La chaîne invisible. Travailler aujourd’hui : flux tendu et servitude volontaire, Jean-Pierre Durand, Le Seuil, Paris 2004, 277 pages
1La métaphore de la chaîne invisible présente dans le titre attire d’emblée l’attention sur la principale thématique de cet ouvrage qui traite du remodelage en profondeur des univers de travail. Jean-Pierre Durand se propose de définir les caractéristiques d’un modèle productif émergeant organisé selon d’autres mécanismes de contrôle que ceux qui avaient été mis en place par l’organisation scientifique du travail à l’époque fordiste. Cet ambitieux projet peut être l’objet d’une critique en raison du caractère globalisant de la démarche intellectuelle qui le sous-entend. Mais cette réflexion appréhende la métamorphose du travail à partir de sa dimension structurelle en traitant également des perceptions individuelles et collectives le concernant. La thèse défendue alimente le débat portant sur les transformations contemporaines du monde du travail.
2À partir des concepts de nouveau compromis productif et d’implication contrainte, l’auteur s’interroge sur l’autonomie dans le travail, le rapport au temps, la nature du commandement ainsi que sur la satisfaction et l’épanouissement apportés par les activités salariées. Son argumentation s’appuie sur des situations d’emploi variées choisies dans les secteurs industriels et des services tels que les chaînes de montage, les centres d’appels, la grande distribution, la restauration rapide et le transport aérien.
3Ce livre est une contribution importante pour comprendre comment le contrôle social au travail s’est modifié. J.-P. Durand voit dans le flux tendu une nouvelle organisation des activités de production et d’échange ayant une puissance de rationalisation au moins égale à la chaîne d’assemblage fordiste et à l’organisation scientifique du travail taylorienne. Deux autres contributions de cet ouvrage consistent à examiner la mise en œuvre des nouvelles technologies de l’information et de la communication dans l’organisation du travail et à reconsidérer les théories du marché du travail à partir du modèle de la centrifugation.
4Le flux tendu s’est généralisé dans le secteur industriel et ses principes ont été adaptés aux services. Il modifie les manières de travailler car il change les obligations et les contraintes qui accompagnent le travail ainsi que le sens accordé par le salarié à sa tâche et à sa fonction. Les dispositifs organisant le travail accordent aux opérateurs et aux équipes une marge d’auto-organisation paradoxale car ils mobilisent la subjectivité des salariés et dans le même temps accroissent les contraintes. Il est demandé au personnel de concevoir des solutions à des problèmes spécifiques. À la discipline rigide liée au flux tendu se conjugue une autodiscipline dans le groupe des pairs et un raccourcissement des lignes hiérarchiques.
5La fragmentation des activités ne signifie pas la fragmentation du contrôle. Les cas observés montrent que le paradigme du flux tendu exige pour sa conception, sa surveillance et son entretien une population de salariés qualifiés mais sa mise en œuvre ne nécessite pas de disposer d’une main-d’œuvre ayant une qualification élevée. Le développement technologique dans l’industrie et les services s’accompagne d’une automation des activités qui requiert une surveillance des processus. Les opérateurs doivent contrôler un flux croissant d’information, de matériaux. Ils assument une certaine gestion autonome de solutions autorisées, c’est-à-dire préconçues par des experts et doivent posséder les compétences nécessaires au traitement des aléas. Le système des suggestions est un mode de mobilisation de la main-d’œuvre. L’encadrement se voit confier la responsabilité de réduire les coûts et ne retient que les améliorations compatibles avec cet objectif. Les salariés sont mobilisés sur les objectifs de l’entreprise. De plus en plus d’activités sont soumises à une pression du temps.
6L’auteur affine le modèle d’Atkinson de la firme flexible et de la fragmentation des marchés du travail [1]. Une gestion de plus en plus différenciée de la main-d’œuvre se met en place. Désormais, les grandes entreprises sont traversées par la coupure entre l’emploi stable et l’emploi précaire. Dans chaque type d’entreprises, la mobilité de l’emploi ascensionnelle ou régressive devient un enjeu. Présenté dans le chapitre 5, le modèle de la centrifugation définit les échanges accélérés de la main-d’œuvre entre le cœur et la périphérie qui prennent la forme de mouvements centrifuges. Ce modèle a pour caractéristique de tenir compte de la croissance du phénomène de sous-traitance et de la diversification des statuts des salariés quant à leur qualification, leur garantie d’emploi et leurs salaires. La fragmentation des marchés du travail répond à un objectif de réduction des coûts et de sélection. La précarité et le sous-emploi exercent une pression constante pour que les salariés ayant un emploi adoptent les comportements escomptés. Mais ce modèle est repris essentiellement pour insister sur la balkanisation des marchés. Leurs dimensions institutionnelles et de relations professionnelles ne sont pas vraiment traitées. J.-P. Durand considère que la lutte exacerbée entre les firmes les conduit à exiger toujours plus des salariés et qu’elle favorise la déréglementation du droit du travail. Mais la concurrence sur les produits et les stratégies d’innovation demandent également que les firmes s’attachent certains types d’expertise et de compétence. Même des catégories à faibles qualifications, en raison des spécificités des tâches qu’elles sont capables d’accomplir, peuvent valoriser dans des négociations leurs savoir-faire, plus généralement les nouveaux dispositifs d’évaluation, certes individualisés de la compétence, sont liés à des enjeux sur les politiques de formation.
Le concept de compromis productif, avancé dans le chapitre 7, connote l’existence de contradiction, de conflit dans le rapport salarial. L’auteur reconnaît la double nature de la relation de travail faite de conflit-contradiction et d’accords toujours en mouvement. Aussi faut-il s’interroger sur l’articulation entre, d’une part, le concept de compromis productif et, d’autre part, celui de servitude volontaire. Dès lors la référence à ce concept de La Boétie qui définit le mécanisme de soumission à un ordre tyrannique est assez anachronique [2]. Ce transfert d’un concept de la philosophie politique établit une équivalence entre la combinatoire productive particulière au flux tendu et le régime politique de la tyrannie. Or, les notions élaborées par J.-P. Durand d’implications contraintes, d’autonomie octroyée par l’encadrement, d’autonomie conquise supposent qu’il y a des espaces de négociations, de recherche de compromis sociaux et non pas un simple abandon de liberté. De plus, selon l’auteur, le travail sous flux tendu serait associé à une gestion qui n’a pas pour objectif d’établir des relations fonctionnelles mais plutôt de déjouer les rapports sociaux contradictoires, de contourner les tentatives permanentes de la main-d’œuvre de se dérober aux injonctions de la rentabilité.
D’ailleurs, le dernier chapitre traite de l’action syndicale. Certes l’auteur soutient que l’influence des syndicats s’est affaiblie en raison d’une certaine institutionnalisation de leur action, de leur éloignement du procès de travail et du développement de diverses formes d’intéressement des salariés (redistribution patrimoniale, actionnariat des personnels). Mais ce diagnostic assez pessimiste est complété par une réflexion sur les nouveaux modes d’action dont peuvent se saisir les organisations syndicales.
Notes
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[1]
Atkinson J., (1984), Flexibility, Uncertainty and Manpower Management, Institute of Manpower Studies, rapport 89, université de Sussex, Brighton. Repris par J. Allen, « Fragmented firms, disorganized labour », in J. Allen, D. B. Massey (ed.), Restructuring Britain. The Economy in Question, Londres, Sage, 1998.
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[2]
La Boétie E. de, (1570), Discours de la servitude volontaire ou le contr’un, réedition, 1947, Paris, Édition Lobies.