CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Les deux articles qui suivent dans ce numéro consacré aux réformes de la protection sociale dans les pays d’Europe continentale et du Sud portent sur les réformes des retraites dans deux pays d’Europe du Sud : l’Italie et le Portugal. Les auteurs, Angelo Marano pour l’Italie et Carlos Pereira da Silva pour le Portugal, sont des experts reconnus de la question des pensions dans leurs pays et sur la scène européenne, et leurs articles présentent en effet de façon très complète et argumentée les enjeux des réformes mises en œuvre dans leurs pays et les conclusions des premières évaluations disponibles.

2Il peut toutefois être pertinent d’ajouter à ces deux contributions substantielles quelques réflexions complémentaires d’analyse comparée des systèmes de retraite de trois pays d’Europe du Sud – Espagne, Italie, Portugal – et des réformes qui y ont été mises en œuvre. En effet, ayant déjà eu l’occasion de rassembler dans une publication récente [1] les informations recueillies lors de plusieurs missions d’études dans ces trois pays en 2004 et en 2005, il nous paraît utile d’en extraire les principales conclusions de portée comparative.

Des perspectives démographiques inquiétantes et des marchés du travail en évolution rapide

3En premier lieu, il est important d’observer que ces trois pays d’Europe du Sud présentent dès aujourd’hui des indicateurs démographiques défavorablement orientés. Ainsi, l’indicateur conjoncturel de fécondité est-il nettement inférieur à la moyenne européenne (1,3 enfant par femme en Espagne, 1,4 en Italie, 1,5 au Portugal, contre 1,6 dans l’ensemble de l’Union européenne en 2004). On sait que cette situation est relativement récente, et peut s’expliquer par l’augmentation de l’activité féminine à la faveur des changements rapides de la structure des emplois, dans le contexte d’un développement insuffisant des services d’accueil des jeunes enfants.

4Conjuguées avec le recul attendu de la mortalité, ces tendances devraient conduire, selon les projections démographiques d’Eurostat, à une dégradation plus sensible du ratio du nombre de personnes d’âge actif au nombre de personnes âgées de 65 ans et plus. Alors qu’aujourd’hui, ce ratio s’établit peu ou prou dans les trois pays et en moyenne européenne à quatre personnes d’âge actif pour une personne âgée, il pourrait chuter d’ici à 2050 à 1,5 en Espagne, à 1,6 en Italie et 1,8 au Portugal, contre 2 dans l’ensemble de l’Union européenne. Le défi démographique que l’Europe du Sud va devoir relever au cours des prochaines décennies, paraît donc plus aigu que dans l’ensemble de l’Union européenne, particulièrement quant à ses conséquences sur les conditions de l’équilibre à long terme de ses régimes de retraite. Ceci peut expliquer le renversement spectaculaire de la situation de ces pays au regard de l’immigration, puisque, de traditionnels pays d’émigration, ils sont devenus en quelques années des pays d’accueil très significatifs d’immigrants extra-communautaires.

5Ce recours accru aux migrations internationales pourra soutenir la croissance de la population active et ainsi atténuer la dégradation du ratio actifs/retraités. Cependant, indépendamment de la contribution du solde migratoire, des facteurs internes poussent d’ores et déjà dans le sens d’un fort dynamisme de la population active et de l’emploi, et corrélativement d’une diminution significative du chômage. La situation particulière du Portugal mérite d’être soulignée, avec un taux de chômage inférieur à la moyenne des pays de l’Union européenne à Quinze (6,5 %, contre 8 % en 2004), et des taux d’activité très élevés. Dans ce pays, plus de la moitié des 55-64 ans occupent un emploi, contre 43 % seulement en moyenne européenne. La situation de l’Espagne et de l’Italie est certes moins brillante, cependant ces deux pays ont enregistré une diminution importante de leurs taux de chômage, surtout en Espagne où il est passé de 20 % de la population active en 1994 à 11 % en 2004. C’est là sans nul doute l’effet de la croissance économique soutenue dont a bénéficié ce pays au cours de cette période, et qui correspond à la résorption rapide de l’écart entre les conditions économiques de l’Espagne et celles en vigueur dans les premiers États membres de l’Union européenne, facilitée par les transferts importants dont elle a bénéficié de la part de l’Union. En matière d’emploi des seniors, l’Espagne fait presque aussi bien que la moyenne des quinze premiers États membres, tandis que l’Italie se caractérise par la persistance d’un faible taux d’emploi des 55-64 ans, à peine supérieur à 30 %.
Cette amélioration de la situation du marché du travail s’est traduite par des transformations importantes de la structure des emplois, telles que le recul de l’emploi agricole et de la part des travailleurs indépendants dans l’emploi total, ou la hausse de la participation féminine et des emplois à temps partiel. En Espagne et en Italie, un autre phénomène doit être noté, qui n’est pas sans lien avec l’enjeu de la pérennité à long terme des systèmes de retraite : le développement de formes d’emploi aux contraintes sociales allégées. Traditionnellement, ces deux pays étaient caractérisés par une forte dualisation du marché du travail, avec une majorité d’emplois bénéficiant d’une forte protection, tant en termes de droit du travail que de protection sociale, et un volant d’emploi plus précaire sur lequel porte l’essentiel des ajustements du marché du travail. L’Espagne s’est efforcée au cours des années quatre-vingt-dix d’atténuer cette dualisation, en réduisant la protection des emplois stables, tandis que l’Italie a étendu les formules d’emplois dérogeant aux normes sociales de référence, notamment en créant des formes d’emplois para-subordonnés, c’est-à-dire garantissant une certaine durabilité de la relation existant entre un travailleur indépendant et un donneur d’ordres. Il en découle une forte imprégnation du débat public sur les retraites dans ces deux pays par un questionnement sur le maintien du caractère adéquat des droits à la retraite promis aux actifs d’aujourd’hui dans ce contexte de diversification des formes d’emploi : si un large consensus social semble exister pour mettre en œuvre des réformes des systèmes de retraite afin de faire face aux changements démographiques de grande ampleur à venir, des doutes s’expriment sur la possibilité de permettre à l’avenir aux actifs de bénéficier d’un montant de retraite suffisant, compte tenu de la difficulté à totaliser par l’occupation d’emplois de moins en moins stables, les durées de contributions requises pour avoir droit à une retraite, durées qui sont quant à elles appelées à croître.

Des réformes des retraites empruntant des voies diverses : « paramétriques » en Espagne et au Portugal, « structurelles » en Italie

6En prenant en compte les tendances démographiques et relatives au marché du travail qui viennent d’être présentées, et sur la base d’hypothèses macroéconomiques relativement conservatoires prolongeant les tendances observées à long terme dans ces pays, les projections disponibles des charges publiques de retraite sont nettement orientées à la hausse, même en intégrant l’impact des réformes mises en œuvre jusqu’au début de la décennie 2000. D’après les projections réalisées en 2002 par les États membres dans le cadre du Comité de la politique économique du Conseil de l’Union européenne, l’Espagne et le Portugal devraient ainsi enregistrer d’ici à 2050 une hausse de respectivement +84 % et de +35 % de la part des pensions publiques rapportée au PIB, soit des évolutions tendancielles bien supérieures à la moyenne communautaire de l’Europe des Quinze. L’Italie prévoit, quant à elle, du fait des réformes qu’elle a commencé à mettre en œuvre, de stabiliser la part de ses dépenses publiques dans le PIB d’ici à 2050. Les hypothèses supposent toutefois une acceptation sociale des réformes engagées, qui repose sur l’apport potentiel des fonds de pension pour compléter les ressources apportées par les pensions publiques devenues moins généreuses (cf. infra).

7Cependant, malgré des situations globalement voisines en termes démographiques et de situation de leurs marchés du travail, les trois pays d’Europe du Sud ont entrepris de réformer leurs systèmes de retraite selon des modalités assez différentes. En effet, alors que l’Espagne et le Portugal ont fait le choix de conserver l’architecture générale de leurs systèmes de retraite, l’Italie a mis en œuvre quatre réformes successives qui modifient très profondément l’organisation historique de son système de retraite.

8Ces réformes étant présentées de façon très claire dans les deux articles, il n’est pas nécessaire d’y revenir en détail dans cette introduction. Il est cependant important d’identifier les causes de cette divergence des stratégies de réforme des retraites entre les deux péninsules. À cet égard les facteurs déterminants semblent être la diversité des histoires nationales de la construction des systèmes de retraite, et la disparité des niveaux de développement atteints aujourd’hui par ces systèmes. En Espagne et au Portugal, les systèmes de retraite sont relativement récents : ce n’est en effet qu’en 1954 qu’a été créé le deuxième étage complémentaire du système de retraite espagnol, et qu’en 1984, peu après la chute du régime autoritaire, que le Portugal s’est doté d’un système généralisé d’assurance vieillesse. Par ailleurs, les niveaux moyens de pension offerts aux retraités restent relativement modestes, inférieurs à 50 % du revenu moyen d’activité, et les taux de pauvreté des personnes âgés sont nettement supérieurs à la moyenne européenne. Enfin, ces deux pays ont eu une histoire démographique différente de celle des autres pays européens, du fait de la guerre civile espagnole et des guerres coloniales portugaises : de ce fait, la dégradation de la situation démographique ne devrait commencer à se manifester qu’à partir de 2020 en Espagne et de 2030 au Portugal. À l’inverse, l’Italie possède un système de retraite dont les traits fondamentaux ont été façonnés au milieu du XIXe siècle, et dont les développements jusqu’aux années récentes ont conduit à une forte générosité du montant des pensions offertes. Ainsi, au début de la présente décennie, le niveau de vie moyen des personnes âgées de 65 ans et plus était-il comparable à celui des personnes d’âge actif, et le montant moyen des pensions avoisinait 60 % du montant moyen des revenus d’activité.
On comprend donc ainsi pourquoi l’Espagne et le Portugal, dont la dégradation financière de leurs régimes de retraite est appelée à intervenir de façon relativement progressive du fait de l’immaturité de ces régimes, ont opté pour des réformes qui se limitent à ajuster les paramètres principaux, comme l’âge de la retraite, sans modifier en profondeur l’architecture du système, quand l’Italie, en risque d’être confrontée à brève échéance à l’apparition de déficits très importants de ses régimes de retraite, a fait le choix d’une réforme de nature beaucoup plus structurelle.

Un consensus social général autour de la nécessité de l’adaptation des systèmes de retraite

9Pourtant, malgré des stratégies plus ou moins audacieuses selon les pays d’Europe du Sud, un train commun des politiques suivies dans ces trois pays est l’assez large consensus social dont elles bénéficient. Le cas le plus emblématique de cette situation est assurément l’Espagne, dont les orientations générales de la réforme des retraites découlent d’un accord explicite entre les pouvoirs publics et les partenaires sociaux intervenu en 1995 et retracé dans un document dit « Pacte de Tolède ». Ce document établit le principe selon lequel l’État doit garantir la solidarité entre les générations et conserver à ce titre un rôle principal dans la protection sociale, et notamment dans l’octroi d’un revenu aux personnes âgées. Dans le cadre de cet accord, des recommandations consensuelles ont été adoptées, dont les plus importantes portent sur la clarification du partage du financement des retraites selon un critère de contributivité, la création d’un fonds de réserve appelé à jouer un rôle de premier plan après 2020, l’adaptation de certains paramètres du régime des retraites destinée à élargir l’assiette des cotisations, avec l’amélioration des dispositifs de collecte et de lutte contre l’économie irrégulière, ainsi que la simplification et l’intégration des régimes spéciaux. Révisé à plusieurs reprises, notamment dernièrement en 2003 et 2004, ce pacte est demeuré la référence de la politique espagnole des retraites malgré l’alternance politique intervenue en 2004.

10En Italie, il n’existe pas de tel accord écrit entre les organisations syndicales et patronales et l’État. Cependant il existe, à n’en pas douter, un consensus large sur la nécessité de réformer le système de retraite de base italien, tant il est vrai que les défis auxquels le système de retraite italien est confronté sont sans commune mesure avec les perspectives offertes aux systèmes de retraite des autres pays européens : il était ainsi possible avant 1992, date de la première réforme dite réforme « d’Amato », d’obtenir une pension complète sans condition d’âge après seulement 35 années d’activité ; à législation d’avant 1992 inchangée, le poids des retraites dans le PIB serait passé de 16,5 % environ en 2004 à 23,3 % en 2040, alors que le taux de cotisation (part salariale + part employeur) s’élève aujourd’hui à 32,7 % sur le salaire brut. L’essentiel de la discussion porte en fait principalement sur le rythme de la transition de l’ancien système « rétributif » au nouveau système « contributif », opposant le centre-gauche dont les gouvernements avaient opté au cours des années quatre-vingt-dix pour une transition longuement étalée dans le temps, et l’actuel gouvernement de centre-droit qui a récemment décidé de raccourcir cette période de transition. Encore faut-il relever que les arguments échangés sont assez élaborés, puisque les syndicats mettent en avant les transformations du travail et la montée de la précarité – en particulier le développement des nouvelles relations durables de subordination entre un travailleur indépendant et un donneur d’ordres – « faux » travailleurs indépendants qui entretiennent en fait un lien durable de subordination avec le même employeur – pour justifier une transition longue, quand le patronat insiste sur la nécessité de dégager rapidement des ressources pour financer d’autres priorités sociales, notamment la formation des travailleurs, afin précisément de répondre au défi de la transformation des emplois. Et, fait encore plus remarquable, le consensus ne semble guère moindre quant au recours aux fonds de pension privés en complément des pensions publiques pour assurer à l’avenir un niveau moyen de pension approprié, même si certaines des modalités de ce développement de la retraite privée restent fortement débattues, notamment l’utilisation des fonds actuellement utilisés par les entreprises pour indemniser leurs salariés à l’issue de leur contrat de travail.
Le cas du Portugal est sans doute celui dans lequel, en matière de dialogue social sur la réforme des retraites, il est le plus difficile de parler de large consensus. Les alternances politiques qui se sont succédé dans ce pays depuis une quinzaine d’années, ont été marquées par des changements importants dans certains domaines de la politique des retraites, comme par exemple en matière de gestion du fonds de stabilisation de la sécurité sociale – un fonds destiné, à l’instar du Fonds de réserve des retraites en France, à devancer l’augmentation future des charges en constituant des réserves financières qui seront utilisées ultérieurement à réduire transitoirement les besoins de financement des régimes publics de retraite – dont le précédent gouvernement de centre-droit avait envisagé de confier à des opérateurs financiers privés la gestion des réserves. Carlos Pereira da Silva, qui a été lui-même au cœur du débat sur la gestion du fonds de stabilisation, nous livre dans son article un témoignage informé de ce débat. Cependant, il faut remarquer l’importance portée dans le processus portugais de réforme des retraites à la préservation et même l’amélioration du niveau de vie des retraités les plus modestes – dans le contexte, il est vrai, d’un taux de pauvreté élevé parmi les ménages âgés (19 %, soit la proportion la plus forte parmi les quinze premiers États membres de l’Union européenne) –, qui a sans doute pu jouer dans l’acceptation sociale de ces réformes.

Le recours aux fonds de pension privés : un débat économique qui reste à instituer

11Deux des trois pays d’Europe du Sud ont conféré un rôle explicite au développement des fonds de pension privés dans leurs réformes de retraite. Au Portugal, un nouveau régime de retraite complémentaire facultatif par capitalisation devrait voir le jour en 2006. L’expérience italienne est en revanche plus avancée dans ce domaine, et comme on vient de le voir, repose sur un large consensus social. Elle n’en pose pas moins des questions redoutables, et notamment celles-ci : comment s’assurer que, après la transition de régimes publics de retraite à adhésion obligatoire vers des régimes privés facultatifs, les futurs retraités percevront le montant de pensions qu’ils jugent adéquats ? et comment prendre en compte l’incidence endogène sur le système de retraite de la sélection qui interviendra nécessairement au sein de la population entre les personnes qui adhéreront aux fonds de pension privés et celles qui s’en abstiendront ?
L’article d’Angelo Marano exprime une prise de conscience aiguë de ces enjeux, comme en témoignent ses interrogations sur les risques d’une dégradation à l’avenir du niveau de vie des retraités ayant eu les carrières les moins stables, ou sa proposition de compléter les réformes mises en œuvre en Italie par la création d’un fonds de réserve destiné à atténuer la croissance des charges des régimes publics de retraite. Au-delà du jugement qu’avec une connaissance plus fine des aspirations des Italiens en matière de retraite et des réponses qu’y apportent les régimes de pensions transalpins, on pourrait porter sur ces propositions, on constate qu’on est bien là au cœur de la conciliation de la recherche de systèmes de retraite financièrement viables à long terme avec l’exigence de garantir à tous les retraités un montant adéquat de pensions que tous les États membres de l’Union européenne cherchent à réaliser. Nul doute donc qu’ils suivront avec le plus grand intérêt les développements futurs de la réforme des retraites en Italie.

Notes

  • [*]
    Administrateur de l’Insee, sous-directeur à la Drees.
  • [1]
    Laurent Caussat, Michèle Lelièvre, « Les réformes des retraites dans les pays d’Europe du Sud », Études et Résultats, n° 450, Drees, décembre 2005.
Laurent Caussat [*]
Administrateur de l’Insee, sous-directeur à la Drees.
  • [*]
    Administrateur de l’Insee, sous-directeur à la Drees.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/03/2010
https://doi.org/10.3917/rfas.061.0245
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