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Introduction

1Le concept d’égalité des sexes [1] donne lieu à controverse. La littérature féministe et l’histoire du militantisme féministe sont marquées par des clivages, notamment entre les partisans d’une égalité des femmes avec les hommes et ceux qui font de la reconnaissance de la différence un moyen de promouvoir l’égalité. La défense de l’égalité avec les hommes, par exemple en termes d’accès à l’éducation et au marché du travail (notamment aux mêmes professions que celles exercées par les hommes), et devant la loi, a fait l’objet d’âpres luttes et a toujours été le fer de lance des féministes anglophones (particulièrement des Américaines, qui n’ont pas inscrit l’obtention du congé de maternité parmi leurs revendications). En Europe continentale, les féministes ont toujours été plus soucieuses de faire reconnaître la différence du point de vue de la maternité. Durant l’après-guerre, l’objectif d’atteindre l’égalité avec les hommes selon le modèle masculin a suscité de plus en plus d’interrogations, notamment quant à la nécessité pour les femmes de suivre le même parcours professionnel que les hommes pour obtenir un revenu satisfaisant – pas nécessairement égal à celui des hommes – non seulement durant la vie active, mais aussi à la retraite. En d’autres termes, c’est l’impact de la persistance d’une division du travail tant rémunéré que non rémunéré, entre hommes et femmes qui a été perçu comme le problème le plus significatif pour l’égalité des sexes en ce qui concerne la protection sociale des femmes [2].

2Cette dimension de l’inégalité entre hommes et femmes est devenue plus criante en raison de la nature des mutations qu’ont subies le travail et la famille ces vingt-cinq dernières années et de l’évolution de l’État providence depuis les années quatre-vingt-dix. Premièrement, les femmes ont beaucoup plus évolué que les hommes tant en termes de comportement sur le marché du travail, qu’en ce qui concerne la formation d’une famille et la nature de leur contribution à la famille. Elles se sont beaucoup plus engagées dans l’emploi que les hommes n’ont augmenté leur participation aux tâches domestiques, et ce, dans tous les pays développés. En outre, dans nombre de pays d’Europe du Nord et de l’Ouest et en Amérique du Nord en particulier, les femmes qui élèvent seules leurs enfants sont de plus en plus nombreuses, en raison d’un taux de divorce toujours élevé et de la fréquence de la maternité hors mariage, favorisée par la forte progression du concubinage. Aussi, les responsables politiques ont de plus en plus de raisons de présupposer que les femmes deviennent chaque jour plus « autonomes », ce qui, en termes d’action publique, est souvent simplement assimilé à une progression de leur indépendance économique.

3Cela cadre parfaitement avec l’orientation des réformes de l’État providence, principalement caractérisée par une volonté d’accorder moins d’importance aux droits et plus aux obligations et de privilégier les mesures d’action sociale dites actives par rapport aux mesures passives, afin d’encourager les demandeurs de prestations sociales à travailler et de rendre le travail « payant ». Les États providence ont été construits sur la base du rapport travail/protection sociale et des effets incitatifs ou dissuasifs des prestations sur la motivation des travailleurs à rechercher un emploi pour pourvoir eux-mêmes à leurs besoins. Or, les défis de plus en plus grands posés par le vieillissement de la population et la mondialisation ont conduit à une redéfinition substantielle de ce rapport. Gilbert (2002) décrit ces nouvelles orientations comme une série de changements de cap : de l’assistance sociale vers l’inclusion sociale via l’emploi ; de stratégies de démarchandisation (decommodification) – permettant à un individu de se retirer du marché du travail si cela se justifie – vers des stratégies favorisant la marchandisation (commodification) ; de prestations octroyées sans conditions vers des prestations strictement soumises à des conditions de travail ou de formation. En outre, et il s’agit là d’un élément essentiel, pour la première fois, cette redéfinition du rapport travail/protection sociale s’applique aussi bien aux femmes qu’aux hommes (Lewis, 2002). Toutefois, du fait qu’une forte division des rôles persiste sur le plan du travail, tant rémunéré que non rémunéré, on ne peut exclure le risque que les nouvelles hypothèses, selon lesquelles l’avènement d’un modèle familial organisé autour du concept d’adultes actifs (adult worker model family) est souhaitable et inéluctable, ne soient en décalage avec la réalité sociale.

4Les inégalités entre hommes et femmes posent donc des problèmes délicats en termes d’action publique. Si l’on s’oriente de plus en plus vers un système dans lequel les adultes d’âge actif doivent pourvoir à leurs besoins par eux-mêmes (par exemple en matière de retraite), l’action publique doit s’attacher à promouvoir l’égalité des femmes par rapport aux hommes sur le marché du travail. Or, pour atteindre cet objectif apparemment simple, il ne suffit pas de se préoccuper de l’égalité d’accès et de traitement sur le marché du travail ; c’est en effet la division des rôles dans le domaine du travail non rémunéré qui est à l’origine de ce que Hochschild (1990) nomme la « révolution enrayée » de l’égalité des sexes. D’autre part, en se préoccupant exclusivement de promouvoir l’égalité sur le marché du travail, on omet de se demander qui va accomplir le travail non rémunéré, socialement indispensable, qu’est la prise en charge des enfants et des personnes âgées dépendantes, de plus en plus nombreuses. Actuellement, ce travail est assumé essentiellement par les femmes. Les rétribuer pourrait constituer une solution, mais risquerait de perpétuer l’idée selon laquelle ces tâches sont des « travaux féminins ». D’un autre côté, certaines femmes – dans certains pays plus que dans d’autres – sont peut-être plus enclines que les hommes à choisir ce type de travail.
Diverses mesures, dont certaines prennent en compte la question du travail non rémunéré, ont été mises en place au niveau de l’Union européenne et des États membres, pour promouvoir l’égalité hommes-femmes. L’examen des mesures adoptées au niveau de l’Union européenne revêt un intérêt particulier, compte tenu de la place centrale qu’occupe la promotion de l’égalité des sexes. Un tel examen [3] révèle tout d’abord qu’il est difficile de maintenir l’égalité hommes-femmes au cœur des politiques qui visent, au moins en partie, à la promouvoir ; il montre ensuite que l’objectif de ces politiques a été défini de manière étroite, puisqu’il est presque exclusivement réduit à la promotion de la participation des femmes au marché du travail. De plus en plus, l’égalité des sexes est mise au service des grands objectifs économiques que sont l’amélioration de la compétitivité et la croissance. Au niveau des États membres, de fortes disparités sont observées concernant l’application des politiques communes (la transposition de la directive sur le congé parental en est une illustration) et les logiques qui sous-tendent les politiques mises en œuvre. Un rapide survol de ces logiques montre qu’il est impossible d’affirmer que telle ou telle politique est nécessaire ou suffisante pour produire un résultat particulier. Toutefois, en examinant les différentes approches adoptées par les États membres en matière d’égalité entre les hommes et les femmes, il est possible de dégager des points forts et des points faibles spécifiques. En outre, les politiques peuvent être adaptées à des spécificités culturelles. La dernière partie de notre article montre que la recherche de l’égalité des sexes doit s’inscrire dans un cadre d’action plus large et prendre davantage en compte l’attitude des hommes.

La promotion de l’égalité des sexes au niveau de l’Union européenne

5Au niveau de l’Union européenne, la conciliation de la vie familiale et professionnelle, l’égalité des chances et les politiques sociales sont historiquement liées. Le traité de Rome signé en 1957 faisait de l’égalité des chances, définie comme l’égalité de rémunération entre hommes et femmes, l’un des principaux engagements de la Communauté européenne en matière de politique sociale. Cette dimension n’est pas entrée dans le champ des politiques sociales mises en place au XXe siècle par les États providence d’Europe occidentale, qui ont construit leurs systèmes de sécurité sociale sur la base du rapport des travailleurs de sexe masculin avec le marché du travail – c’est-à-dire une protection sociale liée à l’emploi –. Il n’en reste pas moins qu’en réalité, cet engagement en faveur de l’égalité de rémunération était étroitement lié à la préoccupation qui se trouvait au cœur du rapport travail/protection sociale, puisque le souci essentiel était de créer des « conditions égales pour tous », afin de garantir une concurrence équitable. C’est pourquoi l’égalité des sexes, qui constitue un objectif important de l’Union européenne est, historiquement, liée à la poursuite d’intérêts économiques autant qu’à la recherche de la justice sociale.

Le concept d’égalité des sexes

6La littérature féministe sur la politique de l’Union européenne en matière d’égalité des chances a abondamment critiqué l’étroitesse de la définition donnée au concept d’égalité des sexes, l’importance accordée aux considérations économiques et la réticence persistante, notamment de la part de la Cour de justice des Communautés européennes, à tenir compte des inégalités entre hommes et femmes sur le marché du travail mais aussi au sein de la famille. Il a fallu attendre le milieu des années soixante-dix pour que la définition de l’égalité des sexes en termes d’égalité de traitement entre hommes et femmes soit remise en cause (décision 149/77, Defrenne c. Sabena [1978] ECR 1356), et la fin des années quatre-vingt pour assister à la reconnaissance de ce que l’égalité passait aussi par une prise en compte de la différence entre la position des femmes et celle des hommes. Cette reconnaissance a permis, au début et au milieu des années quatre-vingt-dix, l’adoption de mesures d’actions positives en faveur des femmes, en particulier dans le domaine de la conciliation de la vie professionnelle et familiale. Cela a également fait émerger l’idée selon laquelle l’égalité des chances suppose un changement d’attitude des hommes. Après que la Cour européenne de justice a estimé que de telles mesures étaient en contradiction avec le principe d’égalité de traitement (décision C-450/93, Kalanke c. Land Bremen (1995) ECR 1-3051), l’article 119 du traité de Rome a été remanié dans le cadre du traité d’Amsterdam (article 141) et a autorisé les actions positives en faveur des femmes. En outre, un engagement fort et général vis-à-vis de l’égalité des chances a été inscrit dans l’article 2 du traité.

7L’émergence, dans le sillage de la Conférence mondiale sur les femmes, organisée à Pékin en 1995, du concept de mainstreaming et l’adhésion de la Suède et de la Finlande à la Communauté en 1996, ont encore fait évoluer la définition de l’égalité des sexes. Le mainstreaming est l’idée selon laquelle il faut intégrer la promotion de cette égalité à tous les champs de l’action publique au lieu de l’enfermer dans le « ghetto » de l’égalité des chances. Selon Rees (1998), le mainstreaming peut permettre de remédier au fait que les femmes sont désavantagées (ce que cherchent à faire les politiques visant l’égalité de traitement) sans pour autant nier la différence entre hommes et femmes. Vu ainsi, le mainstreaming pourrait être une approche « de transformation » et modifier la hiérarchie hommes-femmes. Il doit garantir que les normes, à l’aune desquelles l’égalité est mesurée, sont elles-mêmes soumises à une évaluation au regard du genre. Il est toutefois difficile d’intégrer la dimension du genre à ce que les féministes nomment souvent le « malestream », en d’autres termes les politiques dominantes d’inspiration masculine. Il existe une profonde contradiction entre l’égalité des sexes et les politiques dominantes que beaucoup accusent d’être en grande partie déterminées par le paradigme de la stabilité monétaire et financière du projet néolibéral. Appliqué au domaine de la conciliation de la vie professionnelle et de la vie familiale, cela signifie que l’intérêt de l’économie risque fort de devenir le contexte dominant avec lequel les arguments en faveur de l’égalité des sexes devront cadrer.

8Dans sa communication intitulée « Intégrer l’égalité des chances entre les femmes et les hommes dans l’ensemble des politiques et actions communautaires », la Commission définissait le mainstreaming comme un principe consistant à prendre systématiquement en compte les différences entre les conditions, les situations et besoins des femmes et des hommes dans l’ensemble des politiques et actions communautaires. Cette approche globale et horizontale suppose la mobilisation de toutes les politiques. Les définitions ultérieures mettent l’accent sur l’importance de la prise en compte systématique des différences entre la situation des hommes et des femmes lors de la conception, de la mise en œuvre et de l’évaluation des politiques (COM (96) 650 du 12 février 1997), et reconnaissent ouvertement que les mesures d’actions positives et le mainstreaming doivent être appliqués ensemble (ibid.). En réalité, le mainstreaming peut rapidement se réduire à une démarche se limitant à cocher des cases, et n’accordant que peu d’importance à la signification de l’égalité des sexes et aux résultats des politiques. La Stratégie-cadre pour l’égalité entre les hommes et les femmes (2001-2005) mettait l’accent sur l’intérêt de l’approche intégrée permise par le mainstreaming, attachant une importance particulière aux outils à mobiliser pour sa mise en œuvre : critères d’évaluation clairs, étalonnage, suivi et évaluation (COM(2000) 335 du 7 juin 2000). Certaines évaluations des résultats du mainstreaming, par exemple au niveau des différents volets de la Stratégie européenne pour l’emploi, ne sont pas encourageantes (par exemple : Webster, 2001). Pour que le mainstreaming soit appliqué à tous les niveaux décisionnels et devienne une approche « de transformation », il faut avant tout une volonté politique. Au contraire, si le mainstreaming n’est qu’un élément du processus d’élaboration des politiques, il court trois dangers : d’abord celui d’être « coché » comme ayant été « pris en considération » puis oublié, ensuite celui de devenir un instrument au service des politiques dominantes (processus de cooptation) et, par conséquent, de perdre de son intérêt ce qui concerne certains aspects de l’égalité des sexes, comme la valorisation de la différence et la redistribution des rôles entre les hommes et les femmes ; enfin, celui de perdre toute chance de devenir une priorité politique, puisqu’il traite l’égalité des sexes comme un « principe horizontal » ; Maria Stratigaki (2005, p. 180) est allée jusqu’à qualifier le mainstreaming de « rhétorique dénuée de toute substance ».
Faute de volonté politique d’en faire un principe de transformation, le mainstreaming a finalement permis que l’on accorde moins d’importance à l’égalité femmes/hommes en tant qu’objectif spécifique. Dans le cadre plus large de l’action publique, cette égalité a en effet été, à l’instar de la politique sociale, plus étroitement associée à la réalisation des objectifs économiques que sont l’amélioration de la compétitivité et la croissance. En outre, le concept d’égalité des sexes a été interprété de plus en plus étroitement, pour être considéré comme synonyme d’égalité des taux d’activité. C’est ainsi, par exemple, que le volet « égalité des chances » de la Stratégie européenne pour l’emploi (Conseil, 1998) a disparu dans la version 2003 des lignes directrices de la Stratégie européenne pour l’emploi (Conseil, 2003), sous prétexte que l’égalité hommes/femmes est désormais un principe horizontal, à intégrer à toutes les politiques.

Législation contre la discrimination

9Tandis que l’égalité entre les sexes était intégrée à l’ensemble des politiques au nom du mainstreaming, le concept d’égalité était élargi pour inclure diverses formes d’inégalité fondée sur la race, l’origine ethnique, l’âge, l’orientation sexuelle, le handicap, la religion et les croyances et était consacré par le droit communautaire contraignant à travers deux directives du Conseil (2000/43/CE ; 2000/78/CE). La première fait obligation aux États membres d’appliquer le principe d’égalité de traitement de manière plus rigoureuse en ce qui concerne la race et l’origine ethnique que cela n’a jamais été le cas vis-à-vis du sexe (du moins en dehors du marché du travail). Il a fallu attendre décembre 2004 pour que les femmes bénéficient d’une telle protection (2004/114/CE). La nature précise des liens qui, dans les processus d’élaboration des politiques, expliquent ces deux types de changement d’approche vis-à-vis de l’égalité, dépasse le cadre de cet article, tout comme la question – qui fait l’objet de nombreux débats – de savoir si les mêmes outils peuvent être utilisés pour traiter des formes d’inégalité très différentes les unes des autres. En revanche, il faut souligner que cette évolution des politiques antidiscrimination peut être interprétée de différentes manières. La définition élargie de l’égalité a été consacrée dans le droit communautaire sous forme d’objectifs du traité et cet engagement plus fort vis-à-vis des droits civiques a été largement plébiscité. Il n’en reste pas moins que cette évolution et l’interprétation qu’il faut lui donner suscitent autant de controverses que l’adoption du mainstreaming. Dans le contexte de l’Union européenne, toute stratégie de lutte contre les discriminations fondée sur les droits, suppose nécessairement une approche individualiste ; cela amène à se demander si les droits civiques sont considérés comme liés aux droits sociaux et au droit à la citoyenneté sociale et s’il serait envisageable qu’ils s’y substituent. Il est également permis de se demander dans quelle mesure ces droits à la non-discrimination sont vus comme un moyen de promouvoir diverses formes d’égalité dans tous les domaines de la vie et dans quelle mesure ils visent d’abord à servir les intérêts des politiques dominantes en matière d’accès au marché et à l’emploi. En réalité, Phillips (1993) a souligné combien il était difficile d’utiliser une stratégie fondée sur des droits individuels pour remédier au phénomène complexe qu’est l’injustice collective.
Depuis 1997, l’égalité des sexes est ancrée plus solidement que jamais dans le droit européen. Toutefois, s’inscrivant dans un contexte politique plus large, elle tend à davantage devenir un instrument. La législation antidiscrimination, qui a été étoffée et dont le champ d’application a été élargi, est le principal moyen d’assurer l’égalité d’accès au marché. Dès lors, la politique la plus déterminée en faveur de l’égalité des sexes qu’applique l’Union européenne est similaire à celle appliquée aux États-Unis.

Politiques de conciliation de la vie professionnelle et de la vie familiale

10Durant les années quatre-vingt-dix, la Commission, le Conseil et le Parlement ont accordé davantage d’attention à la question du travail non rémunéré auprès des enfants, prenant conscience notamment de son incidence sur la capacité des parents à travailler ou à suivre une formation ou des études, dans un contexte marqué par une évolution vers le modèle familial organisé autour du concept d’adultes actifs (adult worker model family). Ce regain d’intérêt peut être interprété soit comme un véritable changement de cap vers des politiques destinées à remédier aux inégalités sociales, soit comme s’inscrivant dans le cadre d’un programme économique. Les mesures adoptées au début et au milieu des années quatre-vingt-dix étaient neutres du point de vue du genre, ce qui permettait de ne pas fermer la porte à l’option, plus radicale, consistant à favoriser un changement d’attitude des hommes vis-à-vis des travaux familiaux de care. C’est ainsi qu’en 1992, le Conseil a adopté une recommandation sur la garde des enfants (childcare) (92/241/CEE) dans laquelle il recommandait aux États membres de prendre ou d’encourager les initiatives afin de permettre aux femmes et aux hommes de concilier leurs responsabilités professionnelles et leurs responsabilités familiales et d’éducation découlant des soins à apporter aux d’enfants. La Recommandation donnait une définition large du childcare et indiquait quatre domaines dans lesquels des initiatives devaient être prises : services de garde d’enfants, octroi de congés spéciaux aux parents en activité, politiques des entreprises favorables à la famille et mesures destinées à promouvoir une plus grande participation des hommes à la garde et à l’éducation des enfants. En 1996, Peter Moss, qui présidait le Réseau garde d’enfants (EC Childcare Network) de la Communauté européenne, a affirmé que les déclarations et initiatives de l’Union européenne sur la conciliation de la vie familiale et vie professionnelle avaient pour fondement principal l’égalité des sexes, définie comme une condition nécessaire pour parvenir à une véritable égalité sur le marché du travail (Moss, 1996).

11La plupart des textes clés du début et du milieu des années quatre-vingt-dix sur la conciliation font, ne serait-ce qu’en passant, référence au fait qu’il est, en principe, souhaitable de « partager les responsabilités professionnelles et familiales », une expression que la Direction générale emploi, affaires sociales et égalité des chances a défini, en 1996, comme une forme de conciliation nécessaire pour promouvoir l’égalité entre les sexes (Commission, 1996c, Annexe III, Glossaire). Ainsi, plusieurs conceptions de la conciliation de la vie familiale et de la vie professionnelle se dégagent des textes du début et du milieu des années quatre-vingt-dix. Même le Livre blanc sur la politique sociale, adopté en 1994, qui, comme le Livre blanc sur la croissance, la compétitivité et l’emploi (COM (93) 700 du 5 décembre 1993), mettait l’accent sur la nécessité d’une plus grande participation des « adultes » au marché du travail, soulignait également la nécessité d’une « plus grande solidarité entre hommes et femmes », tout en affirmant que les politiques sociales jouaient un rôle de premier plan dans la promotion du travail des femmes (COM (94) 300 du 27 juillet 1994).

12La directive sur le congé parental (96/34/CE) adoptée en 1996, instaurait un droit individuel à un congé parental de trois mois au minimum ouvert aux hommes et aux femmes, laissant le soin aux États membres de définir les conditions d’accès, de décider si ce congé devait ou non être rémunéré et s’il pouvait être accordé à temps plein ou à temps partiel. Cette directive avait été préparée par les partenaires sociaux, conformément au Protocole social du traité de Maastricht. Pour promouvoir l’égalité entre les sexes, elle prévoyait que ce congé était non transférable (les pères ne pouvaient pas y renoncer en faveur des mères). Toutefois, l’absence d’obligation de rémunération minimale (une victoire remportée par les employeurs), hypothéquait les chances de voir les pères prendre ce congé et laissait à penser que, dans une majorité d’États membres, il constituerait, dans la pratique, une mesure destinée à favoriser conciliation de la vie professionnelle et de la vie familiale pour les femmes. En Allemagne par exemple, seulement 2,4 % des parents qui prennent un congé parental sont des hommes.

13Depuis la fin des années quatre-vingt-dix, la manière dont sont définies les politiques de conciliation de la vie familiale et professionnelle a profondément évolué. Depuis 1998, la conciliation est plus clairement inscrite dans les lignes directrices de la Stratégie européenne pour l’emploi. Cela a eu deux conséquences : d’une part, une perte de terrain progressive de la volonté de promouvoir l’égalité des sexes par une modification de l’attitude des hommes ; d’autre part, les politiques ont essentiellement été axées sur l’offre de services de garde d’enfants, plus susceptibles de promouvoir l’activité des femmes que les dispositifs qui libèrent du temps pour que les parents s’occupent de leurs enfants. L’Agenda pour la politique sociale adopté en 2000 (COM (2000) 379 du 28 juin 2000) réaffirmait avec force l’existence d’un cercle vertueux entre politiques sociales, économiques et de l’emploi et, au même moment, le sommet de Lisbonne fixait des objectifs d’augmentation du taux d’emploi des femmes (atteindre 60 % à l’horizon 2010). Continuant sur la même voie, le Conseil européen de Barcelone a déclaré que les « États membres devraient éliminer les freins à la participation des femmes au marché du travail » et fixer des objectifs en matière de structures d’accueil des enfants, pour pouvoir accueillir 90 % des enfants ayant entre 3 ans et l’âge de la scolarité obligatoire et 33 % des enfants de moins de 3 ans, sans préciser si l’octroi de congés parentaux devait être pris en compte pour mesurer si l’objectif était atteint. Cette décision est à marquer d’une pierre blanche : la création de structures d’accueil des enfants y est en effet expressément motivée par la seule volonté d’améliorer les taux d’emploi féminin et l’augmentation des services de garde y est érigée au rang de priorité. Comparativement à la Recommandation de 1992, elle donne une définition beaucoup plus restrictive des politiques en matière de garde d’enfants (qu’elle réduit à la fourniture de modes de garde institutionnels, formels). La priorité accordée à l’augmentation des structures de garde par rapport à l’octroi de congés parentaux en dit long à cet égard ; l’offre de solutions d’accueil a en effet clairement vocation à favoriser l’emploi des femmes alors que les congés parentaux règlent certes la question de la prise en charge de l’enfant mais peuvent inciter les femmes à sortir du marché du travail s’ils sont trop longs (supérieurs à douze mois) et mal rémunérés (en Finlande, le taux d’emploi féminin a chuté depuis l’entrée en vigueur du congé de longue durée pour garde des enfants à domicile).
L’utilisation accrue des politiques de conciliation de la vie familiale et professionnelle comme un instrument au service de la croissance et de la compétitivité n’a pas nécessairement favorisé l’égalité entre les hommes et les femmes. La conciliation de la vie familiale et de la vie professionnelle a été essentiellement traitée comme une politique visant les femmes plutôt que comme un moyen de faire évoluer les modalités de partage du travail rémunéré et non rémunéré entre les hommes et les femmes. Les taux d’activité des femmes ont progressé dans tous les États membres, ce qui explique que le rapport de la Commission au Conseil européen du printemps 2004 insistait davantage sur la hausse de l’emploi des travailleurs âgés (COM (2004) 29 du 20 février 2004), tandis que le rapport du Groupe de haut niveau sur l’avenir de la politique sociale dans une Union européenne élargie, continuait certes à promouvoir la conciliation de la vie familiale et professionnelle, mais surtout dans le but de permettre aux couples « d’avoir le nombre d’enfants qu’ils désirent » (Commission, 2004), un principe réaffirmé avec force par le Livre vert de la Commission sur la nécessité de faire face aux défis démographiques (COM (2005) 94 du 16 mars 2005). Il n’est pas certain que l’utilisation de la conciliation de la vie familiale et de la vie professionnelle comme moyen de relever le défi de la baisse de la fécondité permettra à l’égalité des sexes de progresser davantage que ne l’a fait le lien entre politique de conciliation et emploi.
La politique en faveur de cette égalité la plus solidement ancrée au niveau de l’Union européenne est la législation antidiscrimination, qui entend promouvoir, en premier lieu, l’égalité d’accès au marché du travail, sans pour autant garantir l’égalité de rémunération. En réalité, l’écart de salaire entre les hommes et les femmes persiste dans les États membres, fût-ce à des degrés divers. Les mesures visant à concilier vie familiale et vie professionnelle ont été mises au service d’autres objectifs, alors que, ces dernières années, leur lien avec l’égalité des sexes est devenu plus ténu. Il existe de fortes disparités en ce qui concerne la transposition de ces mesures dans les États membres, y compris de celles qui, à l’instar du congé parental, sont inscrites dans le droit communautaire contraignant. L’examen des politiques adoptées au niveau de l’Union européenne en dit long sur l’importance des significations attachées à l’égalité hommes-femmmes et sur les liens qui existent entre les différentes politiques censées la promouvoir. Dès le départ, l’Union européenne a axé sa stratégie en la matière sur une recherche de l’égalité définie en termes d’égalité de traitement sur le marché du travail. Or, cet objectif s’est révélé flou, et, de surcroît, se réduit depuis peu à un objectif plus instrumentaliste d’un point de vue économique, en l’occurrence l’augmentation des taux d’activité féminine. La partie suivante examine différents types d’attitudes des hommes et des femmes vis-à-vis du travail rémunéré et non rémunéré, en fonction des différentes logiques politiques mises en œuvre par les États membres.

L’égalité entre les sexes du point de vue des comportements et des politiques adoptées par les États membres

Les politiques relatives au temps

14Les États membres de l’Union européenne mènent des politiques très différentes en matière d’égalité des sexes et ne cherchent pas tous à remédier avec le même engagement aux inégalités entre hommes et femmes dans le travail rémunéré et non rémunéré. Dans la plupart des pays occidentaux, le modèle familial dans lequel les deux membres du couple travaillent (dual earner but not dual carer) – mais ne partagent pas le travail non rémunéré – est devenu la norme, bien qu’il existe de fortes disparités en ce qui concerne la durée de travail des femmes et que Crompton et Harris (1998) aient défini six modalités différentes de cumul du travail rémunéré et des responsabilités maternelles :

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  • domestic ;
  • satisficer, où travail rémunéré et non rémunéré sont conciliés ;
  • maximiser où aucun compromis n’est accepté en faveur de l’une ou l’autre forme de travail ;
  • careerist by choice (carriériste par choix) ;
  • careerist by necessity (carriériste par nécessité) ;
  • undecided (indécise).
Ces approches reflètent en partie les différentes attitudes et conceptions en ce qui concerne l’importance à accorder au travail rémunéré et au travail non rémunéré, attitudes qui varient considérablement d’un État membre à l’autre. Lück et Hofäcker (2003), se fondant sur des données de l’International Social Survey Programme (ISSP), ont découvert que la socialisation, les changements de valeurs d’une génération à l’autre et les contraintes économiques peuvent modifier les attitudes vis-à-vis du rôle des hommes et des femmes. Les préférences pour l’une ou l’autre forme de travail s’inscrivent sans nul doute dans un contexte social, économique et culturel et les politiques sociales jouent un rôle important dans le sens où elles contribuent à structurer le contexte dans lequel hommes et femmes font leur choix.

16Dans les pays d’Europe du Sud, les taux d’activité féminine sont faibles, mais les femmes travaillent souvent à temps plein. Dans la plupart des pays d’Europe occidentale, elles sont plus nombreuses à travailler, mais exercent souvent à temps partiel. Il en résulte un modèle familial dans lequel le revenu est apporté par une personne et demi, voire, dans le cas des pays scandinaves, par une personne trois quarts. Aux États-Unis, les taux d’activité féminine sont élevés et les femmes travaillent majoritairement à plein-temps. D’après Mutari et Figart (2001) le temps de travail devient de plus en plus le principal facteur de différenciation entre hommes et femmes – les hommes travaillant à temps plein tandis qu’une forte proportion de femmes travaille à temps partiel et assume également les tâches domestiques. En réalité, alors qu’aux États-Unis les femmes travaillent plutôt à temps plein et ont recours à des modes de garde privés (relativement moins chers qu’en Europe), en Europe certaines formes de travail à temps partiel (parfois encouragées par l’État) ont historiquement constitué la principale voie empruntée par les femmes pour concilier obligations professionnelles et familiales. Dans leur grande majorité, les hommes continuent à travailler à temps plein et dans les pays anglophones une proportion non négligeable d’entre eux (un peu plus de 31 % des pères britanniques qui ont des enfants de moins de 16 ans) ont une durée de travail supérieure aux 48 heures fixées par la directive sur le temps de travail adoptée en 1996 par la Commission européenne. En outre, le vieillissement de la population se traduit une augmentation des besoins en matière de soins à la personne. Un quart de siècle s’est écoulé depuis que Brody (1981) a décrit le problème des « women in the middle » – femmes d’âge moyen découvrant qu’elles doivent à la fois s’occuper de leurs parents âgés et de leurs enfants – et ce phénomène n’a fait que s’aggraver. Au Royaume-Uni, il pourrait même en partie expliquer les récentes conclusions d’un sondage national, qui révèlent que la proportion de femmes âgées de 50 à 60 ans se déclarant « très » ou « totalement » insatisfaites par leur activité professionnelle a fortement augmenté durant les années quatre-vingt-dix.
Les politiques de l’emploi, en particulier celles qui portent sur le temps de travail sont, de plus en plus, vues comme jouant un rôle déterminant dans la logique politique qui structure la répartition du travail rémunéré et non rémunéré entre hommes et femmes. Toutefois, en dépit de la directive européenne de 1993 sur le temps de travail, l’organisation du temps de travail relève toujours largement de la responsabilité des employeurs. En Suède, aux Pays-Bas et au Royaume-Uni par exemple, les parents d’enfants de moins de 6 ans ont le droit de demander à bénéficier d’horaires de travail flexibles. Mais c’est au Royaume-Uni que les pères ayant des enfants à charge ont la durée de travail la plus longue, ce qui s’explique peut-être par le fait que le Royaume-Uni demeure un pays où les salaires sont faibles comparativement à d’autres pays d’Europe occidentale. Les pays anglophones, dont les marchés du travail sont plus flexibles, sont également ceux où la proportion de parents se relayant pour assurer la garde des enfants est la plus élevée. En outre, la faiblesse des salaires et la flexibilité des horaires de travail ont également des répercussions sur les conditions de travail des professionnels de l’accueil des enfants dans le secteur formel.

Modèles de conciliation de la vie familiale et professionnelle : États-Unis et Scandinavie

17Seuls les États-Unis et certains pays nordiques ont adopté des modèles basés sur l’hypothèse d’une pleine participation au marché du travail, tant des hommes que des femmes. Toutefois, ces modèles ne fonctionnent pas du tout de la même manière aux États-Unis et dans les pays scandinaves. Aux États-Unis, l’obligation de travailler s’explique par deux facteurs : d’une part, un arsenal législatif antidiscrimination qui vise à garantir l’égalité d’accès et de traitement sur le marché du travail et, d’autre part, un système de protection sociale réservé aux plus démunis et non dénué d’aspects répressifs. En Scandinavie, la législation antidiscrimination est historiquement peu développée ; les hommes et les femmes ont misé (avec un certain succès) sur une forte syndicalisation pour garantir l’égalité de traitement sur le lieu de travail. L’existence d’une panoplie complète d’aides à la prise en charge des enfants et des personnes âgées a été favorable au modèle familial organisé autour du concept d’adultes actifs (adult worker model). À cet égard, la situation des femmes seules avec enfants – qui constituent toujours des cas limites pour l’étude des politiques sociales – est particulièrement édifiante, puisqu’elles appartiennent à une catégorie pour qui le problème du cumul de la prise en charge des enfants et d’une activité rémunérée se pose avec une acuité particulière. Depuis 1996, les États-Unis traitent ces femmes comme des citoyennes actives, appliquant une politique qui accorde la priorité au travail et instituant des prestations sociales dont le bénéfice est limité dans le temps. Les femmes seules avec enfants affichent un taux d’emploi élevé et travaillent souvent à temps plein ; (les facteurs qui poussent à le faire sont puissants). Mais – et cela n’est guère étonnant – les difficultés familiales et la mauvaise prise en charge des enfants (« the crisis of the care ») tant dans les familles monoparentales que dans les familles biparentales font également couler plus d’encre (voir, par exemple, Heyman, 2000).

18En Suède et au Danemark, les taux d’emploi des femmes seules avec enfants sont encore plus élevés qu’aux États-Unis, alors que le niveau de pauvreté est nettement plus faible, les revenus de transfert représentant encore un tiers des revenus des ménages. Le modèle nordique traite les femmes comme des citoyennes actives tout en reconnaissant la différence, les mères pouvant, – qu’elles vivent ou non en couple – bénéficier de transferts sociaux ou de services pour la garde des enfants. Selon Hobson (2004) le modèle suédois est organisé autour d’une égale participation des hommes et des femmes (« gender participation model »), du fait qu’il s’attache véritablement à garantir l’égalité hommes-femmes en termes de participation au marché du travail et prévoit un dispositif d’aide, en priorité destiné aux femmes, sous forme d’aides financières (en cas de congé parental) et de services (de prise en charge des enfants et des personnes âgées).

19Les États-Unis appliquent un modèle strictement neutre sur le plan du genre, organisé autour du concept d’adultes actifs et définissant l’égalité en termes d’identité ; les aides pour la garde des enfants sont limitées, même s’il est assez facile d’accéder à des solutions de garde relativement peu onéreuses – mais pas toujours de bonne qualité – dans le secteur privé. Günter Schmid (2000) parle, à ce sujet, de réinvention de la domesticité, ces services de garde étant souvent fournis par des travailleurs immigrés. Le modèle scandinave reconnaît la différence entre hommes et femmes et est, dans la pratique (même s’il n’en porte pas le nom) un modèle reposant sur le concept d’adultes actifs bénéficiant d’aides publiques (supported adult worker model) ; il se caractérise par l’importance des services proposés pour la prise en charge des enfants et des personnes âgées et par le versement de prestations de transfert pour rémunérer les congés parentaux. Il s’ensuit qu’une proportion moyennement élevée de femmes travaillent à temps partiel (long), exerçant leur droit de travailler six heures par jour lorsqu’elles ont des enfants d’âge préscolaire et de se retirer du marché du travail pendant une durée pouvant aller jusqu’à trois ans si elles ont deux enfants rapprochés. C’est pourquoi le marché du travail suédois est, parmi les marchés du travail des pays occidentaux, celui qui présente la ségrégation sexuelle horizontale la plus marquée. Si davantage de moyens sont offerts aux Suédoises pour concilier vie familiale et vie professionnelle, cette liberté de choix se fait au prix d’une plus forte ségrégation horizontale du marché de l’emploi. Les femmes sont surreprésentées dans le secteur des soins à la personne, dans lequel la rémunération tend à être relativement faible. La mise en place, dans les pays scandinaves, du « quota paternel », qui fait obligation aux pères de prendre une partie du congé parental (généralement un mois, deux en Suède) sous peine de perdre ce congé, a été créé pour promouvoir une répartition plus équitable du travail non rémunéré entre hommes et femmes, et, pourrait, par là même, constituer un début de solution aux inégalités sur le marché du travail.
Il ressort de ce qui précède que les États-Unis et les pays scandinaves, tout en ayant adopté des approches très différentes, obtiennent des résultats similaires en termes d’emploi des femmes ; en matière de garde des enfants, ces pays ont effectué des choix diamétralement opposés, qui ont des conséquences différentes pour les parents désireux de rester au foyer pour s’occuper de leur enfant. Les pays scandinaves ont fait des avancées substantielles pour les femmes sur le front de la conciliation du travail rémunéré et non rémunéré. En outre, la rémunération relativement généreuse du congé parental et l’instauration du « quota paternel », qui s’est traduite par une augmentation du nombre de pères faisant valoir leur droit au congé parental, constituent une reconnaissance du problème que pose l’absence de changement d’attitude des hommes vis-à-vis du travail non rémunéré. Ces pays octroyant les aides sans condition de sexe, les hommes peuvent choisir de rester au foyer pour s’occuper de leur enfant ; il n’en reste pas moins que, du fait de la ségrégation du marché du travail, les hommes ont, comme ailleurs, plus de chances d’occuper des postes mieux rémunérés dans le secteur privé ; comme ailleurs également, ils risquent de travailler dans des milieux professionnels hostiles à la prise de congés pour s’occuper des enfants, ce qui explique l’importance que revêt la légitimation du congé de paternité via le « quota paternel ».

Modèles de conciliation de la vie familiale et professionnelle : Europe de l’Ouest et du Sud

20Certains pays d’Europe occidentale ont commencé à s’orienter de manière nette vers un modèle familial organisé autour du concept d’adulte actif (an adult worker model family). Reste que dans la pratique, le modèle mixte, caractérisé par une « indépendance partielle », continue de prévaloir. Ainsi, les Pays-Bas et le Royaume-Uni ont réformé la nature des droits dont peuvent bénéficier les femmes seules avec enfants, pour encourager celles qui ont des enfants d’âge scolaire à rechercher un emploi. Cette orientation traduit la volonté des gouvernements de faire reculer la pauvreté des enfants et de limiter les transferts en direction des mères isolées. Toutefois, les dispositifs censés inciter les femmes vivant en couple à entrer sur le marché du travail peuvent avoir des effets contradictoires. Contrairement au congé parental de douze mois (rémunéré à raison de 80 % du salaire) instauré par la Suède à la fin des années soixante-dix pour promouvoir l’égalité hommes-femmes sur le marché du travail, le congé parental de longue durée (trois ans) rémunéré forfaitairement, introduit par l’Allemagne au milieu des années quatre-vingt a favorisé la sortie des femmes du marché du travail et la prise en charge des enfants par la mère. Au Royaume-Uni, le fait que le système de protection sociale repose davantage sur des prestations d’aide sociale soumises à conditions de ressources que sur des prestations d’assurance sociale constitue un facteur dissuasif à l’exercice d’une activité professionnelle pour les femmes dont le conjoint est au chômage. La réforme du système socio-fiscal visant à aider, par des crédits d’impôt, les emplois peu rémunérés (mécanisme comparable – sur le principe plus que dans les faits – au « earned income tax credit » américain, crédit d’impôt versé aux familles à faibles revenus), a eu pour effet d’allonger la durée du temps partiel, mais la grande majorité des mères de jeunes enfants au Royaume-Uni (et aux Pays-Bas) continuent à exercer à temps partiel relativement court. Depuis 1997, le Royaume-Uni a choisi de s’orienter vers un modèle familial organisé autour du concept d’adulte actif avec soutien de l’État (supported adult worker model) plutôt que vers le modèle dans lequel l’État n’intervient pas et a accru son effort en matière de services de garde d’enfants, qui incitent généralement davantage les femmes à choisir de travailler. Au Pays-Bas, il ressort du discours politique et des préférences exprimées dans les sondages d’opinion que le temps partiel reste le moyen privilégié de concilier obligations familiales et professionnelles, tant pour les hommes que pour les femmes. En Allemagne également, le fait de permettre aux femmes (mais pas aux hommes) de « choisir » entre exercer une activité professionnelle et rester auprès de leurs enfants continue d’occuper une place importance dans le débat politique.
Dans les pays d’Europe du Sud, les femmes (en particulier parmi les cohortes jeunes) sont beaucoup moins nombreuses à travailler, mais lorsqu’elles travaillent, elles exercent plus souvent à temps plein (cela vaut également pour la France). En Espagne, cela a eu pour résultat un recours de plus en plus fréquent à la main-d’œuvre immigrée pour les emplois domestiques, ce qui n’est pas sans rappeler les États-Unis.

Politiques nationales : hypothèses et logiques

21Il est possible de dégager de ces trois modèles, des idées sur ce qui est considéré comme bon pour les femmes, en particulier en matière de travail et de prise en charge des enfants. Dans certains pays, la volonté de promouvoir le modèle organisé autour du concept d’adultes actifs est plus forte vis-à-vis de certaines catégories de femmes (en particulier les femmes seules avec enfants). Deux facteurs concourent à expliquer ce phénomène : d’une part, selon les pays, les décideurs partent d’hypothèses différentes sur la manière dont les hommes et les femmes contribuent et devraient contribuer à la vie familiale ; d’autre part, le choix opéré au sein de tous ces modèles est fortement influencé par les politiques sociales. Aux États-Unis comme en Scandinavie, les décideurs partent du principe que les adultes veulent travailler, mais en Scandinavie, les aides publiques sous forme de rémunération des congés parentaux sont suffisantes pour que les femmes puissent faire le choix de s’occuper de leurs enfants, raison pour laquelle, le modèle familial de ces pays est organisé autour d’un actif trois quarts.
Les systèmes nationaux n’ont pas tous la même histoire, ce qui est important eu égard au type d’approche pouvant être envisagée ou considérée comme adaptée. Aux États-Unis, où la répartition du travail domestique non rémunéré entre hommes et femmes n’a jamais été considérée comme une question relevant de l’État, il serait très difficile pour les pouvoirs publics d’intervenir directement et ouvertement via des mesures, quelles qu’elles soient, concernant le travail domestique non rémunéré. En revanche, la majorité des États membres de l’Union européenne ont une forte tradition d’intervention de l’État dans le champ de la garde des enfants, sous forme de transferts financiers et de services. Il n’en subsiste pas moins d’importantes contraintes quant aux mécanismes qui peuvent être utilisés dans tel ou tel contexte. Il serait, par exemple, très difficile d’introduire une assurance dépendance pour les personnes âgées, inspirée des modèles allemand ou japonais, au Royaume-Uni où la place de l’assurance sociale dans la protection sociale a reculé de manière spectaculaire ces deux dernières décennies. Au Royaume-Uni comme en Allemagne, le nombre de places d’accueil des enfants a augmenté ces dix dernières années. Mais, alors que cela s’est fait relativement rapidement au Royaume-Uni, où le gouvernement central a octroyé des aides pour la mise en place des services à des prestataires (généralement) privés, l’Allemagne est passée par un système, établi de longue date, reposant sur un financement local et sur la recherche d’un consensus entre prestataires publics et bénévoles locaux afin d’arrêter les modalités de création de ces services. La mise en place a également été plus lente qu’au Royaume-Uni, mais les places créées se sont révélées beaucoup plus pérennes. La question de la répartition du travail domestique non rémunéré entre les hommes et les femmes est rendue encore plus complexe par les besoins et attentes de ceux qui assurent la prise en charge des enfants (et de ceux qui en bénéficient) et par la nature du système de protection sociale. Toutefois, à l’instar de l’Union européenne, les États membres ont placé au cœur de leur priorité l’accès des femmes au marché du travail, et par conséquent pour celles-ci la conciliation du travail rémunéré et non rémunéré. Or, comme le montre la partie suivante, cela ne suffit pas à parvenir à l’égalité entre les sexes, tant s’en faut. Pour atteindre cet objectif, il faudrait en particulier accorder plus d’attention aux mesures destinées à favoriser un partage plus équitable du travail rémunéré et non rémunéré entre hommes et femmes.

Travail, famille, politiques et égalité entre les sexes

Les perspectives offertes par la législation sur l’égalité des chances

22La conciliation de la vie familiale et professionnelle est devenue un enjeu plus important du fait de la nature des mutations qu’ont subies le marché du travail et la famille. Désormais, au niveau de l’Union européenne et dans de nombreux États membres, elle n’est plus seulement un instrument de promotion de l’égalité entre hommes et femmes ; elle est aussi, voire surtout, considérée comme un moyen de favoriser l’activité féminine pour améliorer la compétitivité de l’économie ou de pallier les faibles taux de fécondité. À l’instar des pays anglophones, l’Union européenne a d’emblée fait de la législation contre la discrimination sur le lieu de travail, son principal outil pour parvenir à l’égalité des sexes. Or, près de cinquante ans après que l’engagement en faveur d’une égale rémunération a été inscrit dans le traité de Rome, d’importants écarts de salaire subsistent entre hommes et femmes dans tous les États membres. Ils tendent à être moins importants dans les pays d’Europe du Sud que dans certains États d’Europe occidentale, car la prévalence du travail à temps partiel a des effets négatifs sur la rémunération des femmes, en particulier au Royaume-Uni. La ségrégation professionnelle reste également forte, les femmes étant surreprésentées dans le secteur des soins à la personne, où les salaires sont souvent faibles. Les activités de soins à la personne sont assez peu valorisées, tant par le marché que par l’État à travers les prestations qu’il sert. Il est difficile de se prononcer avec certitude sur l’efficacité de la législation antidiscrimination en tant qu’outil de promotion de l’égalité hommes-femmes sur le marché du travail. Jill Rubery (2003), présidente du groupe d’experts « Genre et emploi » mis en place par la Commission, et ses collègues ont procédé à un examen du débat sur la mesure de l’écart de salaire ; ils sont parvenus à la conclusion que certains éléments accréditent l’idée selon laquelle il faudrait, pour lutter contre les inégalités, accorder la priorité aux mesures portant sur la structure des professions par rapport à celles portant sur le capital humain et agir davantage sur la demande de la main-d’œuvre que sur les choix individuels. Cela suppose d’accorder plus d’attention à la structure générale des salaires, aux mécanismes de négociation collective, aux politiques appliquées en matière de salaire minimum et aux mesures prises au niveau de l’entreprise. Pour autant, cela ne doit pas exclure les politiques visant à agir du côté de l’offre de main-d’œuvre. L’existence d’une législation contre la discrimination a, au moins, permis de faire de l’égalité des sexes un principe normatif du droit communautaire. Il n’en reste pas moins que l’analyse de Jill Rubery montre qu’un large éventail de mesures axées sur l’emploi est nécessaire pour remédier aux inégalités sur le marché du travail. Les femmes sont beaucoup plus nombreuses à travailler qu’avant, mais leur position sur le marché du travail est loin d’être égale à celle des hommes.
La législation antidiscrimination s’est toujours vu reprocher de fonctionner au niveau individuel et via les tribunaux, sans agir directement sur les inégalités, plus générales, dans la répartition du travail non rémunéré à la maison qui sont à l’origine des inégalités sur le marché du travail. Les politiques sur la conciliation de la vie familiale et professionnelle pourraient réellement remédier aux inégalités fondamentales entre les hommes et les femmes en ce qui concerne la répartition du travail salarié et non salarié en empruntant une autre voie que la législation antidiscrimination. Ces dix dernières années, l’Union européenne a exclusivement axé sa politique sur la conciliation de la vie familiale et professionnelle mais l’a de plus en plus envisagée comme un moyen d’améliorer les taux d’emploi féminin et, depuis peu, comme une solution pour remédier à la faiblesse des taux de fécondité, plutôt que comme un instrument pour garantir l’égalité des sexes. En réalité, la législation relative à la conciliation n’a sans doute guère contribué à promouvoir une égale participation des hommes et des femmes au marché du travail ; les politiques socio-fiscales, par exemple, ont probablement joué un rôle plus déterminant à cet égard, même si, selon l’OCDE (2001), des politiques très élaborées en matière de conciliation de la vie professionnelle et familiale pourraient induire une hausse de l’activité des femmes de 30 à 40 ans. En Suède, la progression des taux d’activité féminine est antérieure aux principales mesures adoptées dans les années soixante-dix, en matière de garde d’enfants et de congé parental (Nyberg, 2004) même si, selon toute probabilité, il y a eu par la suite un lien entre la mise en place de ces politiques et la poursuite de l’augmentation de l’emploi des femmes. Les États-Unis affichent des taux d’activité féminine élevés, bien que n’ayant pas mis en place des mesures visant à concilier vie professionnelle et vie familiale.

Politiques de conciliation : quelques pistes pour l’avenir

23La plupart des politiques destinées à concilier vie familiale et vie professionnelle développées jusqu’à présent, ont aidé les femmes à combiner travail rémunéré et non rémunéré. Ce résultat n’est pas sans importance ; en effet, d’après des données attitudinales, dans certains pays, certaines femmes veulent pouvoir faire le choix de se consacrer au travail domestique non rémunéré (Lück et Hofäcker, 2003). Cela pose toutefois un problème majeur en termes d’action publique, à savoir qu’en permettant ce choix, les politiques tendent également à perpétuer les inégalités hommes-femmes. Ce phénomène risque de s’avérer particulièrement préoccupant en ce qui concerne les futurs droits à pension, compte tenu de l’orientation des réformes des pensions (allongement de la durée de cotisation nécessaire pour ouvrir droit à pension et renforcement du rôle des systèmes de pension privés). Actuellement, les coûts sociaux associés au choix d’effectuer un travail non rémunéré d’utilité sociale sont généralement assumés par celles qui font le travail : les femmes.

24Les gouvernements ont été invités à réfléchir au fait que les politiques visant à concilier vie familiale et vie professionnelle concernent beaucoup d’autres politiques. C’est ainsi que les recommandations de l’OCDE pour aider les familles à trouver un équilibre entre vie familiale et vie professionnelle (OCDE, 2005) soulignent que « les gouvernements doivent bien ajuster leurs politiques en faveur de la famille s’ils veulent réduire la pauvreté et favoriser le développement de l’enfant et l’égalité entre les sexes et soutenir la croissance économique et les régimes de pension. » Or, certains de ces objectifs pourraient se révéler contradictoires. Alors que les données socio-psychologiques sur la relation entre la façon dont sont pris en charge les enfants et leur développement semblent maintenant indiquer unanimement qu’un accueil de bonne qualité a des résultats positifs pour les enfants de 3 et 4 ans, elles sont beaucoup plus partagées pour les enfants de moins de 2 ans. L’existence d’un conflit entre l’intérêt de l’enfant et la volonté de maximiser la participation des femmes au marché du travail pour soutenir la croissance et les régimes de retraite ne peut être exclue. Des politiques différentes en matière de conciliation de la vie familiale et vie professionnelle peuvent déboucher sur des mécanismes incitatifs différents pour l’arbitrage entre famille et travail. Les priorités fixées jouent un rôle clé dans la définition des politiques et il y a, dans ce domaine, une « politique » de l’élaboration des politiques. En fait, les pays d’Europe continentale, plus conservateurs et plus corporatistes, ont souvent choisi l’octroi de congés parentaux comme stratégie de conciliation du travail et de la famille parce qu’ils cherchaient à préserver les valeurs familiales traditionnelles et à inciter les femmes à se retirer du marché du travail.
Pour faire de l’égalité hommes-femmes un objectif prioritaire et pour que l’exercice du travail rémunéré et non rémunéré relève réellement d’un choix pour les femmes et les hommes, il faut mettre en place une panoplie de mesures, définies avec le plus grand soin. Pour ceux qui assurent le travail de prise en charge ou de soins sans être rémunérés, les aspects suivants sont importants :

25

  • temps : temps du travail et temps du care ;
  • argent : argent pour acheter les services, argent pour ceux qui les fournissent ;
  • services : pour les enfants et les personnes âgées.
Fixer des limites à la durée du travail rémunéré est nécessaire mais ne suffit pas à permettre – en particulier aux hommes – de disposer du temps nécessaire pour s’occuper des enfants. Ainsi, en France, la durée de travail des hommes est nettement inférieure à celle de leurs homologues des pays anglophones ; de plus, elle a été encore réduite de manière significative (en particulier dans les grandes entreprises) par la loi sur les 35 heures (Fagnani, Letablier, 2004). Pourtant, d’après des données recueillies dans le cadre du Panel européen de ménages (ECHP), les pères français (à l’instar de leurs homologues grecs, portugais, italiens et autrichiens) ne consacrent qu’une petite partie de leur temps à la prise en charge de leurs enfants, surtout par rapport aux pères scandinaves et britanniques (en Scandinavie et au Royaume-Uni, les parents qui se relaient pour assurer la garde des enfants sont très nombreux). Selon Crompton et Lyonette (2004), cela pourrait contribuer à expliquer que les femmes françaises vivent mal le cumul emploi/vie personnelle malgré l’abondance de solutions dont elles disposent pour faire garder leurs enfants. Le gouvernement britannique est fermement opposé à la transposition de la directive sur le temps de travail, qui fixe la durée maximale de travail à 48 heures, insistant sur le fait que la possibilité d’adopter des horaires flexibles est plus importante que le nombre total d’heures de travail. La flexibilité est également importante pour ceux qui assurent la garde des enfants, même si la plupart d’entre eux ont envie et besoin de ce que l’on pourrait appeler une « flexibilité prévisible » (par exemple la possibilité d’aller chercher les enfants à l’école à une heure donnée) de préférence à la forme de flexibilité plus libre qui a souvent la faveur des employeurs. Il est également difficile d’imaginer que les inégalités entre hommes et femmes dans le domaine du travail non rémunéré puissent continuer de régresser si le temps de travail des pères est très long. Comme le laissent penser les données recueillies aux États-Unis par Bianchi et Casper (2004), si aucune mesure n’est prise pour favoriser une réduction du temps de travail des hommes, les femmes ne pourront pas choisir d’augmenter le leur.

26Le temps disponible pour assurer le « care » est bien sûr intimement lié à au versement d’argent à ceux qui l’assurent, même si tous les congés ne sont pas rémunérés. En Finlande, les femmes qui ont un enfant de moins de 2 ans sont moitié moins nombreuses à travailler qu’en Suède, ce qui, selon l’OCDE (2005) pourrait être lié au congé parental de longue durée (trois ans) instauré en 1990. En Norvège, l’aide financière introduite en 1998 au titre de la garde des enfants d’un et deux ans a entraîné un léger recul de l’emploi des femmes, même si ce phénomène n’a pas concerné les femmes ayant un niveau d’études élevé. Les congés de longue durée et mal rémunérés peuvent inciter les femmes exerçant une activité peu rémunérée à rester chez elles pour s’occuper des enfants ; ils se traduisent alors en général par une baisse des revenus.

27Il est particulièrement difficile d’élaborer des politiques de nature à inciter les hommes à changer d’attitude. Dans le cadre d’un récent sondage Euro-baromètre (2004) portant sur 5 688 hommes de plus de 18 ans (Europe des Quinze), 84 % ont déclaré ne pas avoir pris de congé parental et ne pas en avoir l’intention. Il est possible que les cultures professionnelles renforcent les stéréotypes masculins, même si Haas et al. (2002) concluent que le niveau de variance concernant les hommes qui prennent un congé parental s’explique par une culture d’entreprise « étonnamment faible » (p. 338). D’après les données disponibles, les hommes sont prêts à prendre un congé pour s’occuper de leur enfant à condition qu’il soit bien rémunéré et qu’une partie du congé soit explicitement un droit individuel accordé aux hommes. L’exemple de l’Islande est intéressant : le congé y est divisé en trois parties – un tiers correspond au congé de maternité, un tiers au congé de paternité et le dernier tiers au congé parental, ce qui se traduit par le fait que 80 % des hommes prennent un congé. Le congé de paternité scandinave réunit également les conditions précitées et les pays scandinaves affichent aussi de bons résultats quant à la prise de congé par les pères. Toutefois, au Danemark, le nouveau gouvernement, conservateur, a abandonné cette politique en 2002 parce qu’elle visait ouvertement à induire une modification des comportements au sein de la famille, ce qui a été perçu comme une manière d’entraver la liberté de choix des hommes. En réalité, le congé de paternité obéit à la logique « à prendre ou à laisser » – il n’oblige donc pas les hommes à s’occuper des enfants – ; d’autre part, les choix des hommes conditionnant ceux des femmes, une politique qui entend changer l’attitude des hommes sans avoir de caractère obligatoire (ce qui se révélerait probablement contre-productif), est accueillie favorablement par ceux qui veulent promouvoir l’égalité hommes-femmes. D’autres aspects des politiques en matière de congé jouent un rôle important sur la propension, tant des femmes que des hommes, à prendre le congé auquel ils ont droit. La souplesse – par exemple la possibilité ou non de travailler à temps partiel et le choix de la période de la vie de l’enfant au cours de laquelle le congé doit être pris – en fait partie. Au Royaume-Uni, le congé parental n’est pas rémunéré et manque de souplesse quant à la période durant laquelle il doit être pris. Les hommes qui optent pour ce congé sont très rares. Quant aux politiques concernant les congés octroyés pour s’occuper des personnes âgées, elles sont insuffisantes dans tous les États membres.

28Enfin, l’argent pour acheter les services de prise en charge et de soins est intimement lié à la fourniture de services. Depuis la fin des années quatre-vingt-dix, les pays d’Europe occidentale, prenant conscience de ce que l’offre de services incite de manière plus évidente les femmes à travailler, ont eu tendance à s’écarter de l’octroi de congés parentaux pour s’orienter vers l’offre de services. La tendance inverse est observée dans les pays d’Europe orientale.
La volonté de faire progresser la participation des femmes au marché du travail (en particulier, au Royaume-Uni pour les femmes seules avec enfants) et, dans une moindre mesure, d’encourager la scolarisation précoce a été un puissant stimulant pour les États membres en retard sur ce plan. Il n’en reste pas moins que ce stimulant n’a pas nécessairement un rapport très évident avec la promotion de l’égalité hommes-femmes en tant que telle. À noter que le Comité des femmes du Parlement européen a déclaré que, sans disposition juridique contraignante, les États membres en retard sur le plan de l’offre de solutions d’accueil des enfants ne feraient rien. Cette opinion a été démentie par les faits, l’Allemagne et le Royaume-Uni, par exemple, ayant créé quelque 600 000 places depuis 1996-1997. Toutefois, la part des frais de garde restant à la charge des parents varie considérablement d’un pays à l’autre, de 11 % en Suède, à 20-25 % en Allemagne et 45 % au Royaume-Uni. La littérature sur la répartition de l’origine du revenu au sein des ménages a démontré depuis longtemps qu’au Royaume-Uni, la garde des enfants continue d’être essentiellement assumée par les femmes, même lorsqu’elles travaillent à l’extérieur ; c’est pourquoi la rémunération d’un tiers pour garder les enfants est souvent une dépense financée par les femmes. Il s’ensuit que le niveau élevé des frais de garde tend à dissuader les femmes britanniques de travailler à plein-temps, sauf lorsqu’elles ont un niveau d’études et de rémunération élevé.
Il est difficile de concevoir des politiques qui parviennent à un équilibre parfait entre les mécanismes incitant à travailler et ceux qui encouragent à rester au foyer pour s’occuper des enfants, à la fois pour les hommes et pour les femmes. Pourtant, l’étude sur les scénarios d’emploi du futur, conduite au cours de l’été 1998, sous l’égide de la Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de vie et de travail, auprès de 30 000 personnes de 16 à 64 ans travaillant ou ayant l’intention de travailler dans les cinq années à venir, a révélé d’importants écarts entre la durée moyenne du travail et la durée souhaitée, tant parmi les hommes que parmi les femmes. Dans tous les pays, la grande majorité des personnes interrogées ont exprimé leur préférence pour un modèle familial comprenant deux personnes exerçant une activité rémunérée (dual earner model family), tandis que seule une petite minorité s’est déclarée favorable au modèle organisé autour de « Monsieur Gagnepain » (male breadwinner model family) c’est l’Espagne qui enregistre le pourcentage le plus élevé, à 20 %, ce qui doit toutefois être mis en rapport avec le pourcentage de familles fonctionnant réellement selon ce modèle, à savoir 57 % (OCDE, 2001, tableau 4.3). En réalité, 71 % des personnes interrogées ont exprimé le souhait de travailler de 30 à 40 heures par semaine, les hommes, comme les femmes, exprimant une préférence pour le temps partiel long. Toutefois, selon toute probabilité, leur réponse doit s’entendre « toutes choses – en partie le revenu – égales par ailleurs ». Néanmoins, il est possible que de plus en plus d’éléments plaident en faveur des recommandations faites par Nancy Fraser (1997) sur la base d’une analyse philosophique et par Janet Gornick et Marcia Meyers (2003) sur la base d’une analyse empirique des politiques visant à concilier vie familiale et vie professionnelle, recommandations qui préconisaient une évolution vers un modèle universel reposant sur un citoyen qui travaille et prend soin (universal citizen worker/carer model). Seuls les Pays-Bas ont officiellement choisi cette option à travers le « Combination Scenario », qui traduit l’idée selon laquelle l’exercice à temps partiel, par les hommes et les femmes, du travail rémunéré et du travail domestique constitue le modèle idéal. Ce dispositif s’est toutefois révélé difficile à mettre en œuvre, et, si la proportion d’hommes travaillant à temps partiel est la plus élevée de l’Union européenne (11 %), la majorité des hommes concernés n’ont pas de jeunes enfants.
Il n’en reste pas moins que l’égalité hommes-femmes ne pourra devenir réalité que si plus d’attention est portée aux moyens de promouvoir le modèle familial reposant sur le partage du travail et de la prise en charge des enfants au sein du couple (citizen worker/carer model family), plutôt que celui reposant sur le concept d’adulte actif (adult worker model), qui semble-t-il, remplace rapidement le modèle organisé autour de « Monsieur Gagnepain » dans les hypothèses des décideurs. Bonoli (2004) avance l’idée selon laquelle les mutations de la famille et du marché du travail ont donné naissance à de nouveaux risques sociaux. Il est sans nul doute difficile de conserver durablement les modèles de protection sociale typiques de l’après-guerre, fondés sur la stabilité familiale et sur un modèle dans lequel celui qui procure le revenu de la famille est un homme travaillant régulièrement. Les politiques familiales et les politiques relatives au travail de prise en charge des enfants et des personnes âgées sont des domaines dans lesquels les États membres sont beaucoup intervenus ces dernières années, toutefois il est peu vraisemblable que la conception instrumentaliste de politiques étroitement liées à ce qui est devenu une politique sociale « ancrée à l’emploi » (O’Connor, 2005) fasse réellement progresser l’égalité hommes-femmes.

Notes

  • [*]
    Professeure de politique sociale à la London School of economics and political Science (LSE) et membre de la British Academy.
  • [1]
    Le caractère polysémique du terme « genre » en français, traduction de gender nous a conduit à faire des choix afin d’éviter d’éventuelles confusions et d’assurer une compréhension au plus près de la pensée des auteurs. Gender equality a ainsi été traduit par « égalité des sexes » ou « égalité hommes-femmes », expression usuelle en France. Mais sexe et genre ne sont évidemment pas synonymes. C’est pourquoi nous avons conservé le terme genre lorsque celui-ci s’appuie sur les catégories de sexe comme éléments structurants des sociétés humaines (cf. Lefeuvre, 2002) et se présente ainsi comme une construction culturelle, sociale et historique de la différence des sexes. (N.D.L.R.).
  • [2]
    D’autres dimensions de l’inégalité sont également fondamentales, en particulier la « voix des femmes » et leur participation à la vie politique, le harcèlement sexuel et la violence. En outre, l’idée selon laquelle la « protection sociale » ou le « bien-être des femmes » au sens large passe également par leur reconnaissance a certainement de nombreux partisans. Je ne peux toutefois pas développer cet aspect ici.
  • [3]
    Cet article repose sur des travaux de recherche financés par l’ESRC (bourse n° 225-25-2001). Pour la première partie, nous avons utilisé « Work/Family reconciliation, equal opportunities and social policies : the interpretation of policy trajectories at the EU level and themeaning of gender equality », Journal of European Public Policy, (2006) 13 (3) : 420-437.
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Résumé

Pour promouvoir l’égalité de genre, les artisans des politiques publiques doivent d’abord décider s’ils la définissent en termes d’identité (des femmes par rapport aux hommes) ou de reconnaissance de la « différence », notamment concernant la maternité et le travail non rémunéré accompli au sein de la famille. La nécessité de faire progresser l’égalité entre hommes et femmes est devenue plus criante du fait que la famille et le marché du travail sont en mutation rapide et que la restructuration de l’État providence amorcée dans les années quatre-vingt-dix se fait dans le sens d’une participation de tous les adultes à la vie active.
Nous présentons d’abord les politiques mises en œuvre au niveau de l’Union européenne, qui a toujours exprimé un engagement fort vis-à-vis de l’égalité de genre, et montrons combien il est difficile de la maintenir au cœur de l’agenda politique. En outre, comme nous le constatons dans la deuxième partie, les approches et les logiques qui sous-tendent les politiques adoptées varient considérablement d’un État membre à l’autre. En conclusion, nous avançons que l’égalité de genre ne sera érigée au rang de priorité et que les hommes et les femmes ne pourront véritablement exercer un choix en matière de travail rémunéré et non rémunéré que si une série de mesures, s’adressant autant aux hommes qu’aux femmes, est prise concernant le travail auprès de la famille.

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Jane Lewis [*]
Professeure de politique sociale à la London School of Economics and Political Science (LES) et membre de la British Academy (Royaume Uni). Elle est l’auteure de nombreux travaux dans le domaine des politiques familiales, du genre, de la protection sociale et du rapport entre travail rémunéré et non rémunéré.
  • [*]
    Professeure de politique sociale à la London School of economics and political Science (LSE) et membre de la British Academy.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/03/2010
https://doi.org/10.3917/rfas.061.0161
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