Histoires de familles, histoires familiales. Les résultats de l’enquête famille de 1999. Sous la direction de Cécile Lefèvre et Alexandra Filhon. Éditions de l’Ined, collection « Les Cahiers de l’Ined », no 156, 2005, 641 pages
1Depuis 1954, l’Insee accole au recensement de la population une enquête par sondage et bulletin supplémentaire auto-administré, l’enquête « Famille », permettant de suivre l’évolution des formes familiales et l’histoire démographique des générations, au travers des réponses apportées à un questionnaire rétrospectif et biographique. Celui-ci comporte en outre lors de chaque vague d’enquête une partie thématique variable, ajoutant au recueil en continu des histoires démographiques et familiales, un éclairage sur une préoccupation en prise avec l’actualité.
2Dans la série des enquêtes « Famille » de l’Insee, celle associée au recensement de 1999 est remarquable à plus d’un titre, de sa conception, fruit de la collaboration entre chercheurs de l’Ined et administrateurs de l’Insee, à ses nombreuses exploitations multidisciplinaires. Des démographes, des sociologues, des économistes et des linguistes, réunis en un groupe d’exploitation constitué dès 2000, ont partagé la même source de données, se révélant par son échantillon de 380 000 répondants – soit un logement interrogé sur cinquante recensés – la plus grosse enquête par sondage jamais réalisée en France. Le dense ouvrage dirigé par Cécile Lefèvre (Insee), pilote de ce groupe de travail, assistée d’Alexandra Filhon (Ined), Histoires de familles, histoires familiales, livre aujourd’hui les premiers résultats de travaux ayant mobilisé trente-huit chercheurs.
3L’enquête de 1999 a connu des extensions et un renouvellement importants par rapport à celles qui l’ont précédée, ce qui permet la déclinaison d’une trentaine de questions autour de neuf grandes thématiques [1]. Au niveau des personnes interrogées, le questionnaire « Famille », qui ne sollicitait auparavant que les femmes, est soumis en 1999 pour la première fois également aux hommes. Du coup, le questionnaire change d’appellation, devenant « Étude de l’histoire familiale » (EHF), afin d’inciter les jeunes hommes célibataires non encore concernés par la paternité à y répondre. D’autres extensions du périmètre de recueil y introduisent toutes les personnes âgées de plus de 64 ans, sans limite d’âge supérieure, ainsi que, du côté des institutions, les personnes vivant en maison de retraite et celles détenues en prison. L’échantillon devient en outre représentatif au plan régional, tandis que les questions sont redéfinies pour mieux cerner les comportements – y compris informels – contemporains et l’enchaînement des événements et parcours familiaux. La thématique spécifique ajoutée, concerne cette fois les langues, régionales et nationales traitées sur le même plan, parlées en famille et leur transmission. C’est la première fois qu’une enquête publique se propose de mettre à jour la diversité linguistique à l’échelle nationale.
4Ainsi conçue, en étroite et collaboration avec les chercheurs appelés à l’exploiter, l’enquête de 1999 – dont la longue gestation semée d’embûches méthodologiques et éthiques est relatée dans la préface de François Héran – éclaire des aspects jusqu’alors peu ou pas mesurés des parcours familiaux : les vies en couple successives avec ou sans mariages, les diverses situations familiales (monoparentalité, recompositions), les enfants adoptés et les adoptants, les « beaux-enfants » qu’on a élevés et les enfants qu’on a eus mais pas élevés, les petits-enfants, les arrière-petits-enfants et les âges auxquels on devient grands-parents et arrière-grands-parents, la pratique des langues, l’origine géographique des parents…
5Pour contourner l’impossibilité de rendre compte de tous les apports d’un ouvrage qui présente le grand mérite de s’attacher autant aux situations de fait qu’aux situations légales, on peut choisir une lecture dirigée par une problématique spécifique. Les hommes interrogés pour la première fois et l’apport d’informations qui en résulte sur la, ou plutôt les, paternité(s), incitent en l’occurrence à une lecture en quête d’éclairages sur certaines distorsions émaillant les parcours familiaux des hommes et des femmes.
6Cette lecture en terme de genre trouve du sens dès la première étude « Enfants et beaux-enfants des hommes et des femmes » (p. 59-77) puisque Laurent Toulemon y constate que si les hommes et les femmes se mettent aussi souvent en couple avec un(e) déjà parent(e), les hommes revendiquent plus souvent leur relation avec un bel-enfant comme une relation parentale, hommes et femmes éprouvant différemment la beau-parentalité. Les déclarations sur les enfants de conjoint(e)s élevés opposent une maternité exclusive et permanente à une paternité plus malléable. Thomas Piketty conjugue les données de l’enquête de 1999 et celles des enquêtes « Emploi » de 1982 à 2002 pour discerner « L’impact de l’allocation parentale d’éducation sur l’activité féminine et la fécondité en France » (p. 79-109), en particulier à partir de son extension au deuxième enfant en 1994. Conclusions prudentes : d’une part, la conjoncture favorable de la fin des années quatre-vingt-dix a pu faciliter les reprises d’emploi des 100 000 à 150 000 bénéficiaires, femmes (à 98 %), non ou peu qualifiées, qui n’auraient pas interrompu leur activité à la naissance de leur deuxième enfant sans réforme de l’APE ; d’autre part, il est trop tôt pour évaluer les effets de cette interruption sur leur progression de carrière et salariale. Nadège Couvert analyse de près les comportements d’espacement des naissances quand il s’agit d’« avoir des enfants après une naissance gémellaire » (p. 111-122), en s’arrêtant sur les décisions prises après décès précoce d’un ou des deux jumeaux. Rien d’étonnant à ce que les femmes ayant mis au monde des jumeaux soient, de façon générale, moins enclines que les autres à engager une autre naissance, mais on se demande à la lecture, si le sexe des enfants composant les fratries ainsi constituées plus rapidement que prévu et, éventuellement, prématurément amputées, influe sur la prise de décision d’agrandissement. S’attachant à « Mesurer la fécondité des immigrants » (p. 123-147), Laurent Toulemon et Magali Mazuy proposent un nouvel indice tenant compte de l’âge à l’arrivée en France et de la durée de séjour et comparent systématiquement les situations des hommes et des femmes. Pour les auteurs, négliger ces paramètres tend à surestimer la fécondité des immigrants et à occulter des calendriers d’événements masculins et féminins différents. Alors que l’on observe pour les femmes une surfécondité très marquée juste après l’arrivée en France, pour les hommes celle-ci est plus progressive. La recherche de Didier Breton « Fécondité et naissances précoces dans un département d’outre-mer » (p. 149-171) porte sur l’île de la Réunion où le taux de fécondité des jeunes femmes avant 20 ans est quatre fois plus important qu’en métropole. Le démographe constate que les adolescentes de milieux défavorisés, tôt sorties du système scolaire sans espoir d’insertion professionnelle, accèdent par ces maternités précoces à une reconnaissance sociale, puisque c’est traditionnellement à elles seules qu’incombera l’éducation de ces enfants.
7Même question d’entrée dans l’âge adulte, mais retour en métropole, avec les « Calendriers de constitution des familles et âge de fin des études » (p. 175-200) étudiés par Isabelle Robert-Bobée et Magali Mazuy, calendriers chargés en paradoxes de genre. On en citera deux : ce sont à la fois les femmes les plus diplômées et les hommes les moins diplômés qui risquent le plus de ne jamais vivre en couple et de ne pas avoir de descendance, et quand il s’agit de reformer une union après une rupture, ce que les hommes font toujours plus fréquemment que les femmes, la garde des enfants accélère le processus pour eux, mais le ralentit pour elles. Il sera intéressant de suivre, grâce aux futures enquêtes, une incidence éventuelle des pratiques de garde alternée sur ce phénomène. France Prioux resserre, elle, la focale sur « L’âge à la première union en France » (p. 201-222) que l’enquête de 1999 permet de mieux cerner en ne s’intéressant plus au seul mariage, mais à la mise en couple, entendue comme une durée d’au moins six mois de résidence commune. L’élévation de cet âge dans les jeunes générations – difficultés d’accès aux marchés du travail et du logement, et allongement des études aidant – n’empêche pas que le calendrier féminin de première union reste en avance, de trois ans, sur le calendrier masculin et que pour les hommes l’insertion sur le marché conjugal passe par nécessairement par l’obtention d’un diplôme. « Refaire sa vie de couple est plus fréquent pour les hommes » (p. 223-231) observent Francine Cassan, Magali Mazuy et François Clanché, c’est également d’autant plus facile que la rupture intervient tôt dans la vie, qu’elle résulte d’un divorce et non d’un veuvage, que l’on occupe une position sociale élevée si l’on est un homme, et que l’on n’est pas mère d’un jeune enfant si l’on est une femme.
8Les « Conséquences des ruptures familiales sur le départ des enfants » (p. 235-249) relevées par Catherine Villeneuve-Gokalp se soldent toujours, pour les filles comme pour les garçons, par un départ plus précoce – et donc encore plus précoce pour les filles, qui partent toujours avant les garçons –, même si l’événement originel cause de la rupture, la structure et la recomposition éventuelle de la famille induisent des comportements différenciés. On aimerait que des travaux qualitatifs complémentaires éclairent les conditions des départs, encore plus anticipés, quand les enfants résident avec leur père, et le cas, semblant très spécifique, des garçons élevés par un père veuf. Mais en 1999, alors que 15 % des enfants de moins de 25 ans demeurés au domicile familial vivent avec un seul de leurs parents, Elisabeth Algava constate qu’à 86 % dans « Les familles monoparentales » (p. 251-271) dont elle décrypte l’histoire matrimoniale, les enfants vivent avec leur mère. Avec les pères, vivent surtout les enfants les plus âgés, et un peu plus souvent des garçons que des filles. Sur le plan de l’activité professionnelle, ces mères et ces pères monoparentaux vivent des situations gommant les « effets de genre » traditionnels ; ils se ressemblent plus entre eux que, respectivement, aux femmes et hommes vivant en couple. « 1,6 million d’enfants vivent dans une famille recomposée » (p. 273-281) totalise Corinne Barre, mais parmi ceux-là, 37 % vivent avec leur père, soit beaucoup plus qu’en famille monoparentale. La différence tient à la fréquence et à la rapidité des hommes à recomposer un couple et une famille, quand les femmes prennent – volontairement ou non – plus leur temps.
9Au centre des questions que posent à Marc Bessin, Hervé Levilain et Arnaud Régnier-Loilier, le fait d’« Avoir des enfants sur le tard » (p. 283-307), figure celle des logiques à l’œuvre, identiques ou différentes, pour les hommes et pour les femmes dans cet événement. Les auteurs montrent avec beaucoup de pertinence à quel point il convient de dépasser le seul « calendrier biologique différencié » pour mesurer toutes les évolutions et implications de la parenté tardive (après 40 ans pour les femmes et 45 pour les hommes), puisque les temps conjugaux, familiaux, professionnels et éventuellement migratoires s’y combinent également. Le rôle des hommes est déterminant : c’est par les pères que la parenté tardive reste aujourd’hui liée aux familles nombreuses, en particulier recomposées ou migrantes. Du côté des mères tardives, la proportion de celles à enfant unique augmente en revanche décisivement au cours des trois dernières générations. Typique des mères également, la polarisation actuelle du phénomène aux deux extrémités de l’échelle sociale – chez les inactives et chez les plus diplômées, cadres – quand les catégories socioprofessionnelles (CSP) des hommes concernés ne dessinent pas ce « U ». À eux tous, la paternité coûte, en carrière et en heures de soins quotidiens, moins que la maternité aux femmes, obligées pour certaines de surinvestir professionnellement un certain temps, avant de s’accorder un enfant, qui restera souvent unique. Juliette Halifax se penchant sur « Les familles adoptives en France » (p. 309-335) y rencontre aussi des parents tardifs, puisque les parents adoptifs se rangent plus souvent que les autres dans cette catégorie. Les adoptions sont de plus en plus le fait de couples, ces dernières années une sur dix seulement concerne un homme célibataire et une sur quatre une femme célibataire. Mais alors que les mères adoptives célibataires restent le plus souvent seules par la suite, les pères adoptifs célibataires tendent à vivre en couple après l’adoption, et à avoir alors des enfants biologiques. On retrouve là la distorsion déjà constatée quant à la (re)mise en couple plus aisée d’un homme avec enfants que d’une femme dans la même situation.
10« L’histoire conjugale des 50 ans et plus » (p. 339-356), sur fond de vieillissement de la population et de tendance au rapprochement des espérances de vie féminine et masculine, retient l’attention de Christiane Delbès et de Joëlle Gaymu. Les interférences entre ce nouveau contexte démographique et les facteurs socioculturels pesant sur les unions se lisent notamment dans le fait qu’en 1999 les femmes célibataires après 50 ans ont plus souvent que leurs homologues masculins vécu en couple auparavant, ou dans la tendance à la réduction des chances supplémentaires qu’avaient les hommes, passés 60 ans, de vivre en couple, par rapport aux femmes de même âge. « Douze millions et demi de grands-parents » (p. 357-364) – et parmi eux deux millions d’arrière-grands-parents – comptent Francine Cassan, Magali Mazuy et Laurent Toulemon. Parmi eux, sans surprise, plus de femmes – sept sur dix grands-parents – devenues grands-mères un peu plus jeunes que les hommes ne deviennent grands-pères : en moyenne à 49,9 ans pour elles et 52,5 ans pour eux.
11Les contributions d’Alain Monnier et Sophie Pennec « Orphelins et orphelinages » (p. 367-385) et d’Isabelle Delaunay-Berdaï « Le veuvage précoce en France » (p. 387-406) soulignent toutes les deux combien l’usage statistique, commode, de la catégorie « famille monoparentale » tend à minorer les spécificités de l’état d’enfant orphelin comme de celui de parent veuf. Du côté du veuvage, la difficulté d’appréhension est accrue par le fait que la définition stricte de l’état civil, escamote le cinquième des « jeunes veufs » (jusqu’à 55 ans), ceux ayant perdu un concubin et dont la vulnérabilité est renforcée par l’exclusion de l’accès aux droits, notamment en matière de pensions de réversion. En dessous de 25 ans, on compte trois orphelins de père pour un orphelin de mère, c’est dire si le veuvage précoce concerne très majoritairement les femmes : 78 % des cas. La surmortalité précoce masculine va de pair avec une forte composante socioprofessionnelle : alors que les hommes jeunes veufs appartiennent à toutes les catégories, les jeunes veuves sont, elles, une fois sur deux, des employées. L’autre étude relative aux décès de proches dans l’histoire familiale, due à Magali Barbieri et Laurent Toulemon, reste centrée sur les inégalités sociales face à la mort puisqu’elle pose la question « Les enfants tous égaux devant la mort ? » (p. 407-422), mais d’un point de vue méthodologique, en comparant la mesure des différences sociales de la mortalité infantile en France, selon que l’on recourt aux sources de l’état civil (bulletins de décès) ou à l’enquête « Famille ».
L’extrême sophistication des variables intégrées dans les quatre études constituant la partie sur les « Histoires familiales des populations immigrées et immigrantes » [2], rend cet ensemble un peu difficile à appréhender. En effet, pour restituer les réalités de ces histoires familiales complexes, toutes les observations sont à décliner selon les pays d’origine, les vagues chronologiques de migrations et leurs raisons, les âges, sexes et situations familiales des migrants, leurs formations et professions, et les générations prises en compte, ce qui ouvre une infinité de « possibles », se heurtant éventuellement à des limites d’effectifs des échantillons. Les informations nouvelles disponibles grâce au recensement – date d’arrivée en France – et à l’enquête EHF de 1999 – lieux de naissance des parents – permettent utilement aux chercheurs d’affiner la méthodologie et les notions à l’œuvre dans leurs travaux sur l’immigration. Des chantiers et débats ouverts, on retiendra notamment toutes les précisions permises par le repérage de la génération « 1,5 », arrivée en France avant dix ans, et de la deuxième génération, dont au moins un des parents est immigré, ou encore par la prise en compte de toute l’hétérogénéité des situations présentées par les couples mixtes, selon les pays d’origine des conjoints.
« La transmission familiale des langues » [3], sujet spécifique propre à l’enquête EHF de 1999 fera l’objet d’une publication particulière de l’Ined ; en attendant sa publication, les quelques articles et/ou « quatre pages » de l’Ined et de l’Insee exposant de premiers résultats, déjà parus, sont ici repris. S’y ajoutent deux contributions inédites, l’une sur la transmission de l’arabe et du berbère en France, mobilisant des entretiens qualitatifs complémentaires aux données de l’enquête, l’autre sur la transmission familiale du créole antillais dans l’hexagone. Parmi l’ensemble de données réunies dans cette partie de l’ouvrage, en vue de dresser un état des lieux des pratiques linguistiques et d’observer l’évolution des comportements dans ce domaine, ces deux contributions réintroduisent la question du genre. Arabophones ou berbéro-phones, les mères transmettent en France davantage leur langue natale à leurs enfants que les pères, ceux-ci étant plus enclins à ne leur transmettre que le français. Ces options maternelle et paternelle différentes pour une pratique exclusive ou non du français sont corrélées avec les taux d’activité masculins et féminins – ces derniers étant beaucoup plus faibles –, donc, en amont, avec la socialisation initiale des parents dans leur pays d’origine puis avec les possibilités d’insertion professionnelle en France, dépendantes elles-mêmes des langues apprises dans l’enfance. Dans un contexte bien différent de revalorisation de la langue, les modalités de la transmission familiale du créole antillais aux enfants en métropolemettent également en avant le rôle prépondérant des mères, mais ce rôle renvoie plus ici à des considérations de formation du couple parental ou de forme familiale, les femmes étant ici très majoritairement actives, qu’elles soient en couple bi-actif ou en famille monoparentale.
Trois études méthodologiques complètent l’ouvrage, soucieuses en particulier de « tester » la qualité des données de l’enquête EHF 1999 confrontées à d’autres sources [4]. C’est notamment l’occasion d’évoquer un « point aveugle » jusque-là de l’enquête : les histoires familiales des couples homosexuels. Ces couples sont très difficiles à compter à partir de l’enquête EHF, notamment du fait d’une non-cohabitation plus répandue dans cette population, et leur effectif semble, surtout du côté masculin, très sous estimé par rapport aux données issues d’autres enquêtes disponibles. Le très petit effectif – cinquante-cinq couples – disponible à partir d’EHF confirme leurs spécificités connues par ailleurs, telles que leur jeunesse, leur urbanité, leur niveau de diplôme supérieur à la moyenne et le fait qu’ils vivent le plus souvent sans enfant. Mais ce sont peut-être précisément les couples présentant ces caractères qui sont les plus enclins à s’affirmer comme couples corésidents.
Certes, l’enquête fait un grand pas la rapprochant de la vie quotidienne contemporaine en prenant en compte les situations de fait autant que les situations légales, mais restent posés les problèmes, soulignés par François Héran dans sa préface, du mouvement perpétuel des mœurs, des frontières de l’intime, et de la nécessité du recueil d’informations d’ordre privé pour améliorer les connaissances sur l’évolution des histoires familiales.
Une bibliographie des publications tirées de l’enquête « Famille » de 1999, ainsi qu’un index thématique, complètent ce gros ouvrage, dont on peut se demander s’il ne serait pas judicieux, afin de valoriser ses apports auprès d’un public élargi à des non-spécialistes de démographie sensibles aux questions de société, lycéens ou étudiants notamment, de synthétiser les principales conclusions et ouvertures de réflexion sous un format de publication aisément accessible et maniable, de type collection de 128 pages.
Femmes, genre et sociétés. L’état des savoirs. Sous la direction de Margaret Maruani. Éditions La Découverte, Paris, 2005, 480 pages
12Cet ouvrage collectif, dirigé par la sociologue du travailMargaretMaruani, spécialiste de l’emploi des femmes et directrice du groupement de recherche MAGE (Marché du travail et genre en Europe) du CNRS, vise à dresser l’état des lieux des connaissances sur la différence des sexes dans le champ des sciences humaines et sociales (SHS). Il est le fruit de la contribution de 58 auteurs appartenant pour la plupart au réseau MAGE et il s’inscrit dans la continuité des publications de ce dernier depuis 2001. Il s’agit, en effet, de la troisième production collective consacrée à l’intégration de la problématique de la différence des sexes dans les SHS. Le premier, Masculin-féminin : questions pour les sciences de l’homme, retrace le parcours du concept de genre en sociologie du travail, de la famille, de l’éducation, du droit de vote, de la sexualité, etc. En 2003, Le travail du genre – les sciences sociales du travail à l’épreuve des différences de sexe, issu d’un colloque à la Sorbonne, renouvelle l’objectif dans la sphère du travail ; s’y ajoutent des comparaisons avec d’autres pays et des témoignages de chercheurs sur la prise en compte du genre dans leurs recherches.
13L’objectif de ce nouvel ouvrage est, à nouveau, de montrer que la différence des sexes est un « outil indispensable de compréhension du monde social » ; aussi ce concept doit-il devenir central, et non plus secondaire, dans l’analyse en sciences sociales. Bien que le concept de « genre » bénéficie d’une certaine banalisation, sa légitimité est effectivement encore fragile. Depuis quelques années, les groupements de chercheurs, réseaux et séminaires consacrés à la question du genre se sont multipliés. Il n’en demeure pas moins que la France continue d’accuser un retard dans l’utilisation du concept comparativement aux autres pays européens et aux travaux anglo-saxons. Deux récents rapports [5] sur l’état des lieux de la recherche sur le genre en France, ont pu souligner que le plus souvent cette problématique est intégrée dans des cursus généraux mais elle n’est pas systématisée et elle est, de surcroît, peu présente dans les revues académiques habituelles. Au-delà du simple apport épistémologique, les contributions visent à une meilleure compréhension des rapports sociaux de sexe dans les différents champs et à révéler le caractère systémique des inégalités entre hommes et femmes. Ces rapports ont connu de véritables bouleversements dans les trente dernières années avec l’accès des femmes au marché du travail, à la contraception et au droit à l’avortement. Néanmoins, la persistance d’inégalités entre les sexes ou leur déplacement, voire l’émergence de nouvelles formes d’inégalités, demeurent préoccupantes. Tenter d’expliquer les résistances à l’égalité des sexes est sans doute la principale ambition de cet ouvrage.
14De manière plus marquée que pour les deux précédents ouvrages, ce dernier s’adresse au grand public et se situe résolument dans une perspective de vulgarisation. Il peut également constituer une excellente base pour des étudiants désireux d’investir ce champ de recherche. Les textes sont assez courts, brèves synthèses ou points de vue sur un domaine en particulier. L’articulation de l’ouvrage est particulièrement bien conçue autour des grandes thématiques traditionnelles : corps, famille, marché du travail et enfin, pouvoir, politique, mobilisation. Celles-ci sont précédées par les concepts utilisés en matière de différence des sexes et sont suivies de textes sur les débats contemporains et d’annexes statistiques (démographie, famille, santé, emploi, chômage, activité, vote et participation politique). On trouve des contributions qui effectuent un travail de synthèse dans des champs déjà bien investis comme l’emploi, l’éducation, la contraception et la participation politique. Mais sont également identifiés des thèmes, objets d’un seul texte, qui restent encore à approfondir tels que la santé, le secteur artistique et culturel, ou encore femmes et immigration. Toutefois, les travaux questionnant les politiques publiques dans une optique de genre ou les politiques d’égalité mises en œuvre par l’État sont trop peu présentes, à l’exception d’un article sur la politique familiale et d’un autre sur la politique d’emploi. Nous regrettons aussi l’absence, côté concepts, d’une contribution sur la théorie queer, bien difficile à expliquer mais qui repense les limites de l’identité sexuelle [6]. Certes si cette dernière connaît encore un faible développement en France, la traduction récente de l’ouvrage de Judith Buthler Trouble dans le genre ouvre sans doute des perspectives théoriques nouvelles. Enfin, le chapitre consacré aux débats contemporains n’est pas pleinement cohérent. Il aurait fallu, selon nous, différencier ce qui divise stratégiquement et idéologiquement le mouvement féministe comme la prostitution ou le voile (dont il n’est malheureusement pas question ici) – et qui pose donc débat – des enjeux ou problématiques émergentes sur le plan scientifique (femmes immigrées, bilan de la mixité, femmes et création).
15Dans cet ouvrage qui se fait fort de montrer la pertinence et l’intérêt d’utiliser le concept de genre dans les SHS, la différenciation entre sexe et genre n’est pourtant pas totalement appréhendée ; le livre participe de fait à l’inflation du mot « genre », regretté pourtant par l’historienne Françoise Thébaud dans un remarquable article sur Sexe et genre. Genre est parfois utilisé comme synonyme de sexe ce qui contribue à entretenir la confusion sur son sens. On trouve ainsi des formulations surprenantes sous la plume du sociologue François de Singly : « l’employeur ne peut pas faire passer une annonce, réservant l’emploi vacant à tel ou tel “sexe” ou “genre” » (p. 49). La confusion est encore davantage visible dans la partie statistique descriptive, concernant la participation politique, où l’on distingue la « répartition du vote par genre ». Statistiquement le seul critère pertinent est le sexe. Lorsque les statistiques se contentent de présenter des différences de situation entre les hommes et les femmes, et même si elles ont l’intérêt de souligner des inégalités, elles ne sauraient être des analyses selon le genre. Le caractère dynamique du genre, à savoir les évolutions, les constantes, les déplacements et les transformations des rapports sociaux de sexe peut constituer l’analyse. C’est pourquoi la définition du concept demeure complexe et ne peut se réduire au seul sexe social. L’anthropologue Maurice Godelier affirme « les femmes sont un genre parce qu’elles ont un sexe. Ce que l’on appelle genre, masculin ou féminin, est l’ensemble des attributs qu’une société attache aux individus selon qu’ils sont homme ou femme à la naissance » (p. 15). Le genre précède en quelque sorte le sexe puisque les enfants ont « un statut social virtuel » avant leur naissance. Néanmoins, les choses deviennent beaucoup moins claires lorsque Maurice Godelier emploie le pluriel : « les genres concernent les sexes ». Il apparaît ainsi particulièrement difficile de délaisser toute référence au biologique parce que le genre induit les références aux attributs de sexe. Mais le pluriel n’est pas de mise pour autant, le genre désignant les rapports entre les sexes, englobant hommes et femmes. La définition la plus probante est sans doute celle de l’historienne Joan Scott – citée par Françoise Thébaud – pour laquelle le genre est un « élément constitutif des rapports sociaux fondé sur des différences perçues entre les sexes » (p. 61). Celle-ci a le mérite de mettre en lumière les rapports de pouvoir entre les sexes, leur réalité étant au cœur de la persistance des inégalités. Dans cette perspective, l’égalité n’est pas constitutive des seules transformations des rapports inégaux entre les sexes dans la famille. Ce sont les fondements même de la société, c’est-à-dire les rapports politiques et aussi religieux qui nécessitent des changements (Godelier : 20).
Comment, dès lors, réduire les inégalités entre hommes et femmes ? Deux contributions, celle de Jacqueline Laufer et d’Annie Fouquet, interrogent les actions menées par les pouvoirs publics dans le domaine de l’emploi tout en montrant les limites et les perspectives nouvelles. Depuis les années quatre-vingt, ce sont les actions spécifiques à l’attention des femmes qui ont été privilégiées dans un objectif de compensation des inégalités. Elles ont pu prendre la forme de plusieurs dispositifs : plans d’égalité professionnelle pour les entreprises, prix de la vocation scientifique et technique, le FGIF (Fonds de garantie à l’initiative des femmes), plus récemment l’ARAF (Aide au retour à l’emploi des femmes) et le contrat demixité pour les entreprises. Les résultats sont mitigés : les filles ne s’orientent pas davantage vers les filières scientifiques, les écarts de salaire restent prégnants (à hauteur de 25 %), elles accèdent plus difficilement aux postes d’encadrement, elles forment la grande majorité des travailleurs à temps partiel et restent plus longtemps au chômage, etc. Les mesures spécifiques dans les politiques de l’emploi ont été au bout du compte des dispositifs marginaux aux coûts modestes, moins de 1 % des sommes consacrées à la politique active de l’emploi (Fouquet, Rack, 1999). Ces actions positives n’ont pas été sans entraîner des réactions, voire des oppositions. Comme Jacqueline Laufer le fait remarquer, les mesures d’actions positives se heurtent à l’idée d’une discrimination à rebours pour les hommes. Se pose, ainsi, la question des stratégies à mettre en œuvre pour l’égalité : incitation ou contrainte, actions positives ou dimension transversale des politiques d’égalité à travers le Gender Mainstreaming, traduit en français par approche intégrée de l’égalité. On peut regretter que l’évaluation de ces différentes stratégies n’ait pas fait l’objet de plusieurs articles. Fort curieusement, Annie Fouquet traduit le Gender Mainstreaming par l’action positive universelle alors qu’il s’agit d’une approche bien différente. La logique n’est pas celle de l’action positive qui a une simple visée correctrice. Cette nouvelle méthode vise, au contraire, à reconnaître que chaque mesure politique, ou programme, peut avoir une incidence différente sur les femmes et les hommes, c’est-à-dire que les politiques publiques ne sont pas neutres. Avec cette méthode, il s’agit de prévenir les éléments discriminants éventuels des politiques. On vise donc à agir en amont plutôt qu’après le constat d’inégalités entre les femmes et les hommes. En outre, cette méthode a pour objectif d’être pérenne et systématisée, contrairement à l’action positive qui est vouée à être temporaire. Le Gender Mainstreaming tend à faire reconnaître que les inégalités se déplacent et qu’elles peuvent émerger sous de nouvelles formes. Il répondrait davantage aux mécanismes d’inégalités plus structurels, à titre d’exemples : l’axe transversal « égalité » au travers du PNR (ancien Plan national d’action pour l’emploi) et les objectifs spécifiques des politiques d’emploi (réduction du nombre de femmes au chômage de longue durée). La promotion du Gender Mainstreaming n’a pas pour autant mis fin aux mesures spécifiques encouragées par l’Union européenne. On parle d’ailleurs au niveau européen et en France de double approche. Annie Fouquet considère que les résultats sont satisfaisants et en tire un bilan positif alors que des travaux tendraient à montrer le contraire tout simplement parce que cette approche est loin d’être systématisée [7]. Modérons l’optimisme d’Annie Fouquet pour laquelle il s’agirait désormais de privilégier un universalisme avec obligation de résultat (exemple : la part des femmes dans le chômage) ; mais les politiques d’égalité, même avec le Gender Mainstreaming, continuent de différencier le « groupe femmes ». Aussi cette formulation nous paraît quelque peu maladroite pour signifier, au bout du compte, la tentative de mettre en œuvre une égalité réelle et plus seulement formelle ce qui constitue effectivement le défi de l’égalité des sexes.
Notes
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[1]
1– Historique et présentation de l’enquête « Famille » de 1999 ; 2 – Variations sur la fécondité ; 3 – Calendriers et vies de couple ; 4 – Les configurations parentales dans leur diversité ; 5 – Histoires familiales des 50 ans et plus ; 6 – Le décès de proches dans l’histoire familiale ; 7 – Histoires familiales des populations immigrées et immigrantes ; 8 – La transmission familiale des langues ; 9 – Lorsque l’enquête « Famille » rencontre d’autres sources… : aspects méthodologiques et qualité des données.
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[2]
Catherine Borrel, Patrick Simon, « L’origine des Français » (p. 425-441) ; Chloé Tavan, « Les calendriers de constitution de la famille : quelles différences entre les immigrés et l’ensemble de la population ? » (p. 443-460) ; Dominique Meurs, Ariane Pailhé, Patrick Simon, « Immigrés et enfants d’immigrés sur le marché du travail : une affaire de génération ? » (p. 461-482) ; Alexandra Filhon, Gabrielle Varro, « Les couples mixtes : une catégorie hétérogène » (p. 483-501).
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[3]
Six études : François Héran, Alexandra Filhon, Christine Deprez « La dynamique des langues en France au fil du XXe siècle » (p. 505-511) ; François Clanché « Langues régionales, langues étrangères : de l’héritage à la pratique » (p. 513-520) ;Alexandra Filhon, Michel Duée, Isabelle Le Boëtté, Colette Deguillaume, Eric Amrane « D’une langue régionale à l’autre » (p. 521-528) ; Alexandra Filhon « Des pratiques linguistiques en perpétuelle évolution : le cas de l’arabe et du berbère en France » (p. 529-546) ; Stéphanie Condon « La transmission familiale du créole dans le contexte métropolitain » (p. 547-561) ; Carine Burricand, Alexandra Filhon « La transmission et la pratique des langues étrangères en Ile-de-France » (p. 563-569).
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[4]
Magali Mazuy, Eva Lelièvre, Thomas Boyer « Déclarer ses enfants, déclarer ses conjoints : rationalité des locuteurs et mode de questionnement » (p. 573-587) ; Laurent Toulemon, Julie Vitrac, Francine Cassan « Le difficile comptage des couples homosexuels d’après l’enquête EHF » (p. 589-602) ; Isabelle Robert-Bobé « Les comportements démographiques dans le modèle de microsimulation Destinie : une comparaison des estimations issues des enquêtes “Jeunes et carrières” 1997 et “Famille” 1999 » (p. 603-624).
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[5]
Le rapport de l’Association nationale des études féministes (ANEF) États des lieux des recherches et des enseignements sur le genre en France pour le ministère de l’Éducation nationale et le Service des droits des femmes et de l’égalité, et le rapport de Delphine Gardey Enjeux des recherches sur le genre et le sexe pour le CNRS.
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[6]
Pour reprendre le titre d’un ouvrage dirigé en 1998 par Diane Lamoureux aux presses universitaires de Laval.
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[7]
Woodward Alison, (2000), Mainstreaming in European Policy : Innovation or deception ?, Paper for the American Sociological Association.