? Introduction
1Si les thèmes de l’entraide familiale ont fait l’objet de nombreux travaux dans les années 1960 et 1970, ces questions dépassent le cadre de la recherche sociologique pour devenir réellement un enjeu de société au milieu des années quatre-vingt. C’est dans un contexte d’inégalités sociales et de précarité aussi bien économique que familiale qu’émerge la notion de solidarité dans les débats actuels qui relient fracture sociale et affaiblissement de la solidarité. Mais le domaine de la solidarité familiale comporte des aspects différents qui vont de la sociabilité au soutien et support social en passant par les pratiques d’échanges de services et d’argent. Le terme n’est pas neutre et la notion de solidarité, utilisée à la fois au niveau macro dans la sphère publique et micro dans la sphère privée, traduit le rôle demandé et assigné aux familles dans la prise en charge des personnes les plus vulnérables (personnes âgées, enfants, jeunes). D’un côté, la crise de l’État providence, le déclin des idéologies expliquent le regain d’intérêt des politiques pour l’étude des liens de parenté, de l’autre, la remise en cause du couple conjugal se traduit non seulement par le développement de nombreux travaux sur les familles monoparentales puis les familles recomposées mais également par le renouvellement des interrogations sur la parenté, cette dernière remplaçant alors le couple dans son rôle de protection. La famille nucléaire, qui avait été durant les vingt années après guerre la référence moderne de la vie familiale en opposition à la famille traditionnelle du monde rural, s’effrite avec la précarité conjugale, les liens d’alliance s’effaçant au profit des liens du sang. La parenté devient alors la clé de voûte du système familial, le lieu de solidarités et de protection devant le couple qui s’est transformé en lieu de négociation. Reste la question du passage du simple constat des pratiques d’entraide au sein de la parenté à celui de famille comme groupe solidaire, capable de faire face aux problèmes sociaux, notamment aux risques d’exclusion. Entre l’État qui somme la famille de se constituer en groupe solidaire afin de compenser la baisse de protection sociale, et les individus désirant s’épanouir librement au sein d’un réseau de parenté et choisir leurs relations et donc leurs obligations, il existe un fossé qui peut être considérable et entraîner un certain nombre de malentendus.
2C’est pour répondre à toutes ces interrogations politiques et sociales qu’au cours des quinze dernières années, plusieurs institutions françaises entreprirent des enquêtes centrées sur le réseau et l’entraide familiale, l’enquête « Proches et parents » de l’Ined en 1990 (Bonvalet et al., 1999), l’enquête « Trois générations » de la CNAV en 1992 (Attias-Donfut, 1995) et les enquêtes Insee « Les réseaux de parenté et entraide » en 1997 sur les échanges au sein de la parentèle et sur les ménages complexes (Crenner, 1998 ; 1999) ainsi que l’enquête « Transmissions familiales » en 2000 [1]. Durant la même période, se réalisait, au-delà des frontières, le même type d’enquêtes, toujours dans le but de mieux connaître les solidarités familiales. Il s’agissait de cerner l’entourage des individus en étudiant les aides et les contacts entre parents et enfants. Chaque enquête, en fonction de ses objectifs, tente d’approcher l’univers concret et personnel au sein duquel les individus répartissent leurs préférences et leurs appuis à long terme. De nombreux programmes de recherches en Europe ont d’ailleurs commencé à élargir ou à « moderniser » la notion de famille, en prenant en compte les différentes formes de familles et les échanges intergénérationnels, notamment le Gender and Generations Survey [2].
Il ne s’agit pas, dans cet article, de dresser un bilan exhaustif de toutes les enquêtes qui ont été réalisées sur la famille [3]. L’objectif est de saisir concrètement comment les concepteurs de neuf enquêtes européennes avaient abordé les questions d’entraide familiale [4] : problématique de départ, population observée, choix des indicateurs, résultats les plus marquants (cf. encadré 1). Nous avons retenu huit pays représentants des contextes nationaux différents au regard du concept du Welfare Regim (régime de protection sociale) conçu par Esping-Andersen (1990). Deux pays parmi les huit représentent l’un des régimes classé par cet auteur : l’Angleterre (libérale) et la Norvège (social-démocrate). Les autres pays sont plus difficiles à classer. L’Espagne et le Portugal peuvent être considérés comme des « pays méditerranéens » ou de l’Europe du Sud, dans le sens où ils conservent toujours une place traditionnelle aux femmes malgré les réformes du système de protection sociale en vigueur. La France, le Luxembourg et la Belgique contiennent des éléments divers des différents Welfare Regim (social-démocrate, libéral). La Suisse, avec sa décentralisation du pouvoir cantonal, reste un cas à part, où quelques cantons ont un système social de protection sociale généreux, tandis que d’autres dépendent du secteur indépendant et du marché privé.
Encadré 1 : La recherche MiRe/Ined/CNAV, « La parenté comme lieu des solidarités : l’état des enquêtes en Europe », 2002-2004
Il s’agissait de :
- comprendre la façon dont les concepteurs d’enquêtes des différents pays ont abordé la question des aides et échanges qui circulent au sein des familles (selon le type, la périodicité, le montant), la question des contacts (visites, téléphone) entre ménages apparentés ;
- actualiser les connaissances sur la famille dans chaque pays (taille du réseau, fréquence des rencontres, niveau des aides, proximité géographique…) ;
- confronter les objectifs, les expériences ainsi que les principaux résultats des enquêtes et leurs limites.
3Après avoir rappelé les courants de recherches dans lesquels s’inscrivent les neuf enquêtes, nous présenterons les problématiques et objectifs poursuivis dans chacun des cas. Nous examinerons, dans un deuxième temps, la façon dont les chercheurs ont abordé dans les questionnaires le thème de l’entraide pour étudier ensuite comment l’entraide fait partie intégrante du système familial en révélant la diversité des modes de fonctionnement des familles.
? Contexte historique
4Les neuf enquêtes héritent d’une longue tradition de recherches empiriques et théoriques sur la famille qui remonte au milieu du XIXe siècle. Aussi les questions d’entraide familiale dans les sociétés actuelles et la façon dont elles sont mesurées ne peuvent-elles être appréhendées indépendamment de cet héritage. Alexandre de Tocqueville est l’un des premiers à élaborer une sociologie des relations familiales. D’après lui, en Amérique, l’appauvrissement des relations entre les générations caractérise la famille et, en particulier, l’affaiblissement de la lignée [5]. Quelques années plus tard, Auguste Comte se réfère au modèle de la chevalerie du Moyen Âge pour préciser le rôle de la famille dans le maintien du lien social. La famille « base évidente de la société » doit assurer un « protectorat » envers les plus faibles de ses membres (Comte, 1851). Un autre précurseur est sans aucun doute Ferdinand Le Play (1879), « inventeur des monographies de familles, des enquêtes par questionnaires [6] dans les années 1860 et peut être aussi du mythe de la solidarité naturelle régnant dans la famille traditionnelle » (Burguière, 2002). Émile Durkheim dénoncera l’œuvre de Le Play : « Les uns vont chercher dans les familles d’autrefois des modèles qu’ils proposent à notre imitation » (Durkheim, 1888). Dans la lignée de Tocqueville même s’il n’a jamais revendiqué, Durkheim constate, lui aussi, l’évolution de la famille « il n’y a rien qui rappelle cet état de dépendance perpétuelle qui était la base de la famille paternelle » (1871).
5Mais c’est la thèse du sociologue Talcott Parsons qui a eu le plus d’influence dans le domaine de l’entraide familiale. Comme Friedrich Engels, Karl Marx, de Tocqueville, Comte et Durkheim « qui conçoivent l’organisation domestique comme une variable dépendant de la structure sociale, Parsons soutient que l’institution familiale a été transformée par la révolution industrielle » (Cichelli-Pugeault et Cichelli, 1998). Élaborée dans les années trente, ce n’était que dans les années cinquante que la thèse de Parsons a vraiment pris de l’ampleur. À partir de la notion de « famille nucléaire privée » – la structure familiale dominante qui a émergé dans le monde occidental après l’industrialisation – Parsons évoquait la tendance inévitable vers l’uniformité de cette structure dans les sociétés modernes. La famille nucléaire, créée par le mariage, habite dans un logement séparément et vit de ses ressources économiques propres grâce aux revenus de l’homme « indépendamment de toute liaison particulariste avec les parents » (1955). Parsons prône la répartition des tâches à l’intérieur du foyer, économiques pour l’homme et domestiques pour la femme et ce pour la plus grande efficacité du fonctionnement familial. La thèse de Parsons a suscité de nombreuses controverses et donné naissance à toute une série d’enquêtes dont nous retraçons rapidement la généalogie.
6Les thèmes abordés au cours des années 1950-1960, montrent que l’entraide est implicite et la solidarité n’est pas étudiée en tant que telle de manière empirique. Si les relations de parenté au-delà de la famille nucléaire sont parfois traitées, notamment la fratrie (Cumming et Schneider, 1961) et les cousins germains (Goody, 1958), c’est dans le contexte de ménages autonomes, la famille nucléaire correspondant parfaitement au cours des années 1950-1960 à la notion du ménage. Pendant cette période – qui atteint son apogée dans les années soixante – et tandis que beaucoup d’enquêtes ciblent la famille nucléaire, d’autres courants de recherches empiriques sur la famille vont se développer. Ces études s’effectuent dans le cadre des recherches des anthropologues et historiens. Longtemps associés aux recherches sur la parenté dans les pays exotiques, les anthropologues commencent à s’intéresser à la famille européenne. Raymond Firth, par exemple (1956) montre que malgré le fait que la plupart des personnes peuvent citer un nombre important de parents proches et éloignés, les échanges et l’entraide concernent un cercle restreint de la famille, qu’il nomme « la parenté effective » (effective kin). Les travaux d’Adams (1964), de König (1957), Young et Willmott (1957), Bott (1957), Gans (1962), Gavron (1966), et Michel (1967) ont été fortement influencés par les anthropologues. Ces enquêtes étaient des monographies sur une ville ou un village – et elles se composaient des entretiens semi-directifs.
7À la fin des années soixante, les recherches sont toujours axées sur la famille nucléaire et le ménage.Mais, à la différence de la première période, la multiplication des types de relations que les ménages apparentés entretiennent entre eux, commence à faire l’objet de nouvelles investigations, notamment sur les conséquences de l’accroissement du divorce et l’augmentation du nombre de familles monoparentales. En même temps, l’émergence des critiques féministes sur le rôle des femmes dans le ménage influence beaucoup le type d’enquêtes qui portent sur l’entraide. D’après J. Charbonneau à cette époque, au Canada notamment, « la famille est perçue davantage comme un espace d’aliénation et de lutte de pouvoir que comme le lieu de l’expression des solidarités » (Charbonneau, 2004). En France, on observe un certain rattrapage des travaux concernant les thèmes sur les réseaux, traités auparavant par les chercheurs des pays anglo-saxons, au moment même où ce type d’enquêtes n’existe plus dans ces pays. Les enquêtes de Louis Roussel (1976) et de Catherine Gokalp (1978) sur le réseau familial marquent, avec les travaux d’Agnès Pitrou (1978), un moment décisif dans l’évolution des enquêtes sur l’entraide. Parallèlement à ce mouvement de recherches, se développe un autre courant sociologique influencé par les travaux des historiens des mentalités. En effet des chercheurs comme Duby (1981), Perrot (1987), Segalen (1985) invitaient les sociologues à regarder autrement la famille contemporaine à partir de son fonctionnement dans la vie privée et à mettre enœuvre de nouveaux outils.
C’est au cours de la troisième période, à partir des années quatre-vingt, que commence à se poser la question de l’impact des changements sociodémographiques sur les relations familiales dans un contexte de remise en cause des États providence et des effets de la crise économique que traversent les sociétés occidentales. Il était plus clair que jamais que le modèle familial de Parsons ne correspondait pas avec la diversité des structures qu’on observait. Selon les termes mêmes de D. Cheal (1991), la famille a été « déstandardisée » et les individus ont eu plus de liberté dans le choix de leurs relations. Les rôles de l’homme et de la femme au sein du ménage qui étaient si différenciés dans les années 1950-1960, le sont de moins en moins. Le comportement des individus (et non pas ceux de la famille considérée comme un ménage autonome) devient la clef pour comprendre les nouvelles structures familiales et leurs conséquences sur la société, marquée par les valeurs d’autonomie, d’égalité, et de méritocratie. L’accent est mis sur les trajectoires, les parcours de vie qui ne suivent plus des étapes linéaires (scolarisation, début de carrière, mariage, retraite) ainsi que sur les relations que les individus entretiennent au sein de la famille. On s’interroge alors pour savoir si la montée de l’individualisme va de pair avec l’affaiblissement de l’entraide familiale. Mais d’un autre côté le chômage et les séparations ne nécessitent-ils pas un recours plus fréquent à la famille élargie ?
? Problématiques et objectifs des neuf enquêtes étudiées
8Les neuf enquêtes étudiées (cf. encadré 2) font partie de la troisième vague d’enquêtes et s’inscrivent autour d’une problématique commune centrée sur le fonctionnement de la famille et les relations au sein de la parenté dans une période de transformations sociales rapides et sans précédent. Cette interrogation traverse les enquêtes bien qu’elle prenne des formes différentes. Le questionnement ne porte plus sur l’existence même des relations entre parents et enfants adultes, mais sur la façon dont les transformations en cours (recul de l’État providence, autonomie de la femme, allongement de la vie) modifient le paysage familial et les formes d’entraide au sein des générations. Quel est l’impact du travail de la femme au sein du couple, mais également sur le rôle de cette dernière au sein du réseau familial ou sur la prise en charge des parents dépendants ? La banalisation du divorce a-t-elle des répercussions sur le fonctionnement même du couple, sur les relations familiales ? Quelle est la place des personnes âgées dans une société où l’équilibre entre les générations a été profondément bouleversé ? D’une façon plus générale, la montée de l’individualisme qui caractérise les sociétés postmodernes se traduit-elle par un affaiblissement des solidarités familiales ?
Encadré 2 : Caractéristiques des neuf enquêtes étudiées

9Pour étudier la solidarité familiale, les enquêtes vont implicitement ou directement se référer au modèle de Vern Bengtson et de son équipe qui avaient cherché, dès les années soixante-dix, à cerner les liens d’entraide entre les différents membres de la famille (Bengtson et al., 1976 ; Bengtson et al., 1991). Ils avaient mis en évidence six dimensions de la solidarité : la solidarité affective (les sentiments d’affection) que l’on peut dans une certaine mesure assimiler au sentiment d’être proche ; la solidarité structurelle (la corésidence ou la proximité géographique) ; la solidarité associative (la fréquence des contacts) et la solidarité fonctionnelle (l’étendue de l’échange d’aide donné ou reçue) ; la solidarité consensuelle (concordances d’opinions) et la solidarité normative (valeurs à l’égard des obligations entre générations). Dans les enquêtes étudiées, les six dimensions de la solidarité se retrouvent plus ou moins à travers les indicateurs retenus comme le montre l’encadré 3.
Encadré 3 : Les six dimensions de la solidarité

10Au-delà du thème central de l’entraide familiale, les neuf enquêtes se concentrent chacune sur une problématique particulière et se singularisent de fait. Certaines se focalisent plus sur le couple et son fonctionnement, d’autres sur le rôle du réseau familial, d’autres enfin sur le vieillissement et la place des personnes âgées. Cependant, quelle que soit l’enquête, on retrouve la même préoccupation, c’est-à-dire prendre en compte la dimension intergénérationnelle. La position vis-à-vis des autres générations, descendantes ou ascendantes, devient un analyseur du fonctionnement même du couple et de la famille élargie.
Selon l’époque (début des années 1990 ou au contraire des années 2000), l’antériorité (première enquête de ce type ou au contraire deuxième ou troisième), selon le type d’enquêtes (enquête spécifique ou panel), selon les sensibilités (lignée francophone, ou anglo-saxonne), les problématiques et objectifs vont se décliner différemment avec toutefois un tronc commun : l’entraide au sein de la famille. On peut regrouper les enquêtes selon trois objectifs principaux, certaines bien entendu pouvant se situer à la fois dans un groupe et dans un autre – analyser le fonctionnement de la famille à travers la sociabilité et proximité ; étudier l’entraide au sein du couple et de la parenté ; et cerner le réseau à l’extérieur de la famille –.
Analyser le fonctionnement de la famille et l’étendue de la parenté
11L’objectif poursuivi des enquêtes plutôt centrées sur le couple (la Belgique, le Portugal et la Suisse) est de cerner la cohésion familiale, c’est-à-dire de saisir ce qui se passe au sein des couples et comment le couple sollicite de l’aide de son entourage. La Belgique et le Portugal s’intéressent au début de la vie conjugale. Il s’agit d’examiner les critères de choix du conjoint (Belgique, Portugal) ou d’analyser l’orientation normative du couple au début de la vie commune (Portugal). Le Portugal cherche (parmi d’autres objectifs) à connaître à différents moments du cycle familial (formation, naissance du premier enfant, scolarité des enfants), les modes de division du travail domestique et professionnelle au sein des couples. Cette préoccupation se retrouve aussi dans l’enquête suisse et l’enquête française « Trois générations » qui visent à étudier la manière dont le travail à la maison se répartit et la façon dont sont prises les décisions relevant de la vie commune. Mais surtout les chercheurs suisses se concentrent sur la vie de couple en essayant de détecter des types de fonctionnements conjugaux, les formes de cohésion et régulation conjugales. Il s’agit d’examiner l’effet de la position sociale et du cycle de vie sur les fonctionnements conjugaux. Ensuite, les chercheurs suisses ont défini les problèmes rencontrés par les individus et les couples et les manières de les gérer (coping). À partir d’une évaluation subjective du fonctionnement conjugal par les conjoints, l’objectif poursuivi est de détecter des types de fonctionnements conjugaux et des formes de cohésion conjugale ainsi que les modes de régulation des couples. Pour cerner le poids de l’environnement familial sur le fonctionnement du couple, il était nécessaire d’étudier les relations que chaque membre du couple gardait avec sa famille d’origine. C’est pourquoi, sans être l’objectif premier, la composition de l’entourage du couple ainsi que les dynamiques d’entraide sont examinées par les chercheurs suisses et portugais.
Pour certaines enquêtes (France « Proches et parents », Luxembourg, et Espagne), une connaissance approfondie de la famille étendue passe d’abord par un dénombrement de la parenté. En effet, avant d’examiner l’entraide au sein des familles, il convient de « planter le décor » familial afin de connaître tous les éléments potentiellement actifs dans le système d’échange. Mais la plupart des enquêtes ne décrivent pas toute la parenté ; cette dernière est prédéfinie (vos parents, enfants, frères et sœurs) ou découle de la composition des personnes qui aident. L’enquête espagnole, par exemple, vise tout d’abord à décrire la structure du réseau familial (parenté formelle, y compris les neveux et cousins), un domaine qui échappe totalement à la statistique centrée sur le ménage. L’enquête « Proches et parents » en France aussi adopte une vision large de la famille en interrogeant sur les parents, grands-parents, oncles et tantes, enfants, petits-enfants, frères et sœurs de l’enquêté et de son conjoint. D’autres enquêtes comme le Luxembourg se limite à la lignée. Une fois le paysage de la famille connu ou prédéfini, il s’agit alors d’examiner les formes de solidarité qui lient les enquêtés aux membres de la famille.
Étudier les réseaux d’entraide au sein de la famille
12Comme on l’a vu, l’entraide constitue l’un des six types de liens du modèle de solidarité (solidarité fonctionnelle). Ce thème figure bien évidemment dans toutes les enquêtes étudiées, mais il se décline différemment notamment dans les enquêtes dont l’interrogation première porte sur les couples. Les buts poursuivis varient donc selon les enquêtes. La majorité des enquêtes recensent de manière très fine toutes les formes d’aides telles que les aides pour le fonctionnement quotidien de la famille ou les aides d’insertion et essayent de les quantifier. Certaines s’intéressent plus particulièrement aux transmissions socio-économiques entre générations. D’autres s’attachent aux variations de l’entraide tout au long du cycle de vie (formation du couple, naissance du premier enfant, vie familiale avec enfants en âge scolaire, vieillesse). L’enquête anglaise va plus loin en explorant le réseau potentiel des aidants.
Cerner les réseaux de soutien extrafamiliaux
13Si la famille étendue doit être étudiée par rapport au couple et à ses mutations, elle doit être également resituée par rapport à l’ensemble des relations sociales et des institutions. Un des grands changements qui s’est opéré au cours des dernières décennies concerne l’ouverture de la famille sur l’extérieur et la part de plus en plus importante des amis, des collègues de travail, dans les relations. Comment se répartit le réseau d’entraide entre famille et amis ? Comment se juxtaposent, se complètent solidarité privée et solidarité institutionnelle ? Ces questions sont au cœur des recherches menées à partir des neuf enquêtes retenues. Les enquêtes se sont donc attachées à cerner l’existence d’un réseau affinitaire en dehors du réseau de parenté. En tenant compte de ces amis, le but poursuivi est non seulement d’éviter d’isoler la famille arbitrairement du réseau des autres relations de proximité, mais également de situer la frontière à partir de laquelle d’autres relations se substituent aux rapports familiaux. Il s’agissait également d’étudier comment pour les enquêtés les obligations et les devoirs se partagent entre la famille et l’État, de façon à apporter des éléments pour des politiques efficaces et viables de la vieillesse.
? Le traitement de l’aide dans les enquêtes
14Dans les neuf enquêtes, l’aide a été appréhendée de façon spécifique à partir d’indicateurs adaptés aux problématiques. En effet, selon les objectifs poursuivis, les thèmes de l’entraide, les périodes concernées, les personnes aidées ou aidantes vont varier. En fait, l’aide comprend trois composantes : les personnes (celle qui aide et celle qui est aidée), le type d’aides (aides matérielles, financières, affectives) et la temporalité (synchronique, diachronique, prospective, potentielle). Par ailleurs, si certains actes peuvent être clairement identifiés comme de l’aide et faire l’objet d’une question directe, d’autres, comme nous l’avons déjà souligné, sont plus difficiles à répertorier et ne sont pas mentionnés comme une aide, ce sont les aides indirectes comme l’hébergement, les contacts, la proximité géographique. Nous avons choisi ici de classer les aides selon une typologie qui distingue les aides directes des aides indirectes.
Les aides directes
15Sont regroupés dans cette rubrique, les actes qui ont fait l’objet d’une question mentionnant qu’il s’agissait bien d’une aide qui repose sur un échange de service, d’un accès à des ressources (« coup de main »), d’aides financières ou de transmissions (cf. encadré 4). La majorité des enquêtes abordent les échanges de services en termes de garde d’enfant, de tâches domestiques (allant du ménage à la gestion du linge en passant par la préparation des repas) et de soins aux personnes âgées. Des questions spécifiques sont posées en ce qui concerne le problème des démarches administratives que rencontrent les personnes âgées dépendantes ou handicapées, mais également les personnes immigrées ou encore des personnes qui sont affectées par un décès, un divorce ou une maladie. L’aide morale qui reste plus difficile à évaluer est traitée de manière différente selon les enquêtes. Les enquêtes réalisées en Norvège et au Portugal, posent directement la question du soutien moral, la Belgique évoque le soutien affectif reçu ou donné aux enfants, le Luxembourg recense les conseils, encouragements et le soutien moral. L’enquête en Suisse à la différence du Portugal – qui s’intéresse uniquement à l’appui moral que l’enquêté, son conjoint ou ses enfants ont reçu – cherche à cerner l’aide morale au sein du couple (« Qui apporte le plus de soutien, encourage, console ? »). En revanche, les enquêtes en Espagne et en France ne mentionnent pas explicitement ce type d’aide, les enquêtes « Proches et parents » et « Trois générations » récoltant l’information à partir d’une question plus ouverte « Autres types d’aides ». Cette rubrique a souvent permis de recueillir un certain nombre de services rendus par la famille (rôle d’intermédiaire pour trouver une bonne orientation scolaire, un emploi, un logement…), l’enquête « Proches et parents » traite ces questions de manière approfondie.
Encadré 4 : Les différents types d’aides directes (solidarité fonctionnelle) analysés dans les neuf enquêtes

16Les questions financières, quant à elles, font l’objet d’une attention particulière et sont clairement distinguées des autres aides. Cette rubrique recouvre plusieurs modalités comme les prêts ou les dons d’argent. Certaines enquêtes ne détaillent pas les aides financières, d’autres distinguent les prêts des dons, les aides financières régulières des cautions bancaires, les aides pour payer les factures ou le loyer. Par ailleurs, plusieurs enquêtes abordent la question des pensions alimentaires aux parents, enfants, ex-conjoint. L’aide financière exceptionnelle s’oppose à la notion d’aides régulières. Le fait qu’elle soit exceptionnelle dépend soit du montant considéré (par exemple, l’enquête Suisse distingue entre don ou prêt de plusieurs milliers de francs suisses) soit de l’événement auquel cette aide est associée – naissance d’un enfant, achat d’un logement, réalisation de travaux de gros œuvre –.
17Les transmissions – les donations et l’héritage – font partie des aides financières. Mais toutes les enquêtes ne traitent pas des questions de donations ou d’héritage, le thème de la transmission ne figurant pas forcément dans les objectifs. D’autres enquêtes les mentionnent mais ne font pas la distinction entre donations et héritage. Les enquêtes se différencient dans la manière de traiter l’héritage. Certaines enquêtes les décrivent par domaine : logement (« avez-vous hérité d’un logement ? »), emploi (succession d’une entreprise, ou d’un fonds de commerce), d’autres ont conçu un module spécial sur l’héritage qui permet de recueillir de nombreuses indications : la nature de l’héritage (argent, meubles, bijoux, valeurs mobilières, produits financiers, logements, terrains, locaux à usage professionnel, cheptel…), l’année et la valeur de l’héritage.
Les aides indirectes
18L’entraide familiale ne se limite pas aux seules aides directes mentionnées. Il existe un autre type d’aides recouvrant différents éléments de sociabilité. Et ce n’est pas un hasard si Bengtson les a inclus dans son modèle de solidarité car même si ces liens ne sont pas considérés comme des aides à proprement parler, ils participent à la cohésion d’un groupe et d’un groupe solidaire (cf. encadré 5).
Encadré 5 : Type d’aides indirectes analysées dans les neuf enquêtes

19En effet, la solidarité associative (fréquence des contacts) favorise la circulation d’un grand nombre de services entre les individus, tels que les courses, le transport, les services domestiques ou le soin aux personnes. En outre, la plupart des soutiens de nature affective et psychologique supposent un contact, qu’il soit sous formes de visites ou d’échanges téléphoniques, tout comme les services en matière d’information ou de conseil. Les transferts financiers inter vivo, c’est-à-dire en dehors de l’héritage et des successions, sont souvent négociés à l’occasion d’une rencontre entre le donataire et le donateur. Dans ce sens, les contacts peuvent être considérés comme constituant l’une des dimensions de l’échange intergénérationnel, c’est-à-dire une variable dépendante et pas seulement une variable explicative exogène (Tomassini et al., 2003).
Même si le développement des transports et des nouvelles technologies a nettement amélioré la communication et contribué au maintien des relations familiales, la proximité demeure une condition de la fréquence des contacts rapprochés et de l’existence d’aides quotidiennes ou hebdomadaires. On peut donc – dans une certaine mesure et en tenant compte d’autres facteurs comme l’affinité – analyser les proximités comme une traduction spatiale des relations familiales. C’est pourquoi toutes les enquêtes (sauf le Portugal) ont cherché à localiser les membres de la parentèle et ont pu repérer les cas de cohabitation ou de recohabitation des parents ou des enfants. En effet, si le modèle résidentiel se caractérise par une grande autonomie entre générations, les situations de cohabitation résultent souvent d’un besoin d’entraide provoqué par un événement comme le chômage, le divorce, la maladie ou la perte d’autonomie.
? L’apport des enquêtes : l’entraide comme révélateur de la famille
20Les neuf enquêtes ont toutes confirmé la persistance des relations de la parenté à l’aide d’indicateurs sur la proximité géographique et affective, la fréquence des contacts et l’existence d’aides qu’elles soient directes ou indirectes. Contrairement aux thèses de Talcott Parsons et à certains courants de recherche sur le déclin de la famille, le ménage n’est pas isolé dans les sociétés européennes. Si la famille étendue continue à exister, il n’en reste pas moins que les relations familiales se sont transformées et que les réseaux d’entraide sont très divers selon les milieux sociaux. De même, si la solidarité familiale continue à être régie par des normes et des règles implicites, les rôles au sein de la famille sont moins prédéterminés et les amis jouent un rôle de plus en plus important.
Des réseaux très différents selon les milieux
21Un des résultats importants de ces travaux issus des enquêtes est l’existence de réseaux d’entraide plus ou moins forts selon les milieux sociaux. En effet, les résultats soulignent l’importance des facteurs tels que le niveau d’instruction, la catégorie socioprofessionnelle du ménage pour déterminer l’étendue du soutien reçu par les familles : un faible niveau d’instruction et une catégorie professionnelle moins favorable va de pair avec un moindre soutien.
22Une des conclusions importantes des enquêtes réalisées en France en Belgique et au Portugal est de montrer que l’entraide familiale renforce les inégalités plus qu’elle ne les compense. Au Portugal, ce sont les couples avec un niveau de scolarité plus élevé et une position socioprofessionnelle plus favorisée qui reçoivent un volume d’aides plus important et ce tout au long de la vie familiale. Au fur et à mesure que l’on descend dans l’échelle sociale, l’étendue des aides diminue et la nature des aides change. Ainsi, à une stratégie centrée sur la transmission et les dons patrimoniaux chez les entrepreneurs et les hauts dirigeants s’oppose, dans les groupes socioprofessionnels intermédiaires des techniciens qualifiés, de l’encadrement, des intellectuels et des scientifiques, une stratégie d’emprunt patrimonial accompagnée de volumes élevés de soutiens quotidiens. Dans les familles ouvrières, par contre, l’enquête souligne une stratégie de petites aides régulières. Finalement, lorsque les donneurs de soutien se concentrent dans un seul endroit géographique (immeuble, quartier) au lieu de se disperser dans deux ou trois lieux (quartier, ville, région), le volume de soutien reçu a tendance à être moindre. L’analyse de l’entraide, ou de la solidarité fonctionnelle comme l’appelle Bengtson, nous amène à conclure que, face à un État providence faible, les solidarités informelles ne sont pas aussi répandues ni aussi favorables à la redistribution qu’on ne le pensait.
23En Belgique, on constate une tendance à l’isolement chez les personnes déclarant avoir des difficultés à joindre les deux bouts (5,3 % des personnes en difficulté ne voient plus du tout leurs parents contre 1,9 % qui déclarent ne pas rencontrer de difficultés). Ce type de résultats remet en cause l’idée assez répandue selon laquelle les milieux défavorisés sont prêts et capables de prendre en charge les plus vulnérables socialement.
La solidarité familiale – qui est parfois présentée comme une réponse à la pauvreté ou à la précarité – ne fonctionnerait donc pas nécessairement dans les milieux les plus défavorisés. En effet, si les solidarités familiales tendent à réduire les inégalités intergénérationnelles à l’intérieur du groupe familial, elles contribuent sans doute au renforcement des inégalités intragénérationnelles entre les différents groupes de familles (Renaut, 2003). Autrement dit, et c’est peut-être la conclusion la plus importante : les aides reproduisent les inégalités familiales.
Des aides très différenciées selon l’âge et le lien de parenté
24Si l’aide varie selon les milieux, elle varie également selon la position dans le cycle de vie : au début, on reçoit de ses parents, puis les aides s’échangent essentiellement entre personnes de la même génération ; par la suite, les aides sont plutôt destinées aux enfants, et la place réservée aux amis, aux frères ou aux sœurs s’amoindrit. L’enquête « Proches et parents » a montré que les membres de la fratrie entrent nettement plus souvent en concurrence avec les enfants de l’enquêté qu’avec les amis. La fratrie occupe en effet une place singulière au sein du système d’entraide : son poids dans les échanges n’évolue guère selon le type de soutien ou selon le contexte. Autrement dit, la participation des frères et des sœurs n’est pratiquement pas contrainte par la répartition des rôles. Cela révèle l’ambivalence de la position de frère ou de sœur dans le réseau d’entraide et peut-être plus généralement dans la famille. Ces derniers, sont pour ainsi dire « tiraillés » entre le statut d’apparenté et celui de proche. Alors que, par définition, les amis « se choisissent », il n’existe pas nécessairement de connivences de ce type entre frères et sœurs. De même « l’obligation d’entraide » est moins marquée au sein des fratries qu’au sein de la lignée. Les frères et les sœurs subissent donc l’ensemble de ces « désavantages » : ils interviennent dans tous les domaines avec une intensité identique, et de ce fait, ce sont les éléments les plus stables du système d’entraide.
D’une manière générale, l’intervention de la lignée est prépondérante pour toutes les aides qui ont un caractère financier plus ou moins explicite. Alors qu’au fur et à mesure du vieillissement, la direction des échanges s’inverse allant des enfants adultes vers les parents âgés, ce n’est pas le cas pour les aides financières où le sens ne change pratiquement pas. La solidarité financière se caractérise donc par une direction principalement descendante des transferts économiques entre générations au sein de la famille et a ainsi un effet opposé à la solidarité nationale. Au sein des fratries, ce type d’échanges demeure marginal, et l’est encore plus entre amis. Tout se passe comme si l’argent devait être « une affaire de famille ».
Un système d’échange qui révèle la diversité des familles étendues
25L’analyse des systèmes d’échange a permis de dépasser le simple constat de l’entraide au sein des familles en révélant l’existence de modes de fonctionnement familiaux. L’entraide est devenue, en quelque sorte, un analyseur de la famille et de sa diversité. De même que l’on a pu constater plusieurs types de ménages (couple, famille monoparentale, famille recomposée, personne seule), les enquêtes ont révélé plusieurs types de familles étendues ou encore de modes de vie en famille selon lesquels la solidarité a une place plus ou moins centrale.
26En Suisse, les chercheurs ont distingué six types de fonctionnements familiaux à partir de l’insertion des couples dans leur réseau de parenté. Le type de réseaux dits lâches concerne des couples qui se caractérisent par l’extrême faiblesse de leur réseau. Un deuxième type, les réseaux amicaux, rassemble les couples dont le réservoir et l’activation des liens se concentrent de façon très marquée sur les amis, et ceci pour les deux conjoints. La parenté est ici singulièrement absente ou lointaine. Les deux types suivants, symétriques, regroupent les couples dont soit l’homme (réseaux androcentriques), soit la femme (réseaux gynécentriques) ont un réseau de parenté et d’amis très marqué contrairement à leur conjoint. Les réseaux denses se caractérisent par une très forte insertion dans le groupe de parenté et d’amis du côté des deux conjoints. Enfin, les réseaux intrusifs présentent les mêmes traits que les réseaux denses, mais avec un sentiment de contrôle parental sur le couple particulièrement élevé, notamment de la part des femmes.
27En France, l’enquête « Proches et parents » a essayé d’appréhender les modes de fonctionnement de la parenté avec de la notion de « famille-entourage » définie à partir de quatre indicateurs : être cité comme proche, habiter la même commune ou une commune limitrophe, avoir des contacts au moins une fois par semaine, faire partie du réseau d’entraide. On peut ainsi distinguer deux types de famille selon la distance géographique : la famille-entourage dispersée et la famille-entourage locale. Pour faire partie d’une famille-entourage locale, la personne ayant répondu au questionnaire doit entretenir, avec au moins un parent (père, mère, beau-père, belle-mère, enfants adultes non cohabitants ou frères et sœurs, beau-frère, belle-sœur), non seulement une relation d’une certaine intensité (c’est-à-dire le considérer comme proche), mais aussi habiter à proximité, avoir des contacts réguliers et avoir aidé cette personne ou avoir été aidé par elle.
28Au Portugal, les interactions dans la famille ont été envisagées à partir de quatre concepts fondamentaux : l’orientation (normes plutôt institutionnelles ou de compagnonnage), la cohésion (norme et pratiques), l’intégration externe (volume des activités externes et des sociabilités), et la division familiale du travail (différenciée ou indifférenciée). Six types de famille ont été identifiés.
29Les trois premiers se caractérisent par une absence d’aides ou des aides ponctuelles. Ce sont les familles de type parallèle (forte tendance à la séparation/autonomie, à la différenciation sexuée et rigide et à la fermeture) ; les familles parallèles familiales (très proches du premier type de familles mais un peu de fusion familiale et une ouverture externe faible) ; les familles type bastion (fusionnelle en termes normatifs et pratique, intégration externe faible et différenciation significative).
30Les autres trois types de familles ont tous une intégration externe plus ouverte : la famille de type fusion ouverte (fusionnelle) dans les normes et dans les pratiques avec une moindre tendance à la différenciation et une ouverture modérée ; la famille confluente (fusionnelle dans les normes mais avec des pratiques de cohésion polyvalentes, peu d’autonomie conjugale et individuelle ; intégration clairement ouverte) ; le type association (norme d’autonomie mais cohésion polyvalente, et ouverture sur l’extérieur).
La famille étendue, quelle que soit sa dénomination, existe donc sous de multiples formes qui évoluent au cours de l’existence et qui varient selon le milieu social et culturel. Elle témoigne de la réalité d’une présence familiale dans la vie des individus. Reste à connaître le sens de cette présence, signifie-t-elle l’adhésion à un groupe solidaire comme le suggèrent les travaux de V. Bengtson et son équipe ou simplement l’appartenance à un réseau d’échanges de services et de biens comme l’écrit F. de Singly ?
Encadré 6 : Publications principales issues des neuf enquêtes
Angleterre : Phillipson C., Bernard M., Phillips J., Ogg J., (2001), The Family and Community Life of Older People : social Networks and social Support in three Urban areas, London, Routledge.
Belgique : Doutrelepont R., Mortelmans D., Casman M.-Th., (ed.), (2004), Onze ans de vie en Belgique : analyses socio-économiques à partir des données du pane l démographie familiale, Academia Press.
Luxembourg : Borsenberger M., (2003), Les solidarités des 45-64 ans avec leurs parents âgés, CEPS/INSTEAD, Cahier Psell 136, Differdange.
Suisse : Widmer E., Kellerhals J. et Levy R., (2003), Couples contemporains : cohésion, régulation et conflits. Une enquête sociologique, Zürich, Seismo.
France : Enquête « Trois générations » : Attias-Donfut C., (1995), (sous la direction de), Les solidarités entre générations : vieilesse, familes, État, Paris, Nathan, coll. « Essais & Recherche », série sciences sociales.
Enquête « Proches et parents » : Bonvalet C., Gotman A., Grafmeyer Y., (ed.), (1999), « La famille et ses proches. L’aménagement des territoires », Paris, PUF, Ined, Travaux et Documents, cahier no 143, 291.
Portugal : Wall K., (coord.), (2005), Famílias em Portugal, Lisboa, Imprensa de Ciências Sociais.
Espagne : publications en cours.
? Conclusion
31Toutes les enquêtes confirment les changements qui se sont opérés dans la famille depuis les années cinquante. Les pratiques sont moins soumises à des règles fixes ou à des devoirs, mais relèvent plus des choix individuels. Alors que l’individu devait auparavant s’effacer devant le groupe familial, en particulier les parents, actuellement la famille se doit d’assurer l’épanouissement de chacun de ses membres. Ce qui est vrai au sein des familles, l’est également au sein des couples avec l’apparition de « l’individualisme conjugal », « philosophie qui pose l’épanouissement d’individualités autonomes comme la finalité essentielle du couple… » (Widmer et al., 2004, p. 53).Malgré la montée de l’individualisme, les relations familiales continuent à être régies par des normes et des obligations. Mais les enquêtes font état d’un jeu subtil de négociations au sein de la lignée. La plupart des personnes souscrivent aux obligations, davantage sous la forme des orientations normatives générales que sous forme de prescriptions concrètes de comportement, bien que la nature et le contenu de ces normes diffèrent d’un pays à l’autre. Des normes prescrites on est passé à des normes négociables. Les enquêtes ont permis de mettre en évidence comment la femme, par exemple, négocie de plus en plus sa place au sein du couple et de cette négociation émerge une pluralité de fonctionnements conjugaux et des relations différentes avec la parenté.
32Le processus d’individualisation en cours dans nos sociétés n’a pas entraîné la disparition du groupe familial, mais celui-ci – et sans c’est sans doute une des conclusions importantes de ce travail – n’est plus donné par avance, il se construit au fil de temps en fonction des événements démographiques et conjugaux. L’individu a désormais plus de liberté pour choisir les relations qu’il souhaite maintenir avec ses proches, en façonnant son entourage et en aménageant son territoire familial. D’où la diversité des fonctionnements familiaux que ce soient les « familles-entourage », les « familles associations » ou les « réseaux denses » qui traversent les sociétés du nord et du sud de l’Europe comme l’ont bien montré les résultats des neuf enquêtes. Mais la famille comme l’ont souligné les auteurs engendre des inégalités. L’existence de réseaux d’entraide forts – parfois présentés comme une réponse à la pauvreté et à la précarité – varie selon les milieux et contribue aux renforcements des inégalités sociales.
33Ainsi l’analyse des enquêtes à partir des questionnaires et des outils mis au point, a permis de dépasser la vision purement instrumentale de l’aide et de mieux cerner la famille et ses contours à travers les gestes de la vie quotidienne ou les moments exceptionnels. Si d’une manière générale, l’évaluation qui peut être faite de ces neuf enquêtes européennes pour appréhender l’entraide au sein de la famille est satisfaisante, le traitement de l’aide reste délicat et comporte des limites comme l’ont souligné les concepteurs des enquêtes. La réalisation des enquêtes a été parfois difficile. C’est le cas de l’enquête « Trois générations » qui devait interroger trois membres de la même famille appartenant à des générations différentes sur l’aide reçue et donnée. Une des limites des enquêtes tient au fait d’appréhender l’aide à partir de questionnaires fermés. Si on peut détecter la présence d’une aide, il en va différemment du sens que revêt cette aide pour la personne aidante et la personne aidée. Seuls les entretiens qualitatifs peuvent aller plus loin dans l’exploration des liens et des échanges entre membres d’une même famille ou d’un réseau. La combinaison de plusieurs approches s’avère nécessaire pour cerner l’entraide. Par ailleurs, toutes les enquêtes se heurtent à la difficulté de saisir l’absence d’aide et sa signification. Par exemple, dans l’enquête « Proches et parents », lorsque l’enquêté a déclaré n’avoir reçu aucune aide, il est impossible de distinguer les personnes qui ont demandé une aide et qui n’en ont pas obtenu, de celles qui n’ont rien demandé à leurs proches.
Ces résultats et réflexions ne constituent qu’une étape dans l’analyse des questions de l’entraide, en particulier des questions de solidarité privée et de solidarité publique qui se posent d’autant plus avec l’arrivée des générations du baby-boom à la retraite dans la majorité des pays européens. Reste à poursuivre les investigations en analysant comment l’entraide évolue au cours du cycle, en fonction des événements qui jalonnent les trajectoires des membres de la famille et des systèmes de protection sociale. C’est la raison pour laquelle se développent à l’échelle de l’Europe de grandes enquêtes longitudinales sur la famille et les transmissions intergénérationnelles [7]qui ne manqueront pas d’apporter de nouvelles réflexions.
Notes
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[*]
Catherine Bonvalet : directrice de recherche, Institut national des études démographiques.
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[**]
Jim Ogg : chercheur, Young Foundation, Londres.
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[1]
Il s’agit de la partie variable de L’enquête permanente sur les conditions de vie des ménages de l’Insee, réalisée en octobre 2000.
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[3]
Dans un article précédent, nous avons présenté quelques exemples des grandes enquêtes passées et en cours sur l’entraide (Ogg et Bonvalet, 2004).
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[4]
Voir Ogg J. et Bonvalet C., (2004), La parenté comme lieu des solidarités : l’état des enquêtes en Europe, rapport final pour la CNAF et la MiRe.
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[5]
Cité par Cichelli-Pugeault et Cicchekki, Les théories sociologiques de la famille, 1998, p. 42.
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[6]
En Angleterre, le travail de Charles Booth (1889) sur la pauvreté à Londres dans la deuxième partie du XIXe siècle a recensé les façons dont les plus démunis s’entraident. Avec Le Play, il a donc initié la recherche » moderne « où les enquêteurs se déplacent pour interviewer les familles dans leurs propres ménages.
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[7]
Comme l’Étude des relations familiales et internationales (ERFI : http://www-erfi.ined.fr) et Survey of Health, Ageing and Retirement in Europe (SHARE http:// www.share-project.org).