversés (Rhodes, 1997 ; Andreotti et al., 2001 ; Katrougalos et Lazaridis, 2003). Ainsi, la question des frontières géographiques de ce modèle n’a toujours pas été tranchée, des interrogations subsistant notamment sur le point de savoir s’il faut inclure la France dans les États providence méditerranéens et si les systèmes de protection sociale des nouveaux États membres (Chypre, Malte et Slovénie) et des candidats à l’adhésion (Turquie et Croatie) ont des points communs avec ceux des pays situés dans la partie ouest de la Méditerranée.
2La mentalité et le mode de vie français correspondent, à bien des égards, au mode de vie et au système de valeurs du monde méditerranéen. Du fait qu’il est continental, l’État providence français présente de nombreux points communs avec ceux des pays d’Europe du Sud, plus particulièrement avec celui de l’Italie (Ferrera, 1997) sur le plan de l’organisation. Des similitudes sont manifestes dans la mise en œuvre des politiques sociales et, ces dernières années, un processus d’apprentissage mutuel a été engagé. L’exemple du revenu minimum d’insertion (RMI) fournit une bonne illustration de la manière dont les pays d’Europe du Sud se sont inspirés de la France pour tisser un « filet de sécurité » afin de lutter contre la pauvreté et de promouvoir l’insertion sociale [1]. Il n’en reste pas moins qu’historiquement, la France ne fait pas partie du groupe des pays d’Europe du Sud, composé de la Grèce, de l’Italie, du Portugal et de l’Espagne, ce qui s’explique surtout par des divergences substantielles dans leurs processus de modernisation (Malefakis, 1995). Du point de vue institutionnel, les différences sont également notables. Les politiques publiques relatives à la famille, qui constituent un domaine essentiel pour la protection sociale méditerranéenne, présentent des spécificités marquées dans un pays comme la France, caractérisée par une longue tradition nataliste (Flaquer, 2000).
3Depuis la chute du Rideau de fer, l’émergence d’un nouveau modèle d’État providence en Europe de l’Est suscite un intérêt croissant de la part des chercheurs en sciences sociales, qui se demandent si les pays adhérents d’Europe de l’Est chercheront à s’inspirer des États providence d’Europe du Sud, qui avaient engagé après leur adhésion, un processus de rattrapage des systèmes de protection sociale européens parvenus à maturité (Guillén et Palier, 2004). Des études et des recherches sont encore nécessaires pour déterminer si le modèle vers lequel les pays du sud-est de l’Europe s’orientent est proche de celui de la Grèce, de l’Italie, du Portugal et de l’Espagne, ou s’il se rapproche plutôt, comme dans d’autres pays d’Europe de l’Est, d’une stratégie de « remarchandisation » (re-commodification). Quoi qu’il en soit, il ne fait guère de doute que ces pays présentent certains des traits caractéristiques des États membres d’Europe du Sud présentés ci-après.
4Les tendances sociodémographiques, les singularités institutionnelles, la vie politique, le contexte socio-économique ainsi que les caractéristiques des politiques publiques et des systèmes de valeurs sont plus ou moins les mêmes dans tous les États membres d’Europe du Sud (Ferrera, 1996 ; Moreno, 1996 ; Maravall, 1997). Tous ces pays ont connu des régimes autoritaires et des dictatures (l’Espagne et le Portugal pendant plus longtemps que l’Italie et la Grèce) et ont pâti d’un retard industriel, si l’on excepte les régions espagnoles et italiennes qui ont connu une industrialisation précoce (Giner, 1986 ; Gunther et al., 1995 ;Morlino, 1998). Dans ces quatre pays, la religion a joué un rôle structurant (Castles, 1994 ; van Kersbergen, 1995), même si la place qu’occupent les Églises « nationales » dans l’organisation de la protection sociale est moins centrale que par le passé [2], ce qui est apparemment lié au fait que la pratique religieuse est en perte de vitesse en Europe du Sud. L’intégration européenne a favorisé une convergence économique avec les pays d’Europe du Nord et d’Europe centrale (Union économique et monétaire) tandis que, dans le même temps, la mondialisation et le commerce mondial exerçaient des pressions pour réduire la protection sociale (dumping social de la part de pays moins développés) [3].
Dans les parties suivantes, nous analysons les éléments de continuité et de changement du modèle de protection sociale sud-européen, ainsi que les défis et les contraintes auxquels il est confronté. Nous avons choisi, plutôt que de nous intéresser à des mesures spécifiques adoptées récemment, de brosser un panorama des mutations qu’il a subies. Notre objectif essentiel est de définir des thèmes de réflexion, des domaines et des questions clés à explorer dans le cadre de recherches ultérieures. Trois dimensions ont été prises en compte dans l’analyse : socio-économique, politico-institutionnelle, et culturelle et axiologique. Les données présentées sous forme de tableaux et graphiques viennent à l’appui de la description des phénomènes et mécanismes analysés. Cette analyse de la protection sociale méditerranéenne, telle qu’elle se présente aujourd’hui, permet de mieux cerner ses effets durables. Ce travail vise à faciliter les comparaisons avec les systèmes et régimes d’autres États membres en matière d’élaboration de la politique sociale. Nous parvenons à la conclusion que la transformation de la famille méditerranéenne sera l’un des principaux bouleversements que connaîtront les pays d’Europe du Sud, la famille étant une institution omniprésente dans de nombreuses sphères de la protection sociale.
Éléments de continuité et de changement
5Les États providence sont structurés selon un principe d’organisation particulier, une approche idéologique ou une culture particulière. Ainsi, la responsabilisation individuelle (modèle libéral anglo-saxon), l’égalitarisme garanti par l’État (modèle social-démocrate nordique) et le partenariat institutionnel (modèle corporatiste continental) peuvent être identifiés comme les principes qui structurent les célèbres « trois mondes de l’État providence » qui ont fait l’objet de nombreuses études depuis leur définition par Esping-Andersen (Esping-Andersen, 1990, 1999). De la même manière, l’interpénétration familialiste peut être considérée comme l’élément qui caractérise l’organisation et les résultats des États providence d’Europe du Sud.
6Dans certains pays occidentaux, la famille et les liens familiaux sont relativement « forts », tandis qu’ils sont faibles dans d’autres. Ainsi, contrairement aux pays d’Europe du Nord et d’Europe centrale et aux États-Unis, où ces liens sont faibles, la région méditerranéenne se caractérise par des liens familiaux forts. Cette différence a des racines historiques profondes et ne connaît pas de recul fondamental aujourd’hui. Les systèmes familiaux en place ont inévitablement une incidence décisive sur l’élaboration des politiques sociales (Reher, 1998).
7Les États providence d’Europe du Sud sont caractérisés par le rôle central joué par la famille et par sa présence dans tous les domaines de la protection sociale, en particulier dans la production et la distribution de revenus et de services. Le mode d’interaction entre la famille et l’État et les organismes publics d’une part, et les institutions de la société civile d’autre part, marque particulièrement le fonctionnement du modèle méditerranéen de protection sociale. Cette forte microsolidarité familiale a permis aux citoyens d’accéder à un niveau de bien-être élevé et se traduit également par des taux de grande pauvreté des enfants relativement faibles [4]. Traditionnellement, les femmes ont toujours été la clé de voûte de la famille et ont souvent dû s’occuper des enfants ou des membres âgés de la famille, au prix de carrières professionnelles irrégulières, voire d’un retrait du marché du travail.
8Les gouvernements sont toujours partis du principe que les familles pouvaient prendre en charge elles-mêmes leurs besoins sociaux et matériels. Cette situation a souvent été interprétée comme une conséquence inévitable des carences des politiques menées par les États providence méditerranéens. Il existe cependant une autre conception, qui considère que les familles ont la responsabilité morale d’assumer les fonctions qui, dans d’autres pays, sont dévolues à la protection sociale. À cela s’ajoute une conviction « familialiste », selon laquelle la famille est en mesure de fournir une assistance et des services de meilleure qualité que l’État (Guillén, 1997 ; Pérez-Díaz et al., 1998). Quoi qu’il en soit, les tenants de ces deux points de vue reconnaissent tous que les tâches ménagères et l’assistance aux personnes ont, ces dernières décennies, été assumées gratuitement par des « superwomen ».
9Le terme de « superwomen » est apparu pour souligner une situation dans laquelle la croissance de l’emploi féminin sur le marché formel du travail ne s’est pas accompagnée d’un allégement des responsabilités des femmes au sein de la famille. Les « superwomen » méditerranéennes ont donc dû, de plus en plus souvent, exercer une activité professionnelle à l’extérieur tout en assumant des tâches non rémunérées astreignantes au sein de la famille (Moreno, 2004). La cohorte des femmes âgées de 40 à 64 ans est emblématique de cette mater familias. Une telle évolution a eu pour conséquence une dégradation de la situation des femmes avec une charge croissante de responsabilités tout court [5] au point d’être qualifiée de « situation impossible » (Hochschild et Machung, 1989 ; Nicole-Drancourt, 1989 ; Trifiletti, 1999).
10En Europe du Sud, le fait que les jeunes parents aient traditionnellement recours aux grands-parents ou à d’autres membres de la famille pour faire garder leurs enfants, a renforcé les bases culturelles du modèle reposant sur une solidarité familiale élargie au-delà de la cellule de base (family and kin solidarity) (Naldini, 2003) [6]. Cette microsolidarité familiale et intergénérationnelle a toutefois un effet pervers : elle autorise une intervention publique limitée et généralement passive, bien souvent peu favorable aux mères actives. Comme l’hyperactivité des « superwomen » disparaît petit à petit et que le « familialisme ambivalent » se transforme, il y a d’importantes lacunes dans le système de protection sociale, ce qui va avoir des conséquences durables sur l’élaboration des politiques sociales.
11Dans les paysméditerranéens, la protection sociale et la famille entretiennent en réalité un lien singulier, ce qui complique la tâche des chercheurs en sciences sociales. Dans les pays de l’OCDE, la majorité des recherches dans le champ du social prennent l’individu comme unité centrale d’observation, une approche qui favorise l’individualisme méthodologique dans l’analyse des effets et résultats des politiques. En conséquence, ceux qui produisent du bien-être social et ceux qui en bénéficient sont souvent étudiés en dehors de tout contexte et comme s’ils étaient dépourvus de tout lien affectif. Leurs caractéristiques culturelles et sociales (attitudes, attentes, perceptions et valeurs) ne sont que rarement prises en compte, ce qui peut nuire à la compréhension de phénomènes sociaux plus complexes comme, dans le cas qui nous intéresse ici, le rôle joué par la famille dans la protection sociale méditerranéenne. Le fait que, en Europe du Sud, la famille soit, par certains côtés, une véritable « boîte noire » statistique dont il est difficile d’extraire des données cohérentes et fiables a rendu l’interprétation, à des fins de recherches sociales, du mode de vie familial encore plus difficile.
12En outre, le caractère fragmenté de la protection sociale méditerranéenne n’en fait pas un terrain de recherche idéal pour le chercheur en sciences sociales qui s’économise et est principalement intéressé par l’élégance statistique. Les dispositifs de protection sociale d’Europe du Sud sont en grande partie le résultat d’une succession de réformes bien souvent mises en œuvre sans plans cohérents ni sources de financements claires, comme cela doit être le cas aussi bien dans les modèles bismarckiens que beveridgiens. Certains pays d’Europe du Sud ont opté pour une voie intermédiaire, essayant de mettre en place à la fois des dispositifs reposant sur la citoyenneté (assistance sociale, pensions non contributives), des prestations et services reposant sur le travail (droits au titre des personnes à charge, prestations liées au travail), et même des dispositifs universels (éducation, soins de santé) [7]. Les intérêts particularistes, l’éviction de certains groupes et une vision clientéliste de la vie sociale ont donné naissance à une mosaïque parfois complexe et baroque de conceptions, d’intérêts et d’institutions. Ces phénomènes restent étrangers aux experts friands d’analyses et de descriptions claires et nettes, plus habitués à des modes hiérarchiques et autoritaires d’élaboration et de mise en œuvre des politiques sociales.
13Depuis peu, les pays de l’Europe du Sud se sont engagés sur la voie d’une libéralisation de l’offre de services sociaux. Cette évolution est perceptible à travers une certaine progression des idées libérales et à travers la multiplication d’organisations non gouvernementales « à but non lucratif » (mais toujours subventionnées) et autres prestataires du tiers secteur et par le renforcement du processus de privatisation de la protection sociale. L’externalisation de la prise en charge des enfants et des personnes âgées, qui, traditionnellement était assurée par la famille, s’est généralement traduite par un recours à des services bon marché, bien souvent assurés par des immigrés travaillant dans « l’économie souterraine ». Cette évolution est à la fois récente et rapide. L’État comme les autorités régionales et locales ont accueilli cette émergence du secteur privé avec prudence mais non sans un certain soulagement, puisqu’elle leur permet d’économiser des fonds publics ou de les affecter à d’autres domaines de l’action publique. De ce point de vue, la remarchandisation (re-commodification) du care et des services à la personne peut être considérée comme une réponse spécifiquement méditerranéenne à l’évolution de l’État providence. Cette remarchandisation présente également des singularités (par exemple le recours à des solutions hybrides, associant offre de travail et offre de logement). Ainsi, en Italie, de plus en plus de badanti – employées de maison qui s’occupent des enfants et des personnes âgées dépendantes – partagent le logement des personnes dont elles s’occupent. Globalement, cette forme particulière de recours au marché traduit une préférence pour des solutions ponctuelles par rapport à une institutionnalisation structurée (Ranci, 1999).
L’Europe du Sud, notamment l’Italie et l’Espagne, a été fortement décentralisée, tant au niveau de la planification que de l’application des politiques (Moreno, 2002 ; Fargion, 2005). La question de savoir si la délégation des pouvoirs dans le champ de la protection sociale risque d’accentuer les disparités et les inégalités régionales reste posée. Un tel risque pose un défi majeur aux stratégies visant à jeter les bases d’un système de protection sociale permettant à tous les citoyens d’un pays de bénéficier de droits sociaux. Toutefois, certains avancent que les gouvernements régionaux, dotés d’une certaine autonomie budgétaire, peuvent proposer des politiques innovantes et qu’il en découle des avantages supérieurs à ceux de l’uniformité. Le principe de subsidiarité, consacré par le Traité instituant l’Union européenne, a donné une nouvelle impulsion aux autorités régionales et locales pour mettre en œuvre des stratégies de modernisation et conduire les affaires publiques, leur offrant de nouveaux moyens pour élaborer des politiques plus performantes (Moreno et McEwen, 2005).
Il existe des différences significatives entre les régimes de protection sociale méditerranéens, même si elles sont moins marquées que celles observées entre les systèmes des pays d’Europe continentale. En outre, des études comparatives récentes, réalisées au moyen de techniques statistiques multivariées, révèlent que certaines caractéristiques continuent de distinguer nettement les régimes méditerranéens de ceux des autres pays de l’Union européenne. Ces résultats sont corroborés par une analyse portant sur l’Europe des Quinze, qui confirme que les pays d’Europe du Sud se démarquent toujours nettement des autres (Vasconcelos Ferreira et Figueiredo, 2005).
La partie suivante recense et commente les contraintes et défis auxquels doivent faire face les régimes de protection sociale méditerranéens. Cette présentation est loin d’être exhaustive, notre objectif étant de dégager des domaines de réflexion dans la perspective de recherches ultérieures. À cet égard, il serait bon que celles-ci tiennent compte des relations entre les trois dimensions analysées ici afin que les prévisions sur la permanence ou le changement des systèmes de protection sociale méditerranéens reposent sur une bonne appréhension de toutes ces interactions.
Défis et contraintes
Dimension socio-économique
Workfare et emploi féminin
14Les marchés du travail d’Europe du Sud se singularisent notamment par un net clivage entre les insiders (main-d’œuvre très protégée), les outsiders (individus en situation de précarité ou de marginalisation et travailleurs au « noir ») et, entre ces deux extrêmes, les « travailleurs périphériques » (salariés temporaires ou effectuant des « petits boulots »). Le workfare, qui subordonne le bénéfice des prestations au travail, suscite un vif intérêt de la part des États providence de type corporatiste, qui mettent en place des stratégies d’activation assez proches de celles adoptées dans le modèle anglo-saxon. Une telle évolution est également perceptible au sein du modèle « familialiste » d’Europe du Sud, où des prestataires privés et des organisations à but non lucratif cherchent à remédier aux carences dans le secteur des services à la personne. Ce processus va de pair avec la disparition progressive de la « superwoman »méditerranéenne et avec la faiblesse du soutien que les gouvernements apportent aux services sociaux publics.
15La segmentation du marché du travail se traduit par une fragmentation des systèmes de garantie de revenu et par d’importantes disparités entre les générations en matière de prestations sociales en espèces (la protection très généreuse dont bénéficient les personnes âgées en Grèce et en Italie en est une illustration). Les pays d’Europe du Sud se caractérisent également par l’importance du secteur informel échappant à l’impôt (d’après les estimations, l’économie souterraine représenterait de 15 à 25 % du PIB) [8], ce qui entraîne une répartition inéquitable de la charge financière entre les catégories socioprofessionnelles. De même, la protection sociale est plus généreuse pour les salariés ; les travailleurs précaires, les chômeurs et tous ceux qui sont vulnérables à l’augmentation de la flexibilité du travail n’ont accès qu’à des dispositifs d’assistance sociale, moins généreux.
L’augmentation de la participation des femmes au marché du travail formel constitue une évolution majeure des marchés du travail méditerranéens. Cette hausse de l’activité féminine a des implications en termes de conciliation des responsabilités familiales et professionnelles par exemple et en ce qui concerne les soins et l’aide que les familles sont en mesure d’apporter à leurs membres. Cela a notamment des incidences sur l’aide qui était traditionnellement apportée aux membres de la famille qui n’ont pas les capacités nécessaires pour exercer une activité professionnelle correctement rémunérée. Le Portugal est le seul pays à avoir atteint l’objectif de taux d’emploi féminin fixé par la « Stratégie européenne pour l’emploi » (60 % à l’horizon 2010) conformément à la stratégie de Lisbonne [9]. Il n’en reste pas moins que l’emploi des femmes a progressé de manière remarquable dans tous les pays d’Europe du Sud par rapport à la progression moyenne dans l’Europe des Quinze et dans l’Europe des Vingt-cinq (cf. tableau 1). La Grèce, l’Italie et l’Espagne sont d’ailleurs les pays où les taux d’activité féminine ont le plus progressé (de plus de 7 points entre 1997 et 2004) (Commission européenne, 2005).
Taux d’emploi féminin en Europe du Sud (1993-2004)

Taux d’emploi féminin en Europe du Sud (1993-2004)
16L’entrée massive des femmes sur le marché du travail est une évolution importante, qui a eu des répercussions majeures sur les systèmes de protection sociale méditerranéens. La multiplication, à tous les échelons de l’échelle sociale, du nombre de familles dont les deux membres du couple travaillent (dual earner) en Grèce, en Italie, au Portugal et en Espagne a été particulièrement significative. Ce nouveau mode d’organisation de la famille s’est notamment avéré la meilleure antidote contre la grande pauvreté, les familles pauvres étant généralement celles dans lesquelles l’homme est le seul à avoir un revenu d’activité. De même, comme le montre le tableau 2, les pays d’Europe du Sud se démarquent des autres par la tendance des femmes à travailler à temps plein. Si celle-ci se confirme, il en résultera des contraintes supplémentaires pour les femmes qui assument les tâches traditionnelles et non rémunérées au sein de la famille.
Travail à plein temps et travail à temps partiel au sein des familles à deux actifs, avec et sans enfants (2000)

Travail à plein temps et travail à temps partiel au sein des familles à deux actifs, avec et sans enfants (2000)
Les pays sont classés en fonction de la proportion de familles avec enfants, organisées autour de deux actifs apportant des revenus17Les emplois dits atypiques se sont multipliés en raison du développement de nouveaux modes de production. Ceux-ci non seulement ont induit des transformations du marché du travail et des entreprises (publiques et privées), mais ils ont aussi modifié l’environnement social. Comme dans d’autres pays d’Europe, la stratégie de workfare adoptée en Grèce, en Italie, en Espagne et au Portugal a pour objectif de contrecarrer les effets pervers d’une diminution de la sécurité de l’emploi. À cet égard, c’est par les réformes que l’on peut répondre aux problèmes de l’État providence, susceptibles de créer d’autres difficultés pour la main-d’œuvre la moins qualifiée et les nouveaux entrants sur le marché de l’emploi. L’émergence de nouveaux risques sociaux a, en effet, entraîné des difficultés supplémentaires pour la famille méditerranéenne.
Nouveaux risques sociaux et transition démographique
18Les nouveaux risques sociaux tendent à toucher les différents groupes aux diverses étapes de leur vie, selon des trajectoires complexes et dans toutes les couches de la société. Les jeunes travailleurs, les familles avec de jeunes enfants et les femmes actives, particulièrement vulnérables dans les États providence méditerranéens, sont les groupes les plus touchés par ces nouveaux risques sociaux. Quatre grands types de problèmes nécessitent des réponses rapides :
- la conciliation de la vie professionnelle et des responsabilités familiales (en particulier la prise en charge des enfants) ;
- le risque d’avoir à s’occuper d’un parent âgé dépendant ou de devenir soi-même dépendant et de ne pas avoir le soutien familial nécessaire ;
- le fait que certaines compétences et formations deviennent trop obsolètes pour permettre d’accéder à un emploi stable et correctement rémunéré ou de le garder ;
- le fait de devoir se tourner vers le secteur privé qui n’offre que des pensions faibles sans aucune garantie et des services de mauvaise qualité (Taylor-Gooby, 2004 ; Bonoli, 2005).
Taux de fécondité dans les pays d’Europe du Sud

Taux de fécondité dans les pays d’Europe du Sud
19Ces faibles taux de fécondité, n’ont pas empêché la population de croître dans les pays d’Europe du Sud, en raison de l’arrivée importante de migrants. Nombre d’entre eux travaillent dans le « secteur informel », ce qui encourage l’évasion fiscale dans les secteurs qui échappent déjà en grande partie à l’impôt, et le travail clandestin. Souvent, les immigrants exercent des activités domestiques – par exemple s’occupent de personnes âgées dans des familles de classe moyenne ou moyenne inférieure. Le recours aux travailleurs migrants a permis aux familles méditerranéennes d’externaliser une partie des tâches traditionnellement féminines, ce qui a favorisé l’intégration des femmes sur le marché du travail. Les immigrés ont donc rempli un rôle « fonctionnel » et ont également été une source de profits pour beaucoup de ménages méditerranéens, qui ont ainsi pu non seulement cumuler plus facilement travail et tâches domestiques, mais aussi percevoir des revenus supplémentaires, même si une partie de leur budget est consacrée au paiement de services à la personne et de travaux domestiques, souvent achetés dans le secteur informel (Moreno Fuentes, 2005). D’autres transformations de la société ont également eu un impact significatif sur la vie des familles méditerranéennes.
Vie des familles et transformations de la société
20Le recul de l’âge du mariage, la cohabitation et l’instabilité conjugale croissante modifient la dynamique de formation de la famille et de dissolution des couples et sont lourds de conséquences pour la vie des familles méditerranéennes. Pourtant, certaines données prouvent que la solidarité intrafamiliale s’est renforcée dans les années quatre-vingt-dix. Certains rites de passage et de reproduction sociale en témoignent. Ainsi, en 1986, en Grèce, en Italie et en Espagne plus des deux tiers (72 % en Espagne) des jeunes de 20 à 29 ans vivaient encore au domicile familial. En 1994, ce chiffre avait progressé pour atteindre 71 % en en Grèce, 78,5 % en Italie et 79 % en Espagne, contre 44 % en Allemagne, 41 % en France et 36 % au Royaume-Uni (Fernández Cordón, 1997).
21L’écart s’est creusé entre les pays d’Europe du Sud et ceux d’Europe centrale et du Nord en matière d’émancipation des jeunes. En 2002, la corésidence concernait 20 à 22 % des hommes de 25 à 29 ans en France, aux Pays-Bas et au Royaume-Uni, des chiffres qui contrastaient fortement avec ceux observés en Italie (73 %), en Grèce (70 %), en Espagne (67 %) et au Portugal (58 %). En outre, la tendance apparaissait incontestablement orientée à la hausse dans les pays méditerranéens, alors qu’une relative stabilité était observée dans les autres pays de l’Europe des Quinze (Becker et al., 2005) [10]. Dans les pays d’Europe du Sud, le sentiment d’insécurité qu’éprouvent les jeunes vis-à-vis de l’emploi, un fort soutien de la part des parents et le niveau très élevé des loyers dissuadent les jeunes de quitter le domicile familial.
Les défis que les transformations de la société posent à l’Europe du Sud, remettent en cause l’hypothèse, jusqu’ici tenue pour acquise, selon laquelle la famille méditerranéenne est prête à fournir consciencieusement et gratuitement toute une série de services à la personne. Dans d’autres États providence, ces activités sont prises en charge par les systèmes de protection sociale (par fourniture directe de services ou via des dispositions législatives). Les dépenses sociales consacrées à la famille et à la petite enfance restent moins élevées dans les pays d’Europe du Sud que dans la moyenne de l’Europe des Quinze (cf. tableau 4), ce qui n’a rien de surprenant.
Prestations sociales en faveur des familles et des enfants, en pourcentage du PIB (UE 15, 2002)

Prestations sociales en faveur des familles et des enfants, en pourcentage du PIB (UE 15, 2002)
Dimension politico-institutionnelle
Acteurs, partis politiques et parties prenantes au système
22Dans les pays méditerranéens, la voie choisie pour exercer une influence politique ou sociale est plus couramment celle de la cooptation que celle de la codécision. Le clientélisme et l’éviction de certains groupes sont des stratégies fréquemment mises en œuvre pour accéder et rester à des positions privilégiées [11]. En outre, acteurs et institutions publics et privés se sont organisés entre eux (avec parfois des collusions) (Ferrera, 2000). Ces pratiques contrastent avec celles des pays d’Europe continentale, notamment pour l’élaboration des politiques et la gestion de la protection sociale.
23Les partis politiques – du fait de leur indépendance – et l’idéologie, continuent d’influencer considérablement les décisions prises en matière de protection sociale. En plus des partis politiques et des gouvernements nationaux et locaux, les partenaires sociaux font également partis des acteurs qui jouent un rôle important dans le domaine de l’action publique. Et concernées qu’elles sont par la compétitivité de l’économie, le coût du travail et les réglementations appliquées aux entreprises, ces différentes catégories d’acteurs ont, en général, d’abord et surtout cherché à défendre leurs privilèges sans se soucier de « l’intérêt général ».
24Le rôle joué par les acteurs sociaux puissants et les différentes parties prenantes (stakeholders) a accentué le clivage des partis politiques et favorisé le retour du populisme dans certains pays méditerranéens [12]. En règle générale, les partenaires sociaux appliquent la politique du « wait and see » pour préserver le statu quo juridique. Ils semblent surtout soucieux de préserver les mesures passives destinées aux insiders, intégrés sur le marché du travail, et se préoccupent peu des besoins des nouveaux groupes à risques. Ils exercent toutefois une influence importante sur la définition des politiques dans la mesure où ils cherchent à recueillir des soutiens en élargissant leurs réseaux d’influence.
Au niveau de l’Union européenne, les pressions exercées par les différentes parties prenantes nationales continuent à influencer considérablement les processus de réforme de l’État providence sur l’ensemble du continent. Ensuite, les politiques adoptées pour répondre aux problèmes qui se posent sont, comme dans les pays méditerranéens, d’abord conditionnées par les spécificités des différents régimes. Toutefois, la convergence dans des domaines spécifiques est croissante dans la plupart des États membres de l’Union européenne, sous la contrainte de l’intégration européenne et de la mondialisation [13]. En Grèce, en Italie, au Portugal et en Espagne, les acteurs qui interviennent dans le champ de la protection sociale s’intéressent de près aux politiques adoptées ailleurs, en particulier au Royaume-Uni, symbole du modèle libéral d’État providence [14]. À l’instar de ce qui se passe pour de nombreuses réformes actuellement en chantier dans d’autres pays européens, les mesures proposées Outre-Manche constituent la principale référence pour les partenaires sociaux des pays méditerranéens, en matière de réforme du système de protection sociale.
Institutions et offre de protection sociale
25Le patchwork institutionnel qui caractérise les pays méditerranéens est, pour l’essentiel, le résultat du lobbying d’élites et de groupes d’intérêts. Il n’est toutefois pas synonyme de sous-développement des institutions sociales. Le relatif désintérêt des pouvoirs publics pour la mise en place de politiques globales est souvent allé de pair avec une augmentation constante des dépenses sociales au cours des dernières décennies (cf. tableau 5). En réalité, certains dispositifs sociaux sont même trop développés (par exemple les régimes de retraite en Grèce et en Italie), au point d’empêcher tout investissement dans d’autres domaines.
Croissance des dépenses sociales en pourcentage du PIB (UE 12)

Croissance des dépenses sociales en pourcentage du PIB (UE 12)
26Les capacités d’adaptation du welfare mix méditerranéen, le fait qu’il se présente comme une mosaïque de systèmes qui se complètent et la problématique genre/famille/travail n’ont pas stimulé l’efficacité des services. L’interaction entre les fonctionnaires et les élus dans les processus de décision est souvent marquée par une préférence pour « l’expertise ». Toutefois, le paiement de prestations spécifiques par des institutions publiques est fréquemment soumis aux pratiques discrétionnaires de l’administration de base, en particulier en Grèce et en Italie (Sotiropoulos, 2004). En outre, dans certaines parties de l’Europe du Sud, les fonctionnaires chargés du paiement des prestations sont également exposés – et « astreints » – à des pressions extérieures. Il s’ensuit que dans certains cas, des structures intermédiaires (systèmes de patronage déjà évoqué plus haut) s’interposent entre les agents chargés de la gestion des prestations et les bénéficiaires.
27Les organisations du tiers secteur et les associations caritatives à caractère religieux ont été actives dans des domaines de la protection sociale qui n’étaient couverts ni par les organismes publics, ni par la famille. Ces organisations n’étant pas uniformément réparties sur l’ensemble du territoire, il en résulte, dans chacun des pays, des disparités géographiques auxquelles il conviendrait de consacrer d’autres recherches. La composition du welfare mix n’est pas neutre géographiquement.
28Le développement des droits reposant sur la citoyenneté, par exemple dans le domaine de l’éducation, de la santé et des pensions non contributives, a renforcé ce qui a été décrit comme « la faible implication » (softness) des institutions de l’État dans les pays d’Europe du Sud (Ferrera, 2005). Dans les pays méditerranéens, le développement de l’État providence ne peut pas être analysé en se plaçant dans le contexte de structures publiques centralisées. En réalité, on observe, en particulier en Italie et en Espagne, une évolution vers plus « d’étatisme institutionnel » – c’est-à-dire l’implication de l’État dans la sphère sociale dans le cadre d’une gouvernance à plusieurs niveaux.
Décentralisation et intégration européenne
29L’organisation territoriale de l’État n’est pas la même dans les quatre pays méditerranéens. La Grèce et le Portugal sont des États unitaires dotés de structures nationales, même si des initiatives ont été prises ces dernières années en matière de décentralisation [15]. L’Italie et l’Espagne peuvent être considérées comme des États plurinationaux, dotés de structures régionales et fédérales. Dans ces pays, la délégation des pouvoirs devrait se poursuivre ; dans certains cas, elle devrait se limiter à un processus de déconcentration administrative, dans d’autres passer par un renforcement des pouvoirs locaux des gouvernements autonomes régionaux (Moreno et McEwen, 2005).
30Le mode d’organisation territoriale de l’État a des incidences considérables sur la protection sociale et les compétences institutionnelles. Du fait qu’elle entraîne des différences au sein même des pays, par exemple au niveau des systèmes de partis et des modes de représentation des élites et des intérêts, la décentralisation joue désormais un rôle clé dans la vie politique contemporaine en Europe. Dans certains pays, elle a une incidence sur le cœur même des politiques sociales traditionnelles. En Italie et en Espagne, les soins de santé par exemple, ont été décentralisés selon des modalités et à des degrés différents, pour permettre la création de systèmes régionaux d’offre de soins [16]. Ces deux pays ont transformé des systèmes de santé jusqu’alors contributifs en systèmes nationaux universels de santé. La législation des assurances sociales reste la prérogative de l’État central, mais la mise en œuvre des politiques relève, dans une large mesure, de la compétence des régions. Jusqu’à présent, la régionalisation de l’application des politiques sociales a permis une grande autonomie en matière de gestion. Comme dans d’autres domaines de l’action publique, les dispositions financières qui régissent le financement des politiques de santé décentralisées revêtent une importance capitale et doivent être fixées précisément au moment où l’étendue et la nature de la décentralisation sont déterminées.
31Dans les quatre pays, les plans nationaux 2001 d’action pour l’inclusion sociale, adoptés sous l’impulsion de la Commission européenne, ont mis l’accent sur les minima sociaux et sur la nécessité de mettre en place un « filet de sécurité » par le biais de prestations (Ferrera et al., 2002). Le Portugal a réussi à mettre en œuvre un système national reposant sur des droits. L’Espagne a opté pour une approche décentralisée : certaines régions ont fait du revenu minimum un droit prévu par la loi, tandis que d’autres ont adopté une démarche discrétionnaire plus prudente, dans le cadre de ressources limitées. Le projet pilote italien a d’abord été lancé localement, mais le gouvernement Berlusconi a empêché toute possibilité d’extension à l’ensemble du pays. Quant à la Grèce, elle en est encore au stade du débat politique (Matsaganis et al., 2003).
32La question du renforcement du « filet de sécurité » amène à se demander quel est le niveau le plus approprié pour mettre en place les actions nécessaires. L’un des principaux arguments en faveur d’une gestion locale est celui de la proximité, l’idée étant qu’elle facilite l’adaptation des dispositifs d’assistance aux besoins des bénéficiaires. Mais si la décentralisation offre indéniablement de nouvelles possibilités d’innovation et permet de lancer des expérimentations à l’échelon régional, elle comporte un risque : celui de perpétuer, voire de renforcer, les disparités et inégalités géographiques. Globalement, l’expérience espagnole illustre plutôt les avantages, tandis que la situation que vit actuellement l’Italie pourrait bien se rapprocher du second scénario.
Il est peu probable que la gouvernance à plusieurs niveaux soit centralisée au niveau de l’État dans les pays d’Europe du Sud, de même qu’elle ne devrait pas l’être au sein de l’Union européenne dans son ensemble. L’intégration européenne et l’organisation des institutions dans une Europe à plusieurs niveaux passent par un processus progressif et nécessairement « lent » de prise en compte de la diversité culturelle, historique et politique du vieux continent, dans le respect des principes de responsabilité démocratique et de subsidiarité territoriale.
Dimension culturelle et axiologique
Besoins et modes de vie
33Les nations méditerranéennes se sont toujours perçues comme ayant des besoins et des modes de vie différents. La protection sociale y est souvent vue comme l’instrument optimal pour faciliter l’autonomie des citoyens. À cette fin, les pays européens du Sud associent une pluralité de ressources institutionnelles – publiques ou privées. Il incombe en principe aux institutions qui dépendent de l’État de fournir des moyens financiers et des services, mais les citoyens ont souvent recours à des solutions en dehors du champ d’intervention de l’État pour augmenter leur niveau de vie (par exemple à l’économie souterraine).
34La forte solidarité familiale se manifeste à travers la prééminence des valeurs d’intégration familiale et de solidarité intergénérationnelle. À titre d’exemple, les systèmes de dons informels et les entreprises et emplois familiaux sont courants dans les pays d’Europe du Sud [17]. De même, les pratiques de « mutualisation des ressources » (resource pooling) et de gestion souple du budget (soft budgeting) [18] font des familles les institutions centrales de production et de distribution de bien-être pour leurs membres.
35Il existe des schémas « idiosyncrasiques » de reproduction sociale en Europe du Sud : la place importante qu’a toujours occupée la propriété de sa maison dans les sociétés méditerranéennes en est un exemple et a eu des répercussions directes sur la protection sociale (Castles, Ferrera, 1996). Généralement, les membres les plus âgés de la famille sont les propriétaires légaux de la résidence, même si tous les membres de la famille sont en quelque sorte « actionnaires » de l’unité de vie familiale (l’Italie et l’Espagne sont les pays d’Europe où la répartition par âge de la propriété du logement est la plus polarisée). Ce phénomène illustre le rôle central que jouent les familles dans la redistribution des ressources. Il est associé au fait que les jeunes quittent tardivement le domicile familial, et se traduit par une utilisation plus forte et plus large des ressources familiales que dans d’autres États providence.
Or, les membres de la famille appartenant à la jeune génération ne sont pas les seuls à vivre de plus en plus mal les difficultés qu’ils rencontrent pour accéder à l’autonomie : les parents éprouvent un malaise croissant face aux problèmes que pose la cohabitation. Il existe sans nul doute une forte préférence pour la propriété, qui s’explique notamment par l’existence d’une longue tradition culturelle que les gouvernements ont entretenue, par exemple en consentant des allégements fiscaux aux propriétaires. Cette pratique, qui est une forme de politique familiale déguisée et indirecte, a également des effets négatifs en termes d’équité sociale, dans la mesure où elle est favorable aux contribuables dont les revenus se situent dans les tranches moyenne et supérieure, qui ont les moyens d’investir (Moreno et Salido, 2005).
Bien-être individuel et familial
36Traditionnellement, la forte solidarité au sein des familles a compensé les difficultés rencontrées par certains membres pour devenir autonomes. L’existence de transferts matériels et immatériels au sein des familles a eu une incidence majeure sur la nature de la protection sociale méditerranéenne. En plus de permettre la transmission des attitudes, connaissances, perceptions et valeurs qui sous-tendent la solidarité familiale, les liens affectifs expliquent que la dimension microcollective passe souvent avant les intérêts individuels des membres de la famille. Il s’ensuit une vision collective et une attitude en fonction desquelles les stratégies familiales l’emportent sur les diverses formes d’échanges sociaux entre citoyens.
37La conception méditerranéenne de la famille a été qualifiée « d’amorale » et de « prémoderne » en raison de l’absence de référent éthique au-delà de la famille (Banfield, 1958). Certaines idées fonctionnalistes reposaient sur l’argument selon lequel l’individualisation était synonyme de développement économique moderne. Or, la microsolidarité au premier niveau de socialisation conduit également à la formation de capital humain au sein des communautés et des pays. La famille peut donc être une institution qui renforce le tissu social lorsque les institutions de la société civile sont défaillantes ou absentes (Gribaudi, 1997).
38Dans un futur proche, l’autorité et le rôle que joue la famille dans la protection sociale méditerranéenne vont être radicalement remis en cause. Du fait de son implication dans toutes les sphères de la vie sociale profondément enracinée dans la culture des pays d’Europe du Sud, la famille va continuer d’interagir de manière importante avec les institutions de la société civile et les organismes publics. Toutefois, les individus – et en particulier les hommes – vont devoir s’adapter progressivement à une nouvelle donne dans des domaines importants comme le partage des responsabilités domestiques. Dans le cadre des discussions sur l’égalité entre les sexes, il faut, d’abord et surtout, examiner la nouvelle conception culturelle des rôles au sein de la famille et la question du partage des tâches domestiques [19]. Cet aspect est généralement négligé dans les études sur la protection sociale et les politiques pour l’emploi. Pourtant, il y a de fortes chances pour qu’il joue un rôle déterminant dans l’évolution des systèmes de protection sociale méditerranéens [20].
39Parallèlement, les politiques en faveur des femmes vont devoir tenir compte de la forte augmentation des ratios de dépendance démographique en Europe du Sud. De ce point de vue également, les pays méditerranéens arrivent largement en tête dans les scénarios envisagés pour 2050. C’est l’Espagne qui devrait occuper la première place du classement en ce qui concerne la part des inactifs dans la population active (en tenant compte du ratio de dépendance des jeunes et de celui des personnes âgées), suivie de l’Italie, du Portugal et de la Grèce. Tous ces pays afficheraient des chiffres bien supérieurs au ratio de dépendance moyen de l’Europe des Vingt-cinq, évalué à 76,5 % (cf. tableau 6).
Projection d’augmentation des ratios de dépendance (en %) (2004-2050)

Projection d’augmentation des ratios de dépendance (en %) (2004-2050)
L’Europe sociale comme marqueur identitaire
40En tant que membres de l’Union européenne, la Grèce, l’Italie, le Portugal et l’Espagne sont confrontés aux mêmes défis et aux mêmes difficultés dans le processus d’intégration européenne. Ils ont également la même aspiration que les autres États membres : préserver le modèle social européen (MSE) censé garantir la croissance économique durable et la cohésion sociale. Il s’oppose en cela à d’autres modèles, comme le modèle néolibéral américain, fondé sur l’individualisation, ou le modèle de développement asiatique, fondé sur le dumping social. Bien que les régimes de protection sociale varient d’un État membre à l’autre, nombreux sont ceux qui voient dans le modèle social européen l’un des principaux marqueurs identitaires pour légitimer l’évolution politique de l’Union européenne et de ses institutions.
41Au cours des trois décennies qui viennent de s’écouler, l’identité est de plus en plus apparue comme un facteur déterminant dans la politique européenne. En outre, certains spécialistes des sciences sociales se sont également intéressés de près à ce que l’on pouvait attendre d’une attitude coopérative, également fondée sur l’identité. Selon l’opinion communément admise, la légitimation des institutions, autorités et politiques européennes, passe par le partage d’une identité commune européenne plus forte. Malgré les différences qui opposent les différents régimes de protection sociale (régimes anglo-saxons, méditerranéens, d’Europe continentale, d’Europe de l’Est et d’Europe du Nord), le modèle social européen est largement reconnu comme le principal marqueur identitaire de nature à légitimer l’avenir politique de l’Europe. En adhérant à l’Union européenne, les pays méditerranéens n’ont pas seulement accédé à la prospérité économique, ils ont également pris conscience que la préservation de l’Europe sociale peut les aider à pérenniser leurs propres modes de vie et à réaliser leurs aspirations culturelles
Conclusion
42Les transformations de la société se traduisent par l’apparition de nouveaux types de politiques dans les pays d’Europe du Sud, même s’il est encore difficile d’avoir une idée précise du résultat auquel ce processus aboutira. La mise en œuvre de réformes globales des États se heurte indéniablement à de multiples obstacles. Les transformations en cours ont, en premier lieu, une incidence sur la famille, clé de voûte du modèle de protection sociale d’Europe du Sud. Mais reste posée la question de savoir si, à terme, elles entraîneront une disparition partielle des caractéristiques qui font la singularité de ce modèle.
43Le modèle méditerranéen va inévitablement être radicalement remis en cause par les nouveaux modes de vie des jeunes générations, qui mettent en avant l’individualisation et la déréglementation selon le modèle de protection sociale anglo-saxon. Les changements culturels intervenant dans les systèmes de valeurs des Européens du Sud joueront un rôle clé dans l’évolution des États providence. Si bien-être individuel et bien-être familial continuent d’aller de pair, il semble qu’on y accède désormais, non plus en suivant le même chemin, mais en empruntant des voies parallèles. Il n’est pas impossible que l’on assiste actuellement à la disparition des caractéristiques fondamentales de la dimension axiologique du modèle de protection sociale. La remise en cause de l’idée selon laquelle les familles, en particulier les femmes, méditerranéennes doivent effectuer gratuitement et efficacement des tâches de care et de bien-être social, pourrait bien être l’un de ces bouleversements le plus radical. Du fait que les femmes sont de plus en plus nombreuses à travailler, que les couples accordent davantage d’attention à leurs préoccupations professionnelles et que les Méditerranéens se soucient moins qu’avant de fonder une famille, la famille méditerranéenne risque fort de ne plus pouvoir jouer le rôle « d’amortisseur de chocs sociaux » et de généreux fournisseur de services, qui était traditionnellement le sien.
44En raison de la montée en puissance du tiers secteur dans l’offre de protection sociale, le welfare mix méditerranéen se rapproche de celui des pays d’Europe continentale. Ce phénomène s’explique par le fait que les différents prestataires qui interviennent dans la sphère sociale ont renforcé leur coopération, sous l’égide et le contrôle des pouvoirs publics. Il n’est pas impossible que des organisations privées à but lucratif et des prestataires de services sociaux appartenant au tiers secteur se substituent à la famille pour garantir le bien-être des Européens du Sud. Ces deux évolutions devraient aller de pair avec une implication accrue des institutions publiques de l’État dans les dispositifs de protection sociale, même si cette implication ne passe pas nécessairement par la mise en œuvre directe de politiques.
45Certaines questions autrefois traitées à « huis clos » requièrent maintenant l’attention et le soutien de l’ensemble des sociétés méditerranéennes. Tous les scénarios envisagés pour l’évolution de la protection sociale ont un point commun : le rôle crucial que continuera à jouer l’État en tant que garant du cadre constitutionnel dans lequel s’inscrit l’accès à la protection sociale et aux droits sociaux. Bien que les pays d’Europe du Sud s’intéressent de plus en plus aux réformes de la protection sociale mises en œuvre dans les pays libéraux du monde anglo-saxon, il est peu probable que les frontières méditerranéennes soient « repoussées » de manière radicale dans un avenir proche.
Dans l’avenir, la possibilité d’adopter des politiques de portée limitée pour réorganiser la protection sociale, comme cela s’est déjà fait dans le passé, ne doit pas être écartée. Dans une telle éventualité, il faudrait réformer les institutions de manière progressive ou strictement formelle, sans que cela ait d’incidence sur les mécanismes de pouvoir et sur la distribution des ressources. L’autre solution, qui consisterait à adopter une réforme globale, permettrait de tester la résistance des caractéristiques du modèle de protection sociale méditerranéen [21].
Notes
-
[*]
Chargé de recherche, Consejo Superior de investigaciones cientificas (CSIC), Unidad de Políticas Comparadas (UPC) (Madrid).
-
[1]
En 1988, le premier plan régional de lutte contre la pauvreté (Plan de Lucha contra la Pobreza) a été élaboré puis mis en œuvre au Pays basque. Il s’agissait du premier dispositif de revenu minimum garanti appliqué en Espagne. Cette initiative a eu un « effet de mimétisme » dans toutes les Communautés autonomes (Comunidades Autónomas). À la fin des années quatre-vingt-dix, tous les gouvernements régionaux avaient mis en place une forme de revenu mininum garanti, en s’inspirant, à l’origine, du modèle français (Arriba et Moreno, 2005).
-
[2]
La très influente Église orthodoxe de Grèce reste la première institution privée à intervenir auprès des familles et des pauvres (Symeonidou, 1997). Cela vaut également pour l’Église catholique – et sa confédération Caritas – en Italie, au Portugal et en Espagne. Toutefois, du fait de la forte expansion des régimes publics de protection sociale des dernières décennies, l’action caritative de l’Église n’est plus que complémentaire, même si elle continue d’occuper une place importante.
-
[3]
Il n’y a pas si longtemps, les pays méditerranéens étaient accusés de dumping social par les autres États membres. Or, le fort développement des politiques sociales ces dernières décennies a, de toute évidence, fait plus que contre-balancer les baisses de dépenses sociales/prestations sociales ponctuelles. Les données disponibles pour la Grèce et l’Espagne n’accréditent absolument pas l’hypothèse d’un « dumping social » de la part des pays d’Europe du Sud (Guillén et Matsaganis, 2000).
-
[4]
En Espagne, par exemple, la famille joue un rôle de « chambre de compensation » dans la distribution de ressources matérielles, ce qui permet de limiter la grande pauvreté (familles dont les ressources par personne sont inférieures à 25 % de la valeur médiane du revenu par équivalent-ménage). Ainsi, en 1993, 36 % des individus mais seulement 5 % des ménages étaient en situation de grande pauvreté (Carabaña et Salido, 1999).
-
[5]
En français dans le texte original.
-
[6]
En Italie, tous les couples mariés de moins de 65 ans résident à moins d’un kilomètre des parents de l’un des membres du couple (Sgritta, 2001). En Espagne, les trois quarts des mères actives vivent dans la même ville qu’un membre de leur famille proche – de leur mère dans plus de la moitié des cas (Tobío, 2001).
-
[7]
L’Espagne est un exemple de ce syncrétisme (Moreno, 2001).
-
[8]
D’après les estimations, l’économie souterraine représenterait 20 à 25 % du PIB en Espagne, ce qui est un pourcentage similaire à celui de l’Italie. En Grèce, d’après certaines estimations, le secteur souterrain représenterait 35 % du PIB. Ces trois pays arrivent en tête de l’Union européenne par la taille du secteur échappant à l’impôt. Les pays nordiques occupent l’autre extrémité du classement, l’économie souterraine représentant 2 à 7 % du PIB. Certaines études évaluent toutefois la part du secteur informel dans le PIB danois à 18 % (Baldwin-Edwards et Arango, 1999).
-
[9]
La proportion de femmes employées dans le secteur formel a toujours été plus élevée au Portugal, où le taux d’emploi féminin a atteint 60,8 % dès 2002 (Capucha et al., 2005).
-
[10]
En Europe du Sud, les jeunes quittent normalement le domicile familial lorsqu’ils se marient. Comme on peut s’y attendre, les taux de naissance hors mariage sont très faibles en Grèce et en Italie (3 %) ; à titre de comparaison, 37 % des naissances ont lieu hors mariage en France et 54 % en Suède (Giuliano, 2004).
-
[11]
Dans certains pays méditerranéens – par exemple en Grèce et en Italie – il existe des systèmes sophistiqués de « patronage », qui distribuent des prestations sociales en espèces en échange d’un soutien aux partis politiques (Petmesidou, 1996 ; Ferrera, 2000).
-
[12]
Les difficultés auxquelles se heurte la réforme des pensions de vieillesse en Italie illustrent à la fois le « particularisme » et le « populisme ». D’après certaines projections, les dépenses de retraite devraient atteindre environ 16 % du PIB en 2025 (le pourcentage le plus élevé après la Grèce au sein de l’Europe des Vingt-cinq). La même année, le nombre de pensionnés sera supérieur au nombre d’actifs (Gentile, 2005). Mais, l’incapacité des partis politiques à parvenir à un consensus général, comme l’ont fait les partis espagnols dans le cadre du pacte de Tolède, a jusqu’à présent compromis toute rationalisation du système de retraite, alimentant ainsi le néopopulisme.
-
[13]
Les pays qui ont essayé d’opposer leur souveraineté nationale à la déferlante du nouveau paradigme économique ont été lourdement pénalisés. En France, l’échec de la planification mise en place par le premier gouvernement Mitterrand au début des années quatre-vingt illustre la « force de conviction » des nouvelles politiques économiques néoclassiques, orientées vers l’offre, adoptées par des pays qui sont à la fois des voisins et des concurrents (Moreno et Palier, 2004).
-
[14]
Ceci ne doit pas être interprété comme le résultat du fait que le discours néolibéral exerce une influence plus grande au Royaume-Uni que dans d’autre pays de l’Union européenne. Il est certain que le néolibéralisme a été beaucoup plus prôné dans les pays anglo-saxons qu’en Scandinavie, en Europe contidentale ou dans les pays méditerranéens. Toutefois, le degré réel d’érosion de l’État providence est contesté, même dans les pays anglo-saxons (Pierson, 1994).
-
[15]
En Grèce, les services sociaux relèvent essentiellement des institutions publiques nationales et de l’Église orthodoxe du fait que la décentralisation est limitée, que ce soit sur le plan administratif ou politique, et que les associations à but non lucratif s’impliquent peu. Quant aux Portugais, ils ont refusé la régionalisation lors du référendum de 1998, bien que la Constitution prévoie la mise en place de régions autonomes et que cela soit irrévocable dans l’avenir.
-
[16]
Les unités locales d’administration de la santé, qui constituent l’échelon de base du Système national de santé italien, sont devenues des entreprises publiques dotées d’une grande autonomie de gestion. Les régions élisent leurs administrateurs, qui exercent un mandat de cinq ans. L’État central a conservé des prérogatives générales en matière de planification et finance un système de prestations de base, commun à tous les citoyens qui résident en Italie. Les régions peuvent décider de dépenses supplémentaires, qu’elles financent sur leur propre budget en faisant payer une contribution ou un ticket modérateur. En Espagne, les Comunidades Autónomas gèrent les soins de santé de manière autonome, même si certaines d’entre elles sont désormais lourdement endettées. En Catalogne, par exemple, le déficit annuel est de 600 millions d’euros. Bien que le gouvernement catalan (Generalitat) puisse appliquer une surtaxe sur le carburant pouvant atteindre 2,4 centimes par litre pour financer les soins de santé, en 2004, les recettes prévisionnelles étaient estimées à 60 millions d’euros, soit tout juste 10 % du déficit prévisionnel.
-
[17]
En Europe du Sud, les jeunes sont plus nombreux à trouver un emploi par l’intermédiaire de leur réseau familial (69 % en Grèce, 65 % en Italie, 61 % en Espagne, 58 % au Portugal) qu’en Europe continentale (21 % en Allemagne, 28 % en Belgique, 35 % en France, 18 % aux Pays-Bas) au Royaume-Uni (28 %) ou au Danemark (19 %) (Gullestad et Segalen, 1995).
-
[18]
Traditionnellement, la mutualisation des ressources et la gestion souple du budget reposent sur la création et l’utilisation informelles de caisses de solidarité familiales, à la fois pour les recettes et les dépenses. Les membres de la famille partent du principe que, même si les dépenses de certains d’entre eux sont finalement supérieures à leur contribution au budget familial, les autres membres de l’unité de vie compenseront. Cela peut se produire à tour de rôle pour les différents membres de la famille, qui acceptent une relation implicite de microsolidarité (Petmesidou, 1996).
-
[19]
Comme cela a été dit concernant la situation des femmes actives aux États-Unis, il ne sert à rien d’enseigner un métier aux filles, si les garçons n’apprennent pas eux aussi à se servir d’une marchine à laver (Warner, 2005).
-
[20]
En 1996, par exemple, les Espagnoles consacraient en moyenne 4 heures 30 de plus que les hommes aux tâches ménagères. En 2001, cet écart s’était réduit de 17 minutes. À ce rythme, il faudrait 80 ans pour parvenir à une participation égale des hommes et des femmes aux tâches ménagères (MTAS, 2003).
-
[21]
En ma qualité de membre de l’équipe de recherche, je dois au projet WRAMSOC (« Welfare Reform and the Management of the Societal Change », 5e programme-cadre de l’Union européenne) d’avoir pu utiliser certains des résultats des études menées entre 2002-2005 (www.kent.ac.uk/wramsoc/). Je remercie également le ministère espagnol de l’Éducation et des Sciences pour son soutien financier (SEC2002-01907 et SEJ2005-06599). Les remarques et les suggestions faites lors du colloque « Les réformes de la protection sociale dans les pays d’Europe continentale et du Sud », organisé par les ministères français des Affaires sociales et de la Santé les 19 et 20 décembre 2005, m’ont également été utiles. Je tiens également à exprimer ma reconnaissance à Francisco Javier Moreno, Costanzo Ranci et Chiara Saraceno ainsi qu’aux rapporteurs anonymes du comité de lecture de la Revue française des Affaires sociales pour leurs remarques sur une précédente version de cet article. L’auteur reste seul responsable des idées et points de vue exprimés dans cet article.