? Introduction
1De nombreuses études sociologiques et de sciences politiques ont montré que les jeunes d’origine maghrébine scolarisés en France ont commencé à investir l’espace politique, de manière visible, à partir de 1983 à l’occasion de la première marche des Beurs pour l’égalité et contre le racisme.
2Plusieurs travaux de sciences politiques se sont focalisés sur les actions collectives et les stratégies que ces jeunes ont déployées depuis plus de vingt ans, comme ceux de C.Withol de Wenden qui s’est intéressée à leur engagement associatif et à leur passage au politique et qui propose trois générations de militantisme associatif : la première tournée vers le pays d’origine, la seconde centrée sur des stratégies de promotion individuelle, la troisième repliée vers le local (Wihtol de Wenden, 2001) ; ceux de V. Geisser qui a analysé les élites politiques d’origine maghrébine en se focalisant sur leurs trajectoires, leurs stratégies et les usages de l’ethnicité maghrébine (Geisser, 1997) ; ou encore, ceux de M. Barthélémy qui s’est penchée sur les générations, le rôle et les logiques des associations contemporaines en France, notamment celles qui recrutent des jeunes issus de l’immigration maghrébine (Barthélémy, 2000). Des spécialistes de sociologie politique se sont également intéressés à partir de la fin des années quatre-vingt, aux jeunes maghrébins militants dans les associations nationales et les partis politiques français, particulièrement à leur assimilation culturelle, leur intégration dans le système politique français et leur réussite scolaire et sociale (Schnapper, 1988, 1991). Enfin, certains sociologues contemporains se sont intéressés aux modalités de l’engagement dans l’espace public, tels J. Ion particulièrement dans son dernier livre sur les différentes pratiques contemporaines du militantisme politique et social, dans lequel il analyse les modalités de l’action militante et tente de comprendre comment les individus militent (Ion, 1997 ; Ion et al., 2005).
3D’autres travaux sociologiques se sont penchés sur les causes du militantisme. Des théories sur les groupes minoritaires et immigrés ont tenté de recenser les causes de l’action collective militante, sans réussir fondamentalement à montrer pourquoi ces groupes organisaient des actions collectives, car ces théories, culturelles, structurales ou interethniques se fondaient sur « un aspect unique de la situation de ces jeunes immigrés, aspect qu’elles élèvent au statut de cause ou de principe explicatif » (Lapeyronnie, 1987). Des sociologues actionalistes ont aussi analysé la participation des jeunes maghrébins dans les nouveaux mouvements sociaux des années 1980-1990 (Dubet, Lapeyronnie, 1992). D. Lapeyronnie, plutôt tourné vers la question de l’échec social des populations maghrébines dans les banlieues populaires, a montré qu’il était impossible pour ces jeunes d’organiser une action collective, à partir de leur identité ethnique car ils étaient objectivement acculturés. Centrant son étude sur les facteurs explicatifs de leur action collective, il montre que l’indignation ou le sentiment d’injustice n’impliquent pas toujours la révolte et l’action, et que la combinaison de conditions internes et externes est nécessaire pour expliquer le passage à l’action, telle la constitution d’une identité collective, le rôle de la police et de la justice, la structuration de la collectivité des jeunes immigrés (Lapeyronnie, 1987).
4D’autres études encore, se sont intéressées aux rétributions du militantisme. La théorie de D. Gaxie, élaborée à la fin des années soixante-dix, a montré que la motivation du militantisme n’était pas d’abord et surtout idéologique, l’idéologie étant souvent mal connue et maîtrisée par l’acteur en question, d’autant plus qu’il appartient à une catégorie sociale défavorisée (Gaxie, 1977) et aussi que le militantisme politique non seulement permettait l’obtention de ressources financières, d’un capital culturel et d’une rentabilité professionnelle, mais aussi favorisait l’intégration sociale. G. Sainteny a également élaboré une théorie de la rétribution, en montrant que l’analyse de P. Bourdieu et les raisonnements utilitaristes de M. Olson étaient plutôt complémentaires ; il considère qu’il faut distinguer les rétributions matérielles des rétributions immatérielles (Sainteny, 1995a). Inspirés par cette orientation théorique, nous avons montré dans un ouvrage récent que le militantisme associatif et politique remplissait deux types de fonctions sociales : l’une de « communalisation » ou de socialisation communautaire, c’est-à-dire un processus favorisant la construction de liens communautaires primordiaux, l’autre de « sociétarisation » ou de socialisation sociétaire, c’est-à-dire un processus facilitant l’ascension sociale, l’insertion économique, et l’intégration politique (Baillet, 2001a).
Si les théories de l’action militante et des rétributions du militantisme sont nombreuses, argumentées et convaincantes, les théories de la motivation sont plus controversées et discutables, et peu d’entre elles combinent les motivations du militantisme et le sens donné à l’action politique, en tenant comte de sa durée dans le cycle de vie d’un individu. C’est la raison pour laquelle, à partir d’une enquête qualitative effectuée dans la seconde moitié des années quatre-vingt-dix, sur les jeunes militants d’origine maghrébine en France (cf. encadré 1), nous tenterons d’élaborer une analyse du militantisme en nous focalisant sur les diverses motivations des militants, la durée du militantisme et le vécu de cette action collective. Il s’agit, tout d’abord, de distinguer ce qui relève des causes collectives du militantisme des causes strictement individuelles, et de différencier des situations favorisant le militantisme des éléments qui s’apparentent à des déclenchements du passage à l’action collective. Cette distinction nécessite d’envisager le militantisme en terme de durée, c’est-à-dire implique de se demander s’il correspond à un rite de passage, lié à la période de la jeunesse ou bien à une carrière parallèle à la trajectoire professionnelle. Ce questionnement conduit à s’interroger sur le lien entre le type de causes du militantisme et sa durée, à se demander quels sont les éléments qui conditionnent cette durée, si la tradition familiale favorise son allongement et si la combinaison des deux phénomènes explique qu’un militantisme soit un rite de passage de jeunesse ou bien devienne une carrière.
Encadré 1 : Méthodologie de l’enquête
– Les jeunes étudiants maghrébins venus sur le territoire français à partir de l’âge de 18 ans ont été exclus de l’enquête ainsi que les jeunes juifs séfarades pour des raisons de cohérence.
– L’enquête eut lieu dans les quartiers populaires du nord et de l’est de Paris, et en banlieue, surtout en Seine-Saint-Denis, dans les Hauts-de-Seine et le Val-de-Marne, dans des communes populaires, où dominent des zones ouvrières et industrielles et où le taux de présence étrangère est élevé. Elle se déroula dans des associations locales et nationales, des radios libres, des mairies et des sièges de partis politiques.
– La méthode utilisée fut qualitative : nous avons eu recours à des entretiens semi-directifs ou libres, à des récits de vie, et enfin à l’observation participante lors de fêtes à dimension politique et culturelle, à l’échelle locale et nationale, de meetings et de manifestations politiques, et de colloques sur des thèmes ayant trait à l’immigration.
5La question des motivations du militantisme interroge donc le système de valeurs de ces jeunes militants. Sont-ils universalistes ou s’engagent-ils au nom d’une identité ethnique ou communautaire ? Militent-ils par tradition familiale ou à cause de la conjoncture économique ? Sont-ils des calculateurs ou des militants désintéressés ? Donnent-ils le même sens à leur militantisme ou ce sens dépend-il de la durée du militantisme et des facteurs de leur mobilisation politique ? Ce sens exige alors de se demander si ce dernier correspond à un engagement et à une éthique, ou au contraire à une étape du cycle de la vie, ou à un travail temporaire. Enfin, ces questions des motivations et du sens donné à l’action politique conduisent à se demander s’il existe une spécificité du militantisme des jeunes d’origine maghrébine.
? Les éléments théoriques d’une analyse du militantisme
6Notre analyse du militantisme résultant à la fois de motivations individuelles et de causes sociales est héritière de la théorie de la socialisation et de l’individualisme méthodologique.
Encadré 2 : Quelle définition du militantisme ?
– Nous entendrons par « participation politique », une action et non une attitude, et nous estimerons, comme D. Gaxie, qu’elle peut revêtir deux aspects : « l’activité politique », c’est-à-dire l’exercice du pouvoir au sein d’un groupement politique, et « l’activité politiquement orientée » qui vise à influencer l’activité du gouvernement (Gaxie, 1977).
– Nous ne retiendrons pas les définitions récentes, larges et assez vagues, correspondant plutôt à un militantisme du début du XXIe siècle, et consistant à dire que « militer c’est faire colectif ; s’associer, se réunir, sur un même lieu ou à distance pour défendre une cause » (Ion, 2005, p. 48), ni les définitions restrictives et normatives de sciences politiques des années soixante-dix qui envisageaient la participation comme une action légale exercée en direction du système politique par les catégories autorisées à le faire.
– Mais nous reprendrons la définition de Weiner, moins moralisante et plus sociologique, qui prend en compte des actions nouvelles ou illégales. Elle désigne en effet « toute action volontaire, réussie ou non, organisée ou non, épisodique ou continue, employant des moyens légitimes ou ilégitimes, visant à influencer les choix des politiques, l’administration des affaires publiques ou le choix des leaders politiques à tout niveau du gouvernement local ou nationa l » (Weiner, 1971).
La socialisation politique
7Le point développé ici est que la socialisation politique par la familiarisation se caractérise par la transmission des préférences idéologiques et partisanes (Bourdieu, 1972), et que la socialisation par l’école publique se caractérise par l’inculcation de l’esprit de civisme, d’une morale sociale et de l’exaltation du sentiment national par l’apprentissage de l’histoire et de la géographie et l’inculcation de certaines formes de relations sociales (rapports horizontaux entre pairs, rapports verticaux institutionnels dans le cadre de la classe, et informels dans les échanges entre adultes et enfants hors de la classe).
8En outre, d’autres déterminants qui conditionnent cette socialisation politique, sont à prendre en compte pour expliquer le passage à l’action collective : l’appartenance sociale, l’appartenance religieuse, le sexe. De nombreuses études politiques ont d’ailleurs montré que les diverses formes de participation variaient fortement en fonction de l’âge, du sexe, du niveau d’instruction, de revenu et du lieu de résidence. Verba et Nie ont mis en relation un indice général de participation avec une mesure du statut socio-économique conjuguant un ensemble de variables et ont constaté « la constante surreprésentation de groupes sociaux dominants dans la population participante » (Verba ; Nie, 1972).
9Enfin, il nous est apparu nécessaire de tenir compte de déterminants ethniques car ils peuvent induire un militantisme spécifique et constituer un facteur particulier de militantisme. Milbrath avait montré qu’aux États-Unis, les juifs s’avéraient plus actifs politiquement que les catholiques qui le sont davantage que les protestants, et que ce phénomène était lié à la cohésion interne de groupes minoritaires en situation de défense dans un univers majoritairement protestant (Milbrath, 1965). D’autres études dans les années soixante aux États-Unis avaient aussi révélé que le taux de participation des Noirs était dans certains cas supérieur à celui des Blancs et qu’à niveau socio-économique égal, les Noirs étaient plus actifs politiquement que les Blancs (Verba ; Nie, 1972).
Si ces déterminants sont pertinents, plutôt à titre de variables ou de conditions sociales favorables, ils ne peuvent constituer à eux seuls les facteurs essentiels du passage à l’action collective. Les éléments déclenchant le militantisme doivent être des causes plus directes, immédiates et dynamiques. Parmi de nombreuses théories qui se sont essayées à déceler les principales causes de l’action collective, certaines présentent des limites relatives aux causes psychosociales et sociologiques collectives du militantisme ; d’autres en revanche nous ont paru à retenir, les causes individuelles.
Les causes directes du passage à l’action collective
10Les intérêts des individus peuvent, en effet, engendrer le passage à l’action collective, comme le montre la théorie de l’action collective de l’économiste M. Olson, inspiré de l’individualisme méthodologique, qui accorde une place importante à l’individu. En effet, M. Olson montre que, dans les grands groupes non structurés, l’orientation de ses propres intérêts vers l’intérêt collectif est contraire à l’action individuelle rationnelle (Olson, 1965). Il souligne aussi que l’efficacité marginale de la participation d’individus à une action collective est nulle, alors que le coût est en revanche élevé et qu’en conséquence, il s’avère plus rationnel de ne pas s’engager dans une action collective, puisque les bénéfices recueillis par un individu ne sont pas proportionnels à son investissement dans l’action. En d’autres termes, il estime qu’une prise de conscience de l’intérêt commun n’incite pas les individus à participer à des actions collectives.
Ce sont donc les avantages matériels estimés par un individu qui peuvent l’inciter à passer à l’action collective. La théorie de D. Gaxie, qui s’inspire du modèle théorique d’Olson, apparaît essentielle dans la mesure où elle montre que ce n’est pas « la prise de conscience instinctive ou achevée » qui constitue un facteur déclenchant le militantisme, mais plutôt les avantages collectifs et personnels que procure un parti politique à ses membres, et où elle estime que ce n’est pas la volonté de défendre une cause qui déclenche le militantisme, même si les mobiles idéologiques peuvent exister (Gaxie, 1977).
Encadré 3 : Les causes psychosociales et les causes sociales collectives de l’action militante
– La théorie de « l’imitation » de G. Le bon et de G. Tarde, qui a montré que l’imitation peut être à l’origine d’un mouvement collectif et centrée sur l’idée de l’unité mentale d’un groupe ou d’une foule, néglige les différences sociales et culturelles des individus et considère la foule comme un corps homogène qui a son caractère propre (Lebon, 1895 ; Tarde, 1989)
– De même, la théorie de l’Américain H. Blumer paraît limitée car elle explique l’émergence de mouvements collectifs à partir de la « contagion », processus collectif d’interaction au cours duquel chaque individu produirait une stimulation à laquelle répondraient d’autres individus. Elle ne permet pas d’expliquer pourquoi les individus sont nécessairement vulnérables et influencés par des agitateurs, et incapables de modifier le cours de l’action collective, une fois enclenchée (Blumer, 1946).
– Enfin, les « théories de la convergence » qui analysent la frustration comme un élément suffisant pour expliquer le passage au militantisme, (c’est-à-dire qui montrent que l’action collective est déterminée par des prédispositions communes à des individus membres d’un groupe, que les mouvements sont causés par des tensions et des frustrations, que c’est la perception d’un phénomène qui engendre une action collective et que c’est celle d’une situation qui crée de la frustration) correspondent aux théories de la « frustration relative » qui oublient que la relation frustration-agression n’est pas mécaniste, et que l’agression n’est qu’une réponse possible à la frustration. En effet, les théories élaborées par T. Gurr, qui montre la possibilité d’une satisfaction moindre des besoins dans un contexte où les attentes sont stables ; la possibilité d’attentes croissantes dans une situation où le niveau de satisfaction effectif des besoins reste stable (Gurr, 1970), ne paraissent pas montrer de manière pertinente le lien entre la frustration, le mécontentement et la violence. Il est ainsi impossible d’établir une relation positive entre la violence collective et l’augmentation des prix, qui certes peut susciter des mécontentements individuels, mais qui n’engendre pas de mouvement protestataire (Tilly, 1976).
• Les causes sociales collectives présentent également des limites pour expliquer le déclenchement du militantisme.
– Tout d’abord, les théories de « la mobilisation des ressources » des individus et des groupes, notamment celle d’A. Oberschall, qui a bâti une typologie rendant compte des probabilités d’émergence d’énergies militantes (Oberschall, 1993), semble discutable car elle ne permet pas de répondre à la question pourquoi certains groupes se mobilisent et pourquoi au sein d’un groupe certains militent, tandis que d’autres ne s’engagent pas, mais à la question comment se déclenche et se développe une mobilisation collective.
– Ensuite, la théorie du « contact » de D. Mac Adam qui a montré que plus un individu est en contact avec des personnes engagées dans l’action militante, plus sa situation personnelle minimise les contraintes professionnelles et familiales, plus ses projets d’engagement sont avalisés par ses proches et plus la probabilité de le voir militer s’accroît (Mac Adam, 1988), paraît aussi lacunaire car elle ne prend guère en considération les profils sociaux de sa population, telle l’origine familiale, et n’ayant pas mobilisé de groupe témoin d’étudiants n’ayant aucun engagement, elle ne permet pas de comprendre pour quelles raisons certains étudiants, seulement, entrent dans des réseaux militants et d’autres pas.
– Enfin, la théorie de « l’intérêt commun », exposée par K. Marx dans sa théorie de la révolution constituée de trois composantes (Marx ; Engels, 1848), dont la dernière regroupe des motivations qui correspondent aux conditions de vie se dégradant, qui provoquent la frustration massive des démunis et incitent des individus à passer à l’action, demeure insuffisante pour expliquer l’action collective, parce qu’elle ne prend en compte que la notion d’intérêt commun, et estime que les hommes passent à l’action dès qu’ils prennent conscience de l’existence d’intérêts communs, alors qu’ils peuvent aussi avoir des intérêts individuels. En outre, une prise de conscience d’un intérêt commun n’incite pas pour autant les personnes à participer à des actions collectives (Olson, 1965).
Une analyse sociopolitique militantiste
11La sociologie politique française et américaine s’est longtemps bornée à étudier certains déterminants du militantisme, comme la socialisation familiale, la classe sociale, l’âge ou le statut social. Si la tradition et la culture familiale doivent effectivement être prises en compte pour expliquer pourquoi certains jeunes, notamment d’origine maghrébine, se mettent à militer, elles ne peuvent être envisagées comme la seule cause de leur militantisme, d’autant que nous avons constaté que certains jeunes peuvent être amenés à s’engager dans la vie politique, sans pour autant bénéficier d’une tradition familiale militante. C’est la raison pour laquelle, nous avons estimé que d’autres facteurs, plus décisifs et plus immédiats, pouvaient expliquer le passage à l’action collective politique.
12Ainsi, notre étude a mobilisé diverses théories de l’action collective, pour en conclure à partir de notre enquête (cf. encadré 1) que le militantisme ne s’avère ni le produit uniquement de décisions individuelles, calculatrices, intéressées ou purement rationnelles, ni le résultat de motivations individuelles d’ordre psychologique, philosophique ou strictement idéologique. Il nous est également apparu qu’il n’était pas, non plus, uniquement le fruit d’une traditionmilitante familiale transmise, d’une culture politique ou d’une conscience de classe, mais souvent favorisé en outre, par des éléments extérieurs. Les divers éléments que nous avons recensés sont les événements de la vie quotidienne ou historico-politiques qui sont contemporains à ces militants. Ce sont également des situations structurelles (institutions ou associations). Ils peuvent être enfin incarnés par la présence d’un réseau d’interconnaissances, ou de militants déjà engagés, rencontrés à l’école, à l’université, dans un syndicat ou une association. Ce réseau est souvent animé par une idéologie commune et obéit à des normes et des valeurs communes, par une sorte de conscience et d’un intérêt communs. Ceci nous conduit donc à une analyse sociologique de l’action militante qui s’inscrit à la fois dans une tradition déterministe mais aussi individualiste, s’intéressant non seulement au sens donné à l’action sociale, mais aussi aux motivations individuelles, qui peuvent être idéologiques et instrumentales.
? Une typologie du militantisme des jeunes d’origine maghrébine
13Construite à partir de ce cadre d’analyse et d’observations recueillies lors de l’enquête sur le militantisme des jeunes d’origine maghrébine, l’étude a donc abouti à la construction d’une typologie à partir de plusieurs variables d’analyse : la structure sociale, le réseau, des événements collectifs, des données individuelles tels l’origine sociale, la trajectoire sociale, le diplôme, et donc la socialisation scolaire, l’âge et le sexe des militants, des événements personnels et des données subjectivistes, comme le sens du vécu et le sens donné à son action.
14Le premier type relevé de militantisme des jeunes d’origine maghrébine est proche de ce que nous appellerons le « militantisme événementiel de carrière ». Ce militantisme, favorisé par une tradition familiale militante est déclenché par un événement politique, national ou international, ou un événement de la vie locale ou personnelle d’un individu, et est vécu par ce même individu devenu militant, sous le mode de l’engagement et de la vocation. Cette activité politique dépasse le cycle de vie de la jeunesse et correspond plutôt à une carrière qu’à un rite de passage. En d’autres termes, ce militantisme, d’abord bénévole, se professionnalise progressivement au cours de la vie adulte.
15Le second type de militantisme est proche de ce que nous nommerons le « militantisme situationnel de passage ». Il est favorisé non pas par une tradition familiale mais par une situation structurelle, institutionnelle ou associative, que connaît un individu à un moment donné. Il constitue un rite de passage, durant la période de la jeunesse, et est vécu par l’individu concerné comme une étape qui s’inscrit dans un cycle de vie. Au moment de l’entrée dans la vie professionnelle stable et la vie matrimoniale, ce militantisme est progressivement abandonné.
Enfin, le troisième type de militantisme est proche de ce que nous identifierons comme un « militantisme d’interconnaissance de carrière ». Ce dernier est lié à la socialisation familiale, professionnelle, universitaire ou celle des pairs. Il ne constitue pas un rite passage mais une carrière, et est vécu plutôt sous le mode d’un travail. Ainsi, cette activité politique pratiquée durant la période de la jeunesse, devient un métier lors de l’entrée dans la vie professionnelle, mais est envisagée comme un engagement plutôt que comme un travail.
Le militantisme événementiel de carrière
16Le « militantisme événementiel de carrière » des jeunes d’origine maghrébine est une activité politique déclenchée par un événement, plutôt de la vie quotidienne, estimé décisif par l’individu désireux de s’engager dans l’action politique. Mais cet événement, à lui seul, par exemple un acte raciste, ne peut provoquer le passage à l’action politique. Il est généralement favorisé par une tradition familiale militante, une culture politique familiale, une conscience de classe transmise, en l’occurrence celle de la classe ouvrière, et par un sentiment d’appartenance de classe. En effet, le père, un oncle ou des grands frères, qui étaient pour la plupart ouvriers, ont souvent été des militants indépendantistes pendant la guerre d’Algérie, et ont milité durant cette période, le plus souvent au FLN ou dans les rangs messalistes, ou militent encore dans des syndicats ouvriers, surtout à la CGT, voire dans des partis politiques des pays d’origine (Baillet, 2001a, p. 83-89), au moment où le jeune militant prend sa décision de participer à la vie politique.
17« Mon père a milité dans des mouvements indépendantistes, puis à la CGT. Il a travaillé avec l’UTIT, l’Union des travailleurs tunisiens. Il avait une personnalité assez insoumise et révoltée. » (H., 30 ans, Tunisienne, dirigeante associative locale salariée).
18Cette conscience de classe des parents, cette culture de la révolte, cette « éthique revendicative » (Terrail, 1990, p. 229) s’est transformée à la génération suivante en identité politique, une identité de dominé ethnicisé et a nourri chez ces jeunes d’origine maghrébine le désir du passage à l’action politique. Ce militantisme correspond rarement à un rite de passage. Il constitue le plus souvent une carrière militante, qui débute pendant la socialisation universitaire, au moment où l’individu est étudiant à l’université française et entame le cycle de vie de la jeunesse. Plutôt critique du système politique français, ce militantisme, plutôt associatif, offensif et revendicatif, n’est pas toujours conventionnel et peut frôler l’illégalité, la clandestinité, ou en tout cas l’opposition radicale. Souvent le fait de dirigeants, il est bénévole, tout au moins au début de la trajectoire militante. Il peut, par la suite, se professionnaliser dans les années quatre-vingt-dix, s’il a débuté dans les années quatre-vingt et s’il a commencé pendant la socialisation universitaire. En revanche, s’il est postuniversitaire et débute lors de la socialisation professionnelle, il reste un militantisme bénévole.
19Les acteurs de ce militantisme sont d’abord des jeunes d’origine maghrébine critiques du système politique français dominant, mais adeptes des valeurs universelles et de l’idéologie des droits de l’homme. Ils réclament à la fois un « droit à la différence » et l’égalité de traitement. Ils dénoncent l’égalité formelle républicaine, qu’ils estiment abstraite, et désirent « l’égalité réelle » concrète, pour reprendre des termes marxistes bien connus. Ils débutent leur action collective dans les années quatre-vingt, et la poursuivent dans les années quatre-vingt-dix. Fils de travailleurs immigrés, ouvriers et petits commerçants, la plupart anciens militants du FLN, pour les Algériens, indépendantistes pour les Tunisiens et Marocains, et parfois membres de la CGT, ils militent surtout dans des associations locales implantées dans la proche banlieue parisienne, telles Nanas beurs, Nahda, l’ANGI (Association de la nouvelle génération immigrée), SOS ça Bouge, Africa, etc. (Baillet, 2001b, p. 185), à l’intérieur des mouvements sociaux et ethniques des années quatre-vingt, comme le Mouvement beur (1983-1985) caractérisé par la Marche contre le racisme et pour l’égalité de 1983, Convergences 84, et Divergence 85, et dans des partis politiques « périphériques » dans les années quatre-vingt-dix, tels les Verts, le Parti communiste, Radical à l’époque de B. Tapie, devenu par la suite le PRG (Parti radical de gauche) et la LCR.
20Les événements déclenchant cette action politique sont souvent étroitement liés à des événements que l’on peut qualifier d’actes à caractère raciste. Il s’agit le plus souvent d’un racisme, non pas abstrait et lointain, mais quotidien, de proximité, celui qui s’exerce dans leur ville, leur voisinage, leur quartier ou qui a affecté un membre de leur famille.
21« Il y a eu deux événements importants qui ont joué : la Marche de l’égalité qui a rassemblé plus de cent mille personnes jusqu’à Paris, et qui nous a donné l’envie de créer SOS ça Bouge. Et puis, il y a eu aussi une attaque fasciste dans le quartier à Bondy. L’un de mes amis a eu 75 points de suture par un mec du FN, au moment où le FN faisait encore 1 %. Et là dessus, après les battes de base-ball, on a choisi de créer une association pour répondre, pour dire, on peut être acteur dans notre ville, et pas que spectateur, pour dire, c’est pas que des loubards, dans notre cité. » (S., 29 ans, Français d’origine algérienne, cadre, dirigeant associatif).
22Ces événements de la vie quotidienne qui correspondent à des actes racistes et violents mobilisent des jeunes d’origine maghrébine diplômés, d’origine ouvrière, qui résident dans ces quartiers populaires où sont survenus ces incidents. Ils ont déclenché une certaine « rage » (Dubet, 1987) qui s’est exprimée, non pas de manière anarchique et spontanée, mais structurée et organisée. Mais cette rage n’est souvent pas suffisante pour déclencher le passage au militantisme. Elle est associée à une conscience de classe ethnicisée, à une culture politique véhiculée par la famille, à une expérience scolaire d’échec ou de semi-échec, et à une orientation scolaire précoce vécue, le plus souvent, comme une discrimination.
23Les protagonistes de ce militantisme « événementiel de carrière » sont également des militants « anti-occidentaux » (Schnapper, Leveau, 1988), hostiles aux valeurs universelles et républicaines, et à l’intégration individuelle « à la française », mais adeptes du modèle d’intégration collective « à l’américaine », qui s’engagent dans la vie politique et associative au tournant des années 1980-1990. Fils d’ouvriers et employés immigrés algériens, ils militent dans des associations locales communautaires, soit à dimension politique (franco-algérienne ou franco-marocaine), telle l’Assetima créée en 1987 à Paris (Association des étudiants issus de l’immigration algérienne), ou Algérie au cœur, créée à Saint-Denis en 1994, soit à dimension religieuse, musulmane ou islamiste, telles l’Association islamique de Fontenay, l’Association des musulmans de Fontenay au Val-de-Fontenay dans le Val-de-Marne, fondées au début des années quatre-vingt-dix.
24Ils se sont engagés dans l’action associative car la conscience de classe de leurs parents s’est transformée chez eux en une identité politique, mais cette fois, non plus ethnicisée, mais nationalisée, ou bien islamisée. En d’autres termes, cette conscience de classe est réactivée par le biais de la nation ou de la religion musulmane, réinterprétée, « bricolée », parfois de manière radicale.
25Les événements engendrant ce militantisme sont étroitement liés aux événements concernant le monde arabo-musulman. Il s’agit, par exemple, de l’ascension du FIS et de l’islamisme en Algérie depuis le début des années quatre-vingt-dix, de la guerre du Golfe en 1991, de l’affaire Rushdie en 1988 suite à la Fatwa de l’ayatollah Khomeiny ou celles des voiles islamiques en 1989 à Creil et à Mantes-la-Jolie en 1994, ou encore du génocide bosniaque musulman en 1995, et celui de 1999, lors des événements du Kosovo.
26« Bon, après l’affaire des versets sataniques, puis celle des voiles, Il y a eu une prise de conscience. Un tournant. Je me suis dit, il y a des musulmans dans la ville, et là le problème de l’Islam m’a intéressé. Et j’ai créé mon association. » (F., 31 ans, Français d’origine marocaine, chômeur, dirigeant associatif).
27Ces événements ont fait émerger un certain désenchantement du politique latent, lié au relatif échec de la politique d’intégration du parti socialiste à la fin des années quatre-vingt, ont réactivé non pas une conscience de classe, mais une conscience communautaire musulmane, et déclenché le passage à l’action communautaire instrumentalisant l’Islam à des fins de visibilité sociale dans l’espace public français.
28Ces deux catégories de militants qui s’adonnent à ce type de militantisme vivent leur activité politique comme un engagement. Ils correspondent à « l’image classique du militant en France, tout entier dévoué à la cause collective, donc saisi par elle, au point de tout lui sacrifier » (Ion et al., 2005, p. 73). Leur activité militante constitue, à leurs yeux, une éthique politique, une éthique de la conviction et du désintéressement, qui peut être interprétée comme un militantisme moral, qui se subdivise en deux orientations : l’une antiraciste et laïque, l’autre religieuse, mais séculière et intra-mondaine, et non mystique.
« Mon militantisme, c’est un engagement, qui a des limites, celle de la vie. » (S., 29 ans, Française d’origine algérienne, cadre et dirigeante associative).
L’engagement de ces militants oscille ainsi entre un engagement de type sacerdotal et de type civique et politique. Le premier type se caractérise par la non-distinction entre la sphère publique et la sphère privée, par la création d’un déplacement de la frontière entre le public et le privé, par la publicisation de l’espace privé et la sacralisation de la participation politique ; le second type, quant à lui, par l’acceptation et la revendication de la distinction espace public, espace privé qui est l’un des fondements de la conception républicaine française et relativise la position et le rôle de la fonction politique.
Le militantisme situationnel de passage
29Le « militantisme situationnel de passage » est favorisé par une situation structurelle. Il est dû à des structures préexistantes à l’individu désireux de militer, qui l’incitent au passage au politique. Ces structures peuvent être une université française fréquentée par l’individu en question, une association venant d’être créée ou une association où il exerce déjà un emploi. Ce militantisme, qui peut être aussi le fait de situations ou de circonstances particulières, constitue un rite de passage durant la jeunesse.
30« Mon militantisme a commencé il y a très peu de temps. J’étais à la fac à Lyon. Il y avait France Plus. J’y suis entrée. Puis, je suis arrivée à Paris. Et j’ai été embauchée à France Plus. Alors, je milite à France Plus. Il y a des actions qui me guident totalement à France Plus » (O., 27 ans, Française d’origine algérienne, cadre).
31Ce militantisme se déroule plutôt pendant la socialisation scolaire et/ou universitaire et s’achève généralement lors de l’entrée dans la vie professionnelle, ou dure encore pendant les premières phases de cette vie, avant l’entrée dans la vie matrimoniale. Il s’avère le plus souvent un militantisme de base qui s’effectue dans les années 1985-1995, à l’intérieur des associations nationales médiatiques, tels SOS Racisme, France Plus, ou la Fédération nationale de la maison des potes, et les partis politiques français « centraux », tels le Parti socialiste, l’UDF ou le RPR. Il est aussi le fait de dirigeants, qui peuvent devenir salariés dans les années quatre-vingt-dix, mais uniquement dans des associations locales implantées en banlieue parisienne, telles Cités banlieues à Pantin, l’Association d’insertion des jeunes issus de l’immigration à Poissy, ou encore l’Association des juristes berbères de France (Baillet, 2001a, p. 359).
32Plutôt bénévole, ce militantisme politique, démocratique et républicain n’est pas favorisé par une tradition militante familiale. En effet, les parents de ces jeunes d’origine maghrébine n’ont été ni messalistes, ni membres du FLN pendant la guerre d’Algérie, ni militants à l’intérieur de syndicats ouvriers français. Certains d’entre eux étaient même des harkis (supplétifs de l’armée française) ou des Français musulmans, plutôt des notables légalistes.
33« Mon père était électricien. Mais avant de migrer en France, mon père avait un bon poste là-bas. Il avait un appartement de fonction. Il n’a jamais milité dans un syndicat ou un parti politique. » (K., 27 ans, Français d’origine algérienne, cadre d’entreprise, militant associatif local).
34Si tous les acteurs de ce militantisme se situent à l’intérieur du jeu politique français, qu’ils soient critiques du système et des valeurs des droits de l’homme, ou défenseurs de la démocratie libérale et des valeurs républicaines, leurs profils sociaux diffèrent.
35Les premiers, d’origine populaire, plutôt Arabes que Kabyles, fils d’immigrés ouvriers, militent dans des associations locales implantées dans les banlieues populaires et mènent des actions surtout d’insertion économique. Ils se mobilisent dans l’action collective parce qu’ils connaissent le chômage, une instabilité professionnelle et une certaine précarité, parce qu’ils sont par exemple en stage, ou en contrat à durée déterminée dans une association. En effet, comme le souligne J. Ion, les mobilisations contemporaines se construisent davantage à partir d’expériences concrètes de situations difficiles (Ion et al., 2005, p. 14).
36« Je suis au chômage depuis plus d’un an. Bientôt en fin de droits. Plutôt que d’attendre de trouver un travail de comédienne, pendant ce temps-là, j’ai monté l’association Shérazade et Compagnie pour monter un spectacle. C’est une bonne expérience professionnelle. » (R., 24 ans, Marocaine, chômeuse, dirigeante associative locale).
37Les seconds, Français d’origine algérienne, majoritairement Kabyles, fils d’immigrés algériens et de harkis, sont des enfants de petits artisans, de petits commerçants, d’employés ou de petits patrons. Ils militent dans des associations nationales médiatiques à partir du milieu des années quatre-vingt et à l’intérieur des partis politiques français « centraux », surtout le PS, dans les années quatre-vingt, et de plus en plus dans les partis de droite dans les années quatre-vingt-dix, et s’engagent surtout en raison de leur socialisation universitaire et professionnelle.
38« J’ai commencé à militer parce que j’ai rencontré Dahmani à l’université de Villetaneuse. C’était mon professeur d’économie. Voir des jeunes se préoccuper de politique et de nationalité, ça m’a intéressé. Alors, j’ai adhéré à France Plus en 1986. » (S., 31 ans, Français d’origine algérienne, cadre d’entreprise, dirigeant associatif national).
39Ce militantisme est souvent considéré par ces jeunes d’origine maghrébine comme une étape, un travail, une expérience, une période, bref une phase de la vie déterminée, et aussi comme un engagement, mais à court terme.
40« Pour moi le militantisme, c’est une étape. Je ne vois pas faire ça pendant 25 ans. Je pense qu’il faut vivre en tout cas. Bon, il faut vivre aussi ce militantisme avec un certain état d’esprit. C’est vrai. Bon, mais il y a un moment où tu te lasses, et à ce moment-là, il faut passer à autre chose. » (M., 32 ans, Français d’origine algérienne, dirigeant associatif national, militant socialiste).
Il est ainsi conçu comme une activité humaine parmi d’autres, au même titre qu’une activité sportive, musicale, artistique, littéraire pendant le temps de la jeunesse, qui comme souligne O. Galland, « est associé à des pratiques de sociabilité et de loisirs particuliers » (Galland, 1996, p. 82). Il ne résulte pas d’une éthique de la conviction, d’une morale, d’une adhésion à une philosophie politique ou à une idéologie, et n’est pas forgé par une socialisation familiale. Plutôt que le produit d’une conscience ou d’un habitus de classe, il correspond davantage à un élément de la culture de la jeunesse étudiante française des classes moyennes en ascension sociale, ou des fractions supérieures des classes moyennes.
Enfin, ce militantisme associatif se pratique entre « le stade postscolaire mais toujours familial », et le stade « préconjugal », c’est-à-dire au moment où les jeunes vivent toujours chez leurs parents, mais ont quitté l’école, soit pour poursuivre des études supérieures, soit chercher un emploi et commencer à travailler (Galland, 1996, p. 87).
Le militantisme d’interconnaissance de carrière
41Le « militantisme d’interconnaissance de carrière » des jeunes d’origine maghrébine est favorisé par un réseau d’interconnaissance, c’est-à-dire un réseau formé par le voisinage, des amis proches, des camarades universitaires ou des syndicalistes, qui fréquentaient déjà ces structures militantes. Il ne constitue pas un rite de passage, mais une période indéterminée, qui peut durer au moins le temps d’une génération, et dépasser la seule phase de la jeunesse.
42Ce militantisme débute souvent grâce à une tradition militante familiale, paternelle, et constitue une activité parallèle à la socialisation professionnelle postscolaire, pour ceux qui n’entament pas d’études universitaires, ou postuniversitaire pour les autres. Militantisme de dirigeant et bénévole, pendant la socialisation professionnelle, il peut connaître des phases de salariat, et s’il débute dans les années quatre-vingt, dès la socialisation universitaire.
43Les acteurs de ce militantisme qui débutèrent leur action collective à partir du milieu des années soixante-dix sont des critiques radicaux du système politique français et adhèrent à des idéologies d’inspiration marxiste. Fils d’immigrés venus en France pour des raisons économiques, issus des catégories populaires, essentiellement ouvriers et de la fraction inférieure des catégories moyennes (petits commerçants), fils de militants FLN ou de syndicalistes qui leur ont transmis une mémoire anticoloniale et une éthique revendicative et des habitudes de lutte (Terrail, 1990, p. 229), ils ont commencé leur militantisme dans des organisations contestataires du système politique français proches de l’extrême gauche.
44« Mon père était militant actif, donc il y a eu cette transmission de ne pas se laisser faire, d’avoir la tête haute. Moi, j’ai toujours appris ça de mon père qui était à l’usine face à un ouvrier français et qui gagnait plus que lui. » (S., 40 ans, Algérienne, éditeur, dirigeante associative nationale).
45Militants arabistes, propalestiniens, et antisionistes, ils participèrent aux mouvements de grève des foyers Sonacotra en 1976-1977, aux mouvements des travailleurs arabes (MTA), ou militaient dans des syndicats ouvriers, au Parti communiste ou aux Jeunesses communistes, dans des organisations d’extrême gauche, trotskiste et maoïste, des comités propalestiniens ou encore dans des nouvelles formes d’action collective (Bouamama, 1994, p. 29-30), comme des groupes de musique (Rock against police), ou des troupes de théâtre engagées (Kaina), ou enfin des journaux destinés à l’immigration, comme Sans Frontières, fondé en mars 1979.
46Leur militantisme s’explique surtout par la rencontre de militants étudiants d’extrême gauche à l’université ou de militants communistes de leur quartier. Ces rencontres ont été souvent à l’origine de la constitution de véritables réseaux de militants qui se sont agrandis au cours de leur vie universitaire et de leur jeunesse.
47« Moi, j’ai toujours milité. J’ai toujours été au contact de militants, depuis mon enfance. Quand je suis arrivé en France, on a habité dans une cité. On était en contact avec des familles communistes. On jouait avec leurs enfants. On a vécu le racisme des années soixante avec l’arrivée des Pieds noirs. J’ai toujours vu des affiches, entendu des appels à de manifestations, j’ai baigné là-dedans. Je suis allé à l’école, puis à l’université. Bon il y avait pas mal de trotskistes, de maoïstes à la fac de Vincennes. Bon, puis à la fin des années soixante-dix, avec des militants que je connaissais on a créé, le premier journal de l’immigration qui s’appelait Sans Frontière. » (N., 42 ans, Français d’origine algérienne, cadre supérieur, dirigeant associatif).
48Ainsi, si le réseau apparaît essentiel dans l’explication du passage au militantisme, il est alimenté par une culture politique familiale, procommuniste et proarabe, une culture universitaire héritée dumouvement de mai 1968, et par une contagion des idées politiques françaises ambiantes (anarchistes, libertaires, trotskistes et maoïstes), fortement diffusées dans la jeunesse des années soixante-dix.
49« J’ai toujours défendu la cause palestinienne, et milité pour elle. Mon père était pronassérien et propalestinien à fond. Bon, c’est quelque chose qui m’a marqué très tôt… Voilà alors la solidarité internationale, c’est d’abord la Palestine. Je suis à toutes les manifestations pour la Palestine. » (M., 36 ans, Algérienne, dirigeante associative locale salariée).
50Les acteurs de ce militantisme sont également des militants des années quatre-vingt qui s’engagent, au nom des valeurs universelles et des droits de l’homme, à l’intérieur de la société française. Si les militants qui critiquent le système politique français ont déjà été décrits et correspondent aux défenseurs d’une « démocratie participative » ; les partisans du système et de ses valeurs, bref d’une « démocratie représentative » (Ion et al., 2005, p. 61) sont, quant à eux, des jeunes d’origine algérienne, la plupart kabyle et de nationalité française. Les fils d’immigrés sont issus de la fraction supérieure des classes populaires en ascension, les fils de Français musulmans, proviennent surtout des classes supérieures, et de familles algériennes rapatriées à l’Indépendance de l’Algérie. Ils militent dans les partis politiques « centraux », le Parti socialiste et le RPR, surtout dans les années quatre-vingt-dix, mais aussi à partir de 1993, dans des partis « périphériques », tels le Mouvement des citoyens de J.-P. Chevènement, devenu par la suite le MRC (Mouvement républicain et citoyen) et à l’intérieur des associations nationales médiatiques (SOS Racisme et France Plus).
51Pour ces militants, le réseau d’interconnaissance se constitue, non pas à l’université, mais dans les associations locales ou nationales, qu’ils connaissent ou fréquentent occasionnellement, ou dans leurs quartiers de résidence.
52« Bon, j’ai d’abord rencontré N. Puis, j’ai croisé les filles de Nahda. Au début, c’était un groupe de filles. Des filles d’ici. Et puis je me suis liée à elles, et on a essayé de monter des projets économiques, de faire des activités. » (Y., 36 ans, Française d’origine algérienne, employée, militante associative).
53Ce réseau permet donc le passage au militantisme actif, s’il est animé par un projet commun, un destin social commun, un avenir semblable dans la vie sociale et économique. Ainsi, ce n’est pas l’origine commune (ethnique, communautaire ou sociale) du réseau qui enclenche le militantisme de ces jeunes d’origine maghrébine, mais le projet dont il est éventuellement porteur, et les opportunités qu’il peut offrir.
54Enfin, ces militants vivent leur militantisme comme un engagement. Les plus anciens, ceux qui ont débuté dans les années soixante-dix, l’envisagent comme une vocation, une éthique et un but. Ils ont un rapport sacré au politique, et le sens donné est plutôt celui d’un engagement multiforme : politique, philosophique, existentiel.
55« S’il n’y avait pas eu le militantisme, je n’existerais pas. Ca fait partie de moi. C’est ma vie. Je suis complètement dedans. C’est une partie de moi, je crée, je fais » (N., 43 ans, Algérien, médecin, dirigeant associatif local).
56Les plus récents, ceux des années quatre-vingt-dix, envisagent leur militantisme non pas au nom d’une idéologie politique constituée, mais d’une idéologie proche d’une morale associative, imprégnée de valeurs de solidarité et humanistes, proches de celles véhiculées par les organisations humanitaires, caritatives et de droits de l’homme.
« C’est un engagement. C’est un engagement. C’est ma vie. Ca fait trop longtemps que ça dure pour que ce soit un passe-temps. Non, c’est un engagement. Je me vois pas l’arrêter là. Je vois pas où je pourrai aller ailleurs. Non, j’arrêterai pas de militer dans le collectif. C’est un état d’esprit. » (N., 23 ans, Français d’origine algérienne, salarié associatif).
Cette conception du militantisme explique donc que ces jeunes d’origine maghrébine aient poursuivi leur engagement, associatif ou politique, au delà de la période de la jeunesse. Ils continuent de mener cette activité lors de la vie adulte, alors qu’ils ont une vie professionnelle stable et ont franchi « l’étape conjugale » (Galland, 1996, p. 91) et celle de la constitution d’une famille, car ce militantisme ne constitue pas à leurs yeux un loisir, mais un élément central de leur vie, au point que leur vie individuelle soit reléguée au second plan et que le singulier s’efface devant le nous « collectif », le nous « militant », le nous « convivial ». (Ion et al., 2005, p. 76).
? Conclusion
57D’un point de vue empirique, cette étude montre qu’il n’existe pas de causalité spécifique du militantisme maghrébin en France, mais que la spécificité réside surtout dans les caractéristiques des événements déclencheurs. En effet, les événements qui ont provoqué le militantisme des jeunes d’origine maghrébine en France concernent directement les populations maghrébines (actes racistes à l’encontre des Maghrébins, conflits ou affaires engageant les populations arabes ou musulmanes à l’échelle internationale). En revanche, les situations structurelles, ou les réseaux d’interconnaissance qui favorisent l’entrée de ces jeunes dans le militantisme ne sont guère spécifiques : la fréquentation de l’université française, d’une association locale ou nationale, d’un réseau amical ou de voisinage engagé dans une mouvance associative et/ou politique, constituent des facteurs universels qui favorisent le militantisme des jeunes français en général, quelle que soit leur origine nationale.
58De même, la durée et la conception du militantisme de ces jeunes maghrébins ne sont guère singulières. En effet, ceux qui ont débuté leur action collective dans les années soixante-dix, considèrent leur militantisme comme une vocation, et l’ont poursuivi souvent dans leur vie adulte, comme d’ailleurs de nombreux jeunes français qui se sont engagés à cette époque. Et ceux qui ont commencé leur activité militante dans les années quatre-vingt-dix, ont plutôt une vision instrumentale de leur action militante qu’ils considèrent souvent comme une étape, comme les jeunes français en général qui se sont adonnés à l’action collective dans la décennie quatre-vingt-dix.