1Welfare States in Transition (Esping-Andersen, 1996), Recasting European Welfare States (Ferrera et Rhodes, 2000), Welfare State Futures (Leibfried, 2000), The Survival of the European Welfare State (Kuhnle, 2000), From vulnerabilities to competitiveness (Scharpf et Schmidt (ed.), 2000), The New Politics of the Welfare State (Pierson, 2001a), Global Capital, Political Institutions, and Policy Change in Developed Welfare States (Swank, 2002) sont au nombre des principales publications récentes sur l’État providence. Leur titre révèle, qu’au-delà de l’analyse de la crise de l’État providence, les chercheurs s’intéressent désormais aux évolutions réelles de la politique sociale au cours des vingt à vingt-cinq dernières années. Alors que durant les années quatre-vingt, la problématique centrale était la crise de l’État providence (dans la lignée de l’OCDE, des auteurs de la nouvelle droite et des auteurs marxistes), puis (suite aux travaux de Titmuss et d’Esping-Andersen) la compréhension des différences entre les divers modèles d’États providence, aujourd’hui, la recherche s’intéresse en priorité à l’analyse et à la compréhension des réformes. Les travaux comparatifs récents sur ce sujet ont soit analysé différents régimes de protection sociale, soit porté spécifiquement sur les modèles libéral ou nordique. En revanche, il n’existe à ce jour pas d’études comparatives systématiques sur l’évolution récente des modèles bismarckiens de type « conservateur-corporatiste » (Esping-Andersen, 1990), qui reposent essentiellement sur des mécanismes d’assurance sociale.
2S’il n’existe pas de travaux comparant de manière systématique les différents systèmes bismarckiens, la littérature générale sur l’évolution de l’État providence brosse en revanche un tableau spécifique de la transformation de ces régimes, à partir de ce qui la distingue de celle d’autres modèles. Il en ressort généralement que les régimes bismarckiens sont ceux qui rencontrent les difficultés les plus graves et ont le plus besoin de se transformer, mais qu’ils se sont révélés presque totalement incapables de mettre en œuvre des réformes d’envergure.
3Dans cet article, nous procédons à une revue de la littérature contemporaine sur la transformation de l’État providence et la confrontons aux premières conclusions d’une recherche sur l’évolution réelle des systèmes bismarckiens au cours de la période récente [1] (première partie). La revue de la littérature met en évidence le manque de travaux comparatifs sur les changements des modèles bismarckiens. La juxtaposition de la littérature et des analyses des réformes des systèmes bismarckiens montre la nécessité de systématiser une approche tenant compte de l’impact des institutions de protection sociale, à la fois sur les difficultés rencontrées et sur les réformes adoptées (deuxième partie). Ensuite, l’article met en cause la théorie dominante sur la situation des systèmes de protection sociale bismarckiens, en s’appuyant sur des données montrant que plus de réformes ont été (et sont) adoptées que ce qui est habituellement reconnu. Nous avançons qu’il est nécessaire d’identifier, d’évaluer et de distinguer plusieurs types de réformes (troisième partie). Une fois identifiées et analysées, ces réformes peuvent être interprétées comme un enchaînement d’ajustements de nature différente, les premiers conditionnant l’adoption des suivants. La comparaison des réformes engagées en Europe continentale fait ressortir l’existence d’une trajectoire commune aux différents systèmes bismarckiens et montre qu’il est important d’analyser les séquences des réformes pour comprendre l’évolution de ces régimes (quatrième partie).
Comment caractériser le monde bismarckien de l’État providence ?
4La quasi-totalité des travaux comparatifs récents sur les réformes de l’État providence s’appuient sur la typologie séminale des États providence d’Esping-Andersen. Cet auteur a cherché à comparer les différents types de systèmes de protection sociale du monde industrialisé et à les classer en fonction du système de valeurs qui les sous-tend et de leur organisation institutionnelle. Cette classification repose sur les effets des politiques sociales, censées refléter des choix idéologiques. Ces choix politiques transparaissent donc à travers le nom donné à chacune des familles de systèmes. Esping-Andersen distingue ainsi le modèle social-démocrate, conservateur-corporatiste et libéral (Esping-Andersen, 1990).
5La typologie d’Esping-Andersen a donné lieu à d’incessants débats (voir, pour une revue de ces débats : Arts et Gelissen, 2002). Malgré les critiques dont cette classification en trois mondes a fait l’objet, il semble que la recherche récente sur les réformes de la protection sociale y revienne systématiquement. Ainsi, dans la majorité des ouvrages collectifs, les auteurs font référence aux « trois mondes » en ce qui concerne le choix des pays étudiés (voir Scharpf et Schmidt, 2000 ou Pierson, 2001), ou organisent ouvertement leur comparaison autour de groupes de pays qui reproduisent cette classification (voir : Esping-Andersen, 1996 ou Sykes, Palier et Prior, 2001). En outre, les conclusions des études laissent souvent entendre qu’il existe « trois mondes de réformes de la protection sociale », les travaux comparatifs concluant généralement qu’à chaque monde de l’État providence peut être associé un mode d’adaptation spécifique (Scharpf et Schmidt, 2000 ; Pierson, 2001b). Les trois voies empruntées pour réformer l’État providence reflètent les trois types de contraintes historiques et institutionnelles propres à chaque modèle. Scharpf et Schmidt (2000) démontrent de manière convaincante que ces trois modèles ne présentent pas les mêmes types de vulnérabilités face au nouvel environnement mondial et européen. Se fondant sur l’examen de plusieurs politiques sociales, Pierson souligne que – si l’on fait abstraction de la volonté de maîtriser les coûts, présente dans toutes les réformes – un type de réforme spécifique prédomine dans chaque modèle : la « re-marchandisation » (recommodification) dans le modèle libéral (en d’autres termes, un recours accru aumarché pour fournir la protection sociale), la « reconfiguration rationalisante » (rationalising re-calibration) dans les pays nordiques et la « reconfiguration actualisante » (up-dating re-calibration) dans les systèmes continentaux (Pierson, 2001b : 455).
6Les travaux récents concluent que les réformes conduites ont eu un impact limité sur la structure des différents États providence et que, loin d’avoir menacé la logique propre à chaque modèle, elles l’ont préservée, voire renforcée. Ainsi, l’implication du marché dans la protection sociale et la mise en œuvre d’une stratégie de re-marchandisation ont rendu les États providence libéraux encore plus résiduels et plus libéraux (Taylor-Gooby, 2001). En opérant une distribution égalitaire des réductions (toutes les prestations ont été réduites d’environ 10 %) et en redécouvrant l’orientation vers le travail (workline), les États providence sociaux-démocrates sont revenus vers leurs pratiques traditionnelles en matière de protection sociale (Kuhnle, 2000 ; Revue française des Affaires sociales, 2003). En outre, d’après de nombreux travaux comparatifs, la plupart des États providence continentaux sont restés fondamentalement les mêmes, non seulement parce que les réformes ont renforcé leurs traits caractéristiques mais, aussi et surtout, parce qu’ils semblent incapables de mettre en œuvre la moindre réforme d’envergure (d’où l’apparition d’expressions comme « eurosclérose » (eurosclerosis) ou « fordisme figé » (frozen fordism) pour qualifier la situation bloquée de ces systèmes de protection sociale).
7Reste que les travaux conduits jusqu’à présent portaient sur tous les modèles d’États providence (Esping-Andersen (ed.), 1996 ; Ferrera, Rhodes (ed.), 2000 ; Leibfried (ed.), 2001 ; Pierson (ed.), 2001 ; Scharpf, Schmidt (ed.), 2000 ; Sykes, Prior, Palier, 2001 ; Swank, 2001 ; Stephens, Huber, 2002), ou ciblaient les régimes libéraux (Pierson, 1994 ; Orloff, O’Connor, Shaver) ou scandinaves (Kautto et al., (2001) ; Revue française des affaires sociales, (2003)). En revanche, il n’existe pas de travaux comparatifs systématiques sur les évolutions récentes des modèles bismarckiens « conservateurs-corporatistes ». Il n’existe que des études de cas nationales isolées, par exemple sur les Pays-Bas (Visser, Hemerijck, 1997), l’Italie (Ferrera et Gualmini, 2004), la France (Palier, 2002) ou l’Allemagne (Bleses, Seeleib-Kaiser, 2004).
8Cet article entend donc proposer un cadre pouvant servir de base à une comparaison systématique des réformes de la protection sociale au sein du monde « conservateur-corporatiste » du capitalisme à visage humain, avec l’idée que les transformations ont sans doute été plus importantes qu’on ne le reconnaît habituellement. Nous allons nous attacher, à la fois, aux réformes des politiques sociales existantes et à l’introduction de nouveaux types de politiques dans les systèmes de protection sociale présentant les caractéristiques typiques de la tradition bismarckienne d’assurance sociale, en d’autres termes du monde « conservateur-corporatiste » d’État providence.
9Ces caractéristiques ont déjà été décrites dans la littérature comparative sur l’État providence. Esping-Andersen et d’autres ont repéré trois grandes approches de la conception, de la mise en œuvre et de la gestion des mécanismes de protection sociale. Plutôt que de lire la typologie d’Esping-Andersen comme une description du « monde réel » de la protection sociale, il est utile de la conceptualiser et de considérer qu’elle définit des « idéaux types », se distinguant les uns des autres à la fois en termes d’objectifs des politiques sociales (logique ou conception) et d’instruments (« manières de faire », institutions). Ces idéaux types correspondent à un ensemble de principes, de valeurs et d’objectifs politiques, économiques et sociaux qui peuvent être associés à une configuration institutionnelle prédominante, qui détermine les droits et les modes de financement et de gestion de la protection sociale offerte aux citoyens d’un pays. Ils permettent également d’identifier le rôle et la position des institutions de protection sociale par rapport à d’autres acteurs intervenant dans cette sphère (le marché, la famille et les associations), ainsi que les objectifs poursuivis (et atteints) en termes de bien-être individuel et de transformation de la stratification sociale. Définir ainsi des idéaux types peut contribuer à identifier les caractéristiques fondamentales d’un régime, voire d’un dispositif de protection sociale, malgré l’inévitable complexité de toute réalité empirique.
10Du point de vue des objectifs, trois logiques politiques se dégagent des travaux d’Esping-Andersen : une logique libérale, conservatrice-corporatiste et sociale-démocrate (Esping-Andersen, 1990). Cette organisation des logiques peut être complétée par une étude des caractéristiques des relations hommes-femmes au sein de chaque modèle (Lewis, 1992 ; Orloff, 1993).
Le modèle dit « conservateur-corporatiste », que l’on pourrait également qualifier de « catégoriel » ou de « bismarckien », organisé sur la base de catégories professionnelles, n’a pas tant vocation à réduire les inégalités qu’à garantir la sécurité des travailleurs et à préserver leur statut. Le niveau de protection sociale offert à chaque bénéficiaire est déterminé par la performance sur le marché du travail et par la situation dans l’emploi. Du fait de la relative générosité des prestations, ce régime garantit également aux assurés une certaine indépendance par rapport au marché en cas d’aléa. La dépendance par rapport au marché est indirecte, dans la mesure où le niveau des prestations dépend lui-même de conditions d’emploi (et de la situation familiale). En conséquence, l’universalité de la couverture dépend de la capacité de la société à garantir le plein emploi. Ce modèle va souvent de pair avec une structure familiale au sein de laquelle l’homme est le seul à exercer une activité professionnelle (male breadwinner), de sorte qu’il incombe d’abord aux femmes d’assurer la prise en charge des enfants (sauf en France et en Belgique – Lewis, 1992). Dans le cadre de ce modèle, la participation des femmes au marché du travail est faible (sauf en France). Les associations de bénévoles, qui ont des racines idéologiques ou religieuses, entretiennent des relations néocorporatistes avec l’État dans le cadre du principe de subsidiarité. Elles mettent en place des services sociaux avec le soutien financier de l’État et exercent une influence majeure sur les politiques sociales adoptées par les pouvoir publics.
11Les divers systèmes de protection sociale ont toute une panoplie de techniques à leur disposition pour atteindre leurs objectifs : prestations d’assistance soumises à condition de ressources, prestations contributives servies par des régimes d’assurance sociale au titre des cotisations sociales versées (dans les régimes bismarckiens), services sociaux ou prestations forfaitaires. Pour définir et comparer les différentes façons de faire de la protection sociale – dénommés « institutions de protection sociale » dans la suite de l’article – quatre critères de différentiation des différents systèmes de protection sociale peuvent être retenus (voir Ferrera, 1996a, qui a été le premier à les énoncer, avant qu’ils ne soient repris et développés sensiblement par Bonoli et Palier, 1998) :
- les règles et critères d’éligibilité et d’accès aux droits : qui a droit aux prestations ?
- la nature des prestations : quels sont les types de prestations servies ?
- les modes de financement : qui paie et comment ?
- l’organisation et la gestion du dispositif : qui décide et qui gère ?
D’après la littérature comparative sur l’État providence, c’est en Allemagne, en Autriche, en France, aux Pays-Bas, au Luxembourg, en Italie, en Belgique, en Hongrie et en République tchèque que l’on rencontre les systèmes les plus proches de cet idéal type (l’Allemagne étant généralement la référence). Si ces régimes ont en commun une logique essentiellement bismarckienne et des institutions reposant principalement sur le principe d’assurance sociale, il convient de souligner qu’aucun système de protection sociale n’est parfaitement pur et que tout système est un mélange complexe d’objectifs et d’institutions. Ainsi, les politiques familiales françaises sont d’inspiration universaliste, le système de santé italien est un système national de santé d’inspiration beveridgienne et les syndicats italiens ne jouent pas un rôle important dans sa gestion. Il n’en reste pas moins que ces pays sont dotés de systèmes plus proches les uns des autres que de ceux d’autres pays (par exemple de celui de la Suède ou du Royaume-Uni). Le système français n’est certes pas identique au système allemand, mais il en est nettement plus proche que du système suédois, une proximité qui traduit à la fois des principes similaires et des manières comparables de « faire de la protection sociale ». Il s’ensuit que la France et l’Allemagne devraient également présenter des points communs en termes de difficultés rencontrées et de dynamique de réforme.
Dans la suite de ce développement, nous présentons les institutions de protection sociale qui sont plus ou moins communes aux systèmes bismarckiens et les prenons comme variables centrales pour définir et analyser la politique des récentes réformes de la protection sociale.
L’importance des institutions de protection sociale
13La littérature distingue généralement trois phases dans le développement de l’État providence. La première phase, celle de l’émergence des États providence (du XIXe siècle à la seconde guerre mondiale), a été suivie par un « âge d’or », au cours duquel l’État providence a connu une expansion constante (de 1945 au milieu des années soixante-dix). Cette phase a, à son tour, laissé la place à une période de difficultés. Les analyses sur la crise de l’État providence ont porté sur cette dernière période, qui a également marqué l’émergence de ce que l’on qualifie de nouvelle politique de l’État providence dans un contexte d’austérité permanente (Pierson, 1998, 2001b). D’autres auteurs ont parlé de « l’âge d’argent » de l’État providence (Tayor-Gooby, 2002). En réalité, il serait peut-être plus exact de diviser cette dernière phase en deux périodes différentes, une « première troisième phase » caractérisée par la « crise de l’État providence », et une « deuxième troisième phase » correspondant à une période de réforme plus créative et plus intense, de « restructuration » (restructuring) et de « refonte » (recasting) (Ferrera, Rhodes, 2000) et de recherche d’une « nouvelle architecture » pour la protection sociale (Esping-Andersen (ed.), 2002). Cette deuxième phase a commencé au milieu des années quatre-vingt ou au début des années quatre-vingt-dix (avec des différences selon les pays/les systèmes de protection sociale, voir infra) et se poursuit aujourd’hui. Dans cet article, c’est à ces deux périodes de l’évolution récente (troisième phase) des États providence que nous nous intéressons (en les distinguant l’une de l’autre), à savoir à la crise des régimes et aux réformes et transformations qui sont intervenues.
14La littérature contemporaine sur l’évolution de l’État providence ne porte pas spécifiquement sur les régimes bismarckiens, mais dresse un état des lieux de leur évolution comparativement aux autres modèles. Lorsqu’il a analysé l’adaptation des pays dans le contexte de la mondialisation de l’économie (national adaptation in global economies) et comparé la capacité de différents modèles à relever les nouveaux défis économiques, Esping-Andersen a souligné la rigidité des régimes continentaux, parlant du « paysage continental figé », résultant d’un « fordisme figé » observé en Allemagne, en France ou en Italie (Esping-Andersen, 1996). Il a conclu que, dans ces pays, « la distribution des cartes était beaucoup plus favorable au statu quo de l’État providence » (ibid. : 267). Comme indiqué précédemment, Scharpf et Schmidt (2000) ont démontré que si tous les États providence présentaient des vulnérabilités dans le nouveau contexte né de la mondialisation de l’économie, les régimes reposant sur l’assurance sociale étaient face à des difficultés plus importantes que les autres. Or, d’après Pierson (2001), c’est dans les pays conservateurs-corporatistes que les réformes ont été les plus rares et les plus difficiles à engager.
15D’après la littérature contemporaine, la plupart des États providence continentaux n’ont pas changé, non seulement parce que les réformes adoptées ont renforcé leurs caractéristiques, mais aussi parce qu’ils semblent incapables de mettre en œuvre des réformes d’envergure. Alors que d’autres systèmes ont surmonté leurs difficultés en adoptant des réformes inspirées de leur propre tradition, les régimes bismarckiens se sont non seulement révélés incapables de s’inspirer de leur tradition pour sortir de la crise, mais semblent en réalité rester prisonniers de leurs difficultés en raison du poids de cette tradition. Comment la littérature explique-t-elle ce phénomène ?
Par rapport aux autres États providence, les régimes bismarckiens sont décrits comme ceux qui sont à la fois les plus malmenés par le nouveau contexte économique, mais aussi qui manifestent le plus d’immobilisme. À noter que, pour expliquer l’importance des défis que doivent relever les régimes bismarckiens, les auteurs invoquent généralement la structure institutionnelle des régimes, mais qu’ils négligent cet aspect au profit de causes politiques plus larges lorsqu’il s’agit d’expliquer pourquoi le processus de réforme est à ce point bloqué. Nous avançons que, si les institutions de protection sociale ont un tel impact sur les problèmes économiques et sociaux spécifiques à l’Europe continentale, s’intéresser à leur impact permettrait également de comprendre la politique des réformes mises en œuvre.
Des systèmes confrontés à des défis plus grands que les autres modèles : les institutions de protection sociale face aux nouveaux problèmes économiques et sociaux
16La littérature sur la crise de l’État providence a identifié plusieurs causes aux difficultés que traversent les États providence depuis le milieu des années soixante-dix, invoquant notamment des difficultés socio-économiques, comme la postindustrialisation, le chômage de masse et le chômage structurel, le vieillissement de la population, l’augmentation de l’activité des femmes, l’augmentation de la mobilité des capitaux et de la concurrence entre économies. Ces tendances s’observent partout mais, d’après la littérature, n’auraient pas exactement le même impact dans tous les pays du fait qu’elles sont filtrées par les institutions de protection sociale. Nombre d’analystes font référence aux caractéristiques institutionnelles des dispositifs de protection sociale pour montrer que les États providence continentaux ont des obstacles plus importants que les autres pays à surmonter. Selon Esping-Andersen (1996), leurs difficultés sont en partie dues à la défense du « salaire familial » (ce qui amène à exclure du marché du travail les plus jeunes, les plus âgés et les femmes). La notion de « salaire familial » renvoie au statut associé à l’emploi : le salaire, plus tous les droits sociaux qui s’y rattachent, qui permettent au salarié et à sa famille de subvenir à leurs besoins. Esping-Andersen souligne ainsi les inconvénients inhérents à un système dans lequel la plupart des droits sociaux sont liés au travail, attribués à l’homme, seul à avoir une activité rémunérée, sous forme de prestations en espèces de nature contributive. C’est donc la nature des prestations servies en Europe continentale qui contribue à expliquer la spécificité des problèmes auxquels sont confrontés les régimes bismarckiens. À la suite de Scharpf et Schmidt (2000, voir ci-dessus), Daly (2001) a démontré que les régimes bismarckiens présentaient des vulnérabilités spécifiques face à la mondialisation : la structure et les modes de financement (qui se répercutent sur les coûts salariaux), la forte légitimité du mode d’accès aux droits (qui empêche tout retrait [retrenchment] de l’État providence), et le manque de flexibilité inhérent à tout système reposant sur des prestations en espèces (qui empêche la couverture de nouveaux risques sociaux).
Un paysage figé ?
17Malgré l’ampleur des problèmes auxquels ils sont confrontés, les régimes de protection sociale bismarckiens ont, jusqu’à une période récente, eu des difficultés à se réformer. La littérature contemporaine sur la réforme de l’État providence est fortement influencée par les travaux de Paul Pierson, qui a montré de manière convaincante que la politique de l’État providence n’est pas la même dans un contexte d’austérité que dans celui de « l’âge d’or » (Pierson, 1996). Dans leur ouvrage publié en 2001, Pierson et ses collègues proposent une analyse institutionnaliste perspicace de la logique politique des réformes de la protection sociale, centrée sur la manière dont certaines institutions, tels que les systèmes d’intermédiation des intérêts et les structures politiques, influent sur la politique de réforme (Pierson, 2001, parties deux et trois). La compréhension des difficultés à réformer passe, pour partie, par un examen des institutions politiques générales de chaque pays (Bonoli, 2001) et de l’orientation politique du gouvernement (Levy, 1999 ; Ross, 2000). Les réformes ou l’absence de réformes sont généralement analysées sur la base de variables liées au système politique, plutôt qu’aux institutions de protection sociale en tant que telles.
18Ces variables peuvent avoir des valeurs très différentes au sein du modèle bismarckien (par exemple, le système politique allemand est fédéral, tandis que le système français est très centralisé). Il n’en reste pas moins possible d’observer des points communs dans la politique de réforme. De nombreuses données confirment qu’il existe une logique politique commune et qu’elle peut, par conséquent, certainement s’expliquer par l’existence de variables similaires. Il est peu probable que les raisons des difficultés qu’ont ces pays à se réformer – dans tous les cas – soient à rechercher dans leur système politique (nombre et puissance des acteurs disposant d’un pouvoir de veto…), puisque ce système diffère d’un pays à l’autre. L’examen des différentes incitations qu’engendrent les institutions de protection sociale similaires de ces pays est probablement plus riche d’enseignements.
19Comme l’ont montré Bonoli et Palier (2000), les institutions de protection sociale structurent les débats, les préférences politiques et les choix stratégiques. Elles ont une incidence sur les positions des divers acteurs et groupes impliqués dans les processus de réforme. Elles déterminent le type d’intérêts et de ressources que ces acteurs peuvent mobiliser en faveur des réformes de la protection sociales ou contre ces réformes. Dans une certaine mesure, elles déterminent également quels sont les acteurs qui peuvent ou ne peuvent pas participer au jeu politique conduisant aux réformes (l’identité et le nombre d’acteurs disposant d’un pouvoir de veto). Selon la manière dont se présentent ces différentes variables, les dynamiques de soutien et d’opposition ne sont pas les mêmes.
Pourquoi les systèmes bismarckiens sont-ils aussi figés ? L’influence des institutions de protection sociale
20Il serait ainsi possible d’avancer que toutes les caractéristiques des systèmes de protection sociale bismarckiens contribuent à leur résistance au changement : les prestations contributives ont une légitimité particulièrement forte, si bien qu’il est difficile de les réduire de manière radicale. Les transferts étant « payés » par des cotisations sociales, les travailleurs estiment avoir « acheté » des droits sociaux. De plus, les prestations étant en principe généreuses, toute réduction représente une perte plus importante que la baisse d’une prestation dont le montant est déjà faible. Les citoyens préfèrent payer plus (de cotisations) que subir une diminution de leurs prestations (acquises par leur propre travail). Enfin, les transferts fondés sur l’assurance sont défendus avec détermination par les groupes d’intérêt, en particulier les syndicats des différentes branches correspondant aux divers régimes professionnels.
21En Europe continentale, les gouvernements ont longtemps privilégié la hausse des cotisations par rapport à la baisse des prestations. D’un point de vue anglo-saxon (et même scandinave), une telle stratégie est illogique, car dans ces pays, l’augmentation des impôts est une mesure à haut risque politique et la population préfère une diminution des programmes sociaux à une hausse de la pression fiscale. Cette différence de point de vue s’explique par des différences dans la nature des prestations et dans leur mode de financement. Dans les régimes bismarckiens, la majeure partie des prestations en espèces est contributive et assise sur le salaire ; en outre, les dépenses sociales sont essentiellement financées par des cotisations liées à l’emploi. Selon qu’ils sont financés par l’impôt ou par les cotisations, les systèmes de protection sociale n’ont absolument pas la même capacité à s’attirer le soutien de la population. Les impôts sont en effet versés à l’État, alors que les cotisations sociales sont perçues comme « un salaire différé », qui sera restitué à l’assuré pendant une période de maladie, de chômage ou à la retraite. Payer des cotisations d’assurance maladie, par exemple, revient à « acheter » un droit aux soins de santé, qui garantit une protection en cas de maladie. D’un point de vue politique, il est donc beaucoup plus facile d’augmenter les cotisations sociales que les impôts, en particulier les impôts sur le revenu.
22En ce qui concerne les droits, il est beaucoup plus facile de réduire le montant de prestations forfaitaires ou soumises à condition de ressources que celui de prestations liées au salaire. Comme ces dernières sont souvent proportionnelles à la rémunération, elles sont en quelque sorte « automatiquement » indexées sur le salaire, ce qui est en principe le mode d’indexation le plus avantageux. Lorsque les prestations sont contributives, elles sont constantes en termes de taux de remplacement, sauf modification de la formule de calcul dans le sens d’une baisse du montant des droits. Or, de telles mesures sont très visibles et politiquement difficiles à appliquer. En outre, les droits étant contributifs, les assurés estiment qu’ils ont « acheté » leurs propres prestations sociales en cotisant et ne sont pas prêts à accepter une baisse de ce qu’ils ont acquis par leur travail. En revanche, ils sont prêts à payer plus si cela leur assure des prestations élevées.
23Du point de vue des prestations également, la différence de mode de financement est déterminante. Alors que les impôts sont versés à l’État, les cotisations sociales sont perçues comme un « salaire différé », qui sera restitué à l’assuré pendant une période de maladie, de chômage ou lorsqu’il sera âgé. Alors qu’il était facile pour un Ronald Reagan, une Margaret Thatcher ou un John Major de dénoncer le poids excessif des impôts et le coût indu de prestations sociales versées à des individus oisifs, il était beaucoup plus difficile pour les responsables politiques d’Europe continentale de remettre en cause des droits à l’assurance sociale acquis par l’ensemble des travailleurs en payant des cotisations sociales. Plutôt que de réduire des prestations jouissant d’une forte légitimité, il était beaucoup plus facile d’augmenter les cotisations sociales, tant que l’objectif était de préserver les acquis sociaux de l’ensemble des travailleurs et de leur famille, ainsi que le niveau de leurs prestations.
24Alors que les politiques de retrait de l’État providence (retrenchment) touchaient une population généralement vulnérable et mal représentée dans les États providence libéraux, et que les réformes concernaient l’ensemble de la population dans les systèmes universalistes, dans les pays d’Europe continentale, les bénéficiaires de prestations susceptibles d’être diminuées étaient généralement bien représentés et bien défendus par les syndicats, de sorte que les pouvoirs publics se sont heurtés à d’importants obstacles pour imposer des politiques de retrenchment. La plupart des régimes bismarckiens étant gérés conjointement par les syndicats de salariés et les représentants des employeurs, les responsabilités tendent à être diluées, si bien que l’État a plus de difficultés à exercer un contrôle sur l’évolution de la protection sociale, en particulier en matière de dépenses. L’implication des syndicats dans la gestion de la sécurité sociale leur confère de facto un pouvoir de veto contre toute réforme du système de protection sociale non négociée (Bonoli et Palier, 1996).
Tous les traits caractéristiques des institutions de protection sociale bismarckiennes tendent donc à rendre l’adoption de politiques de retrenchment extrêmement difficiles. Toutefois, l’histoire des réformes de la protection sociale en Europe continentale ne se réduit pas au constat de la difficulté à réduire les prestations sociales. Le processus de réforme a été – et est encore – plus important que ce qui est généralement avancé dans la littérature comparative. L’analyse traditionnelle, qui qualifie le paysage de l’Europe continentale de figé, est basée sur une comparaison avec des systèmes qui ont engagé plus tôt des réformes d’envergure pouvant être analysées en termes de retrenchment, de réduction des prestations et de réformes quantitatives. Seule une analyse plus fine de l’évolution de la politique sociale permet de cerner l’intégralité des réformes qui ont été et sont mises en œuvre en Europe continentale.
Un paysage figé ou trop peu exploré ? La nécessité de distinguer différents types de réformes
Le monde de l’assurance sociale est-il réellement figé ?
25Les régimes bismarckiens ont été qualifiés de figés parce qu’ils ont peu réduit les prestations durant les années quatre-vingt et le début des années quatre-vingt-dix comparativement à d’autres systèmes. Il n’en reste pas moins que des ajustements, autres que des mesures de retrenchment, ont été mis en œuvre en Europe continentale. En réalité, au milieu des années quatre-vingt-dix, des réformes induisant un recul de l’État providence à long terme ont été adoptées. En outre, des réformes d’envergure ont également été décidées en ce début de XXIe siècle. En Allemagne, l’agenda 2010 de Gerhard Schröder et les diverses lois Hartz contiennent des dispositions qui entraînent des changements radicaux dans le domaine des politiques de l’emploi, de l’assurance-maladie et des retraites. En France, la loi « Fillon » portant réforme des retraites, adoptée en 2003 sous le gouvernement Raffarin, et la loi « Douste Blazy » de 2004 réformant l’assurance-maladie entraînent des transformations en profondeur. En Italie, le gouvernement Berlusconi prévoit de faire voter d’autres réformes du système de retraite et en Autriche, le gouvernement a négocié une réforme dans ce domaine en 2002-2003. Cette nouvelle vague de réformes – qui intervient dans un contexte de récession, marqué par un niveau de chômage élevé particulièrement préoccupant en Europe continentale – va à l’encontre de l’idée selon laquelle le paysage européen serait figé du point de vue des transformations de la protection sociale. Il serait même possible de démontrer que des réformes sont intervenues en plus grand nombre et plus tôt qu’on ne le reconnaît généralement. Mais pour en prendre conscience, il faut commencer par s’affranchir d’un cadre d’analyse des réformes qui, jusqu’à présent, est resté trop centré sur les politiques de retrenchment.
26Retrenchment semble désormais être l’un des termes les plus communément utilisés dans la littérature internationale pour décrire l’évolution récente de l’État providence. Ce concept se prête à un modèle d’analyse développementaliste ou fonctionnaliste de l’histoire des États providence : la phase d’émergence (de la fin du XIXe siècle à 1945) est suivie par une phase de croissance (l’âge d’or, dans la plupart des pays jusqu’aux années soixante-dix), à laquelle succède une phase durant laquelle les États providence montrent leurs limites (voire entrent dans une période de crise dans les années quatre-vingt), puis une période de retrait (retrenchment) (depuis la fin des années quatre-vingt). Le concept de retrenchment présente les mêmes limites que les notions de développement, de modernisation et de croissance de l’État providence, qui se sont tous vu reprocher de postuler une uniformité des processus de développement. Considérer que tous les changements intervenus depuis les années quatre-vingt peuvent être qualifiés de mesures de retrenchment, implique qu’ils ont entraîné un recul de tous les États providence. En conséquence, dans ce cadre d’analyse, la principale question posée est souvent celle de l’ampleur du retrait, mesurée en prenant l’importance des réductions de prestations comme variable dépendante et en s’intéressant essentiellement aux dépenses. Or, la majeure partie du débat académique des années quatre-vingt-dix, visait précisément à démontrer que même à dépenses égales, les États providence dépensaient différemment, selon des principes différents, à des fins différentes et via des institutions différentes (Esping-Andersen, 1990). Examiner les ajustements récents à la lumière des enseignements de ce débat, permettrait d’envisager la possibilité que des États providence différents se transforment différemment. Or, même si de plus en plus d’efforts sont faits dans le sens de cette approche (Esping-Andersen, 1996 ; Scharpf et Schmidt, 2000 ; Pierson, 2001), il reste encore à effectuer une différenciation systématique des processus de retrenchment et des « trajectoires de réforme », de la même manière que l’on a cherché à différencier les trajectoires de développement des États providence pendant leur âge d’or (Esping-Andersen, 1990).
27Le terme retrenchment peut être considéré comme réducteur dans la mesure où certains systèmes de protection sociale ont introduit des changements qui n’entraînent pas une moindre générosité des prestations. De la même manière que les Trente Glorieuses ne pouvaient pas simplement s’analyser en termes de « plus » d’État providence, les évolutions actuelles sont trop complexes pour être simplement décrites en termes de « moins » d’État providence. D’une part, les données montrent que les dépenses sociales ont augmenté dans la plupart des pays de l’OCDE ces vingt dernières années. Au début des années quatre-vingt-dix, Pierson (1994) concluait déjà que les dépenses globales de protection sociale avaient progressé au cours des années sur lesquelles portait son étude. Il constatait que les gouvernements cherchaient à faire reculer l’État providence, mais qu’ils en étaient empêchés par le pouvoir politique de ceux qui le défendaient (programmatic constituencies) et qu’ils subissaient, dans le présent, les conséquences de leurs engagements passés. Ceci est peut-être vrai pour les systèmes libéraux, mais une autre analyse semble plus pertinente en ce qui concerne les autres modèles. Dans certains cas, pour répondre aux difficultés auxquelles les systèmes de protection sociale étaient confrontés, les gouvernements ont cherché non pas à réduire les dépenses, mais à les augmenter. Cela semble avoir au moins été la démarche adoptée par beaucoup de systèmes bismarckiens à la fin des années soixante-dix et durant les années quatre-vingt (Palier, 2000 ; Manow et Seils, 2000).
D’autre part, pour les gouvernements, la question n’est peut-être pas tant quantitative (faut-il dépenser moins ou plus ?) que structurelle (comment transformer les systèmes de protection sociale pour promouvoir de nouveaux principes et élaborer de nouvelles institutions, plus adaptées au contexte économique et social contemporain ?). Par conséquent, les réformes ne portent pas nécessairement sur le montant des prestations ou les conditions d’accès aux droits et ne peuvent, de ce fait, pas être considérées comme des mesures de retrenchment (ni d’amélioration de la générosité des prestations). Pourtant, il peut s’agir de réformes majeures, dans la mesure où elles peuvent être à l’origine de changements qui affectent la nature même des systèmes de protection sociale nationaux. L’évaluation de telles réformes ne doit donc pas être quantitative (dépenses, montant des droits, importance de la couverture, etc.), mais devrait chercher à évaluer le degré d’innovation induit par les changements. Il conviendrait, par exemple, de se demander si les réformes ont introduit de nouvelles institutions, favorisé une nouvelle logique ou conduit à l’implication de nouveaux acteurs. Pour cela, nous avons besoin d’un cadre d’analyse qui permette de cerner, d’identifier et d’évaluer ce type d’ajustements.
Distinguer différents types de réforme de la politique sociale
28Lorsqu’elle souligne l’inertie des institutions – « paysages figés » (frozen landscapes) et « poids des traditions politiques et institutionnelles » (path dependency) – la recherche contemporaine occulte l’impact structurel que les politiques publiques peuvent avoir. S’il est essentiel de tenir compte du poids des traditions politiques et institutionnelles (path dependency) dans l’analyse de la protection sociale, cela ne doit pas pour autant empêcher de s’intéresser à l’impact de différentes réformes sur la politique sociale. En d’autres termes, les transformations récentes des systèmes de protection sociale ne résultent pas seulement de leur propre dynamique évolutive ; elles sont également dues à la mise en œuvre de politiques publiques. Intégrer les aspects du changement induits par les politiques publiques à notre étude sur les modes d’adaptation des systèmes de protection sociale permet de tirer parti des outils d’analyse des politiques publiques, en particulier de l’approche de Peter Hall concernant le changement des politiques publiques. Les chercheurs sont de plus en plus nombreux à adopter ce cadre d’analyse pour parvenir à une meilleure compréhension des réformes de la politique sociale, en particulier dans les pays bismarckiens (voir par exemple Visser et Hemerijck, 1997 ; Palier, 2000, 2002 ; Guillemard, 2003).
29Le cadre d’analyse des changements des politiques macroéconomiques élaboré par Peter Hall (1993) distingue trois niveaux de changement [2]. Cette approche permet de faire la distinction entre les différents impacts que les réformes vont avoir, selon qu’elles transforment ou non les instruments et/ou la logique globale des politiques. Elle propose une grille d’analyse qui permet d’aller au-delà d’une évaluation purement quantitative (plus ou moins de retrait de l’État providence) pour analyser la nature du changement et offre un outil d’évaluation du degré d’innovation induit par une réforme donnée. Il existe un premier type de changement, qui n’implique pas de transformations profondes de la tradition historique (historical path). Seul le réglage des instruments change (le changement peut être une augmentation des cotisations sociales ou une baisse du montant des prestations, sans qu’il y ait modification du mode de financement, de la nature des prestations ou des conditions d’accès aux droits). Ce type de changement n’a pas d’incidence sur la logique et les principes qui sous-tendent le système.
30Le deuxième type de changement passe par l’introduction de nouveaux instruments (par exemple, de nouvelles règles de calcul ou d’ouverture des droits en matière de pension). Ces changements dépendent des traditions historiques et institutionnelles du système (path dependent). La plupart d’entre eux supposent le recours à de nouveaux instruments dans le but de préserver le système existant et ses principes. Il n’en reste pas moins qu’ils peuvent conduire à des changements substantiels une fois mis en place, puis développés au fil du temps [3]. Les études sur l’évolution récente de l’État providence, qui reposent essentiellement sur le concept de retrenchment, ont surtout identifié ces deux premiers types de changement.
31Toutefois, d’autres réformes peuvent introduire de nouveaux instruments, pour atteindre de nouveaux objectifs, pouvant ainsi correspondre à long terme à ce que Hall a appelé des « changements paradigmatiques » (paradigmatic changes) – Hall fait référence au passage de politiques keynésiennes à des politiques monétaristes ; en matière de politique sociale, cela pourrait correspondre au passage de politiques accordant la priorité à l’indemnisation du chômage à des politiques d’activation. Complétant cette typologie, Hemerijck et Visser (1997) ont ajouté une catégorie intermédiaire, située entre le changement d’instruments et le changement paradigmatique : le changement institutionnel (institutional change). Il se produit lorsqu’une institution de base d’un système de protection sociale est réformée, par exemple lorsqu’un service public est privatisé ou qu’un mode de financement est transformé (remplacement d’un financement par les cotisations sociales par un financement par l’impôt par exemple). Ces réformes institutionnelles portent sur les institutions elles-mêmes ; elles ne font pas explicitement référence aux objectifs, mais en général, elles impliquent également un changement d’objectif des politiques sociales.
Au-delà des critères quantitatifs (niveau plus ou moins élevé des dépenses), il est donc possible de distinguer différentes catégories de changement, en se fondant sur des critères qualitatifs mais néanmoins objectifs. Nous pouvons maintenant appliquer cette grille d’analyse aux principales phases des réformes de l’État providence, en essayant de repérer la trajectoire spécifique aux systèmes de protection sociale bismarckiens.
Une trajectoire commune ? Les quatre séquences des réformes dans les régimes bismarckiens de protection sociale
32Les analyses d’études nationales (Visser et Hemerijck, 1997 ; Palier, 2002 ; Ferrera, Gualmini, 2002 ; Blese, Seeleib-Kayser, 2004) comme nos travaux actuellement en cours, autorisent à émettre l’hypothèse que les régimes bismarckiens ont fait l’objet de divers types d’ajustements tendant à s’enchaîner, ce qui témoigne d’une trajectoire de réforme spécifique. Ces vingt-cinq dernières années, les gouvernements d’Europe continentale ont mis en œuvre différents types de réformes en réponse aux difficultés rencontrées par leurs systèmes de protection sociale. Ils ont évidemment essayé de réduire les prestations sociales, en d’autres termes d’introduire des mesures de retrenchment, en particulier au début des années quatre-vingt-dix. Mais auparavant, en particulier du milieu des années soixante-dix à la fin des années quatre-vingt, ils ont emprunté une autre voie, augmentant à la fois les dépenses et les cotisations sociales pour répondre à des besoins sociaux croissants. Cette période est celle de « l’avant retrenchment ». Depuis le début des années quatre-vingt-dix, les pouvoirs publics ont également cherché introduire des politiques visant à restructurer le système de protection sociale dans son ensemble. Ces politiques vont « au-delà du retrenchment » et introduisent des réformes institutionnelles. Récemment, une seconde vague de réformes, sectorielles, est intervenue dans tous les pays, visant non seulement à faire reculer les prestations publiques d’assurance sociale, mais aussi à restructurer les systèmes en diversifiant les types de prestations et les prestataires. Les principales caractéristiques de ces quatre phases sont présentées ci-après et résumées dans le tableau en annexe.
L’avant retrenchment
33À la fin des années soixante-dix et au début des années quatre-vingt, les gouvernements d’Europe continentale ont généralement répondu aux problèmes sociaux par une hausse des cotisations. Les gouvernements ont répondu aux nouveaux problèmes auxquels ils étaient confrontés en augmentant les dépenses, plutôt qu’en les diminuant. Ainsi, en Allemagne, « les années quatre-vingt n’ont pas simplement été une période de retrait de l’État providence. Le fait que les dépenses sociales n’étaient assumées ni par le gouvernement fédéral, ni par les gouvernements des Länder laissait la porte ouverte aux hausses de prestations et à l’augmentation des droits » (Manow et Seils, 2000, p. 279). Durant les années quatre-vingt, tout en réduisant la fiscalité directe sur le revenu, les gouvernements français ont augmenté les taux de cotisation salariale. La part des cotisations sociales dans les prélèvements obligatoires a augmenté de manière spectaculaire (passant de 39 % en 1970 à 46 % en 1995). Leur part dans le PIB a suivi la même évolution : alors qu’elles représentaient moins de 20 % du PIB en volume en 1978, elle en représentait près de 23 % en 1985 (Palier, 2002). Ce n’était pas l’État qui assumait le coût de la protection sociale, mais les cotisations.
34La croissance des dépenses sociales dans les années soixante-dix et au début des années quatre-vingt peut s’expliquer de diverses manières. D’une part, les gouvernements payaient la facture des engagements pris au cours de la période précédente (voir à ce sujet Pierson, 2001). Mais, en particulier en Europe continentale, ils ont aussi procédé à des hausses de prestations sociales, en particulier en faveur des catégories sociales les plus durement touchées par la crise économique (ouvriers du secteur industriel licenciés, familles monoparentales, personnes âgées défavorisées, chômeurs de longue durée). Beaucoup de gouvernements ont notamment créé des prestations pour faire sortir certains demandeurs d’emploi de la population active – dispositifs de préretraite et pensions d’invalidité –, mettant ainsi en œuvre ce qu’Esping-Andersen a appelé la stratégie fondée sur une « protection sociale sans travail » (welfare without work) (Esping-Andersen, 1996). Cette stratégie paraissait la plus faisable politiquement, dans la mesure où des hausses de cotisations, politiquement acceptables, sont intervenues à plusieurs reprises pour compenser l’augmentation des dépenses.
Durant cette période, un premier type de changement a donc été opéré pour faire face à une nouvelle donne, marquée par la crise économique, la hausse du chômage et les déficits des comptes sociaux ; il a consisté, pour les gouvernements, à utiliser les instruments déjà à leur disposition (les « bonnes vieilles recettes »), à savoir l’augmentation des prestations sociales existantes et la hausse des cotisations.
Début des années quatre-vingt-dix : première vague de réformes sectorielles, motivée par des pressions en faveur du retrenchment
35Mais, à partir des années quatre-vingt-dix, un changement de contexte devait empêcher la poursuite de ce type de politiques. Sous l’effet de la récession économique du début de la décennie et du renforcement des contraintes liées au marché et à la monnaie uniques, les gouvernements d’Europe continentale ont décidé (se sont sentis obligés) d’opter pour un recul de la protection sociale [4].
36C’est de cette époque que datent les premières mesures de retrenchment. Des réformes visant à réduire le niveau des prestations tout en préservant la logique du système ont été introduites. Les réformes dites de « consolidation » adoptées en Allemagne à la fin des années quatre-vingt et au début des années quatre-vingt-dix, ou les réformes sectorielles mises en œuvre en France (signature de nouvelles conventions médicales dans le domaine de la santé, introduction d’une nouvelle prestation d’assurance chômage en 1992, réforme du mode de calcul des pensions de retraite en 1993, voir Palier, 2002) en sont des exemples. On pourrait également citer, entre autres, les réformes du système de retraite adoptées en Italie en 1991 et 1995 et en Espagne (prévues dans le pacte de Tolède de 1995).
37Tout en introduisant de nouveaux instruments, ces mesures de reconfiguration (re-calibration) s’inscrivaient toujours dans la logique traditionnelle (historique et institutionnelle) des régimes bismarckiens. Ces réformes semblent avoir certaines caractéristiques communes, liées à l’organisation institutionnelle spécifique des systèmes de protection fondés sur l’assurance sociale.
38Premièrement, ces réformes de retrenchment ont été présentées comme un moyen de consolider, et non de démanteler, le système de protection sociale bismarckien. Dans le discours politique, la raison invoquée pour les justifier n’était pas le dysfonctionnement du système, mais le fait qu’il subissait le contrecoup de la conjoncture, caractérisée par une diminution des ressources (due au ralentissement de l’économie, au chômage, etc.) et une augmentation des dépenses (liée au chômage, au vieillissement de la population, aux nouvelles demandes sociales, etc.). Ne pouvant plus augmenter les ressources (à cause des choix européens faits à l’époque), les gouvernements se disaient obligés de réduire (un peu) les dépenses. Pour comprendre ce discours, il suffit de se souvenir de la forte légitimité dont jouissaient les prestations servies par ce type de systèmes, reposant sur l’assurance sociale, et de l’attachement fort de la population vis-à-vis de ces prestations. Ces réformes n’ont donc pas été engagées au nom d’une critique du système de redistribution, mais de la nécessité vitale de restaurer sa viabilité.
39Deuxièmement, ces réformes sont généralement le fruit de négociations, souvent entre différents partis politiques, et presque toujours avec les partenaires sociaux (pour les pensions, voir Schludi, 2005). Ceci peut être vu comme une conséquence de la participation des partenaires sociaux à la gestion des régimes d’assurance sociale. Ces systèmes étant financés par des cotisations assises sur les salaires (non par l’impôt), les représentants de ceux qui paient pour bénéficier du système jouent un rôle clé dans le jeu politique en matière de réformes de la politique sociale (Bonoli, Palier, 1996). Ils ont leur mot à dire dans le processus des réformes et ont le pouvoir de les bloquer s’ils ne sont pas d’accord. À cet égard, le rôle que jouent ces acteurs, qui possèdent un pouvoir de veto, s’explique par la manière dont le système de protection sociale est conçu, plus que par l’organisation des institutions politiques générales. Le système politique français est loin d’être consensuel ; pourtant, aucune réforme de la protection sociale ne pourrait être adoptée en France, ni dans aucun autre régime bismarckien, sans l’accord (au moins implicite) des partenaires sociaux (ou au moins de la majorité d’entre eux).
40Troisièmement, le principal moyen utilisé pour réduire les prestations a été d’augmenter leur caractère contributif, en d’autres termes, de renforcer le lien entre le montant des cotisations et celui des droits (en modifiant la formule de calcul et/ou en durcissant les règles d’accès aux droits). Cette stratégie reposait évidemment sur la logique traditionnelle de ces systèmes (qui veut que l’on acquiert un droit aux prestations sociales en versant des cotisations), même si ces réformes impliquaient souvent le passage de principes de redistribution (horizontale et verticale) à des principes actuariels.
Enfin, les partenaires sociaux ont souvent accepté ces baisses de prestations sur la base d’une stratégie « donnant donnant » (Bonoli, 2001), reposant sur la distinction entre ce qui devrait être financé par les cotisations et ce qui devrait l’être par l’impôt. Les baisses affectant les programmes d’assurance sociale allaient souvent de pair avec une clarification des compétences, le gouvernement proposant de financer les prestations non contributives (minima sociaux forfaitaires pour les personnes âgées ou handicapées, les chômeurs de longue durée ; validation gratuite de périodes de cotisation au titre de périodes d’inactivité pour cause de chômage ou pour élever un enfant…), si les partenaires sociaux acceptaient les baisses de prestations d’assurance sociale.
Ces changements reposaient donc sur l’utilisation de nouveaux instruments (modification des règles de calcul, passage de systèmes à prestations définies à des systèmes à cotisations définies, création de nouveaux financements par l’État…), mais étaient perçus comme préservant la nature même de l’assurance sociale, voire, parfois, comme la renforçant (les partenaires sociaux, par exemple, sont souvent convaincus que la prise en charge des prestations non contributives par l’État – les « charges indues » – permet au système de protection sociale d’évoluer vers un système assurantiel plus pur, par conséquent de renforcer l’assurance sociale). Ces changements ne remettent donc pas vraiment en cause les principes de l’assurance sociale et peuvent être considérés comme des changements de deuxième ordre.
Au-delà du retrenchment : les réformes institutionnelles
41Mais depuis le début des années quatre-vingt-dix, les systèmes de type assurantiel ont de plus en plus été perçus comme aggravant les difficultés économiques, sociales et politiques. Avant l’ère du retrenchment, les prestations d’assurance sociale étaient utilisées pour aider les victimes de la crise (indemnisation) et comme instrument de lutte contre la crise (politiques de relance, stratégies passives). Au cours de la période qui a suivi, durant laquelle l’augmentation constante des dépenses sociales est apparue insupportable, des politiques de retrenchment ont été tentées, mais elles avaient principalement vocation à sauvegarder l’assurance sociale, perçue comme une autre victime de la crise (baisse des ressources et augmentation des dépenses). Mais progressivement, les analyses qui plaidaient pour une poursuite et un approfondissement du processus de réforme en ont fait une des responsables de la crise. En France, par exemple, l’assurance sociale a été accusée d’être en partie à l’origine de divers problèmes économiques, sociaux et politiques : la nature contributive de la plupart des prestations était soupçonnée de renforcer l’exclusion sociale, le poids des cotisations de freiner la compétitivité et d’empêcher la création d’emplois, l’implication des partenaires sociaux dans la gestion des régimes d’affaiblir la capacité de l’État à contrôler les dépenses et à mettre en œuvre des réformes (Palier, 2000, 2002). Il ressort donc des analyses récentes des difficultés des systèmes bismarckiens, que ce sont leurs caractéristiques mêmes (prestations contributives financées par les cotisations sociales et gérées par les partenaires sociaux) qui sont à l’origine de leurs problèmes. Si tel est le cas, le retrenchment ne suffit pas, c’est une transformation profonde de ces systèmes qui est nécessaire.
42Les chercheurs en sciences sociales ne sont donc plus les seuls à reconnaître que les institutions ont un impact sur les problèmes et qu’elles influent sur la nature des changements, pouvant même parfois les empêcher. À travers les processus d’apprentissage, les experts et les responsables politiques ont fini par en prendre également conscience, et parfois, par modifier les institutions. Dans la plupart des systèmes de protection sociale de type assurantiel, (quelques) changements structurels sont actuellement mis en œuvre pour corriger ces problèmes structurels.
43Pour remédier aux nouveaux problèmes sociaux, auxquels l’assurance sociale ne peut pas répondre, les gouvernements ont élaboré de nouveaux instruments, pour atteindre de nouveaux objectifs en matière de politique sociale. La progression du chômage, en particulier du chômage des jeunes et de longue durée, et l’augmentation du nombre de familles monoparentales ont motivé la création de nouvelles prestations ou le développement de prestations jusqu’alors marginales. Il s’agit de prestations ciblées, forfaitaires, généralement financées par l’impôt et gérées par l’État. La création de nouveaux dispositifs de revenu minimum a été particulièrement importante en Europe du Sud (Ferrera, 2005).
44Outre les prestations, certains autres principes essentiels de l’assurance sociale sont également réformés, en l’occurrence le financement par les cotisations et l’implication des partenaires sociaux dans la gestion de la sécurité sociale. Certaines réformes adoptées récemment visaient à modifier ces modes de fonctionnement des institutions (financement et gestion de la sécurité sociale). C’est sans nul doute ce qu’a cherché à faire la France, en augmentant les exonérations de cotisations sociales, en instaurant un nouvel impôt pour financer les prestations non contributives (contribution sociale généralisée) et en conférant des pouvoirs au Parlement dans le processus d’élaboration de la politique sociale (Palier, 2000, 2001). Certaines réformes adoptées dans d’autres pays bismarckiens allaient dans le même sens (par exemple, le remplacement d’une partie du financement par les cotisations sociales par un nouvel « impôt vert » en Allemagne, ou la mise en place de services pour l’emploi privés aux Pays-Bas).
Ces réformes des institutions passent donc par l’introduction de nouveaux instruments, correspondant généralement à une autre logique de la protection sociale (financement par l’impôt, gestion étatique ou privée des prestations). Elles correspondent donc à des changements structurels, de nature à transformer la nature même du système.
Années 2000 : la deuxième vague de réformes
45Depuis le début des années deux mille, une nouvelle vague de réformes a été engagée en Europe continentale. Les réformes du système de retraite et de l’assurance maladie adoptées en France en 2003 et 2004, les lois Harz et l’Agenda 2010 en Allemagne en sont l’illustration. Ces réformes ne se contentent pas de diminuer les prestations d’assurance sociale, elles mettent en œuvre les ajustements structurels rendus possibles par les réformes institutionnelles. Les gouvernements ont commencé à mettre en place des politiques du marché du travail plus actives (Clasen, Clegg, 2003). Pour enrayer la hausse incontrôlée des dépenses de santé, les réformes néerlandaises menées depuis une décennie, les mesures adoptées en Allemagne en 2003 et la réforme Douste Blazy de 2004 en France, ont réduit la couverture publique, accordant plus de place à l’assurance privée (Palier, 2003). Pour faire face au vieillissement de la population, les réformes des systèmes de retraite ont introduit des régimes complémentaires de retraite privés, volontaires, financés par capitalisation pour compléter les pensions des régimes obligatoires financés par répartition ; ainsi, des dispositifs entièrement financés par capitalisation sont proposés aux Allemands (fonds Riester), aux Français (PERP et PERCO [5]) et aux Italiens (Bonoli, 2005 ; Schludi, 2005). Toutes ces réformes se traduisent par une moindre couverture par l’assurance sociale (en termes de générosité et d’universalité), ce qui laisse la place à d’autres instruments de politique sociale, mais aussi à d’autres objectifs.
46Cette succession de réformes institutionnelles et structurelles et l’introduction de nouvelles politiques de l’emploi (activation, volonté de rendre le travail payant) peuvent être interprétées comme un changement paradigmatique général des États providence bismarckiens, marquant le passage de systèmes orientés vers la préservation du revenu et du statut à des systèmes destinés à favoriser l’emploi, reposant sur des stratégies d’activation. Tous ces ajustements structurels peuvent à première vue paraître marginaux. Or, l’étude du cas français révèle que si ces mesures apparaissaient marginales lors de leur introduction et étaient généralement présentées comme venant simplement compléter des systèmes d’assurance sociale continuant d’occuper une place centrale, elles peuvent se développer petit à petit et finir par former un véritable « deuxième monde » de la protection sociale au sein d’un pays (c’est le cas du RMI ou de la CSG en France, voir Palier, 2000).
47La France a maintenant un système de protection sociale dualisé (Palier, 2002). D’un côté, des régimes de solidarité nationale (prestations familiales, soins de santé et réduction de la pauvreté) servent des prestations universelles ou ciblées, en majeure partie financées par l’impôt et contrôlées par l’État. De l’autre, le système de retraite et les dispositifs d’indemnisation du chômage continuent de relever de l’assurance sociale, même si ce concept a évolué et repose désormais davantage sur des principes actuariels et des stratégies d’activation. Il est possible que l’Allemagne soit également dans ce cas (Bleses, Seeleib-Kaiser, 2004). Enfin, Ferrera (1996) a démontré que ce processus de dualisation marquait également l’évolution des États providence d’Europe du Sud.
48Chacun de ces types de changement s’explique par des facteurs spécifiques. Les premières réactions s’explique probablement par le poids des traditions politiques et institutionnelles (path dependency) : les gouvernements font ce qu’ils ont l’habitude de faire et les institutions influent réellement sur la nature des problèmes et des réformes adoptées. Nous avons déjà présenté les mécanismes institutionnels qui peuvent expliquer que les régimes bismarckiens sont si difficiles à transformer.
49En ce qui concerne le deuxième type de réformes, les contraintes européennes et la crise économique expliquent apparemment que les gouvernements d’Europe continentale aient décidé de changer de cap et d’opter pour un retrait de l’État providence, malgré le risque politique inhérent à ce choix. Contrairement à la littérature contemporaine, qui néglige l’impact de l’Union européenne sur les réformes de la protection sociale (Pierson, 1998, 2001), nous postulons que les politiques économiques européennes déterminent et conditionnent l’orientation des réformes, en particulier dans les pays bismarckiens. Il ne s’agit pas de prétendre que ces politiques ont été imposées par Bruxelles, mais que les gouvernements nationaux ont procédé à un « détour par l’Europe » pour développer de nouvelles réformes, comme une stratégie de bouc émissaire (« c’est la faute de l’Europe ») pour imposer des réformes impopulaires (Weaver, 1986).
50En effet, dans plusieurs pays, le moment choisi pour mettre en œuvre les réformes est révélateur. En Europe continentale, la première vague de politiques de retrenchment dans le domaine de l’assurance vieillesse, de l’assurance maladie et de l’assurance chômage est en effet intervenue dans la première moitié des années quatre-vingt-dix, pendant la période de préparation à la monnaie unique. C’est le cas des réformes des retraites Amato (1992) et Dini (1995) en Italie, de diverses réformes des systèmes de retraite (années quatre-vingt-dix) et de la réforme du système de santé, dite « réforme Seehofer », de 1992 en Allemagne, de la réforme Balladur des retraites en 1993 et du plan Juppé de 1995 (dont le volet concernant l’assurance maladie a été appliqué) en France. En outre, au début des années quatre-vingt-dix, certains pays européens (les Pays-Bas, l’Irlande, le Danemark, l’Espagne, l’Italie) ont conclu des pactes sociaux comportant des réformes majeures de certaines parties de leurs systèmes de protection sociale (Rhodes, 2001). C’est peut-être par pure coïncidence que ces réformes ont été engagées à cette période. Il n’en reste pas moins que les gouvernements les ont toutes justifiées en les présentant comme des sacrifices indispensables pour satisfaire aux critères d’adhésion fixés par le traité de Maastricht. Il serait possible d’objecter qu’elles auraient été nécessaires même en l’absence de traité (les principaux problèmes étant liés à des phénomènes nationaux, non européens [6]), et que le traité n’a été qu’un bouc émissaire derrière lequel les gouvernements ont pu se retrancher. Il apparaît cependant que le processus de Maastricht a aidé les gouvernements – sur le plan rhétorique – à imposer des réformes qui, en son absence, auraient été impossibles à mettre en œuvre, en particulier en Europe continentale. Même s’il est possible de la considérer comme purement symbolique et de la négliger, la référence à Maastricht dans le discours politique justifiant les réformes devrait être considérée comme l’une des raisons expliquant qu’il y ait eu des réformes, et non une absence totale d’intervention.
51De plus, ces mesures n’avaient pas le même contenu que les précédentes. Toutes les réformes précitées impliquaient une baisse des prestations sociales. Le début des années quatre-vingt-dix marque le début de la préparation de la monnaie unique, et correspond également à une période de récession. Dans un tel contexte, les politiques sociales auraient, selon l’approche traditionnelle (c’est-à-dire keynésienne), dû être utilisées pour soutenir, voire relancer, la demande par une hausse des prestations sociales. Or, en l’espèce, les gouvernements ont précisément eu la réaction contraire, réduisant les prestations pendant une période de récession. Cette volte-face est à mettre en rapport avec la nouvelle donne économique, née de l’achèvement du marché unique et la préparation de la monnaie unique selon les critères de Maastricht. Les politiques macroéconomiques induites par l’intégration européenne ont eu une influence sur le contenu des réformes de la protection sociale. Si Maastricht a imposé le moment des réformes, on ne peut exclure qu’il ait limité l’éventail de réponses possibles aux difficultés des systèmes de protection sociale, voire influé sur l’orientation générale des réformes. Comme l’a démontré F. Scharpf, les transformations de l’environnement international ont eu de fortes implications en ce qui concerne les instruments à la disposition des gouvernements. L’intégration européenne est une de ces transformations (Scharpf, Schmidt, 2000).
52Du fait de l’intégration européenne, il est devenu beaucoup plus difficile que dans le passé d’augmenter les prestations et les cotisations (et d’entraîner ainsi une hausse des coûts salariaux) pour réduire les déficits créés par les politiques de relance à court terme, puisque les gouvernements ne pouvaient plus utiliser les taux de change pour préserver la compétitivité des produits nationaux. Ceci semble particulièrement important pour les États providence d’Europe continentale. Ils sont généralement qualifiés de figés, pour ne pas avoir mis en œuvre de mesures de retrenchment majeures pendant les années quatre-vingt. Or, nous avons montré que, loin de n’avoir rien fait, ils ont agi : ils ont répondu à leurs difficultés (déficits des comptes sociaux) par une hausse des cotisations. Cette stratégie, politiquement plus facile à mettre en œuvre qu’une baisse des prestations sociales dans des systèmes où les salariés assurés préfèrent payer plus pour avoir un niveau constant de protection sociale, est apparue peu adaptée au nouveau contexte économique. Il a fallu attendre les contraintes imposées par les critères de Maastricht pour observer un changement de cap, les gouvernements ayant alors commencé, au lieu d’augmenter les cotisations, à réduire les prestations.
Nous pensons donc que l’intégration européenne explique une partie de l’évolution des réformes dans les pays bismarckiens. Cette contrainte européenne reflète un divorce de plus en plus net entre politique économique et politique sociale. Les réformes de la fin des années quatre-vingt-dix et du début des années deux mille peuvent être interprétées comme des tentatives pour réconcilier l’économique et le social et rechercher des politiques sociales compatibles avec des politiques économiques orientées vers l’offre. Il apparaît que cette recherche mène souvent à de nouvelles politiques sociales et à des changements paradigmatiques dans les systèmes de protection sociale.
Pour comprendre ce type de réformes et ces tentatives d’innovation et d’adaptation, (qui correspondent essentiellement aux deux derniers types de changement, à savoir aux réformes institutionnelles et structurelles), il faut non seulement en rechercher l’explication dans des contraintes institutionnelles et exogènes, mais aussi tenir compte du rôle des idées et des processus d’apprentissage. L’approche de Hall est basée sur les processus d’apprentissage. Le premier type de changement peut être considéré comme la première réponse des gouvernements lorsqu’ils sont face à une difficulté qu’ils ne perçoivent pas encore comme nouvelle. En se contentant d’ajuster leurs instruments habituels, ils ont recours aux « bonnes vieilles recettes », et font ce qu’ils ont l’habitude de faire. Peter Hall fait ainsi remarquer qu’en réponse au premier choc pétrolier, au début des années soixante-dix, les gouvernements ont appliqué les recettes keynésiennes traditionnelles afin de stimuler la demande. De même, dans la deuxième moitié des années soixante-dix, les gouvernements français ont tout simplement fait ce qu’ils avaient l’habitude de faire : au lieu de réduire les dépenses, ils les ont financées par une augmentation des cotisations sociales (Palier, 2000).
Mais dans ce qui est de plus en plus perçu comme un nouveau contexte, les vieilles recettes ont des effets inattendus ou indésirables. Conseillés par différents types d’experts (dont, parfois des experts en politique sociale s’inscrivant dans une perspective comparative), les gouvernements ont acquis la conviction qu’ils devaient rompre avec leurs anciennes méthodes – aujourd’hui perçues comme inadaptées – et innover. À ce stade, deux voies différentes peuvent être empruntées. La première consiste à innover pour préserver la logique propre à un système (cette voie a mené aux politiques dites de « consolidation » mises en œuvre en Allemagne à la fin des années quatre-vingt et au début des années quatre-vingt-dix ou aux réformes sectorielles adoptées en France, voir Palier, 2000 : 122-126). La seconde consiste à modifier certaines des règles du jeu (changement institutionnel) et ses objectifs (changement paradigmatique) pour adapter l’ensemble du système au nouveau contexte. Ainsi, pour comprendre la logique politique des changements, il faut tenir compte de la transformation des interprétations, perceptions et débats concernant l’État providence ces vingt-cinq dernières années.
Conclusion : vers un nouveau monde de la protection sociale ?
53Pour remédier à leurs problèmes structurels, les pays bismarckiens ont créé de nouveaux dispositifs de prestations, qui obéissent à de nouvelles logiques (prestations soumises à condition de ressources, régimes privés financés par capitalisation dans le domaine de la retraite et de la santé) ; ils ont mis en place de nouveaux modes de financement pour remplacer en partie le financement par les cotisations, et mis en œuvre de nouveaux modes de gestion (privatisant certaines tâches administratives et conférant certains pouvoirs à l’État au détriment des partenaires sociaux).
54Ces changements sont le fruit d’un processus d’apprentissage politique. Ils n’ont été (ou ne seront) appliqués que très progressivement. Alors que beaucoup d’analyses sur l’évolution de l’État providence se sont focalisées (notamment en ce qui concerne les pays d’Europe continentale) sur le poids des traditions historiques et institutionnelles (path dependency) et la permanence des systèmes, rares sont celles qui portent sur ces types de changement (institutionnels et structurels), peut-être parce qu’ils sont marginaux ou n’affectent pas directement le niveau des dépenses.
Reste maintenant à savoir si l’accumulation d’innovations de ce type peut induire une transformation structurelle des systèmes de protection sociale bismarckiens, donnant ainsi naissance à une (voire à plusieurs) nouvelle(s) architecture(s), en d’autres termes conduisant à de nouveaux principes et de nouveaux modes d’action, à une rupture avec la manière traditionnelle « conservatrice-corporatiste » de penser et de faire de la protection sociale et à l’avènement d’un nouveau monde de la protection sociale. La littérature comparative récente nous amène à penser que le modèle libéral et le modèle social-démocrate ont, l’un comme l’autre, trouvé dans leur propre tradition des moyens pour sortir de la crise sans avoir eu réellement besoin de mettre en œuvre un changement de troisième ordre. Au contraire, de tels changements structurels semblent déjà en cours dans certains pays d’Europe continentale.
Les quatre séquences des réformes des régimes bismarckiens

Notes
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[*]
Docteur en sciences politiques ; chargé de recherche CNRS au Centre d’études de la vie politique française (CEVIPOF), Paris (France).
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[1]
Ces conclusions sont issues d’un programme de recherche The Politics of Reforms in Bismarckian Welfare Systems actuellement en cours sous la direction de Bruno Palier avec le soutien de MiRe-Drees, de Sciences Po et des fondations Jean Jaurès et Friedrich Ebert.
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[2]
« On distingue trois types de changement des politiques. Premièrement, [un changement dans] les niveaux (ou le réglage) des instruments de base. Nous pouvons appeler “changement de premier ordre” (first order change) le processus qui consiste à ajuster les instruments à la lumière de l’expérience passée et des connaissances nouvelles, sans modifier les instruments et objectifs généraux des politiques. Lorsque les instruments de la politique et leur réglage sont modifiés en réaction à une expérience passée, même si les instruments et objectifs généraux restent les mêmes, ces [changements] correspondent à un changement de deuxième ordre. Un changement simultané des trois composantes des politiques publiques (le réglage des instruments, les instruments eux-mêmes et la hiérarchie des objectifs des politiques) est rare, mais lorsqu’il a lieu à la lumière du passé, il correspond à un changement de troisième ordre » (Hall, 1993 : 278-279).
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[3]
Myles et Quadagno (1997) en fournissent une illustration. Le passage d’un mécanisme à prestations définies à un mécanisme à cotisations définies au sein d’un régime de retraite transforme la nature de la pension ; alors qu’elle correspondait à un salaire différé, elle devient de l’épargne.
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[4]
Nous ne voulons pas dire que les pays ont été soumis à des contraintes exogènes imprévues, puisque le marché unique et le traité de Maastricht ont été adoptés par les États membres et, surtout, puisque la création de l’Union économique et monétaire a été décidée par les gouvernements de pays ayant des systèmes de protection sociale bismarckiens. Il n’en reste pas moins que les « pressions économiques » sont apparues plus fortes.
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[5]
PERP : plan épargne retraite populaire
PERCO : plan d’épargne pour la retraite collectif. -
[6]
« Les données disponibles mettent en doute le bien-fondé de l’affirmation selon laquelle, en l’absence de progression de l’intégration européenne, les systèmes de protection sociale subiraient beaucoup moins de pressions et les responsables politiques nationaux seraient en bien meilleure posture pour faire face aux nouvelles demandes de la population » (Pierson, 1998 : 541).