Que reste-t-il des classes sociales ? Sous la direction de Jean-Noël Chopart et Claude Martin Éditions ENSP Rennes, collection « Lien social et politiques », 2004, 298 pages
1Accueilli par un Karl Marx aussi majestueux qu’énigmatique en couverture, le chef d’ailleurs surmonté d’un point d’interrogation, voici le lecteur averti : il va être plongé par dix-sept contributeurs, québécois et français, dans un affrontement postmarxiste : vivons-nous la fin des sociétés des classes ou faut-il relancer des questionnements sur la conflictualité ? Tel est le centre du débat : l’analyse du corps social en termes de classes est-elle définitivement caduque, ruinée par le discrédit des idées marxistes, lié à l’effondrement concomitant des systèmes politiques s’en prétendant les vitrines, ainsi que par les progrès observables d’un mouvement multiforme d’individuation ?
2Pour beaucoup, la cause est entendue. Ainsi, comme saisis par un effet de mode ou, pour certains, brûlant ce qu’ils avaient précédemment adoré, bien des chercheurs de la fin du XXe siècle ont considéré que leur appareil conceptuel ne pouvait que gagner à s’alléger des références « classistes » pour laisser place nette à d’autres analyseurs : le genre, l’ethnie, la génération, l’espace ou même s’affranchir de toute tentative de situation de leur objet. Pour d’autres, au contraire, frappés par la perception d’une montée des inégalités dans nos sociétés postmodernes (ainsi le quotidien Le Monde du 30 juin 2005 titrant : « Les écarts de mortalité entre ouvriers et cadres s’accroissent chez les hommes selon l’INSEE »), mieux vaudrait perfectionner le thermomètre que le briser, dès lors que l’on veut saisir le contradictoire ou le complexe.
3Stimuler le débat scientifique ici nécessite une approche méthodique. Elle a été voulue par Jean-Noël Chopart, chercheur en sciences sociales et chargé de mission à laMiRe, disparu prématurément en juillet 2003, et par Claude Martin, chercheur à l’ENSP et continuateur de l’œuvre entreprise en commun qui lui rend ainsi le plus intelligent des hommages.
4Cela impliquait d’articuler l’analyse en quatre temps :
- le rôle explicatif des classes sociales dans le travail sociologique aujourd’hui ;
- l’hypothèse d’une société sans classes ;
- les classes sociales confrontées à l’individualisme ;
- la stratification sociale des sociétés contemporaines.
5D’un livre fort dense, nous avons retenu trois contributions qui nous ont semblé au cœur d’une perspective évoquée par Jean-Noël Chopart en introduction : l’enjeu démocratique du débat.
6• La société sans classe, sans discours de classe et sans transformation sociale, vue par le sociologue Claude Dubar.
7Il pointe d’abord que le discours de classe, au sens marxiste du terme, « disparaît pratiquement de la littérature scientifique en France au cours des années 1980 ». Sa cause est la déstructuration de la « classe ouvrière et le déclin du sentiment d’appartenance de classe de ses membres sous l’effet de la crise et des nouvelles politiques managériales ». Claude Dubar situe aux années soixante et soixante-dix « l’âge d’or » des classes sociales pour la sociologie française : le paradigme de classe y est alors dominant, en raison de la place éminente de la sociologie du travail. Les catégories socioprofessionnelles de l’INSEE étayent la mise en œuvre de ce paradigme.
8Les années quatre-vingt marquent l’effondrement de la référence aux classes et l’avènement d’un individualisme triomphant, accouché paradoxalement par un gouvernement d’union de la gauche : le champ est libre pour des identités d’entreprise mais aussi ethniques ou surtout individuelles. La situation dans le processus productif n’est donc plus l’identifiant social majeur.
9Dans un troisième temps, les années quatre-vingt-dix scelleraient la disparition du discours de classe, tout comme l’effacement des perspectives de transformation sociale. Mais l’absence largement patente, d’un discours d’identification à une classe n’est pas pour autant l’enterrement de celles-ci.
10Pour François Dubet, cité par Claude Dubar, la fin des « “idéologies ” prêtes à penser a fait place à une multitude éclatée de références (locales, privées, ethniques, sexuées, etc.) auxquelles les individus font appel et qu’ils bricolent ou combinent pour se définir, se protéger et parfois se mobiliser sur la base de convictions personnelles, forgées à partir de leur expérience ». Mais ces convictions subjectives, aujourd’hui sans relais d’un discours de classe pour expliquer des inégalités sociales patentes et planétaires n’ont, semble-t-il, peut-être pas fait leur deuil d’un projet de transformation sociale crédible : la conscience de classe n’est pas mise au tombeau selon l’analyse de Claude Dubar.
11• La société sans classes de Tony Blair, présentée par le politologue John Crowley.
12Après quatre échecs électoraux successifs pour les travaillistes, face au thatchérisme triomphant qui a pulvérisé la « working class », Tony Blair a entendu réagir. Dépassant la stratégie transclassiste propre aux partis à vocation gouvernementale, il a fait adopter une stratégie radicalement nouvelle, et non un replâtrage conjoncturel, cautionné à son tour par trois succès consécutifs aux élections générales. « Nous voulons rompre définitivement avec les querelles politiques droite/gauche qui ont déchiré notre pays pendant tant de décennies… le nouveau travaillisme est le bras politique du peuple britannique dans son ensemble ». Selon la formulation même de John Crowley, il s’agit pour Tony Blair « d’offrir un langage politique dans lequel ces transformations apparaissent non pas comme négation des valeurs collectives par lesquelles la gauche britannique s’est historiquement définie, mais comme véritable réalisation des valeurs authentiques et permanentes de la gauche ».
13En fait, ce changement tactique est présenté comme relativement aisé, dès lors que la société britannique serait déjà sans classes « en tout cas au sens d’un principe de division sociale univoque et clairement articulée », le terme de « castes », référé à des survivances distinctives préindustrielles « le narcissisme des petites différences » paraissant plus explicatif. Blair propose-t-il un thatchérisme moins rude, au moment même où le secrétaire général du Trades Union Congress souhaite « un syndicalisme non pas tourné vers la société industrielle d’hier, mais en phase avec la société actuelle » ? La contribution de John Crowley montre bien, qu’au-delà du débat sur les mérites controversés du néolibéralisme, illustré par l’affrontement d’Antony Giddens, laudateur de Blair et son contempteur Pierre Bourdieu, le débat dominants/dominés reste toujours d’une grande actualité y compris quand on le croit réglé. Car la stratégie travailliste s’accompagne d’un taux d’abstention de plus en plus élevé, qui en montre crûment les limites et rend fort périlleuses les prochaines confrontations électorales.
14• La troisième contribution que nous croyons devoir souligner est celle de Nonna Meyer (CEVIPOF) qui s’interroge sur l’éventuelle subsistance d’un vote de classe en France.
15Faut-il croire, avec Paul Lazarfeld, que les caractéristiques sociales déterminent les caractéristiques politiques ? En Europe, les clivages partisans se sont constitués sur une base de classe : la situation socioprofessionnelle a donc un effet décisif sur le vote. Elle est un facteur explicatif du vote aussi bien en Suède, qu’en Grande-Bretagne ou en Australie, et vient juste après la variable « religion » en Allemagne, en Irlande ou en Italie. La pertinence de ces deux variables conjuguées a été mise en lumière pour la France dès 1977, au moment même où se développe la remise en cause de ce modèle explicatif sociologique. Des travaux conduits notamment entre 1981 et 1993 dans l’univers anglo-saxon dégagent, eux, le brouillage des frontières de classe : les citoyens deviendraient plus autonomes, donc plus critiques, plus sensibles à la conjoncture et à « l’offre électorale ».
16Nonna Meyer, cherchant à éclairer ce qu’il en était, s’est basée sur l’observation des élections françaises de 1978, 1988, 1995 et 2002, à l’aide des nouvelles catégories socioprofessionnelles de l’INSEE, régressions logistiques à l’appui. Entre les dates extrêmes retenues, la structure sociale du pays s’est profondément transformée : les agriculteurs passent de 16 % à 3 % des actifs, les ouvriers de 40 % à 25 %. Dans cette même période 1978-2002, le paysage politique français entre en très sensible mutation, avec l’effondrement du PCF, la montée de l’écologie, de l’extrême gauche et de l’extrême droite. Dans l’analyse de la chercheuse, trois tendances apparaissent :
17– la catégorie des ouvriers, initialement favorable à la gauche, se partage désormais entre gauche et droite à égalité, l’extrême droite bénéficie le plus de ce bouleversement ;
18– la gauche, notamment socialiste, se maintient le mieux parmi les professions salariées dites intermédiaires, de l’agent de maîtrise à l’enseignant. En cela, celles-ci se distinguent désormais nettement des travailleurs indépendants – du médecin à l’épicier – solidement ancrés à droite ;
19– le troisième clivage relevé est l’opposition entre salariés du secteur privé et ceux du secteur public, entendu au sens large. Alors que la gauche reste majoritaire tout au long de la période chez ces derniers, elle recule très nettement dans le privé au profit de la droite modérée et de l’extrême droite. Ce clivage se renforce même sensiblement entre 1995 et 2002.
20La conclusion tirée par Nonna Meyer est que les clivages de classes n’ont pas disparu, mais se sont déplacés, passant principalement entre travailleurs indépendants et salariés. Toutefois, si la place par rapport aux moyens de production reste déterminante pour expliquer le vote, une situation exceptionnelle est mise en lumière, celle du Front national, qui réconcilie « l’atelier et la boutique ». Aujourd’hui, seuls les salariés moyens ou supérieurs restent déficitaires dans l’électorat d’extrême droite, qui fait son miel partout ailleurs.
Pour autant, même si le problème est pointé par Nonna Meyer, l’interprétation du phénomène de l’abstentionniste (et de la non-inscription sur les listes électorales) reste une lacune majeure. Alors que la France semble s’aligner sur les taux américains où un électeur potentiel sur deux ne prend plus part au scrutin, trente-cinq ans après la thèse d’Alain Lancelot, voici bien un chantier à rouvrir d’urgence.
L’utilité de tels ouvrages n’est-elle pas aussi de signaler aux chercheurs les pas supplémentaires à franchir ?