1Envisagée dans sa dimension historique, la construction de l’Europe sociale répond à deux caractéristiques principales. Premièrement, plutôt qu’un objectif en elle-même, l’Europe sociale a longtemps constitué une mesure d’accompagnement de l’intégration économique entre les États membres de la Communauté, puis de l’Union européenne. Deuxièmement, elle s’est progressivement développée par le recours à une diversité de méthodes juridiques, faisant intervenir une large gamme d’acteurs. Elle est aujourd’hui le résultat, d’abord, de certaines dispositions du traité de Rome, de mesures législatives, et de la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE). Mais elle résulte aussi de l’adoption de déclarations politiques sans valeur juridique contraignante – telles que la Charte des droits sociaux fondamentaux des travailleurs de 1989 et la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne de 2000 –, du dialogue social européen, et de la coordination « ouverte » entre les États membres dans les domaines de l’emploi et de la lutte contre l’exclusion sociale. Il n’est pas aisé, dans ces conditions, de proposer un diagnostic d’ensemble. Pourtant, il est possible de mettre à jours les différentes phases historiques qui se sont succédé dans l’édification de l’Europe sociale, et de situer ces phases au regard d’un cadre théorique afin de mettre à jour la logique qui noue ces phases entre elles. C’est à cette condition que l’on peut tenter de porter une appréciation de la situation nouvelle que crée l’élargissement de l’Union européenne à dix – bientôt à douze – nouveaux États membres, et du défi sans précédent qu’affronte à présent la dimension sociale du marché intérieur.
Les débuts (1957-1974) : le marché commun
2Le rapport Ohlin de 1956 posait déjà parfaitement la question (Bureau international du travail, 1956). La création, par un petit groupe de six États, d’une organisation vouée à l’intégration économique aurait-elle un impact sur la protection des droits sociaux au sein de ces États et, si oui, cela appelait-il des mesures compensatoires ? La réponse à cette question était à l’époque largement optimiste. L’existence d’une concurrence internationale au sein d’un marché commun, assuraient les experts de l’Organisation internationale du travail (OIT), ne ferait pas obstacle à l’élévation progressive des niveaux de vie, en lien avec l’amélioration de la productivité qui devrait résulter d’une allocation plus efficiente des ressources par la libre circulation des facteurs de production. Il ne serait donc ni nécessaire, ni recommandé, d’attribuer à la future Communauté économique européenne une compétence en matière sociale : l’amélioration des conditions de vie et de travail résulterait automatiquement des gains de productivité au sein de chaque État, sous la pression notamment des organisations syndicales ; et il serait artificiel, donc peu souhaitable, d’instaurer un niveau uniforme de protection des droits sociaux dans l’ensemble de la Communauté, compte tenu des différences de productivité des travailleurs de chaque État. À cette conclusion générale, les auteurs apportaient deux exceptions. Ils notaient le risque de distorsions de concurrence pouvant résulter d’une protection insuffisante, dans certains États, de l’égalité de rémunérations entre les hommes et les femmes pour un même travail, qui pourraient leur donner un avantage comparatif illicite dans les secteurs industriels à forte proportion de main-d’œuvre féminine. La même remarque s’imposait en ce qui concerne la fixation de la durée hebdomadaire du travail et les congés payés : selon les auteurs, l’organisation insuffisante des travailleurs dans certains États pourrait entraîner une protection moindre des travailleurs dans ces États, au détriment d’une saine concurrence. Pour autant, le rapport Ohlin ne préconisait pas nécessairement une codification de ces garanties au sein de la Communauté économique européenne : le même résultat pourrait être obtenu, soulignaient ses auteurs, par l’adhésion des États membres aux mêmes instruments internationaux relatifs à ces matières, négociés au sein de l’OIT ou du Conseil de l’Europe – le premier projet du texte qui allait devenir en 1961 la Charte sociale européenne était alors déjà connu –.
3On sait l’influence considérable qu’a exercée le rapport Ohlin sur le rapport Spaak soumis à la conférence intergouvernementale de Messine, et de là sur le traité de Rome du 25 mars 1957 (Barnard, 1996 ; Davies, 1993 ; Deakin, 1996 ; Kenner, 2003 : 2-6). Celui-ci ne comprend aucun catalogue de droits sociaux. Il n’investit la Communauté européenne d’aucune compétence législative en la matière : tout au plus l’article 118 CEE prévoit-il que « la Commission a pour mission de promouvoir une collaboration étroite entre les États membres dans le domaine social », notamment en matière d’emploi, de droit du travail et de conditions de travail, de formation professionnelle, de sécurité sociale, de santé et de sécurité au travail, ainsi qu’en matière de droit syndical et de négociations collectives entre employeurs et travailleurs. La même disposition prévoit qu’à cet effet, « la Commission agit en contact étroit avec les États membres, par des études, des avis et par l’organisation de consultations, tant pour les problèmes qui se posent sur le plan national que pour ceux qui intéressent les organisations internationales ». Cependant, le traité de Rome contient une clause relative à l’égalité des rémunérations entre les hommes et les femmes pour un même travail – à l’article 119 CEE (devenu, après modification, l’article 141 CE) –, et une disposition portant sur les régimes des congés payés – figurant à l’article 120 CEE (devenu l’article 142 CE) –. En outre, le Fonds social européen est créé, avec pour mission d’améliorer les possibilités d’emploi dans le marché commun en encourageant la mobilité professionnelle et géographique des travailleurs et de « contribuer ainsi au relèvement du niveau de vie » (article 123 CEE). Enfin, l’article 51 CEE (devenu après modification l’article 42 CE) prévoit que des mesures seront adoptées en vue de garantir aux travailleurs migrants et à leurs ayants droit la totalisation de toutes les périodes prises en considération par les différentes législations nationales pour l’ouverture et le maintien du droit aux prestations sociales ainsi que pour le calcul de celles-ci, ainsi que le paiement des prestations aux personnes résidant sur les territoires des États membres. C’est sur la base de cette dernière disposition que sera adopté un premier règlement dès 1958 [1], avant que les règlements successifs intervenus entre-temps se trouvent refondus dans le Règlement (CEE) n° 1408/71 du Conseil, du 14 juin 1971, relatif à l’application des régimes de sécurité sociale aux travailleurs salariés et à leur famille qui se déplacent à l’intérieur de la Communauté [2], qui constitue encore aujourd’hui, malgré les nombreuses modifications qu’il a subies, le cadre législatif applicable. Mais l’article 51 CEE et les règlements qui l’ont mis en œuvre, décisifs afin de garantir l’effectivité de la libre circulation des travailleurs en évitant qu’ils se trouvent pénalisés par la diversité des législations nationales en matière de sécurité sociale, ne vise aucunement à rapprocher ces législations : au contraire, le règlement n° 1408/71 en organise la diversité [3].
La dette considérable des rédacteurs du traité de Rome à l’égard de la philosophie du rapport Ohlin se manifeste par la subordination des objectifs sociaux de la construction européenne à la construction du marché commun : tandis que la suppression des entraves au marché commun constitue l’instrument, les avancées sociales apparaissent comme son produit dérivé. L’article 2 du traité CEE (devenu, après modification, article 2 CE) prévoit ainsi que « la Communauté a pour mission, par l’établissement du marché commun et par le rapprochement progressif des politiques économiques des États membres […], un relèvement accéléré du niveau de vie ». L’article 117 du traité CEE (devenu, après modification, article 136 CE) indique, dans le même sens, que « les États membres conviennent de la nécessité de promouvoir l’amélioration des conditions de vie et de travail de la maind’œuvre permettant leur égalisation dans le progrès » ; l’alinéa 2 précise qu’une telle évolution « résultera tant du fonctionnement du marché commun […] que des procédures prévues par le présent traité et du rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives » [4]. Le caractère essentiellement programmatique de ces dispositions sociales du traité de Rome originel – au sens où ces dispositions n’imposent pas aux États membres une obligation juridique de coopérer aux fins de réaliser les objectifs sociaux que le traité leur fixe – a été affirmé par la CJCE dans plusieurs décisions où elle juge, « en ce qui concerne plus particulièrement la promotion d’un relèvement accéléré du niveau de vie, […] qu’il s’agit d’un objectif inspirateur de la création de la Communauté économique européenne qui, de par sa généralité et par son rattachement systématique à l’établissement du marché commun et au rapprochement progressif des politiques économiques, ne saurait avoir pour effet de créer des obligations juridiques à la charge des États membres ni des droits au profit de particuliers » [5]. Ainsi dans l’arrêt Sloman Neptun du 17 mars 1993 [6], la Cour de justice était confrontée à une législation allemande à laquelle il était reproché de ne pas interdire l’embauche de marins de nationalité étrangère – il s’agissait en l’espèce de cinq marins philippins – désavantagés par le versement d’un bas salaire (situé à un niveau d’environ 20 % du salaire des marins allemands) et bénéficiant, en général, de conditions de travail défavorables. La Cour de justice était invitée par un comité d’entreprise à constater que pareille législation est incompatible avec le droit communautaire, soit parce qu’elle constituerait une aide d’État prohibée, soit parce qu’elle violerait l’article 117 du traité CEE. Elle écarte cependant la thèse que cette dernière disposition contraindrait les États membres à « surveiller l’afflux de la main-d’œuvre de pays tiers, afin d’éviter un “dumping salarial” et d’autres perturbations du marché du travail, et, d’autre part, adopter des mesures permettant à cette main-d’œuvre de participer au progrès social, lorsqu’elle est employée dans la Communauté ». Elle affirme au contraire le caractère « essentiellement programmatique » de l’article 117 du traité CEE : « Cet article ne vise que des objectifs sociaux dont la mise en œuvre doit être le résultat de l’action de la Communauté, de la collaboration étroite entre les États membres et du fonctionnement du marché commun » (point 25).
Il faut prendre la mesure de ce que ceci signifie. Si les États membres sont bien tenus au respect des règles relatives à l’établissement d’un marché intérieur, qui constitue dans la hiérarchie des objectifs que le traité de Rome assigne à la Communauté européenne l’instrument de réalisation d’objectifs plus vastes tels que, notamment, celui d’un « relèvement accéléré du niveau de vie » (l’article 2 du traité CE évoque aujourd’hui le « relèvement du niveau et de la qualité de la vie »), ils ne sont néanmoins pas tenus de prendre des mesures qui contribuent directement à cet objectif, et il ne leur est pas même interdit de prendre des mesures qui, pourtant, semblent aller à rebours de leur réalisation. Que l’établissement d’un marché intérieur ne constitue pas une fin en soi dans le traité de Rome, mais soit plutôt un moyen par lequel atteindre certaines fins sociales, cela n’implique donc pas – selon la Cour – que les États membres devraient contribuer à ces fins, dans l’exercice qu’ils font des compétences qui demeurent entre leurs mains (Ball, 1996 ; Majone, 1993).
La deuxième phase (1974-1985) : l’émergence d’une Europe sociale
4Il fallut attendre seize ans pour que s’ouvre une nouvelle phase, avec l’adoption en janvier 1974 d’un programme d’action sociale, figurant dans une résolution du Conseil [7]. En même temps que la Communauté européenne s’était élargie à trois nouveaux États membres, les gouvernements affichaient la volonté de favoriser une harmonisation sociale avec les instruments, certes encore maigres, que le traité de Rome mettait à leur disposition. La crise liée à l’augmentation brutale du prix du pétrole commençait de faire sentir ses effets : un sentiment d’urgence dominait. L’article 100 CEE (devenu, après modification, l’article 94 CE) prévoyait la possibilité pour le Conseil, statuant à l’unanimité, d’adopter des directives assurant le rapprochement des législations nationales ayant une incidence directe sur l’établissement ou le fonctionnement du marché commun. L’article 235 CEE (devenu, après modification, l’article 308 CE) prévoyait, en outre, que si une action de la Communauté « apparaît nécessaire pour réaliser, dans le fonctionnement du marché commun, l’un des objets de la Communauté, sans que le présent traité ait prévu les pouvoirs d’action requis à cet effet », le Conseil unanime pouvait, sur proposition de la Commission, exercer des pouvoirs implicites. La Commission était encouragée par le Conseil à prendre appui sur ces dispositions afin de progresser vers la réalisation des objectifs sociaux du traité de Rome. La nécessité d’agir au plan communautaire est apparue d’autant plus vive que, parallèlement, la Cour de justice en arrivait à considérer qu’étaient susceptibles de constituer des mesures d’effet équivalent à des restrictions quantitatives à l’importation, interdites en vertu de l’article 30 CEE, toutes les réglementations commerciales susceptibles d’entraver directement ou indirectement, actuellement ou potentiellement, le commerce intracommunautaire [8]. Cette jurisprudence annonçait l’accélération de l’intégration « négative » au sein de la Communauté, par l’abolition progressive de toutes les barrières aux échanges, directes ou indirectes ; et elle amenait la Cour à évaluer la compatibilité avec les exigences de la libre circulation des marchandises d’un ensemble de législations nationales dont le but était, directement ou non, la protection de certains droits sociaux (Poiares Maduro, 1999 : 453-455 ; Poiares Maduro, 1998). Une intégration « positive » plus poussée au niveau communautaire s’imposait. L’harmonisation sociale était lancée.
5Les directives adoptées au cours de la période 1975-1986, c’est-à-dire entre l’adoption du programme d’action sociale et l’Acte unique européen, se présentent largement comme des mesures visant à limiter les impacts sociaux de la crise économique, et de la transformation du tissu industriel que cette crise venait d’accélérer brutalement (Kenner, 2003 : 27). Des exemples caractéristiques en sont la directive 75/129/CEE du Conseil du 17 février 1975 concernant le rapprochement des législations des États membres relatives aux licenciements collectifs [9], la directive 77/187/CEE du Conseil du 14 février 1977 concernant le rapprochement des législations des États membres relatives au maintien des droits des travailleurs en cas de transferts d’entreprises, d’établissements ou de parties d’entreprises ou d’établissements [10], ou la directive 80/987/CEE du Conseil, du 20 octobre 1980, concernant le rapprochement des législations des États membres relatives à la protection des travailleurs salariés en cas d’insolvabilité de l’employeur [11]. Ces directives ne visent à réaliser qu’une harmonisation partielle de la protection des travailleurs dans les États membres de la Communauté : ainsi que l’exprime le préambule de la directive 80/987/CEE, il s’agit non pas d’éliminer les différences entre les États membres, mais « de tendre à réduire ces différences qui peuvent avoir une incidence directe sur le fonctionnement du Marché commun » ; en outre, il s’agit de directives qui imposent des prescriptions minimales, qui déclarent explicitement ne pas porter atteinte à la faculté des États membres d’appliquer ou d’introduire des dispositions plus favorables aux travailleurs salariés. Ces caractéristiques sont dictées, sans doute, par le recours à l’article 100 CEE comme base juridique : au départ, compte tenu des compétences limitées de la Communauté européenne en matière sociale, le droit social européen ne peut être qu’un droit d’accompagnement du marché intérieur et visant à en atténuer les impacts sociaux négatifs. Mais ce qui plus fondamentalement s’exprime ici, c’est l’idée que le droit social européen – puisqu’il émerge – doit être conçu sur le mode négatif, plutôt que positif : il limite les effets des restructurations que la création du marché intérieur amène, sans révéler encore l’ambition d’orienter la Communauté vers un modèle social européen déterminé.
6Même les progrès spectaculaires effectués, à la même époque, dans le domaine de l’égalité de traitement entre les hommes et les femmes, continuent d’obéir essentiellement à une logique où les droits sociaux se présentent comme un instrument au service du marché intérieur, alors que le traité lui-même présente le projet de marché commun comme visant au relèvement accéléré du niveau de vie et à l’amélioration des conditions de vie et de travail de la main-d’œuvre. Pourtant, c’est dans ce domaine que les rapports vont peu à peu s’équilibrer entre les objectifs économiques et les objectifs sociaux de la Communauté. Lorsque, dans son second arrêt Defrenne de 1976, la Cour de justice affirme l’effet direct de l’article 119 CEE – manière sans doute de compenser les lenteurs de la transposition de la directive adoptée l’année précédente sur la même question [12] –, elle le fait d’abord au nom de la nécessité d’éviter des distorsions de concurrence, fidèle en cela à ce qui avait au départ expliqué l’insertion dans le traité de cette disposition : « compte tenu de la différence du degré d’évolution des législations sociales dans les différents États membres, l’article 119 a pour fonction d’éviter que, dans la compétition intracommunautaire, les entreprises établies dans des États qui ont effectivement réalisé le principe de l’égalité de rémunération, ne subissent un désavantage concurrentiel par rapport aux entreprises situées dans des États qui n’ont pas encore éliminé la discrimination salariale au détriment de la main-d’œuvre féminine » [13]. En même temps, la Cour relève que, « d’autre part, cette disposition relève des objectifs sociaux de la Communauté, celle-ci ne se limitant pas à une union économique, mais devant assurer en même temps, par une action commune, les progrès et poursuivre l’amélioration constante des conditions de vie et d’emploi des peuples européens » (point 10), de manière telle que « de cette double finalité, économique et sociale, il résulte que le principe d’égalité de rémunération fait partie des fondements de la Communauté » (point 12). La directive 76/207/CEE du Conseil, du 9 février 1976, relative à la mise en œuvre du principe de l’égalité de traitement entre hommes et femmes en ce qui concerne l’accès à l’emploi, à la formation et à la promotion professionnelles, et les conditions de travail [14], avait déjà ouvert la brèche quelques semaines plus tôt [15] : cette directive fonde le recours à la clause relative aux pouvoirs implicites (l’article 235 CEE, devenu article 308 CE), qui lui fournit sa base juridique, sur l’idée que « l’égalité de traitement entre les travailleurs masculins et féminins constitue un des objets de la Communauté, dans la mesure où il s’agit notamment de promouvoir l’égalisation dans le progrès des conditions de vie et de travail de la main-d’œuvre ».
Ainsi, par touches successives, les objectifs sociaux du traité en arrivent à être situés sur le même plan que ses objectifs liés à l’intégration économique : dans l’arrêt Schröder du 10 février 2000, tirant les conséquences de la reconnaissance du droit de ne pas être discriminé en raison de son sexe parmi les droits fondamentaux de la personne humaine, dont la Cour est tenue d’assurer le respect [16], la Cour en viendra à considérer que « la finalité économique poursuivie par l’article 119 du traité et consistant en l’élimination des distorsions de concurrence entre les entreprises établies dans différents États membres revêt un caractère secondaire par rapport à l’objectif social visé par la même disposition, lequel constitue l’expression d’un droit fondamental de la personne humaine » [17]. Cet arrêt illustre bien comment la progressive renégociation, à la fin des années soixante-dix, de l’équilibre entre les objectifs économiques et les objectifs sociaux du traité a été encouragée et rendue possible par la prise en compte, dans la jurisprudence de la Cour, des droits fondamentaux reconnus en tant que principes généraux du droit communautaire, afin de rencontrer les craintes émises par certaines juridictions constitutionnelles nationales que l’affirmation de la primauté du droit communautaire, acquise dès 1964, risquait de porter atteinte aux droits de l’homme figurant dans les constitutions nationales des États membres.
Parallèlement à la renégociation dont il vient d’être question, l’action de la Communauté se déploie dans le domaine de la santé et de la sécurité au travail. En 1975, reposant toujours sur la clause du traité de Rome relative aux pouvoirs implicites, le Conseil crée la Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de vie et de travail [18]. La mission de la fondation, qui est assistée dans ses tâches par un comité d’experts, est de « contribuer à la conception et à l’établissement de meilleures conditions de vie et de travail par une action visant à développer et à diffuser les connaissances propres à aider cette évolution » [19] : il s’agit, en fait, de fournir à la Communauté un instrument lui permettant de bénéficier d’analyses, d’études et de réflexions permettant une approche scientifique systématique des problèmes que pose l’amélioration des conditions de vie et de travail. En 1978 et en 1984, sont adoptés les premiers programmes d’action en matière de santé et de sécurité. La première directive-cadre en matière de santé et de sécurité au travail est adoptée en 1980 ; elle concerne la protection des travailleurs contre les risques liés à une exposition à des agents chimiques, physiques et biologiques pendant le travail [20]. Plusieurs directives « particulières », dites « directives sœurs », viendront la compléter [21].
Deux soucis paraissent expliquer ces avancées. Premièrement, il s’agit de définir, à l’échelle communautaire, certains seuils minima de protection des conditions de travail, afin d’éviter que les États membres soient dissuadés de garantir cette protection à un niveau élevé, par crainte de porter atteinte à la compétitivité des entreprises situées sur leur territoire. Deuxièmement, il s’agit d’identifier les solutions les plus adéquates à des problèmes de nature scientifique, qui appellent à la fois une expertise forte et une comparaison des solutions qui ont été définies au plan de chaque État. Ceci justifie que les questions relatives à la santé et la sécurité au travail soient résolues au plan communautaire, plutôt qu’au niveau de chaque État : plus l’expertise requise est spécialisée, plus les études à effectuer, par exemple sur le danger que peut représenter la présence de certaines substances chimiques dans l’environnement de travail, exigent des ressources importantes, et plus le fait de confier de telles études à une agence européenne telle que la Fondation de Dublin représente des économies d’échelle pour l’ensemble des États.
La troisième phase (1985-1997) : de l’Acte unique européen au traité d’Amsterdam
7Une nouvelle phase de l’Europe sociale s’ouvre en 1985-1986. Après celle de la Grèce en 1981, l’arrivée en 1986 de l’Espagne et du Portugal dans la Communauté pose la question de la coexistence, au sein d’un espace économique unique, de pays aux niveaux de vie à l’époque encore très éloignés. La crainte d’un « dumping social » se fait jour [22]. La nécessité de faciliter le rapprochement des législations nationales dans certains domaines, notamment en matière sociale, apparaît d’autant plus clairement que la jurisprudence favorise l’intégration économique « négative », par la mise en cause progressive des réglementations nationales qui constituent des entraves aux échanges, mettant en concurrence directe les régimes réglementaires des différents États membres. Par son arrêt Cassis de Dijon du 12 février 1979 [23], la Cour de justice a affirmé le principe de la reconnaissance mutuelle en matière de libre circulation des marchandises. L’arrêt constate que l’Allemagne ne peut opposer à l’importation sur son territoire de boissons alcoolisées, « à condition qu’elles soient légalement produites et commercialisées dans l’un des États membres » (point 14), les exigences d’une réglementation nationale relative à la commercialisation des boissons spiritueuses fixant un degré alcoométrique minimum pour diverses catégories de produits alcoolisés : les obstacles à la circulation intracommunautaire résultant des disparités des législations nationales relatives à la commercialisation des produits en cause ne doivent être considérés comme compatibles avec l’interdiction de mesures d’effet équivalent aux restrictions quantitatives à l’importation, selon la Cour, que « dans la mesure où ces prescriptions peuvent être reconnues comme étant nécessaires pour satisfaire à des exigences impératives tenant, notamment, à l’efficacité des contrôles fiscaux, à la protection de la santé publique, à la loyauté des transactions commerciales et à la défense des consommateurs » (point 8). Le gouvernement allemand mettait en avant que l’exigence de reconnaissance mutuelle conduirait à ce que les réglementations les moins protectrices des consommateurs en viendraient progressivement à s’imposer à l’ensemble de la Communauté, entraînant une spirale négative – une forme de dérégulation compétitive, aucun État ne souhaitant imposer des standards plus exigeants que ceux en vigueur dans les États voisins – [24]. En rejetant cet argument, tout en n’excluant pas que l’imposition de certaines réglementations nationales, bien que créant des entraves à la libre circulation des marchandises, puisse être nécessaire afin de satisfaire à des exigences impératives d’intérêt général, la Cour ne nie pas cette difficulté, mais elle semble estimer que c’est là la conséquence inévitable, quoiqu’à certains égards regrettable, de la libre circulation voulue par le traité.
8Dans l’affaire Webb [25], la Cour de justice était confrontée à la question de la compatibilité avec la libre prestation des services garantie par le traité, d’une réglementation nationale imposant une autorisation administrative pour l’activité de services consistant à mettre à disposition de la main-d’œuvre. En décidant dans son arrêt du 17 décembre 1981 que pareille réglementation, dès lors qu’elle intervient dans un domaine « particulièrement sensible du point de vue professionnel et social » (point 18), doit être en principe admise [26], tout en relevant que « cette mesure dépasserait le but poursuivi au cas où les exigences auxquelles la délivrance d’une autorisation se trouve subordonnée, feraient double emploi avec les justifications et garanties exigées dans l’État d’établissement » (point 20), la Cour étend en réalité les enseignements de son arrêt Cassis de Dijon à la matière des services : des entraves à la libre prestation des services résultant de l’application de la loi du pays d’accueil ne sont admissibles que dans la mesure où les réglementations du pays d’origine ne suffisent pas à assurer une protection équivalente. De la même manière, la Cour considère, quelques mois plus tard, que constitue une entrave non justifiée à la libre prestation des services – car discriminatoire à l’encontre des prestataires de services établis dans un autre État membre, dans le cadre d’une prestation de services transnationale –, une réglementation nationale qui étend aux employeurs établis dans un autre État membre une obligation de payer la part patronale des cotisations de sécurité sociale imposée aux prestataires établis sur le territoire national, alors que ces employeurs sont déjà redevables de cotisations comparables du chef des mêmes travailleurs et pour les mêmes périodes d’activité, en vertu de la législation de l’État où ils sont établis [27]. En précisant dans cet arrêt qu’une telle obligation ne serait pas davantage justifiée même si elle avait pour objet de « compenser les avantages économiques que l’employeur aurait pu tirer de l’inobservation de la réglementation en matière de salaire social minimal de l’État où s’effectue la prestation », la Cour admet implicitement le risque de dumping social que peut entraîner l’obligation de reconnaissance mutuelle. Mais, comme l’illustrera bien l’adoption, quelques années plus tard, de la directive 96/71/CE du Parlement européen et du Conseil du 16 décembre 1996 concernant le détachement de travailleurs effectué dans le cadre d’une prestation de services [28], qui constitue une réponse directe à l’arrêt Rush Portuguesa Limitada du 27 mars 1990 [29] et aux craintes – qu’avait pu raviver cet arrêt – d’une concurrence déloyale en provenance d’États membres moins protecteurs des droits des travailleurs dans le cadre de prestations de services, c’est là sans doute la meilleure façon d’encourager les États à progresser sur la voie de l’harmonisation sociale.
9Lorsqu’en 1985, Jacques Delors arrive à la présidence de la Commission européenne, les circonstances sont donc réunies pour un nouveau saut qualitatif dans la construction européenne. L’adoption de l’Acte unique européen, négocié en 1985-1986 et entré en vigueur le 1er juillet 1987, est le produit combiné de l’empressement du Royaume-Uni à progresser dans l’achèvement du marché intérieur, pour lequel la date symbolique du 31 décembre 1992 est fixée, et le souci d’autres États, notamment la France, d’accompagner ce projet d’une nouvelle avancée en matière sociale. Le programme de travail de la Commission pour 1985 était déjà très explicite sur la nécessité de ce couplage : « les effets positifs qu’apporterait [le] grand marché viendraient à disparaître si certains États cherchaient à prendre sur les autres un avantage concurrentiel au prix d’un recul social. L’existence d’un espace social européen devrait donc empêcher le recours à des pratiques de dumping social, dommageable pour l’emploi global » [30]. À l’article 8A introduit dans le traité CEE, l’Acte unique européen – dont le Préambule, fait inédit, se réfère à la Convention européenne des droits de l’homme ainsi qu’à la Charte sociale européenne – définit le marché intérieur comme comportant « un espace sans frontières intérieures dans lequel la libre circulation des marchandises, des personnes, des services et des capitaux est assurée selon les dispositions du présent traité » ; la Communauté doit arrêter « les mesures destinées à établir progressivement le marché intérieur au cours d’une période expirant le 31 décembre 1992 ». Le nouvel article 100A du traité CEE (devenu, après modification, l’article 95 CE) facilite la réalisation de cet objectif en prévoyant la possibilité pour le Conseil d’adopter de telles mesures à la majorité qualifiée, sauf en ce qui concerne les dispositions fiscales, les dispositions relatives à la libre circulation des personnes et celles relatives aux droits et intérêts des travailleurs salariés [31]. Surtout, l’Acte unique insère pour la première fois dans le traité de Rome, des dispositions qui attribuent explicitement à la Communauté un rôle en matière sociale : le nouvel article 118A CEE prévoit que le Conseil peut adopter à la majorité qualifiée des directives imposant des prescriptions minimales aux États membres afin de promouvoir « l’amélioration, notamment du milieu de travail, pour protéger la sécurité et la santé des travailleurs » ; l’article 118B CEE fait pour la première fois référence à l’instauration d’un dialogue social au niveau communautaire [32]. Enfin, l’Acte unique européen vise à renforcer la cohésion économique et sociale au sein de la Communauté, à laquelle un nouveau titre est consacré dans le traité de Rome : l’action des fonds structurels (Fonds social européen, Fonds européen d’orientation et de développement agricole, et Fonds européen de développement régional) est orientée vers l’objectif de la réduction des écarts entre les régions et le retard des régions les moins favorisées [33].
L’article 100 A CEE a permis l’adoption par le Conseil, à la majorité qualifiée, de plusieurs directives dont le lien avec l’établissement du marché intérieur a paru suffisamment étroit pour justifier l’utilisation de cette base juridique [34]. Ainsi que la Cour de justice a eu l’occasion de le confirmer par la suite, le simple fait qu’une directive ait pour objectif, non seulement l’établissement du marché intérieur, mais également un objectif de nature sociale, n’exclut pas que l’on prenne appui sur cette disposition [35]. Ainsi la directive 89/686/CEE du Conseil, du 21 décembre 1989, concernant le rapprochement des législations des États membres relatives aux équipements de protection individuelle [36], peut-elle justifier sa contribution à l’établissement du marché intérieur par le constat que les dispositions nationales relatives aux équipements de protection individuelle, souvent très détaillées, diffèrent sensiblement d’un État membre à l’autre et sont « susceptibles de constituer ainsi une entrave aux échanges qui se répercute immédiatement sur l’établissement et le fonctionnement du marché commun ».
L’adoption, par le Conseil européen de Strasbourg des 8-9 décembre 1989, de la Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs, constitue peut-être la manifestation la plus claire de cette volonté de doter la construction du marché intérieur d’une dimension sociale (Vogel-Polsky et Vogel, 1992 : 173-180 ; Bercusson, 1991 : 195-295 ; Bercusson, 1996 : 575-598 ; Betten, 1989 ; Hepple, 1990). Cependant, la Charte constitue une déclaration politique solennelle, adoptée par onze États membres sur douze, le Royaume-Uni ayant choisi de ne pas y adhérer ; elle n’a aucune valeur juridique contraignante. Elle n’investit la Communauté d’aucune compétence supplémentaire en matière sociale, l’article 27 précisant même que la mise en œuvre de la Charte incombe, au premier chef, aux États membres. Enfin, elle est modeste dans ses ambitions puisqu’elle ne concerne que les droits sociaux fondamentaux des travailleurs et non – comme proposé initialement par la Commission européenne dans ses projets de mai et septembre 1989 [37] –, l’ensemble des droits sociaux fondamentaux. Elle ne poursuit, de toute manière, pas d’autre objectif que d’inciter les États membres comme la Communauté européenne, dans les limites de leurs compétences respectives, à œuvrer à la reconnaissance de certains droits sociaux fondamentaux : son mérite principal est d’avoir encouragé la Commission à faire au Conseil des propositions en matière sociale, dans les domaines relevant de la compétence communautaire.
Le traité de Maastricht sur l’Union européenne, signé le 7 février 1992 et entré en vigueur le 1er novembre 1993, ne constitue pas le saut qualitatif que l’on aurait pu espérer en matière sociale. Conclu, là encore, par onze États sur douze États membres, l’Accord sur la politique sociale auquel renvoie le Protocole sur la politique sociale annexé au traité de Maastricht vient préciser les modalités selon lesquelles les États, parties à l’Accord, peuvent établir des coopérations renforcées en matière sociale, puisque le Protocole les autorise à « faire recours aux institutions, procédures et mécanismes du traité aux fins de prendre entre eux et d’appliquer, dans la mesure où ils sont concernés, les actes et décisions nécessaires à la mise en œuvre de l’accord » (point 1 du Protocole) (Watson, 1993 ; Whiteford, 1993). Mais l’union économique et monétaire, assurément un des grands enjeux du nouveau traité et l’enjeu principal de sa dimension communautaire, relance, par défaut, la question sociale dans l’Union. Tels que déduits de l’article 121 § 1er CE, les critères de convergence établis à Maastricht à l’intention des États membres souhaitant participer à la troisième phase de l’union économique et monétaire et rejoindre la monnaie unique imposent notamment à ces États de contrôler leur taux d’inflation (lequel, en principe, ne doit pas dépasser de plus de 1,5 % celui des trois États membres présentant les meilleurs résultats en matière de stabilité des prix sur l’année précédant l’examen de la situation de l’État membre concerné). Ils imposent également un rapport entre le déficit public annuel et le produit intérieur brut (PIB) qui ne dépasse pas 3 % à la fin du précédent exercice budgétaire et un rapport entre la dette publique brute et le PIB qui ne dépasse 60 % à la fin du précédent exercice budgétaire. Les politiques déflationnistes que ces critères incitent à adopter, même si c’est au détriment de la croissance et de l’emploi dans le court terme, vont amener par la suite des réactions. Le Livre blanc présenté par la Commission en 1993 sur la croissance, la compétitivité et l’emploi, dont les conclusions seront approuvées par le Conseil européen le 11 décembre 1993 (Commission des Communautés européennes, 1993), constitue la première trace de cette prise de conscience. Mais, compte tenu du peu d’enthousiasme des États membres à suivre l’ensemble des propositions du Livre blanc, il faudra attendre le Conseil européen extraordinaire de Luxembourg, des 20-21 novembre 1997 – le premier jamais consacré entièrement à l’emploi – pour que soit clairement reconnue la nécessité d’une meilleure coordination des politiques d’emploi des États membres. L’acquis majeur de ce Conseil européen – outre la visibilité que prend alors l’emploi sur la scène politique européenne – est d’anticiper sur l’entrée en vigueur du traité d’Amsterdam, signé en 1997 et entré en vigueur le 1er mai 1999, qui insère un nouveau titre sur l’emploi dans le traité de Rome et prévoit l’adoption par la Conseil, sur proposition de la Commission, de lignes directrices sur l’emploi dont les États membres « tiennent compte dans leurs politiques de l’emploi » (article 128 § 2 CE). De manière significative, le recours à de telles « lignes directrices, portant à la fois sur les objectifs et sur les moyens » selon les conclusions du Conseil européen de Luxembourg (point 2), est conçu sur le modèle des « grandes orientations des politiques économiques » des États membres et de la Communauté qui, depuis le traité de Maastricht, visent à assurer une certaine convergence des politiques économiques des États membres dans l’union économique et monétaire : de même que l’interdépendance économique des États justifie que leurs politiques économiques soient définies comme une question d’intérêt commun, de même elle justifie que leurs politiques d’emploi fassent l’objet d’une approche coordonnée [38]. En même temps, alignement ne signifie pas équivalence : l’article 128 § 2 CE précise que les lignes directrices adoptées en matière d’emploi « sont compatibles avec » les grandes grandes orientations de politiques économiques – c’est-à-dire qu’elles leur demeurent subordonnées –.
La quatrième phase (depuis 1997) : après le traité d’Amsterdam
10Le traité d’Amsterdam du 2 octobre 1997 a essentiellement réintégré au sein du traité CE l’Accord sur la politique sociale de 1992, ce qu’avait rendu possible le changement de majorité politique intervenu entre-temps au Royaume-Uni. Le résultat demeure dans l’ensemble peu satisfaisant (Betten, 1997 ; Robin-Olivier, 1999). Le chapitre du traité CE qui contient à présent les « dispositions sociales » ne reconnaît pas formellement les droits sociaux fondamentaux. Bien que la Communauté et les États membres agissent en matière sociale « conscients des droits sociaux fondamentaux, tels que ceux énoncés dans la Charte sociale européenne signée à Turin le 18 octobre 1961 et dans la Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs de 1989 » (article 136 CE), l’article 137 CE prévoit modestement que la Communauté « soutient et complète l’action des États membres » dans un certain nombre de domaines (santé et sécurité des travailleurs, conditions de travail, information et consultation des travailleurs, intégration des personnes exclues du marché du travail, égalité entre hommes et femmes) par l’adoption de directives, lesquelles doivent contenir « des prescriptions minimales applicables progressivement » ; le Conseil peut également adopter à l’unanimité des mesures en matière de sécurité sociale et de protection sociale des travailleurs, de protection des travailleurs en cas de résiliation du contrat de travail, de représentation et de défense collective des travailleurs et des employeurs, de détermination des conditions d’emploi des ressortissants de pays tiers en séjour régulier dans la Communauté. Demeurent exclus de toute forme d’harmonisation les rémunérations, le droit d’association et d’action collective (grève ou lock-out). Le traité de Nice, sur lequel un accord politique a été obtenu en décembre 2000, mais qui est entré en vigueur seulement le 1er février 2003, réécrira ensuite l’article 137 CE, tout en n’y apportant qu’une modification importante [39] : la méthode ouverte de coordination (MOC), qui était envisagée, sous le traité d’Amsterdam, uniquement en matière de lutte contre l’exclusion sociale, à présent se trouve généralisée à l’ensemble des domaines couverts par l’article 137 CE. L’article 137 § 2 a) prévoit à présent que le Conseil peut adopter des mesures destinées à encourager la coopération entre États membres par le biais d’initiatives visant à améliorer les connaissances, à développer les échanges d’informations et de meilleures pratiques, à promouvoir des approches novatrices et à évaluer les expériences, à l’exclusion de toute harmonisation des dispositions législatives et réglementaires des États membres.
11C’est au Conseil européen de Lisbonne des 23-24 mars 2000 que la MOC est véritablement entrée en scène, en tant qu’alternative à part entière aussi bien à l’intergouvernementalisme pur et à la concurrence régulatoire entre les États, d’une part, et au transfert de compétences supplémentaires à la Communauté et l’harmonisation accrue, d’autre part. Mais l’incitant immédiat à innover sur le plan des méthodes de gouvernance résultait du souci de combiner, dans un cadre équilibré, l’amélioration de la compétitivité de l’économie des États membres dans le contexte de la mondialisation économique, et la cohésion sociale. Tel qu’exprimé par les conclusions du Conseil, l’objectif de la stratégie de Lisbonne était de préparer la transition vers une société et une économie de la connaissance, de « moderniser le modèle social européen en investissant dans les ressources humaines et en luttant contre l’exclusion sociale », et de favoriser la croissance économique. Aux fins de conduire une stratégie globale de nature à réaliser ces objectifs, une nouvelle méthode ouverte de coordination est introduite, « permettant de diffuser les meilleures pratiques et d’assurer une plus grande convergence au regard des principaux objectifs de l’Union européenne » (point 37 des conclusions du Conseil européen de Lisbonne).
12La méthode ouverte de coordination est d’abord un nouveau mode de gouvernance, prenant appui sur l’adoption de lignes directrices au niveau de l’Union devant se traduire dans des politiques nationales et régionales, sur la définition d’indicateurs communs favorisant les comparaisons, et sur l’évaluation par les pairs. L’ambition est de combiner une approche décentralisée et ouverte aux syndicats et aux organisations de la société civile avec une coordination assurée au travers de l’évaluation des plans d’action nationaux en matière d’emploi et d’inclusion sociale [40]. C’est cette dimension qui a notamment retenu l’attention de la communauté scientifique (Scott et Trubek, 2002 ; Zeitlin, Pochet et Magnusson, 2005). Du point de vue de son apport à la définition de l’équilibre, au sein de l’Union, entre les objectifs économiques et les objectifs sociaux, son apport est mitigé. Dans certains cas, les gouvernements nationaux ont pu se saisir des lignes directrices et des recommandations adoptées dans le cadre de la Stratégie européenne d’emploi, ou des objectifs communs arrêtés en matière de lutte contre l’exclusion sociale, pour faire accepter à leurs opinions publiques ou à leurs parlements nationaux des réformes impopulaires qui, sans cette légitimation, n’auraient sans doute pas été acceptées (Visser, 2005). Cette dépolitisation des politiques sociales et d’emploi conduites au plan national, combinée à l’instrumentalisation par les États membres des bonnes pratiques recommandées au plan européen, a favorisé dans l’ensemble l’adoption de réformes tendant à l’activation des prestations sociales, et visant à encourager des personnes inactives à s’inscrire dans le marché de l’emploi, notamment pour faire face au défi que lance à l’avenir de nos systèmes de sécurité sociale, l’évolution de nos courbes démographiques. Plus fondamentalement, à aucun moment l’objectif d’un renforcement de la cohésion sociale, qui s’est traduit par l’adoption des plans nationaux d’action d’inclusion sociale, n’a paru s’émanciper véritablement de l’objectif d’augmenter le taux d’emploi et de garantir ainsi le respect des équilibres macroéconomiques : la décision du Conseil européen du printemps 2005, au terme d’une évaluation à mi-parcours de la stratégie de Lisbonne, de relancer cette stratégie en l’axant de manière plus explicite sur la croissance et l’emploi, ce qui se traduira dorénavant par l’adoption par le Conseil de lignes directrices intégrées constituées à la fois des grandes orientations des politiques économiques et des lignes directrices pour l’emploi, ne fait que rendre ceci explicite [41].
Les méthodes ouvertes de coordination en matière d’emploi (processus de Luxembourg) et en matière de lutte contre l’exclusion (dans le cadre plus large de la stratégie de Lisbonne) se traduisent non pas par l’adoption de nouvelles obligations contraignantes pour les États membres, mais par la définition d’objectifs communs combinée à l’organisation d’un partage des expériences nationales favorisant un apprentissage collectif entre les États membres. Elles ont, dès lors, conduit l’ensemble des acteurs impliqués dans ces développements à progressivement s’approprier un vocabulaire commun, qui traduit une perception partagée des défis à rencontrer et des moyens par lesquels aller vers l’objectif défini au Conseil européen de Lisbonne de mars 2000 [42]. L’idée centrale, qui traverse ces évolutions, est bien exprimée par le Comité de la protection sociale dans le rapport soumis au Conseil emploi, politique sociale, santé et consommateurs de décembre 2002, qui a révisé les objectifs communs de la MOC en matière de lutte contre l’exclusion sociale, initialement arrêtés au Conseil européen de Nice de décembre 2000 : « L’emploi est la meilleure protection contre l’exclusion sociale. Afin de développer un emploi de qualité, il convient de développer la capacité d’insertion professionnelle, en particulier grâce à l’acquisition des compétences et à la formation tout au long de la vie. La mise en œuvre des objectifs dont s’est dotée l’Union européenne dans le cadre de la Stratégie européenne pour l’emploi contribue ainsi de manière déterminante à la lutte contre l’exclusion. La croissance économique et la cohésion sociale se renforcent mutuellement. Une société avec plus de cohésion sociale et moins d’exclusion est le gage d’une économie plus performante. Les systèmes de protection sociale jouent également un rôle stratégique. À cet égard, les systèmes nationaux d’assistance sociale et les systèmes garantissant des ressources suffisantes sont d’importants instruments de la politique de protection sociale. Il importe, dans le cadre d’un État social actif, de promouvoir des systèmes de protection sociale modernes, favorisant l’accès à l’emploi. Les pensions de retraite et l’accès aux soins de santé jouent également un rôle important dans la lutte contre l’exclusion sociale » [43].
Cette approche générale a été renforcée à la suite de la révision à mi-parcours de la stratégie de Lisbonne 2000-2010. Le rapport du groupe d’experts de haut niveau présidé par l’ancien Premier ministre néerlandais W. Kok de novembre 2004 [44], approuvé aussitôt par la Commission européenne [45] et par le Conseil de l’Union, a notamment relevé que la stratégie de Lisbonne n’avait pas donné les résultats attendus, en raison en particulier d’une dispersion des objectifs et d’un défaut de lisibilité, et d’une mobilisation insuffisante au sein des États membres. Le recentrage sur la croissance et l’emploi vise à agir par priorité sur l’un des trois axes – économique, social et environnemental – définis jusqu’à présent dans la stratégie de Lisbonne, telle que revue par le Conseil européen de Göteborg de juillet 2001 [46]. La cohésion sociale est définie dans des termes qui la présentent comme devant résulter de l’amélioration des performances des États membres en matière d’emploi. Elle continue de figurer parmi les objectifs à poursuivre. Mais les efforts de réforme porteront, moins sur la lutte contre l’exclusion sociale en tant que telle, que sur les incitations à l’emploi et le développement de dispositifs qui, assurant une combinaison de la flexibilité et de la sécurité de l’emploi, aboutissent à encourager une mobilité des parcours professionnels et à fonder la sécurité de l’emploi davantage sur la capacité de reconversion et l’amélioration des compétences, ainsi que sur la facilitation des créations d’entreprises, plutôt que sur le droit acquis à conserver son emploi.
Conclusion
13La révision à mi-parcours de la stratégie de Lisbonne constitue provisoirement le dernier acte de cette dialectique entre l’économique et le social dans la courte histoire de l’intégration européenne. Il est trop tôt pour en évaluer l’impact. À ce stade, ce sont pourtant trois conclusions qui semblent s’imposer. La dynamique d’ensemble que nous avons parcourue fait passer d’une absence de prise en compte de la dimension sociale de la construction du marché commun à un progrès important de l’harmonisation sociale au cours des années 1970 et 1980, jusqu’à un ralentissement à la fin des années 1990. Aussi bien l’ambition fixée par l’Acte unique européen de 1986 – l’achèvement d’un marché intérieur au 31 décembre 1992 – que celle définie dans le traité de Maastricht de 1992 – l’union économique et monétaire et la création de la monnaie unique entre les États de l’eurozone en 1999 – ont conduit à vouloir accompagner ces progrès de l’intégration économique et monétaire d’avancées en matière sociale. Mais les techniques suivies ont été très différentes : adoption d’initiatives réglementaires dans un premier temps, coordination ouverte entre les États membres en matière de politiques d’emploi et de lutte contre l’exclusion sociale au cours de la phase la plus récente. Une rhétorique des droits fondamentaux a accompagné chacun de ces mouvements : à la Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs de 1989 a succédé, comme pointe visible de cette rhétorique, la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne proclamée au Sommet de Nice de décembre 2000 (Sciarra, 2004). Mais l’impact concret de ces textes demeure limité en matière sociale, non pas tant parce que leur fait défaut le statut d’être juridiquement obligatoire, que parce que ces chartes ne modifient pas la répartition des compétences entre les États membres et la Communauté européenne. La Charte des droits fondamentaux en particulier peut contribuer à renforcer la prise en compte des droits sociaux fondamentaux dans l’élaboration des législations et politiques communautaires, et elle peut influencer la définition par la CJCE de l’équilibre entre les libertés économiques de circulation et le droit de la concurrence, d’une part, et les droits sociaux, de l’autre (De Schutter, 2002 ; Hervey et Kenner, 2003). Mais elle ne suffit naturellement pas à modifier le déséquilibre plus fondamental qui résulte de ce que les règles relatives au marché intérieur sont définies dans le traité de Rome et dans le droit dérivé, alors que le droit du travail et la protection sociale sont encore, principalement, fixés au niveau des États membres (De Schutter, 2000). À l’avenir, l’Europe sociale semble devoir éprouver d’autant plus de difficultés à émerger que l’élargissement de l’Union à vingt-cinq États membres rend la prise de décision dans ces matières, compte tenu notamment des différences d’approche entre les États membres, particulièrement lourde.
14Les méthodes ouvertes de coordination inaugurées en matière d’emploi et en matière de lutte contre l’exclusion sociale, mais également en matière de réforme des pensions et de soins de santé, visent à prendre en compte l’interdépendance des États membres dans un espace économique et monétaire intégré, en vue de leur imposer une discipline commune et d’éviter que l’absence de réformes économiques dans un État – ou des réformes mal conçues – ne crée un impact négatif sur les autres États de cet espace. Ces coordinations n’ont pas pour principal objectif d’endiguer les risques d’une dérégulation compétitive entre les États membres, qui risquerait de s’exercer au détriment de la protection des droits sociaux fondamentaux. D’une certaine manière, elles ont l’effet exactement inverse : sous la pression d’une évaluation régulière par les pairs, elles incitent les États à entamer des réformes éventuellement douloureuses pour la population, au détriment, au moins dans le court terme, de la cohésion sociale ; elles font échapper ces réformes économiques, nécessaires à l’amélioration des performances économiques des États membres, aux contingences électorales, et introduisent de la continuité entre différentes équipes gouvernementales. Le risque tant agité de « dérégulations compétitives », ou d’un dumping social en provenance des pays d’Europe centrale et orientale afin d’attirer chez eux les investisseurs (pour des vues contrastées de ce risque, comp. Vaughan-Whitehead, 2003 et Commission des Communautés européennes, 2004) est perçu comme moins réel que le risque que certains États ne jouent pas le jeu des réformes économiques nécessaires à permettre à l’Union devenir « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde, capable d’une croissance économique durable accompagnée d’une amélioration quantitative et qualitative de l’emploi et d’une plus grande cohésion sociale », selon le nouvel objectif stratégique défini au Conseil européen de Lisbonne des 23-24 mars 2000 (point 5).
15Il est donc fondamental que le processus de réformes économiques, y compris la réforme des marchés du travail et la modernisation des systèmes de protection sociale en vue de rendre le travail rentable, soit encadré par une référence aux droits fondamentaux (Smismans, 2005 ; Lo Faro et Andronico, 2005). Le Groupe de haut niveau sur l’avenir de la politique sociale dans l’Union européenne élargie, estime devoir relativiser les craintes de dumping social, compte tenu, d’une part, de ce que les différences de coûts salariaux entre les nouveaux États membres (particulièrement les huit pays d’Europe centrale et orientale) et les anciens États membres correspondent à des réelles différences de productivité, et sont amenées à s’amenuiser avec le temps, et compte tenu, d’autre part, des engagements internationaux communs de tous les États membres de l’Union européenne, au sein de l’Organisation internationale du travail comme au sein du Conseil de l’Europe (Commission des Communautés européennes, 2004 : 13). Ce dernier argument était déjà avancé dans le rapport Ohlin en 1956. Mais il ne tient pas compte de ce que, par-delà l’identité apparente des engagements internationaux, l’étendue de ces engagements comme les modalités de mise en œuvre diffèrent fortement d’État membre à État membre. Il serait donc justifié d’introduire, au sein même de l’Union européenne, un mécanisme de surveillance du respect par les États membres des droits sociaux fondamentaux, afin de limiter le risque de différences trop importantes d’État à État et de renforcer le modèle social européen (De Schutter, 2005).
16Même si le risque de dérégulations compétitives demeure limité, y compris dans l’Union européenne élargie, l’élargissement – compte tenu des différences qui subsistent entre les différents États membres – aura en tout cas pour effet d’accélérer le processus de restructuration des entreprises, forcées de s’adapter aux exigences d’une concurrence accrue au sein de l’espace économique européen. Ces restructurations ne sont pas en soi une anomalie : au contraire, elles s’inscrivent dans la stratégie de Lisbonne elle-même, qui les conçoit comme de nature à renforcer la compétitivité de l’Union européenne dans un cadre mondialisé. Mais dans les secteurs industriels les plus exposés, les impacts sociaux seront potentiellement considérables. Ceci conduit à insister sur l’urgence d’une solidarité non seulement entre les « anciens » et les « nouveaux » États membres, de manière à favoriser le rattrapage de ces derniers États – le rôle des fonds structurels en vue de garantir la cohésion économique et sociale est à cet égard évidemment décisif –, mais également, au sein de chaque État, entre les secteurs menacés par ces restructurations et d’autres secteurs plus à l’abri.
Or, la question qui est ouverte aujourd’hui est celle de savoir si les États membres ne se sont pas privés de la capacité d’assurer une protection suffisante des secteurs les plus fragilisés (Guild, 1999 ; Ferenczi, 2005). D’un côté, ils sont tenus à la discipline budgétaire qui leur est imposée dans le cadre de l’union économique et monétaire, et que traduit le pacte de stabilité et de croissance [47]. De l’autre, il leur est très difficile d’accroître le niveau de taxation, afin de financer des programmes sociaux qui ne peuvent plus être financés par des déficits publics. Plus précisément, les réformes fiscales qui peuvent être envisagées aujourd’hui tendent systématiquement à privilégier les entreprises sur les ménages, et au sein même des impôts sur les revenus des particuliers, les tranches les plus riches de la population sur les tranches les plus pauvres. La mécanique est simple : ce sont les facteurs les plus mobiles (les entreprises et les particuliers ayant les revenus les plus élevés, qui bénéficient le plus de la mobilité au sein de l’Union européenne) que les États ont tendance à épargner le plus, puisque des niveaux de fiscalité trop élevés sur ces facteurs risqueraient de les inciter à s’établir ailleurs. Il importe peu que, parmi les facteurs conduisant les entreprises au choix du lieu de l’investissement, le niveau de charges fiscales ne joue qu’un rôle relativement secondaire – et moins important en tout cas que la qualité des infrastructures, la proximité des débouchés, ou le niveau de qualification de la main-d’œuvre disponible. Que la crainte des délocalisations d’entreprises existe, ou celle de l’expatriation des particuliers les plus aisés, et ceci suffit le plus souvent à orienter la direction des réformes. Ce phénomène de la concurrence fiscale en matière d’impôts sur les sociétés (IS) [48] s’est accentué nettement avec l’élargissement, puisque plusieurs États membres à présent s’inscrivent dans une stratégie que l’Irlande (dont le taux d’imposition sur les sociétés est de 12,5 %) a inaugurée avec succès il y de nombreuses années déjà. Le taux d’imposition sur les bénéfices réinvestis est de 0 % en Estonie, contre 19 % en Pologne et en Slovaquie et 33,3 % en France. En Allemagne, il a été ramené de 40 à 25 % sous la coalition rouge-verte du chancelier Schröder. Ainsi, « le taux nominal moyen de l’IS dans l’Union à quinze est passé de 48 % en 1982 à environ 32 % en 2002. Et les accélérations les plus sensibles de cette baisse se sont produites dans les moments où l’intégration économique progressait : au début des années quatre-vingt-dix (achèvement du grand marché) et au début des années 2000 (entrée en scène de l’euro) » (Moatti, 2005).
Nous en sommes là. Depuis les débuts de la Communauté européenne, les tentatives de rééquilibrer l’économique par le social ont toujours buté sur une limite, celle du refus des États membres de céder une part trop importante de leurs compétences en matière de protection sociale et en matière fiscale. À ce premier obstacle s’en ajoute à présent un second : les formes de la transaction entre l’économique et le social, qui doivent définir le modèle social européen dans sa spécificité, apparaissent de plus en plus dictées par l’évolution de la mondialisation économique, et par le souci de l’Union de demeurer compétitive face à ses grands concurrents – à commencer par les États-Unis. La stratégie de Lisbonne visait autant, sinon davantage, à préparer l’Union européenne à mieux affronter le choc de l’internationalisation des économies qu’à assurer une gestion des rapports entre les États membres, afin de limiter les tentatives de la part des États membres de recourir à des stratégies de « cavalier seul » au sein d’un espace économique intégré. Mais sans un renforcement des mécanismes de solidarité entre les États et au sein de chaque État, le risque est bien que le social, éternel second, demeure subordonné à l’orthodoxie macroéconomique et aux impératifs de la globalisation en marche. Plus que jamais, c’est à condition d’accepter d’en confier certaines modalités d’exercice par un transfert accru de compétences à l’Union que les États membres pourront reconquérir une souveraineté que les marchés leur disputent.
Notes
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[*]
Professeur à l’université de Louvain (Belgique) et Global Law Professor à l’université de New York (USA).
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[1]
Règlement n° 3 du Conseil concernant la sécurité sociale des travailleurs migrants, JO n° 3 du 16 décembre 1958, p. 561/58.
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[2]
JO L. 149 du 5 juillet 1971, p. 2. Ce règlement a été modifié à de nombreuses reprises et, en dernier lieu, par le Règlement (CE) n° 647/2005 du Parlement européen et du Conseil du 13 avril 2005 modifiant le Règlement (CEE) n° 1408/71 du Conseil relatif à l’application des régimes de sécurité sociale aux travailleurs salariés, aux travailleurs non salariés et aux membres de leur famille qui se déplacent à l’intérieur de la Communauté, et le Règlement (CEE) n° 574/72 du Conseil fixant les modalités d’application du Règlement (CEE) n° 1408/71, JO L. 117 du 4 mai 2005, p. 1.
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[3]
Il ne sera donc pas question, dans ce qui suit, de la sécurité sociale des travailleurs migrants.
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[4]
Dans l’article 136 CE, a été intercalé un alinéa faisant référence, en outre à la « nécessité de maintenir la compétitivité de l’économie de la Communauté ». Des modifications ont en outre été apportées à certaines formulations de l’article 117 du traité CE, mais le principe selon lequel les États membres (à présent : la Communauté et les États membres) estiment que l’amélioration des conditions de vie et de travail permettant leur égalisation dans le progrès « résultera tant du fonctionnement du marché commun, qui favorisera l’harmonisation des systèmes sociaux, que des procédures prévues par le présent traité et du rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives », demeure posé.
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[5]
CJCE, 29 septembre 1987, F. R. Giménez Zaera, 126/86, Rec., p. 3697, pt 11. Voy. déjà CJCE, 15 juin 1978, Defrenne (n° 2), 149/77, Rec., p. 1365, pts 19 et 31 ; CJCE, 13 mai 1986, Bilka-Kaufhaus GmbH, 170/84, Rec., p. 1607 ; et, cette fois dans le cadre du traité CECA qui contient la définition d’objectifs semblables, CJCE, 10 mai 1960, Barbara Erzbergbau e. a., aff. jtes 3 à 18, 25 et 26/58, Rec., p. 367.
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[6]
CJCE, 17 mars 1993, Sloman Neptun, C-72/91, Rec., p. I-887.
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[7]
Résolution du 21 janvier 1974 concernant un programme d’action sociale, JO 1974, C 13, p. 1.
-
[8]
CJCE, 11 juillet 1974, Dassonville, 8/74, Rec., p. 837, pt 5.
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[9]
JO L. 48 du 22 février 1975, p. 29. Directive à présent modifiée par la directive 92/56/CEE (JO L. 245 du 26 août 1992, p. 3), et recodifiée par la directive 98/59/CE du Conseil du 20 juillet 1998 concernant le rapprochement des législations des États membres relatives aux licenciements collectifs (JO L. 225 du 12 août 1998, p. 16).
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[10]
JO L. 61 du 5 mars 1977, p. 26. Cette directive a été modifiée par la suite ; directive 98/50/CE du Conseil (JO L. 201 du 17 juillet 1998, p. 88), et a fait plus récemment l’objet d’une codification : directive 2001/23/CE du Conseil du 12 mars 2001 concernant le rapprochement des législations des États membres relatives au maintien des droits des travailleurs en cas de transfert d’entreprises, d’établissements ou de parties d’entreprises ou d’établissements (JO L. 082 du 22 mars 2001, p. 16).
-
[11]
JO L. 283 du 28 octobre 1980, p. 23. Ce texte a été modifié depuis par la directive 2002/74/CE du Parlement européen et du Conseil du 23 septembre 2002 (JO L. 270 du 8 octobre 2002, p. 10).
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[12]
Directive 75/117/CEE du Conseil, du 10 février 1975, concernant le rapprochement des législations des États membres relatives à l’application du principe de l’égalité des rémunérations entre les travailleurs masculins et les travailleurs féminins (JO L. 45, p. 19).
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[13]
CJCE, 8 avril 1976, Defrenne c. Sabena, 43/75, Rec. p. 455 (point 9).
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[14]
JO L. 39, p. 40. Cette directive a été modifiée par la directive 2002/73/CE du Parlement européen et du Conseil du 23 septembre 2002 (JO L. 269 du 5 octobre 2002, p. 15).
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[15]
Dans le prolongement de la directive 76/207/CEE, sera adoptée la directive 79/7/CEE du Conseil, du 19 décembre 1978, relative à la mise en œuvre progressive du principe de l’égalité de traitement entre hommes et femmes en matière de sécurité sociale (JO L. 6 du 10 janvier 1979, p. 24), également sur la base juridique de l’article 235 CEE.
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[16]
CJCE, 15 juin 1978, Defrenne III, 149/77, Rec., p. 1365, points 26 et 27 ; CJCE, 20 mars 1984, Razzouk et Beydoun c. Commission, 75/82 et 117/82, Rec., p. 1509, point 16, et du 30 avril 1996, P. c. S., C-13/94, Rec., p. I-2143, point 19.
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[17]
CJCE, 10 février 2000, Schröder, C-50/96, Rec., p. I-743, point 57.
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[18]
Règlement (CEE) n° 1365/75 du Conseil, du 26 mai 1975, concernant la création d’une Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de vie et de travail (JO L. 139 du 30 mai 1975, p. 1).
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[19]
Article 2 § 1er du Règlement (CEE) n° 1365/75 du Conseil, précité.
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[20]
Directive 80/1107/CEE du Conseil, du 27 novembre 1980, concernant la protection des travailleurs contre les risques liés à une exposition à des agents chimiques, physiques et biologiques pendant le travail (JO L. 327 du 3 décembre 1980, p. 8).
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[21]
Par exemple, en ce qui concerne l’exposition à l’amiante : directive 83/477/CEE du Conseil du 19 septembre 1983 concernant la protection des travailleurs contre les risques liés à une exposition à l’amiante pendant le travail (deuxième directive particulière au sens de l’article 8 de la directive 80/1107/CEE) (JO L. 263 du 24 septembre 1983, p. 25), amendée ensuite par la directive 91/382/CEE du Conseil du 25 juin 1991 (JO L. 206 du 29 juillet 1991, p. 16).
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[22]
Cette notion est en réalité d’une définition beaucoup plus complexe que ce que paraît suggérer l’usage spontané dont elle fait l’objet. Le Livre vert sur la politique sociale européenne de 1993 définit le « dumping social » comme l’« avantage compétitif déloyal au sein de la Communauté grâce à des normes sociales inacceptables » (Commission des Communautés européennes, 1993 : p. 7). Voir également le Livre blanc sur la politique sociale, COM (94) 333 final, 27 juillet 1994, paragraphe 19 (qui préconise ainsi un cadre minimum de standards communs en matière sociale comme rempart à la tentation de la dérégulation compétitive en matière sociale) et la Résolution du Conseil du 6 décembre 1994 sur certains aspects de la politique sociale de l’Union européenne : une contribution à la convergence économique et sociale dans l’Union, JO n° C 368, 1994, p. 4, paragraphe 10. Cette définition fait clairement apercevoir que telle ou telle politique réglementaire adoptée par un État ne peut être considérée comme une forme de « dumping social » en soi, sinon par référence à une norme supposée commune dont la violation confère à la concurrence que livre l’État concerné son caractère jugé déloyal. Une définition plus strictement économique, empruntée directement à la pratique commerciale du dumping qui consiste à vendre sur un marché déterminé un produit en dessous de son coût de production afin d’en chasser les concurrents, peut également être utilisée : le dumping social s’entend alors comme une pratique salariale qui consiste à rémunérer les travailleurs en deçà de leur productivité réelle, ou à ne pas aligner le niveau des salaires sur les gains de productivité, de manière à maintenir un avantage compétitif sur des concurrents.
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[23]
CJCE, 20 février 1979, Rewe c. Bundesmonopolverwaltung für Branntwein, 120/78, Rec., p. 649.
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[24]
Cf. le point 12 de l’arrêt, qui répercute ces arguments : selon le gouvernement allemand, « l’abaissement du titre alcoométrique assurerait un avantage concurrentiel par rapport aux boissons de titre plus élevé, étant donné que l’alcool constitue, dans la composition des boissons, l’élément de loin le plus coûteux en raison de la charge fiscale considérable à laquelle il est soumis » ; au surplus, « le fait d’admettre la libre circulation des produits alcoolisés dès lors que ceux-ci correspondent, en ce qui concerne leur teneur en alcool, aux normes du pays de production, aurait pour effet d’imposer, dans la Communauté, comme standard commun la teneur alcoométrique la plus faible admise dans l’un quelconque des États membres, voire même de rendre inopérantes toutes prescriptions en la matière alors que la réglementation de plusieurs États membres ne connaîtrait aucune limite inférieure de ce genre ».
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[25]
CJCE, 17 décembre 1981, Webb, 279/80, Rec., p. 3305.
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[26]
« Il est loisible aux États membres, et constitue pour eux un choix politique légitime effectué dans l’intérêt général, de soumettre la mise à disposition de main-d’œuvre sur leur territoire à un régime d’autorisation afin de pouvoir en refuser l’octroi dès lors qu’il y a des raisons de craindre que cette activité ne porte préjudice aux bonnes relations sur le marché de l’emploi, ou que les intérêts des travailleurs dont il s’agit ne soient pas suffisamment garantis. Compte tenu, d’une part, des différences qui peuvent exister entre les conditions des marchés du travail d’un État membre à l’autre et, d’autre part, de la diversité des critères d’appréciation applicables à l’exercice de ce genre d’activités, on ne saurait contester à l’État membre destinataire de la prestation le droit d’exiger une autorisation délivrée selon les mêmes critères que pour ses propres ressortissants » (point 19).
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[27]
CJCE, 3 février 1982, Société anonyme de droit français Seco et Société anonyme de droit français Desquenne & Giral contre Établissement d’assurance contre la vieillesse et l’invalidité, aff. jtes 62 et 63/81, Rec., p. 223 (point 9).
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[28]
JO L. 18 du 21 janvier 1997, p. 1.
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[29]
CJCE, 27 mars 1990, Rush Portuguesa Limitada c. Office national d’immigration, C-113/89, Rec., p. I-1417.
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[30]
Programme de travail de la Commission 1985, Bull. CE, Suppl. 4/85, para. 56.
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[31]
Article 100 A § 2 CEE, inséré par l’article 18 de l’Acte unique européen.
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[32]
Cette disposition dit que « La Commission s’efforce de développer le dialogue entre partenaires sociaux au niveau européen, pouvant déboucher, si ces derniers l’estiment souhaitable, sur des relations conventionnelles ».
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[33]
Article 23 de l’Acte unique européen, introduisant le titre V dans la troisième partie du traité CEE (article 130 A à 130 E).
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[34]
L’article 100 CEE (devenu l’article 94 CE, après modification) constitue une base juridique moins commode d’utilisation, puisqu’exigeant l’unanimité. Il a néanmoins permis l’adoption au cours de cette période, par exemple, de la directive 98/59/CE du Conseil du 20 juillet 1998 concernant le rapprochement des législations des États membres relatives aux licenciements collectifs (JO L. 225 du 12 août 1998, p. 16).
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[35]
CJCE, 10 décembre 2002, The Queen et Secretary of State for Health, ex parte British American Tobacco Company, C-491/01 (renvoi préjudiciel en interprétation et en validité de la directive 2001/37/CE du Parlement européen et du Conseil, du 5 juin 2001, relative au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres en matière de fabrication, de présentation et de vente des produits du tabac (JO L. 194, p. 26)). Comp., sur les limites de l’utilisation de l’article 95 CE (correspondant à l’article 100 A CEE, après modification), CJCE, 5 octobre 2000, Allemagne c. Parlement européen et Conseil, C-376/98, Rec., p. I-8419.
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[36]
JO L. 399 du 30 décembre 1989, p. 18.
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[37]
COM (89) 248, du 31 mai 1989 ; et COM (89) 471.
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[38]
Ainsi que l’énoncent les conclusions du Conseil européen de Luxembourg des 20 et 21 novembre 1997 : « Il s’agit, tout en respectant les différences qui existent entre les deux domaines et entre les situations de chaque État membre, de créer, pour l’emploi, comme pour la politique économique, la même volonté de convergence vers des objectifs décidés en commun, vérifiables et régulièrement mis à jour ».
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[39]
Par ailleurs, le traité de Nice écarte la référence que faisait l’article 137 CE dans sa version du traité d’Amsterdam à la possibilité pour le Conseil statuant à l’unanimité de prendre des mesures portant sur « les contributions financières visant la promotion de l’emploi et la création d’emplois […] » (cf. l’article 137 § 3, al. 5, CE, dans sa version antérieure). En outre, la version modifiée par le traité de Nice précise que les dispositions prises en vertu de l’article 137 CE « ne portent pas atteinte à la faculté reconnue aux États membres de définir les principes fondamentaux de leur système de sécurité sociale et ne doivent pas en affecter sensiblement l’équilibre financier », précision que ne comportait pas la version adoptée à Amsterdam.
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[40]
Sur la genèse de la méthode, on consultera avec intérêts les essais des membres du groupe d’experts réunis sous la présidence portugaise de l’Union du premier semestre 2000, coordonné par Maria Joao Rodrigues (Rodrigues, 2004).
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[41]
Les conclusions du Conseil européen de Bruxelles des 22 et 23 mars 2005 (doc. Conseil 7619/1/05, REV. 1) indiquent du reste : « En tant qu’instrument général de coordination des politiques économiques, les GOPE [grandes orientations de politique économique] devraient continuer d’englober tout l’éventail des politiques macroéconomiques et microéconomiques, ainsi que les politiques en matière d’emploi, pour autant qu’il y ait interaction avec les premières ; les GOPE assureront la cohérence économique générale des trois dimensions [économique, sociale et environnementale] de la stratégie » (point 38). Le 12 avril 2005, la Commission a présenté ses lignes directrices intégrées pour la croissance et l’emploi couvrant la période 2005-2008. Ce document doit servir de base aux plans d’action nationaux que les États membres doivent présenter à l’automne 2005. Le 29 novembre 2005, six semaines après la date limite du 15 octobre 2005, la Commission a annoncé qu’elle avait reçu 23 plans d’action sur 25.
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[42]
Voir notamment l’Agenda pour la politique sociale (2000-2005) (Commission des Communautés européennes, 2000), approuvé par le Conseil européen de Nice des 7, 8 et 9 décembre 2000 ; et Commission des Communautés européennes, 2004.
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[43]
« Lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale : objectifs communs pour la deuxième série de plans d’action nationaux », 25 novembre 2002 (doc. Conseil 14164/1/02 REV 1).
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[44]
Relever le défi – La stratégie de Lisbonne pour la croissance et l’emploi (novembre 2004).
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[45]
Commission des Communautés européennes (2005).
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[46]
Dans la communication qui a précédé le Conseil européen de printemps ayant entériné les modalités de la relance de la stratégie de Lisbonne, la Commission propose de « recentrer l’agenda de Lisbonne sur des actions promouvant la croissance et l’emploi en pleine cohérence avec l’objectif de développement durable. Les actions menées dans le cadre de cette stratégie devraient renforcer la capacité de l’Union à réaliser et développer encore nos objectifs environnementaux et sociaux. Mais il importe de définir à présent une stratégie qui soit axée sur les domaines dans lesquels les performances de l’Europe sont insuffisantes (par exemple, croissance stagnante et création insuffissante d’emplois) » (Commission des Communautés européennes, 2005 : 13).
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[47]
Initialement, la procédure pour déficits publics excessifs prévue par l’article 104 CE était fixée par le règlement (CE) n° 1466/97 du Conseil du 7 juillet 1997 relatif au renforcement de la surveillance des positions budgétaires ainsi que de la surveillance et de la coordination des politiques économiques (JO L. 209 du 2 août 1997, p. 1). La révision de la procédure en juin 2005 (Règlement (CE) n° 1056/2005 du Conseil du 27 juin 2005 modifiant le règlement (CE) n° 1467/97 visant à accélérer et à clarifier la mise en œuvre de la procédure concernant les déficits excessifs (JO L. 174 du 7 juillet 2005, p. 5)) constitue une amélioration significative, puisqu’elle permet de tenir compte mieux de données qualitatives – c’est-à-dire de l’origine des déficits excessifs – et de l’hétérogénéité des situations économiques des États membres.
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[48]
Ne sont pas affectés par le même phénomène les taxes sur la valeur ajoutée (TVA), sur lesquelles une coordination existe entre les États membres, ni la fiscalité de l’épargne, sur laquelle un accord a été trouvé entre les États membres en juin 2003. En revanche, une certaine concurrence existe en matière d’impôt sur les revenus des particuliers, surtout en ce qui concerne les tranches supérieures (Moatti, 2005).