1Ce que l’on appelle communément « solidarités familiales » recouvre une gamme extrêmement diversifiée de pratiques d’échange et d’entraide matérielle, affective et symbolique, allant de l’organisation des tâches dans la maisonnée aux transferts entre générations, de la présence régulière auprès d’un proche aux dons monétaires ponctuels, de l’entraide récurrente au transfert unilatéral, du soutien désintéressé à l’utilitarisme. Selon les spécialistes et leurs disciplines scientifiques, le champ de ces solidarités familiales varie également. Souvent on en exclura les échanges quotidiens dans le ménage pour ne retenir que les formes d’aides au sein de la parenté entre personnes ne vivant pas sous un même toit ; mais les juristes, comme Ismérie del Valle Lézier dans ce numéro, s’intéresseront aussi à ce qui organise la vie commune des couples selon leur statut marital. Anthropologues et sociologues s’attachent prioritairement aux échanges et à l’entraide entre vifs, tandis que les économistes font de la transmission (dont l’héritage) un sujet privilégié. Enfin, si l’on s’intéresse à la dynamique des solidarités, à leur évolution selon la position de l’individu dans son cycle de vie et dans son réseau de parenté, on s’aperçoit que parenté et solidarités se construisent mutuellement : l’entraide effective ne concerne à un moment donné qu’un petit nombre de personnes au sein du réseau potentiel de la parentèle ; les situations de cohabitation et décohabitation, de séparation ou de décès sont l’occasion d’activer des formes de solidarité ou au contraire de créer des ruptures et antagonismes ; à l’intérieur d’un même réseau familial, la distribution – très fortement sexuée car elle incombe très majoritairement aux femmes – des tâches de solidarité, de sollicitude ou de « care » et la désignation des destinataires de ces aides peut relever de comportements stratégiques.
2Après les travaux pionniers d’Agnès Pitrou à la fin des années soixante-dix, un courant continu de recherches s’est développé sur ces questions, particulièrement depuis les années quatre-vingt-dix. Plusieurs facteurs concourent à soutenir l’intérêt scientifique sur ces questions. À l’évidence, la relative perte d’hégémonie sociale du modèle du couple marié avec enfants conduit la sociologie de la famille à sortir de sa polarisation fonctionnaliste sur la famille nucléaire et à réinterrroger, en dialogue plus serré avec l’anthropologie, la diversité des relations et des échanges au sein d’un réseau élargi de parenté. Ces mêmes évolutions conduisent également les différentes disciplines à échanger entre elles autour d’un objet plus complexe, en bénéficiant en même temps des données empiriques fournies par des enquêtes ; parmi elles, dans les années quatre-vingt-dix, deux grandes enquêtes ont joué un rôle majeur, respectivement celle menée par Claudine Attias-Donfut à la CNAV (« Trois générations ») et l’enquête « Proches et parents » animée à l’Ined par Catherine Bonvalet. Enfin, le politique s’interroge de nouveau sur ces formes variées de solidarité dans la sphère familiale, d’autant plus que les mécanismes de solidarité collective mis en œuvre dans le cadre de l’État providence connaissent de sérieuses difficultés.
3Avec le GIP Mission recherche « Droit et justice » et la CNAF [1], la MiRe a contribué à soutenir ce courant de recherches en coanimant un programme de recherche sur le thème « La parenté comme lieu de solidarités », lancé fin 2000, et qui comprenait deux volets, respectivement sur les stratégies et les pratiques familiales d’entraide et de soutien et sur les dimensions patrimoniales des obligations familiales.
4Ce programme, achevé en 2003-2004, a déjà donné lieu à plusieurs formes de valorisation, dont en 2004 un numéro de Recherches et Prévisions [2] et, récemment, un colloque sur « Les solidarités familiales et leurs régulations publiques » organisé en novembre 2005 par l’université de Bretagne occidentale. Le présent numéro de la Revue française des Affaires sociales s’appuie sur quelques-unes des recherches issues de ce programme, tout en mobilisant des contributions extérieures.
5Deux axes spécifiques ont été privilégiés : le premier vise à présenter aux lecteurs des aspects peu souvent explorés des formes d’entraide au sein de la parenté. Ainsi François-Charles Wolff et Claudine Attias-Donfut proposent-ils, à partir de l’analyse des données de l’enquête « Actifs Financiers » de 1992 une approche originale de l’impact des transferts intergénérationnels – des parents vers les enfants, que ce soit sous la forme de donations ou d’héritages – sur l’accès de ces derniers à la propriété du logement. Si les résultats obtenus sont conformes à l’intuition – ces transferts facilitent et accélèrent l’accès des enfants à la propriété du logement et accroissent la valeur des biens acquis – ils ont ceci de novateur qu’ils permettent, d’une part, de qualifier et quantifier l’ampleur tout à fait considérable que prennent les biens immobiliers dans les transferts intergénérationnels, d’autre part et en conséquence, de mettre en évidence l’impact très positif de ces transmissions, dont on sait par ailleurs qu’elles sont socialement fort inégalitaires, sur le bien-être des enfants.
6Le programme de recherches précité s’interrogeait sur l’impact des ruptures familiales sur les formes de solidarité. Ainsi, Sylvie Cadolle s’intéresse-t-elle aux jeunes adultes vivant dans des familles « recomposées », dont on sait qu’ils ont tendance à quitter précocement le domicile parental et à raccourcir quelque peu la durée de leurs études. Les entretiens qualitatifs menés par l’auteur permettent de brosser un tableau nuancé de ces situations : ces formes précoces d’autonomie sont loin d’être à coup sûr le signe d’un impact négatif des ruptures et recompositions familiales sur la trajectoire des enfants. Ce sont aussi, de la part de jeunes que l’épreuve de la séparation a souvent mûris, des comportements raisonnés, qui permettent de maintenir une certaine distance avec le beau-parent et de faciliter la relation avec les parents, même s’il arrive que les liens avec le père se distendent.
7En complément de cette partie du dossier, on lira avec attention l’article de Catherine Bonvalet et de Jim Ogg, qui ont entrepris un tour d’Europe des enquêtes conduites depuis les années quatre-vingt-dix sur les échanges et l’entraide dans la parenté. Ces enquêtes ont en commun – à l’opposé des discours alarmistes sur la fin de la famille – de montrer la force et la diversité de ces vecteurs des liens familiaux, en même temps qu’elles insistent sur le fait que ces échanges sont sélectifs, distribués inégalement, en particulier selon le genre, très différenciés selon les catégories sociales, variables dans le temps et l’espace, parfois anti-solidaires. Par ailleurs, les enquêtes reflètent à leur façon la diversité, selon les pays, des préoccupations des experts : tantôt on privilégie les relations au sein du couple, tantôt l’analyse des réseaux de solidarité et d’appui dans la parenté ; dans plusieurs cas, c’est la question de l’aide aux plus âgés et aux personnes dépendantes qui paraît prioritaire.
8Un deuxième axe de réflexion porte sur les solidarités encadrées et mises en forme par la loi. Solidarité dans les couples, d’abord : Ismérie del Valle-Lézier montre que malgré la diversité des formes d’organisation de la conjugalité, ces solidarités tendent à s’aligner, sous l’influence des juges, sur le mode mis en place dans le cadre du mariage.
9Qu’en est-il de la détermination des pensions alimentaires pour l’entretien des enfants en cas de divorce ? Cécile Bourreau-Dubois, Bruno Jeandidier et Bruno Deffains, associant leurs compétences respectives d’économistes et de juristes, se livrent à un exercice original, à caractère normatif, celui de la fixation d’un barème pour ces pensions. À partir d’un échantillon de dossiers d’un tribunal de grande instance, les auteurs mettent d’abord en évidence les règles implicites de la fixation des pensions par les juges : la pension varie essentiellement en fonction du revenu du parent débiteur et ne dépend pratiquement pas des revenus du parent hébergeant l’enfant (sauf pour les familles les plus modestes qui reçoivent une pension plus basse). L’exercice de fixation d’un barème de pensions repose alors sur des choix normatifs dans lesquels les auteurs retiennent : la nécessité d’assurer un niveau de vie minimum à l’enfant, celle de ne pas amputer les revenus du parent débiteur au point que cela compromette le versement de la pension, le principe de proportionnalité de la pension aux revenus des deux parents, enfin le fait de tenir compte du coût de l’enfant, en s’appuyant sur une échelle d’équivalence du type Insee. Si les premiers principes ne posent guère de difficulté, ce dernier pose la question du coût relatif de l’enfant qui, sous cette hypothèse, croît mécaniquement avec le revenu des parents. Au passage, la construction de tels barèmes (plusieurs variantes étant testées) représente également un exercice théorique et pratique très utile sur les principes de justice autour de cette notion de coût de l’enfant. Au final, dans les différentes hypothèses retenues par les auteurs, on aboutit à des barèmes qui dans leurs résultats diffèrent principalement de ceux pratiqués par les juges en ce sens qu’ils varient beaucoup plus selon les revenus du parent gardien.
En sens inverse, Françoise Leborgne-Uguen et Simone Pennec examinent les formes spécifiques de protection des parents âgés que des enfants exercent dans le cadre de mesures de tutelle et de curatelle décidées par le juge, qui sont en constante progression. Outre l’ambivalence de cette protection – protection de la personne ou protection de ses biens, donc de l’héritage – les auteurs constatent combien ces mesures révèlent et souvent approfondissent les modes de solidarité familiale antérieures aux mesures de protection et leur répartition très sexuée au sein des descendants. À ce titre, cet article et les recherches qui y sont associées contribuent à une réflexion plus générale sur les conditions d’organisation de la prise en charge familiale et publique du soin, de la sollicitude, du « care » envers les dépendants, jeunes enfants ou personnes âgées, qui permettraient de reconsidérer le « contrat de genre » prévalant actuellement en la matière.
L’article de Muriel Rebourg, portant sur le recours des établissements publics de santé contre les obligés alimentaires d’une personne hospitalisée en cas de non-paiement des services hospitaliers, met en évidence une zone complexe de recouvrement entre le droit de la protection sociale, celui de l’aide sociale et les règles issues du Code civil relatives à l’obligation alimentaire. L’auteur, s’appuyant sur l’étude des dossiers de recours devant les tribunaux de grande instance d’un département de l’Ouest, met en évidence que les établissements hospitaliers exercent peu leurs possibilités de recours auprès des familles et, de plus, tardivement. Enfin, l’application par les tribunaux de la vieille règle « aliments ne s’arréragent pas » (on ne peut réclamer l’arriéré d’une créance alimentaire) empêche la récupération des créances antérieures à l’action de l’établissement en justice ; au mieux, mais sans que le régime juridique en soit clairement fondé, les établissements peuvent envisager d’obtenir pour les obligés alimentaires une fixation de la prise en charge des frais futurs d’hospitalisation. Encore faut-il remarquer que la notion d’aliments, telle que définie par le Code civil et la jurisprudence et répondant à des besoins de base de l’intéressé (le gîte et le couvert), a peu à voir avec les sommes importantes correspondant aux frais d’hospitalisation.
Cette question est plus largement abordée dans le texte d’Isabelle Sayn, qui fait un point très utile et complet sur l’état actuel du droit en matière d’obligation alimentaire et son articulation complexe aux dispositions du droit de l’aide sociale et de la protection sociale. On s’aperçoit à l’occasion qu’existent en Europe des conceptions très variables de l’obligation alimentaire : le champ de celle-ci est beaucoup plus restreint en droit anglais ou dans les pays scandinaves (où il s’applique exclusivement aux relations entre époux et aux obligations d’entretien des enfants mineurs) que dans les pays de droit romain ; dans ces pays, de plus, l’étanchéité est complète entre la sphère de la protection sociale et celle des obligations de type alimentaire. Ce n’est pas le cas dans notre pays, où l’on s’aperçoit que, malgré les distinctions formelles entre prestations de sécurité sociale, de solidarité et d’aide sociale, les obligations issues du Code civil sont mobilisées au nom de la subsidiarité dans ces trois compartiments de la protection sociale. En matière d’aide sociale, le recours aux obligés alimentaires est la règle avant l’attribution d’une prestation, avec des exceptions, notamment pour les personnes handicapées et dépendantes. Dans le cas du RMI, l’attribution de la prestation est subordonnée à la mobilisation préalable par l’intéressé d’une partie de ses créances, essentiellement à titre matrimonial (y compris les prestations compensatoires) ; enfin, pour ce qui est de l’allocation de soutien familial et de l’allocation de parent isolé, on rappellera que les organismes chargés de régler ces prestations ont vocation à se substituer au bénéficiaire pour engager l’action de recouvrement de ses créances alimentaires, ou encore peuvent refuser le versement de la prestation si le demandeur n’agit pas en justice pour demander la fixation d’une pension. Quand on sait que par ailleurs, le droit de la protection sociale, pour toutes les prestations sous conditions de ressources, détermine ces prestations en fonction de la présence de fait et des ressources des personnes vivant dans le même foyer, souvent indépendamment des liens familiaux et des obligations de solidarité entre ces personnes qui seraient issus du Code civil, on saisit la complexité, voire les contradictions de ces multiples intrications entre les solidarités familiales mises en œuvre par le droit civil et le droit de la protection sociale : dans la plupart des cas, cela se traduit par des chaînes complexes de créances et de dettes entre les plus démunis, qui sont souvent loin d’en maîtriser les raisons et les conséquences. À plusieurs reprises, des voix – dont celle du Conseil d’État en 1999 [3] – se sont élevées pour demander une simplification et une clarification de ces règles complexes et des modalités de leur application : l’essentiel du chemin reste à faire.
Notes
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[*]
Responsable de la Mission Recherche (MiRe) à la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques.
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[1]
Qui avait initié antérieurement un séminaire visant à faire se confronter les approches des solidarités familiales par différentes disciplines intéressées par ce sujet : sociologie, anthropologie, droit, économie. Cf. Les solidarités familiales en questions. Entraide et transmission, LGDJ, coll. « Droit et société », 34, décembre 2002.
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[2]
« Les solidarités familiales », Recherches et Prévisions, no 77, septembre 2004.
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[3]
Aide sociale, obligation alimentaire et patrimoine. Étude adoptée par l’assemblée générale du Conseil d’État le 16 mars 1999, Paris, La Documentation française.