CAIRN.INFO : Matières à réflexion

? Introduction

1Depuis un demi-siècle, le carnet de santé de l’enfant est devenu en France une affaire de routine, et plusieurs générations de carnets ont déjà vu le jour. Depuis 1970, il contient trois certificats de santé que doit remplir le médecin qui suit l’enfant et envoyer à la direction départementale de la Protection maternelle et infantile (PMI).

2Au moment où un nouveau carnet de santé de l’enfant est à l’étude au ministère chargé de la Santé, il est intéressant de se pencher sur son histoire longue. Peut-on se faire une idée de sa généalogie ? À quels objectifs a-t-il répondu lors de son « invention » ? Ces objectifs ont-ils changé au cours du temps ? Qu’en ont fait les familles et les médecins ?

3Ce document peu étudié et finalement assez complexe fait l’objet de cet article [1]. L’origine de ce carnet remonte, en France au moins, au milieu du XIXe siècle, il reste longtemps une initiative privée, puis les pouvoirs publics s’y intéressent dès le début du XXe siècle : c’est l’histoire dans le long terme de ce qui s’est passé autour du carnet de santé entre les mères, les médecins et l’État, qui est présentée ici, d’après un échantillon de carnets retrouvés dans les bibliothèques publiques, les archives privées [2] et d’après des témoignages oraux. Une esquisse de comparaison européenne permettra de mieux comprendre l’originalité française dans ce domaine.

? Une idée du docteur Jean-Baptiste Fonssagrives : constituer des « Annales de la santé des enfants »

4Nos recherches sur l’origine du carnet de santé en France nous ont conduit de fil en aiguille jusqu’au docteur Jean-Baptiste Fonssagrives (1823-1884), un médecin montpelliérain qui s’est d’abord intéressé à la médecine navale et qui, sans doute sous l’influence des idées de Florence Nightingale, préconise, en vue de seconder le médecin, une observation attentive par les mères de l’état de la santé des enfants.

Le rôle des mères : seconder le médecin

5Jean-Baptiste Fonssagrives publie en 1868 un ouvrage dans lequel il expose ses idées : « Le rôle des mères dans les maladies des enfants ou ce qu’elles doivent savoir pour seconder le médecin » (Fonssagrives, 1868).

6Le neuvième chapitre est consacré à « L’observation maternelle » : « Bien observer leurs enfants malades pour rendre compte au médecin de tout ce qui s’est passé dans l’intervalle des deux visites. » Cette observation doit se faire dès les premiers jours de la vie et de façon continue. La mémoire ne suffit pas, il faut écrire, comme on écrit ses comptes. Le médecin fournirait les désignations, les mères n’auraient qu’à noter soigneusement les observations dans un livret. Il faut aux mères une méthode, un guide. Fonssagrives estime qu’« il y a deux maternités qui se complètent, la maternité du sang, la maternité du soin. La tendresse est le pivot de la première, l’intelligence celui de la seconde ». Un programme complet d’observation du nourrisson par les mères est donc proposé par le praticien montpelliérain (cf. encadré 1) : on notera l’ambition du médecin qui suggère par exemple de faire noter par les mères l’époque de la poussée de la vingtième dent !

Encadré 1 : Les propositions du docteur Fonssagrives sur le contenu du carnet de santé

« Voici, celui que je proposerais volontiers :
1° Date de naissance ;
2° Mode d’alaitement et circonstances particulières qu i l’ont signalé ;
3° Maladies de l’alaitement avec leurs dates, leur durée, l’indication de leur gravité, des moyens qu i ont été employés avec succès ;
4° Première dentition. – époque de l’apparition des incisives, des œilères ou canines, des grosses dents ; accidents de la dentition (convulsions, diarrhée, éruptions diverses, ophtalmies) ; – époque de la poussée de la 20e dent ;
5° Époque du sevrage. - Facilité avec laquelle il s’est accompli, ou accidents qui l’ont compliqué (diarrhée, amaigrissement, carreau) ;
6° De la marche. – À quele époque est-ele devenue possible ? A-t-ele été avancée, retardée, interrompue ?
7° Vaccination. – À quel âge, dans queles conditions ? La marche des boutons a-t-ele été régulière ?
8° De la dentition intermédiaire, ou poussée des quatre premières grosses molaires. – Incidents qu i l’ont accompagnée ;
9° De la dentition de renouvelement ou de sept ans. Particularités qu’ele a offertes ;
10° Des fièvres éruptives (rougeole, scarlatine, varioloïde, varicele, etc.) ;
11° De la croissance. – La mesurer de trois en trois mois, et tenir note de la façon dont ele s’est faite. Croissance précoce, retardée, irrégulière. Accidents de la croissance ;
12° Maladies accidenteles, indispositions ordinaires, etc. etc.
On peut faire varier ce guide […]
Je ne saurais trop conseiler aux mères de tenir exactement ce journal ; c’est le seul moyen d’établir et de conserver ces traditions de santé en dehors des queles la médecine se fait un peu par hasard […]
Je suppose que ces notes soient bien tenues et qu’une maladie fournisse l’occasion de les utiliser. Eles renseigneront le médecin sur les accidents passés dont il n’a pas eu connaissance, ou dont il a perdu le souvenir. Mais la mère n’aura accompli que la moitié de sa tâche, si ele ne sait pas observer ele-même son enfant dans le cours d’une maladie et compléter ainsi l’observation du médecin qui le soigne […]
[la mère devient un appareil à enregistrement [sic] concernant le pouls, le rythme de la respiration, la toux, la voix, la température, le sommeil, les attitudes, la physionomie, les forces, les vomissements, les évacuations, les urines, les crachats, les hémorragies…] ».

7L’année suivante, en 1869, Fonssagrives précise ses idées en publiant, chez les mêmes éditeurs parisiens, Hachette et Masson, le Livret maternel pour prendre des notes sur la santé des enfants, en deux volumes, l’un pour les garçons (XII + 41 p.), l’autre pour les filles (XII + 43 p.) (Fonssagrives, 1869). Il développe ce qu’il a déjà indiqué en 1868, en vue de constituer de véritables Annales de la santé des enfants (p. X). En exergue, « La mère constate, le médecin interprète », tout un positionnement qui sera explicité par le médecin dans les premières pages du Livret. « Le livret offre aux mères, dans un cadre restreint et avec des divisions toutes tracées qui fixeront leurs idées et aideront leur mémoire, un guide qui, peut-être, leur donnera le goût de ces détails si utiles et leur en fera saisir l’importance » (p. VII).

8La perspective « longitudinale » du suivi de la santé de l’enfant est clairement soulignée : ce faisant, les mères constitueront ainsi une « mémoire » familiale indispensable à la survie de leur progéniture. Cette biographie sanitaire suppose d’abord que les mères soient alphabétisées, qu’elles soient ensuite méthodiques et douées d’une certaine intelligence (p. V), de façon à tenir cette chronique avec exactitude et régularité. Elle suppose aussi qu’elles soient familiarisées à l’idée du recours au médecin et d’une collaboration avec lui.On le voit, le docteur Fonssagrives ne s’adresse pas à toutes les mères, mais à une élite seulement, celle qui a les moyens intellectuels et financiers de consulter les docteurs en médecine.

Un livret aux idées novatrices, marqué cependant par les théories et le contexte de son époque

9De son Livret, Fonssagrives espère « l’accroissement dans les familles du sentiment de la valeur réelle de la santé et des soins qu’elle exige » (p. VII). Il s’agira aussi du témoignage irrécusable du dévouement de la mère à son enfant, d’où ressortira fortifié l’esprit de famille (p. X). Fonssagrives a même l’intuition d’une exploitation plus générale des données issues de plusieurs livrets d’une même famille : « Que de lumières précieuses ne jailliront pas, en effet, de l’histoire médicale de trois ou quatre générations dans une même famille, quand nous aurons sous les yeux les matériaux précis et recueillis d’après un plan uniforme » (p. VIII). La théorie du caractère héréditaire de la transmission des maladies est encore dominante, au moment où Pasteur commence à mettre en lumière le rôle des agents microbiens.

10Fonssagrives est conscient de l’objection majeure qui peut lui être opposée, celle de la confidentialité. Il répond d’avance en écrivant « qu’on est toujours libre d’inscrire un renseignement ou de le confier seulement à sa mémoire » (p. IX) : un conseil qui, semble-t-il, a traversé les décennies jusqu’à nos jours.

11Pour faciliter le travail des mères (noter que c’est bien à elles qu’il s’adresse exclusivement), le médecin s’est efforcé de simplifier au maximum les notations : il recourt à un système de tableaux ou de cases aisés à remplir et accompagnés de pages vides destinées à recevoir des notations libres. Le plan qu’il propose est proche du programme de 1868 : « renseignements généraux, hérédité, naissance, allaitement, sevrage, vaccine et revaccination, dentition, poids, croissance, marche et attitudes, indispositions, éruptions, maladies diverses de l’enfance, vue et ouïe, habitudes physiologiques et médicamenteuses, habitudes hygiéniques, susceptibilité et ressemblance, exercices physiques et forces, vie scolaire, accidents et opérations. Le livret des filles n’a de spécial que deux tableaux indiquant les particularités et les dates des périodes mensuelles » (Fonssagrives, 1876).

12Il réserve six pages à la puberté pour les filles tandis qu’il consacre pour les garçons deux pages aux exercices physiques et forces et deux pages au travail d’esprit : c’est le seul élément, hautement significatif, qui différencie les deux livrets. Les exercices qui retiennent l’attention du docteur sont l’équitation, l’escrime, la natation et l’art manuel, des activités bien connotées socialement en ce qui concerne les deux premières. Tandis que le travail d’esprit renvoie à la vie scolaire et aux aptitudes intellectuelles. Les femmes sont entièrement définies par leur corps, tandis que les hommes doivent équilibrer les deux forces, physiques et intellectuelles. Le contexte de l’époque, on le sait, est celui d’un enseignement primaire non généralisé pour les filles et d’un enseignement secondaire féminin embryonnaire, sous l’impulsion du ministre de l’Instruction publique, Victor Duruy.

13Un peu après la publication de ces deux livrets, la même année, Fonssagrives publie chez Hachette un autre livre intitulé L’éducation physique des jeunes filles, ou avis aux mères sur l’art de diriger leur santé et leur développement (Fonssagrives, 1869). Dans ce volume de 327 pages, l’auteur revient longuement dans la préface sur l’idée « d’apprendre aux femmes intelligentes et munies d’une certaine culture de l’esprit cette partie de la science maternelle qui a trait à l’éducation physique de leurs filles ». Certes, explique-t-il, « l’instinct de la maternité » existe, mais il ne saurait suffire : la « profession maternelle » doit s’apprendre, c’est véritablement une « science de la maternité ».

14On retrouve là une idée chère à certains médecins de cette fin du Second Empire, arracher la maternité, l’éducation des enfants à la routine, en faire des corpus de savoirs scientifiques. C’était aussi, à Paris, l’idée du docteur Caron qui tenta de faire des conférences d’hygiène en direction des femmes et inventa le concept de puériculture (Rollet, 1990, p. 24). En dix chapitres intitulés « entretiens », Fonssagrives développe un petit traité assez complet sur le développement physique des filles. Il a donc un projet cohérent visant l’éducation des mères et il fait référence, au cœur du livre (p. 149), aux livrets qu’il vient de publier.
Ceci dit, il n’oublie pas les pères. Un livre est en projet en 1869 portant sur L’éducation physique des adolescents ou avis aux pères sur l’art de diriger leur santé et leur développement. Ce dernier livre sera publié en 1870 mais sous un autre titre : L’éducation physique des garçons ou avis aux familles et aux instituteurs sur l’art de diriger leur santé et leur développement (Fonssagrives, 1870).

Un succès limité en France mais un intérêt certain à l’étranger

15Fonssagrives s’adresse aux familles, libres d’acheter ou non son livret : il déplore en 1876 que « douze cents familles seulement, en France, ont cru avoir besoin de ce livret et en ont compris le sens et l’utilité » (Fonssagrives, 1876).

16Cependant, affirme-t-il, « si l’idée est juste, on la reprendra, et elle portera de meilleurs fruits entre les mains d’un autre ». L’idée, signale-t-il, a d’ailleurs franchi l’Atlantique : « un AméricainM.W. Garrison, vient d’en faire spontanément une traduction à New York et il l’a lancée dans ce public américain si amoureux des choses pratiques et si zélé par les questions de pédagogie » (Fonssagrives, 1872 et 1876, p. 493) [3]. D’autres traductions ont d’ailleurs été faites à l’époque, spécialement aux Pays-Bas par le plus fameux hygiéniste de l’époque, Coronel (Coronel, 1875) [4], et en Italie par un médecin milanais, Felice Dell’Acqua (Dell’Acqua, 1876) [5]. Ces trois traductions, à quelques années d’intervalle, montrent bien que l’œuvre de Fonssagrives était une initiative pionnière en Europe.
Les ouvrages de Fonssagrives correspondent donc à une préoccupation générale en Europe et outre-Atlantique : comment faire pour améliorer la santé des enfants, pour lutter contre la mortalité infantile ? L’idée était alors de recourir aux mères pour qu’elles aident le médecin dans sa tâche, faire un bon diagnostic et soigner.

? Carnets et livrets à l’époque de Fonssagrives : écrits privés et initiatives publiques

17Fonssagrives dit lui-même avoir été influencé par les idées de Florence Nightingale concernant les soins professionnels aux malades : c’est certainement une des origines de sa réflexion. Or la mère est la première soignante auprès de son enfant, d’où l’utilité de la former.

18Mais on peut relier l’initiative de Fonssagrives à deux autres courants.

19Le premier concerne l’habitude prise par certains pères et mères de famille depuis le siècle des Lumières de relater par le menu le développement de leurs enfants depuis la naissance. Comme le montrent plusieurs auteurs européens, il existe une tradition de Journal ayant trait au développement du petit enfant du point de vue de la santé et de l’éducation. La prise de notes quotidienne facilite la réflexion des parents sur la meilleure conduite à tenir. Ainsi Egle Becchi, de l’université de Pavie, a étudié cinq journaux privés tenus au XVIIIe siècle par des pères de langue allemande ou italienne, inspirés par Jean-Jacques Rousseau et par les spécialistes de l’enfance de l’époque (Becchi, 2004). Le corps de l’enfant y est écrit, annoté, socialisé. De même, Isabelle Robin Romero est en train d’étudier les journaux tenus par des femmes vivant en France au XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle (Robin Romero, 2004). Cette tradition d’une écriture féminine ou masculine s’est perpétuée au XIXe siècle, ravivée par les débats autour de l’éducation du jeune enfant et la naissance des premières écoles maternelles (Luc, 1997) ; elle a donné naissance en particulier aux observations des psychologues.

20Un autre courant a pu inspirer Fonssagrives, d’origine plus administrative. Il s’agit en particulier du suivi des enfants abandonnés confiés aux services de l’Assistance publique. Au moins depuis le début du XIXe siècle, l’Administration générale des hôpitaux, hospices civils et secours de Paris, munissait chaque enfant placé d’un livret. Celui concernant les enfants âgés de plus de 12 ans comporte, en 1818, quinze pages et doit recevoir la mention du maître qui reçoit l’enfant, des changements de placement, de la date du décès… D’autres livrets existaient à l’époque en France : le livret ouvrier qui devait être visé par le maire à chaque changement d’employeur accompagné d’un changement de lieu de résidence, avait été institué en 1803 (la loi du 22 germinal an XI, complété par l’arrêté du 9 frimaire au XII, rétablit les dispositions des lettres patentes du 2 janvier 1749) ; il avait été réactivé en 1854 mais était progressivement tombé en désuétude : il ne fut cependant définitivement supprimé qu’en 1890 [6].

21Au moment même où Fonssagrives publiait ses livrets, l’idée d’un carnet était débattue à l’Académie de médecine concernant les enfants placés en nourrice : fallait-il imposer un livret de nourrice ? Le docteur Blot, rapporteur de la commission de mortalité des nourrissons, avait suggéré que ce carnet soit seulement proposé aux nourrices pour leur donner « un moyen simple de se rendre plus facile et plus fructueux le louage de leurs soins et de leur lait ». Il ne fallait pas « porter atteinte à leur liberté individuelle » (Bulletin de l’Académie de médecine, 1869a). Quelques mois plus tard, le docteur Fauvel protestait contre cette innovation, une mesure grave selon lui, contraire aux mœurs actuelles : on venait de supprimer le livret ouvrier (Bulletin de l’Académie de médecine, 1869b). Cependant, unmodèle est proposé à l’Académie de médecine en novembre de la même année (Bulletin de l’Académie de médecine, 1869c). Après le conflit franco-prussien et le vote de la loi de protection des enfants en nourrice (loi Roussel, 1874), le carnet de nourrice est créé selon l’instruction du 15 juin 1877 [7] : il devient « pour l’administration tant locale que centrale, un moyen de contrôle, pour les familles une preuve bien évidente que les enfants sont surveillés, et aussi pour les nourrices une certitude qu’elles ne peuvent pas se tromper sur leur manière de soigner les enfants »[8]. Cependant les médecins inspecteurs observeront que les livrets sont loin d’être toujours délivrés, d’où l’impossibilité pour les médecins lors de leurs tournées d’y consigner leurs observations. Un Carnet de la nourrice sur lieu (nourrice à domicile) fut également créé.

22Par ailleurs, les enfants mis au travail précocement furent munis d’un livret [9] et le « Livret de famille » apparut en 1877 pour pallier la disparition de l’état civil parisien qui avait brûlé dans l’incendie de l’Hôtel de ville pendant la Commune. De nombreuses catégories de la population ont donc été munies d’un carnet au cours du XIXe siècle, sans oublier le carnet scolaire qui fait son apparition avec l’obligation de la scolarisation primaire [10]. On doit ajouter que la pratique de la vaccination (contre la variole, puis au XXe siècle contre d’autres maladies) a pu engendrer également la nécessité de conserver sur des cartes de vaccinations personnelles la mémoire des opérations.
Ainsi, au XIXe siècle, en France comme du reste dans d’autres pays européens, les carnets ou livrets se multiplient, répondant aux nécessités d’un État plus complexe qu’autrefois, d’une société dans laquelle l’écrit remplace le réseau oral des contrôles sociaux. Fonssagrives se situe donc dans un contexte de mémorisation écrite des faits et gestes de la vie qui ont à voir avec la loi. Son initiative personnelle s’adresse aux familles, libres d’acheter ou non son livret, ce qui le situe aussi dans le courant de l’écrit privé. Ses ouvrages sont donc à mi-chemin entre le livret administratif et le journal privé.
L’idée du carnet de santé pour chaque enfant est donc lancée en France dès avant le conflit franco-prussien : il procède de l’idée d’une indispensable coopération entre le médecin et la famille, dans le contexte d’une forte mortalité infantile et de la volonté affichée par les médecins de jouer un rôle dans la sphère privée et publique (Rollet, 1990). Mais il existe déjà, dans d’autres formes de carnets, celui de l’enfant en nourrice ou de l’enfant ouvrier, l’idée d’un contrôle par l’autorité publique de l’application d’une loi.

? Le foisonnement des initiatives sous la Troisième République

Le carnet de J. Lescasse

23L’initiative de Fonssagrives n’est pas restée isolée et plusieurs initiatives ont été prises à partir des années 1880. La plus continue de ces initiatives est celle d’un ingénieur civil, J. Lescasse, qui publie en 1887 à Paris, à compte d’auteur, Le carnet de bébé dédié aux mères de famille, accompagné d’un tableau graphique indiquant l’état de la croissance et de santé de l’enfant (format : 11,5 x 18 cm). En exergue, la notation que L’Homme vaut bien qu’on l’élève avec autant de sollicitude que les Animaux. Ce carnet est vendu un franc, le graphique seul 45 centimes. L’auteur guide les parents pour tracer la ligne de croissance de l’enfant, c’est-à-dire sa courbe de poids. Puis les pages du carnet doivent recevoir, pour chaque jour et par semaine, les dates, observations, poids, tailles, notes diverses. L’essentiel du carnet est concentré sur la courbe de poids et sur les relevés, jusqu’à la soixante-troisième semaine, du poids et de la taille. Il n’existe aucune publicité mais une place est faite à des conseils assez sommaires et partiels : rien sur l’allaitement, mais des explications détaillées sur le pesage des enfants.

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24Un rapprochement intéressant peut être fait entre le carnet de Lescasse et ceux publiés trois ans auparavant par Francis Galton (1822-1911), le célèbre anthropologue britannique. Dans deux livres intitulés Life History Album (Galton, 1884a) et Record of Family Faculties (Galton, 1884b), Francis Galton trace les lignes d’un journal anthropométrique individuel et d’un journal généalogique que tiendrait un individu soucieux de son bien-être individuel et social. Cet individu marquerait dans l’un aussi bien son poids et sa taille à différentes époques que ses accidents de santé et ses facultés visuelles, et dans l’autre, il reconstituerait sa filiation biologique et sociale par le biais de l’identification de ses parents, grands-parents, etc., avec leurs caractéristiques biologiques et sociales. L’idée de l’hérédité des caractères physiques et moraux domine ces ouvrages.

25Le projet de Lescasse est moins ambitieux que celui de Galton, il s’agit de suivre le développement de l’enfant, mais sans références particulières aux ascendants. Du reste, aucune page à l’époque n’est consacrée aux parents et a fortiori aux grands-parents ou même à l’état du bébé à la naissance. Seul le poids du nouveau-né est indiqué avec le nom de l’enfant, son adresse et sa date de naissance. L’esprit de ces deux carnets est donc très différent : dans le cas de Lescasse, comme de Fonssagrives, il s’agit de suivre la santé de l’enfant d’âge en âge à mesure qu’il grandit, dans le cas de Galton, il s’agit de remonter la filiation pour expliquer l’état de santé de l’enfant et ses accidents.

26Ce carnet a existé, sous une forme qui a évolué, jusqu’aux années 1930. La deuxième édition qui date des années 1890 est toujours dédiée aux mères de famille. La partie des conseils a été étendue, le carnet a été élargi jusqu’à 12 ans ; le graphique des poids porte une ligne rouge qui représente la moyenne des pesées hebdomadaires d’un grand nombre d’enfants ; le chapitre bibliographie a été révisé et mis à jour : l’auteur espère « réaliser les espérances du regretté professeur Fonssagrives, qui voulait que l’éducation physique des enfants fût conduite à la balance et au mètre ! » Il s’agit bien de poursuivre l’idée de Fonssagrives mais en la simplifiant.

27Pour cette nouvelle édition, J. Lescasse a collaboré avec un pharmacien, ancien interne des hôpitaux de Paris, R. Tardif. Des encarts publicitaires apparaissent, notamment le sirop de dentition de Delabarre, des pilules purgatives et dépuratives de Tardif ainsi qu’un pèse-bébé et une assurance pour les enfants. Cet exemplaire, du même format que le précédent, comprend 53 pages, ainsi qu’un graphique inséré dans une pochette au début du carnet. La cinquième édition du Carnet de bébé (1911) diffère peu de la précédente, un peu plus étoffée (64 pages).

28La onzième édition, après la Grande Guerre, émane de l’Office parisien de puériculture, elle a été entièrement remise à jour sur les indications des docteurs Armand-Delille et Lestocquoy. La publicité fait véritablement irruption dans le carnet, il s’agit de publicités pour les appareils de stérilisation (Soxhlet), des biberons, de la farine lactée Salvy, du chocolat Foucher, des sirops Deschiens contre l’anémie, du baume résolutif du docteur Zabon, de l’eau digestive deWoodward, etc. Des pages de conseils (sur l’allaitement et l’hygiène des nourrissons) alternent avec des petites publicités et les pages du suivi de l’enfant semaine par semaine, jusqu’à la 27e semaine (dates, observations, poids et taille). Il existe un emplacement pour une photographie de bébé, preuve que ce carnet sera « un document précieux pour le médecin (à ce titre, vous tiendrez ce carnet constamment à jour) », mais qu’il constituera aussi « un souvenir charmant » : plus tard, les pages écrites seront de « douces réminiscences ». C’est, écrivent les auteurs, un « ouvrage simple et concret ».

29Ce carnet a connu une certaine diffusion si l’on en croit le nombre de dépositaires en France (plusieurs librairies et grands magasins à Paris, Douai, Lyon, Toulouse, Marseille, Nice) et à l’étranger, notamment en Suisse (Genève et Lausanne).

30L’édition suivante du Carnet de bébé, avec dessin sur la couverture d’un enfant nu assis sur un coussin et jouant avec une poupée, est éditée, cette fois-ci par La Natalité française. Il est approuvé par la Société d’hygiène française et est toujours patronné par les docteurs Armand-Delille et Lestocquoy. La publicité continue à occuper une place importante, en alternance avec les conseils (biberons, farines, vêtements, baptême, couches, tétines, etc.) et les pages destinées à recevoir les notes médicales jusqu’à douze ans.
Indépendamment de cette série, d’autres initiatives ont été prises, notamment dans le cadre des consultations de nourrissons et des « Gouttes de lait » [11]. Le Livret individuel du docteur Dufour est un exemple de ce qui a pu se faire dans ces institutions (Dufour, 1894). Ce livret contient huit pages seulement. Sur les premières pages sont notées les caractéristiques de l’enfant et de ses parents, y compris la « classe sociale » des parents (pour la fixation du tarif du lait), les résultats du premier examen (morphologie, dentition…), les caractéristiques de la santé de la mère, du père ; viennent ensuite un grand tableau pour l’inscription des pesées hebdomadaires et du régime alimentaire, les feuilles de pesage, les consultations et les observations générales. Il s’agit d’un livret à l’usage du médecin et qui reste à la « Goutte de lait ».

Au tournant du xxe siècle, les initiatives deviennent nombreuses

31En 1898, le docteur René Vaucaire publie son Livret médical chez Charpentier et Fasquelle mais il s’agit moins d’un carnet de santé que d’un manuel complet de puériculture de plusieurs centaines de pages (Vaucaire, 1898).

32En 1906, le docteur Fumouze-Albespeyre publie un très joli Livret de l’enfant, illustré par de curieuses miniatures de style médiéval par J. Van Driesten (Fumouze-Albespeyre, 1906). Il déclare s’être inspiré du Livret de famille du docteur Périer, pédiatre bien connu et directeur des Annales de médecine et de chirurgie. « Il serait important que chaque mère de famille tînt une espèce de journal dans lequel elle inscrirait tous les faits concernant la santé des enfants, susceptibles d’éclairer le médecin en cas de maladie, dans le présent ou dans l’avenir. On arriverait à constituer ainsi le dossier de la santé d’un enfant, et on pourrait savoir, à un moment donné, quelles maladies ou quels accidents ont pu troubler le cours de son éducation physique » (Dr Périer, L’art de soigner les enfants malades, Baillière, Petite bibliothèque médicale). Le Livret de famille fut la réalisation de cette idée que le Livret de l’enfant continuera. L’ensemble de ces notes sera l’histoire de la santé de l’enfant, son dossier. Sans faire appel à la mémoire, le médecin aura tous les renseignements concernant la naissance, l’allaitement, le sevrage, la dentition, la croissance…

33Le livret comprend cinq parties, dont des Tableaux-Questionnaires en deuxième partie que la mère de famille remplira après avoir lu la première partie.

34En 1910, le docteur Larat publie chez Larousse un Livret de santé de l’enfant préfacé par Léon Mirman, directeur de l’Assistance et de l’Hygiène publiques (Larat, 1910). Il s’agit d’un livret de 48 pages dans lequel alternent les conseils (« Ce qu’il faut faire », « Ce qu’il ne faut pas faire ») et les pages d’observations sous la forme de tableaux à remplir et de graphiques à tracer concernant le poids, la taille, la dentition, la vaccine et les maladies contagieuses. Léon Mirman insiste, dans la préface, sur l’idée qu’il ne faut plus confier le soin d’un enfant « au hasard de la fantaisie maternelle » ! Le carnet de santé est un instrument privilégié pour fait pénétrer dans les familles l’idée de soins méthodiques et précis et il participera, aux côtés des initiatives comme les consultations de nourrissons, gouttes de lait, pouponnières, crèches, etc., de cette véritable croisade contre la mortalité infantile, « mal évitable », que Mirman appelle de ses vœux.

35Certains livrets sont parfois intermédiaires entre l’album de naissance (Fine, 1993) et le carnet de santé : on fait noter par les parents ce qui leur fait plaisir, les premiers sourires, les premiers pas, les premiers mots, le sevrage… mais aussi on leur fait tenir la courbe de poids, noter les indispositions ou les interventions chirurgicales. Dès la fin du XIXe siècle, The New Baby’s Biography avait été publiée par Bretano’s à New York avec un texte de A.O. Kaplan et des illustrations de Ruth Mary Hallock (Kaplan, 1891). Composé de 104 pages, de grand format, le livre comprend à la fin une série de tableaux permettant de conserver la trace (record) du poids, de la taille, des maladies, des événements extraordinaires. Mais l’aspect sanitaire occupe une place modeste dans l’ensemble. Le joli carnet Bébé paraît, illustré par Jacqueline Duché, est également un exemple de ce compromis (Bébé paraît, ca 1930). Édité vers 1930 par le chocolat Foucher qui fait de la publicité pour Ali-Bébé, aliment pour enfant, ce livret invite la mère à noter les événements de la vie du bébé depuis sa naissance, il lui donne des conseils de puériculture…

36Chaque page est joliment illustrée de compositions en couleur, lithographiées. Le carnet comprend aussi au milieu un cahier médical de quatre pages, en noir et blanc, sans illustrations, sur lesquelles doivent figurer les renseignements plus sérieux : relevé des pesées, courbe de poids, taille, température, dentition, vaccinations. La mère a entre les mains un livret à la fois plaisant et médical, qu’elle remplit elle-même.
Le carnet de santé est un instrument de liaison entre la famille et le médecin de famille, mais il reste encore un objet privé rempli par la famille.

? Qu’ont fait les mères du carnet de santé ?

37Les carnets sont remplis par les mères. Les attitudes sont très variables : certaines mères respectaient assez fidèlement les consignes et l’esprit du carnet de santé, d’autres l’utilisaient à leur convenance, d’autres enfin en firent un usage très restreint.

Un carnet rempli d’une façon inégale

38Dans le carnet de la petite Monique née le 8 juin 1913, c’est le poids qui est noté scrupuleusement par la mère, d’abord tous les deux jours, puis toutes les semaines jusqu’à la déclaration de la guerre, et de façon épisodique jusqu’en septembre 1915. En plus du poids, sont inscrits le début du sevrage, la percée de la première et celle de la deuxième dent. La courbe de poids, soigneusement tenue, laisse apparaître un poids plus petit que la moyenne à partir du cinquième mois, avec un écart croissant vers le neuvième mois et un rapprochement vers treize mois. En dehors de ces quelques notations, le carnet reste vide. Certains carnets de santé achetés dans le commerce peuvent en effet être très peu remplis : le poids est noté, parfois très minutieusement pendant les premiers mois, on note encore quelques mots sur le sevrage, les premières dents, c’est souvent tout. La plupart des pages restent vides.

39Comme les y invitaient les auteurs des carnets, le poids et la taille sont en effet assez souvent pour les parents des critères importants, et parfois uniques, de la santé de l’enfant. À propos de sa fille, née en novembre 1928, une mère note : « Simone est nettement au-dessus de la moyenne comme taille. En mai 1939, quand elle fait sa première communion, elle mesure 1 m 44, et est forte en conséquence puisqu’elle pèse 37 kg ». Les mères ont intériorisé les normes moyennes qui apparaissent dans les carnets sous la forme de lignes rouges et de repères à chaque âge : les concours de bébés qui existaient depuis la fin du XIXe siècle, ont vulgarisé ce qu’était un beau bébé, selon les critères du temps. Entre les deux guerres, les médecins ont commencé à se méfier de ces manifestations, car ils estimaient que ces concours poussaient les mères à engraisser exagérément leur bébé : les concours finirent par disparaître dans les années 1930.

40Des médecins recommandent de peser les enfants au moins une fois par semaine pendant l’allaitement et de noter « par écrit le poids sur un petit livret à ce destiné. Le médecin voit ainsi d’un seul coup d’œil si l’allaitement de l’enfant suit une marche normale » (Duchesne, 1888). Les pharmacies mettaient en vente de simples feuilles de pesées, sous la forme de tableaux couvrant le premier mois d’une part (une pesée par jour) et la première année d’autre part (une pesée par semaine). De tels tableaux, vendus par la pharmacie Molard à Lyon, ont été soigneusement remplis pour un petit garçon né en 1914, avec l’indication, verticalement, des accidents de santé (grippe, angine, broncho-pneumonie, coqueluche, indigestion), de la sortie des dents et du sevrage (à dix mois).

Un objet de mémoire familiale

41Pour noter l’essentiel, le poids et les accidents de santé, certaines mères ont inventé elles-mêmes le carnet de santé de leurs enfants, preuve qu’il s’agit aussi d’une forme d’écriture féminine : elles notent au fur et àmesure sur un simple agenda parfois très petit, le poids, les visites médicales, comme en témoignent deux minuscules carnets recueillis auprès d’une famille française et d’une famille belge. C’est un petit agenda pour 1928 [12] qui est utilisé pour inscrire, rétrospectivement à partir de 1924, le poids de deux jumelles Charlotte et Juliette pesées habillées chez le pharmacien alors qu’elles ont déjà environ six ans.

42Le carnet d’une femme appartenant à la bourgeoisie anversoise francophone est à bien des égards typique de ce souci naissant de la santé et du bien-être des enfants. Cette jeune femme remplit pour ses trois enfants nés en 1906, 1908 et 1922 un très petit carnet, vierge de toute inscription préalable. L’ordre qui préside aux notations est semblable pour les trois enfants : poids, taille, puis notes diverses sur le développement psychomoteur (sorties des dents, marche, premiers mots) et les petites maladies. Les enfants sont pesés et mesurés habillés chez le pharmacien, d’où des déductions pour tenir compte du poids des vêtements et de la hauteur des talons des souliers. Visiblement, la mère a suivi de façon plus attentive la croissance de sa troisième enfant, une fille, notant le poids toutes les semaines jusqu’au premier anniversaire de la fillette, et décrivant surtout de façon beaucoup plus détaillée les expressions de l’enfant : avril 1923 « bravo en battant des mains » ; 15 janvier 1924 : « elle babille de plus en plus et joue avec plaisir avec la poupée de bois » ; avril 1924 « elle est presque propre quand on la surveille » ; 15 juillet 1924 « elle dit seule : le signe de la Croix, Petit Jésus je vous donne mon cœur » ; « où est le pè »… C’est un témoignage singulièrement attachant d’une mère qui suit les progrès de ses enfants, mais on est assez loin du modèle médical car rares et brèves sont les notes sur les accidents de santé (diarrhée, une radiographie…).

43On voit dans ce dernier cas que l’appropriation du carnet de santé par les mères peut être parfois très personnelle, le carnet est alors un support pour la mémoire familiale et déborde largement la question de la santé.

44Ainsi, dans le carnet de la petite Henriette, née le 2 juin 1887, enfant posthume d’un pasteur protestant du département du Gard, la mère a noté les cadeaux reçus lors du baptême. Le bébé est baptisé le 3 juillet par son grand-père, pasteur également. La mère note l’identité des parrain et marraine, elle inscrit aussi les objets reçus à cette occasion et l’identité des donateurs : un gobelet d’argent avec chiffre, un couvert d’argent, un bracelet en or, des petites boucles d’oreille en or, etc. Les notes sur la santé sont en revanche restreintes : trois mentions de poids seulement, la date de la vaccination antivariolique, la date du sevrage, la date de sortie de la première et de la sixième dent.
De même, entre les deux guerres, après les notes consciencieusement prises sur le développement du petit Paul né en 1931, et ceci pendant toute l’enfance du bambin, la mère inscrit les premiers résultats scolaires du petit garçon : billet de satisfaction dès le 10 octobre de la première rentrée scolaire à six ans, indication des croix, puis des classements, excellents, des prix, des points obtenus par l’enfant. On connaît même le nom des maîtres et maîtresses. La courbe de poids est également tracée, où l’on voit une tendance d’abord au-dessous de la moyenne, puis au-dessus à partir du quatrième mois.

Un même carnet pour plusieurs enfants

45Autre remarque intéressante, certains carnets de santé de l’ingénieur Lescasse sont remplis pour plusieurs enfants successivement. C’est ainsi le cas d’un carnet dont les pages sont remplies pour un petit Paul né en 1900. Pendant les premières semaines, la mère suit presque quotidiennement la santé de son bébé, qu’une nourrice vient allaiter à domicile, de la cinquième à la vingt et unième semaine. La courbe de poids est tracée : c’est là qu’apparaissent le frère et la sœur de Paul, Alice née en novembre 1901 et Maxime né en juillet 1904. La mère a tracé les trois courbes de poids sur le même graphique : on voit que l’aîné grossit moins vite que les suivants. C’est le seul cas de carnet pour lequel nous nous sommes interrogé sur l’identité de l’auteur, la mère ou le père, ou encore les deux ? L’auteur emploie des mots savants, souligne en rouge, met des points d’exclamation…, une attitude rare chez les femmes alors assez conformistes, mais l’exception peut confirmer la règle !

46Un autre carnet, rempli d’abord pour un petit Jean né à Paris en avril 1924, l’est ensuite pour son frère Pierre né en décembre 1925 : c’est le poids chaque semaine qui est noté pour les deux enfants, la sortie des dents, l’âge de la marche… Le poids des deux enfants est noté jusqu’en avril 1942.

La prise en compte du développement psychomoteur

47Un des carnets de santé de Lescasse le plus minutieusement et complètement rempli concerne une fillette née en novembre 1935 en Suisse. La mère note, jour par jour, la quantité de lait prise par le bébé, le poids est consigné chaque semaine, le moindre petit détail est noté. Puis la mère note, toujours quotidiennement, les progrès de la fillette, premiers sourires, apparition de la station assise, gazouillis, reconnaissance des autres, etc. C’est une observatrice très attentive. Le carnet est ainsi minutieusement tenu jusqu’aux trois ans de l’enfant : témoigne-t-il de l’influence du psychologue suisse Jean Piaget (1896-1980) qui avait déjà publié dans les années 1920 de nombreux livres sur le développement de l’intelligence chez l’enfant ?

48L’influence du célèbre psychologue ou celle d’autres scientifiques semble dépasser les frontières de la Suisse puisque nous avons eu la chance de trouver un carnet rempli dans le même esprit pour une fillette née en décembre 1943. Le carnet provient de la maison Gallia qui le vend au prix de 5 francs. La mère, une femme appartenant à la bourgeoisie intellectuelle de Paris, remplit avec une précision étonnante les 56 pages du carnet. La croissance de l’enfant, tant physique que psychomotrice, est décrite au jour le jour jusqu’au seuil de l’adolescence. On sait par exemple que la quantité du lait de la mère baisse avec le débarquement en juin 1944, puis que celle-ci remonte, que la fillette reçoit alors des compléments de lait Nestlé puis Blédine. On connaît en détail son régime alimentaire à partir du sevrage et les petits ennuis de santé (des diarrhées vertes) qui jalonnent les premières années. Le plus étonnant sont les notations sur le développement psychomoteur, sur les relations de la petite avec les autres : elle « s’aperçoit de ses mains » en février 1944, « elle rit aux éclats et parle “reu ” en vous répondant » en mars, « elle ne reconnaît ni Marguerite ni Maman et pleure » en avril, « joue avec son hochet, s’assied » à 26 semaines, « se tient assise, attrape les choses » à 27 semaines, « dit Papa et change beaucoup » à 34 semaines, etc. S’agit-il d’une fille unique particulièrement choyée par ses parents ? La fillette est la quatrième enfant d’un couple qui a perdu par ailleurs des enfants in utero. Une enfant attendue, observée, aimée tendrement par des parents soucieux de sa survie…

49D’autres supports de la mémoire familiale ont pu à l’époque commencer à faire concurrence au carnet de santé : l’album de photos était pour certaines familles autrement plus suggestif que les notations écrites : la photo voire le film ont pu se substituer à l’écrit. À moins qu’il s’agisse d’un processus conduisant à la séparation entre le profane, l’écriture féminine et familiale (c’est souvent le père qui prend les photos), et ce qui allait devenir un instrument de santé publique, avec l’obligation du carnet de santé.

? L’irruption de la santé publique

50Le débat sur l’utilisation du carnet de santé comme instrument de gestion publique de la santé des populations date de la fin du XIXe siècle lorsque s’ouvrit la question de l’extension de la loi Roussel. Ce qu’on avait institué, grâce à la loi, pour les enfants placés en nourrice, la visite systématique de médecins inspecteurs et le contrôle du carnet de nourrice, ne fallait-il pas l’étendre à tous les enfants ? D’où des propositions, en particulier par Paul Strauss (1852-1942, qui devint ministre de l’Hygiène en 1922 sous Poincaré), pour instituer un carnet de croissance pour tous les enfants, lequel serait visé périodiquement par la mairie ou une instance sanitaire. Le débat sur l’extension de la loi Roussel, qui dure de 1897 à 1935, croise inéluctablement la question du carnet de santé car c’est par ce moyen que l’on espère toucher toutes les familles et instaurer une protection minimale de tous les enfants.

51L’idée en avait été émise pour la première fois en 1897, au Congrès d’assistance publique et privée de Rouen. MM. Cambillard, Lefèvre et Paul Strauss avaient proposé que la loi Roussel soit étendue à tous les enfants secourus d’un jour à deux ans et pourvus à ce titre d’un « carnet d’élevage individuel ». Paul Strauss envisageait même que les parents soient tous obligés de fournir un certificat médical ou qu’ils soumettent leurs enfants à une visite médicale [13].

52Le Congrès de protection des enfants du premier âge de Bordeaux en avait repris l’idée en 1913, de même que la conférence de puériculture de la Ligue contre la mortalité infantile en 1920. Dans la proposition de loi tendant à la révision de la loi Roussel qu’il soumet en 1918, Paul Strauss suggère que toutes les familles soient munies d’un carnet individuel d’élevage à la naissance de chaque enfant. Les familles garderaient le libre choix de leur médecin, seules les familles sans ressources ou sans médecin de famille se verraient proposer un contrôle médical par un service public ou par une œuvre privée. Le carnet devrait être présenté au maire et visé par lui régulièrement pendant les deux premières années de l’enfant : au cas où il apparaîtrait que l’enfant ne serait pas surveillé médicalement, le maire prononcerait l’admission de l’enfant dans le service de la protection des enfants du premier âge [14]. Le carnet d’élevage apparaît comme un instrument de la « défense sanitaire » et comme un moyen d’éducation à la santé de toute la population. Tous les avis ultérieurs du Sénat et de la Chambre des députés reprendront l’idée du carnet de santé imposé à tous [15]. Le carnet de croissance serait suivi par la suite par le carnet scolaire. Le XIIe Congrès de médecine et d’hygiène publique de 1925 émit un vœu en ce sens.

53La ville de Bordeaux fut la première, semble-t-il, à instaurer en 1929 un carnet de santé pour tous les enfants nés dans la ville. Œuvre des docteurs Ginestous, adjoint au maire, et Llaguet, directeur du Bureau d’hygiène, ce carnet fut présenté comme l’exemple à suivre par le docteur Boyé, lors des Journées médico-sociales de l’enfance d’âge scolaire en 1935 (Boyé, 1935) [16]. L’exemplaire de 1939, que nous avons eu entre les mains (Ville de Bordeaux, ca 1930) [17], montre tout le chemin parcouru depuis l’initiative de Fonssagrives. Il ne s’agit plus d’associer la mère au suivi de la santé de l’enfant, le carnet doit en effet être strictement rempli par le médecin traitant, et par lui seulement : « seul en effet, le médecin connaît la valeur des termes employés et peut éviter de surcharger le carnet de détails sans importance » (p. 3) ! En fin de carnet, figure une liste d’adresses de dispensaires et de centres de vaccinations.
L’idée d’une généralisation du carnet de santé ne fut réalisée qu’à moitié avant la seconde guerre mondiale puisque le carnet d’élevage, dénommé finalement carnet de croissance, ne fut pas rendu obligatoire dans le décret-loi de 1935 rénovant la loi Roussel. Cependant, c’est bien la grande innovation du décret-loi : « Chaque enfant doit être pourvu à sa naissance d’un carnet de croissance délivré gratuitement, qui sera disposé en vue de recevoir les renseignements prévus par le Règlement d’administration publique ». La procédure de visas envisagée ne fut pas reprise, sans doute parce qu’on a craint la lourdeur du système pour les services administratifs. On connaît mal l’application de cette première législation, parce qu’elle n’eut qu’un temps d’application très court. Semble-t-il, des initiatives diverses continuèrent à inciter les mères à suivre la croissance de leur enfant, sans qu’un modèle uniforme soit d’abord imposé. Ainsi, un Carnet de santé est publié en 1938 chez Vuibert, comprenant vingt pages et des graphiques, vendu 2,50 francs, mais il s’agit d’un carnet de santé scolaire. Une thèse de médecine est soutenue la même année à Paris (Lupu, 1938), deux ans plus tard, une autre thèse est présentée à l’université de Bordeaux, laquelle fournit des renseignements intéressants sur l’expérience bordelaise (Schrader, 1940). En 1939 seulement, est institué par l’arrêté du 2 mai signé par Marc Rucart et les lois et décrets du 2 juin, un carnet de santé du ministère de la Santé publique, se démarquant du carnet de croissance des enfants soumis à la protection (décret-loi de 1935). Le premier document officiel, imprimé chez Berger-Levrault à Nancy, est assez austère, avec sa pochette grise contenant le carnet proprement dit à couverture beige, mais il est assez complet, avec notamment deux séries de courbes de poids et de taille, des espaces pour suivre la santé de l’individu jusqu’à l’âge adulte et la possibilité de glisser dans l’autre rabat des documents divers comme des ordonnances, des résultats d’examens, etc. C’est un carnet d’une quarantaine de pages, qui a bénéficié de l’avis du Conseil supérieur d’hygiène sociale et qui doit couvrir toute la vie.

? L’ère de l’obligation

54C’est la loi du 16 décembre 1942 (JO du 22 décembre 1942) qui rend obligatoire la délivrance gratuite d’un carnet de santé que confirme l’ordonnance du 2 novembre 1945, (JO du 5 novembre 1945). Les médecins et les assistantes sociales prévues par la loi ont l’obligation de consigner sur ce carnet les constatations effectuées lors de leurs visites. Depuis lors, la France a vu se succéder une demi-douzaine de générations de carnets, jusqu’aux actuels carnets différenciés selon les départements par quelques pages insérées avant et après le carnet officiel.

55Le modèle établi en 1939 est utilisé pendant toute la guerre et il est repris tel quel en 1945, il ne semble pas avoir été modifié avant la fin des années soixante. Le format du carnet change alors, il devient beaucoup plus petit, possède une couverture bleu marine qui restera la norme jusqu’aux années quatre-vingt, mais son contenu s’appauvrit : les courbes de poids et de taille disparaissent. Cependant, quelques pages roses d’avertissements sur le lait et sur l’alcool sont intercalées entre la couverture et le début du carnet. La commission créée en 1967 par Marie-Madeleine Dienesch, secrétaire d’État à la Santé, aboutit à un remaniement de ce carnet avec accroissement sensible de la taille du carnet (qui passe de 40 pages à 96 pages), adjonction des bilans de santé de la période scolaire et rétablissement de la courbe de poids et de taille (sur deux pages). Diverses autres suggestions de la commission comme l’enregistrement des examens prénatals, l’inclusion d’un arbre généalogique et l’introduction d’une échelle de développement psychomoteur ne furent pas retenues à l’époque.

56L’ordonnance de 1945 n’avait pas été au-delà du caractère obligatoire du carnet : il n’y avait ni sanction, ni avantage à le tenir, c’était une simple recommandation en vue d’un meilleur suivi sanitaire. L’idée d’un contrôle par le biais du carnet de santé avait été écartée, ce contrôle étant effectué par le biais des certificats périodiques imposés pour le versement des allocations familiales.

57Avec l’introduction des certificats de santé, l’idée même du carnet de santé subit une mutation profonde. Dans une optique de santé publique et de prévention des handicaps, la loi du 15 juillet 1970 rend en effet obligatoire en France la délivrance par un médecin de trois certificats de santé. Du fait de l’introduction des certificats de santé, la question de la confidentialité est devenue cruciale : un débat s’est ouvert dans les années soixante-dix sur l’intérêt et les dangers du projet Gamin (gestion automatisée de médecine infantile). Après des discussions animées au sein de la Commission informatique et libertés, il a été décidé de traiter les données recueillies en distinguant deux exploitations différentes : d’une part, une exploitation manuelle non anonyme qui est faite immédiatement après la réception des certificats par des médecins de PMI et qui permet de prendre des mesures de suivi personnalisé d’un enfant par une puéricultrice ou une sage-femme ; d’autre part, une exploitation anonyme des certificats en vue de dresser des statistiques à visée épidémiologique.

58À partir du décret du 2 mars 1973 qui met en place ces trois certificats, le carnet de santé va subir des modifications successives. Parallèlement aux expérimentations effectuées dans le département de l’Ille-et-Vilaine sous la direction du professeur Jean Sénécal, le groupe de travail qui étudie les améliorations à apporter au carnet de santé décide d’abord d’agrandir encore sa taille, pour pouvoir accueillir ces certificats, imprimés sur du papier duplicateur. Ensuite, le contenu même du carnet est enrichi, le nombre de pages passe de 96 à 104 pages : il contient un arbre généalogique, l’indication de la fratrie, des courbes de poids et de taille (avec l’indication d’un chenal 2-98 %) et les certificats concernant les examens à la naissance, au neuvième et au vingt-quatrième mois. Ce modèle est diffusé à partir de 1973. Un nouveau modèle lui succède en 1978, encore plus grand.

59Les années quatre-vingt amènent une nouvelle transformation des carnets de santé. À partir de 1985, des plages de couleurs différentes distinguent les âges : période néonatale, d’un à neuf mois, de dix à vingt-quatre mois, de deux à cinq ans, de six à vingt ans, et enfin l’âge adulte et les urgences. Une partie des résultats des examens donnant lieu aux certificats est reproduite directement sur le carnet, en revanche, ce qui concerne les affections invalidantes actuelles, comme le spina bifida, l’hydrocéphalie, les malformations, n’est pas dupliqué. Un emplacement est prévu pour le graphique du périmètre crânien. Les vaccinations se situent exactement au milieu du carnet. L’arbre généalogique disparaît.
Les lois de décentralisation provoquent une dernière transformation à partir de 1994 : si le fond reste identique pour toute la France, chaque département peut ajouter des pages de conseils, de recommandations, sous la forme de pages au début ou à la fin du carnet. Le carnet actuel comprend sept parties distinctes : la famille, la période néonatale, la surveillance de la naissance à vingt ans, les courbes de croissance, les vaccinations, les comptes rendus d’hospitalisations, les transfusions et radios, etc. Une des caractéristiques du dernier carnet, avant la refonte de 2005, est qu’il s’intéresse à la prévention de la surdité, à celle de l’obésité et de la dénutrition et à la période de l’adolescence, avec des conseils qui s’adressent directement aux jeunes (Paclot, 1996)

Encadré 2 : Le carnet de santé en Europe

• Selon Lucien Joyeux en 1936, l’idée du carnet de santé serait venue d’Angleterre (Joyeux, 1936). L’auteur n’a pas entièrement raison puisque, nous l’avons vu, l’essai pionnier de Fonssagrives a été publié dès 1869 et traduit très rapidement en trois langues ; mais il n’a pas non plus tout à fait tort puisque la tradition du carnet de santé en Grande-Bretagne est assez ancienne, Francis Galton ayant lancé un livret tout à fait original en 1884. Aujourd’hui, le carnet de santé existe en Grande-Bretagne, sous la forme d’un Personal child health record (appelé Red Book parce qu’il est revêtu d’une couverture rouge) ; il a été fortement influencé par les travaux du professeur Aidan Macfarlane, de l’université d’Oxford, qui voulait impliquer les parents (idée d’empowerment) dans le suivi de leurs enfants (idée de folow up).
• Le carnet de santé existe également dans tous les pays européens, sauf exception – Suisse, Irlande – (Rollet, 2004). L’expérience des États européens est en fait très différente :
  • les pays du nord de l’Europe (Scandinavie, Finlande, Islande) ont d’abord développé des fiches de santé de grand format, remplies par les professionnels de la santé et conservées par les centres de santé infantiles. Les parents ne recevaient que de tout petits carnets comprenant les dates de vaccination et le poids. Récemment, la Suède a commencé à expérimenter un carnet destiné aux parents de façon à ce qu’ils suivent eux-mêmes, pas à pas, le développement de leur enfant. L’idée est de responsabiliser les parents et de les guider dans leurs tâches éducatives comme le souhaitait le professeur Macfarlane ;
  • ce modèle est très éloigné de la perspective essentiellement épidémiologique et de contrôle sanitaire développée par des pays comme l’Allemagne, le Luxembourg l’Italie ou certaines provinces espagnoles (Valencia). Dans ces pays, en effet, les carnets ne contiennent aucune page de conseils ou d’espaces pour des notations par la famille, ils se composent de feuillets, détachables ou non, que les professionnels de la santé doivent remplir avant de les envoyer aux autorités sanitaires compétentes : on y retrouve donc l’idée de certificats de santé comme en France ;
  • enfin, sans être uniquement des livres d’éducation à la santé, certains pays ont beaucoup développé cet aspect-là : ainsi en est-il du carnet portugais, belge ou tchèque.
Un des enseignements de cette brève comparaison pourrait être que les pays disposant d’un système public général de prise en charge de la santé, comme les pays scandinaves, n’ont pas éprouvé au départ le besoin d’établir des carnets de santé détenus par la famille : c’est le centre de santé qui garde les renseignements utiles, établit les courbes et inscrit les vaccinations. La question qui s’est posée en Suède comme en Grande-Bretagne, à la suite des travaux de Macfarlane, a été celle de la responsabilisation des familles dans le suivi de la santé de leurs enfants. En revanche, dans les pays comme la France qui n’a pas un système unifié de soins, mais qui met à la disposition des patients différents dispositifs (médecins libéraux – généralistes ou pédiatres, centres de PMI, consultations hospitalières), la nécessité d’un carnet de santé est apparue plus évidente, comme moyen de liaison entre les praticiens et la famille. De plus, dans le cas français, l’État a utilisé le carnet de santé à des fins épidémiologiques, de santé publique et d’éducation à la santé, multipliant ainsi les fonctions du carnet de santé. Rares sont apparemment les pays qui ont fait de même, si l’on excepte certaines provinces espagnoles.

? Conclusion

60Le carnet de santé est devenu réellement en France un outil de gestion de la santé des populations mais en même temps, il retrouve, avec les conseils aux parents et aux adolescents, la fonction de parcours de santé de l’individu. On peut simplement noter qu’il s’arrête au seuil de l’âge adulte, ce qui est lié au refus des conseils généraux de prendre en charge le coût du carnet au-delà de l’adolescence, la loi les obligeant seulement à financer le carnet jusqu’à six ans.

61Les carnets de santé français font l’objet aujourd’hui de plusieurs types d’études : l’une par les services de Protection maternelle et infantile et par la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES), qui analysent le degré de couverture, les problèmes de santé de la population infantile à travers l’examen des certificats de santé, l’autre par des pédiatres qui analysent le contenu des carnets en dehors des certificats de santé. Pour les services départementaux de PMI, l’intérêt du carnet de santé réside aujourd’hui dans les certificats de santé, qu’exploitent les services départementaux de PMI, et dans la certification des vaccinations. Des pédiatres étudient par ailleurs l’usage du carnet de santé : une pédiatre bordelaise a récemment étudié le contenu de 122 carnets d’enfants nés entre 1982 et 1998 (Péré-Comby, 1998). Elle a montré que les enfants étaient suivis régulièrement, conformément à la loi, que les enfants de l’échantillon étaient surtout allaités au biberon (55 %) et que la notation du poids différait sensiblement selon le praticien (35 % des médecins généralistes notaient le poids, 61 % des pédiatres, 72 % des médecins de PMI). Elle concluait son étude en soulignant l’intérêt des carnets de santé mais en attirant l’attention sur les problèmes éthiques que ces carnets posaient : comment faire du carnet de santé un instrument efficace, donc exact et complet, et, en même temps assurer la protection de l’individu ? Les débats tournent autour de l’anonymat ou non du carnet (identifié par un simple numéro), sur les règles de transmission de ce carnet, sur les éléments à transcrire ou à ne pas transcrire, etc.

62À Paris, la cellule des certificats de santé du service de Protection maternelle et infantile a publié en 2000 une étude intéressante couvrant la période 1980-1999 (Bonnefoi, 2000). Le taux de couverture du premier certificat est stable depuis 1985, aux alentours de 95 % : il permet, d’après les auteurs, une bonne représentation des naissances domiciliées à Paris. Le suivi prénatal des femmes enceintes s’améliore depuis quinze ans, même s’il est moins satisfaisant que pour la France entière. Le taux des naissances multiples est passé de 1,8 % en 1985 à 3,2 % en 1999. Après être passé par un minimum en 1987-1989, le taux d’allaitement au sein à la sortie de maternité a sensiblement remonté (65 % environ depuis 1996), soit une fréquence sensiblement supérieure à la moyenne nationale. Une naissance sur cinq est obtenue par césarienne en 1999, soit une augmentation de huit points depuis 1985. Environ une naissance sur cinq est adressée aux puéricultrices ou aux assistantes sociales, soit plus de 6 000 enfants chaque année. Tels sont quelques-uns des résultats issus de l’exploitation du premier certificat de santé pour Paris. On voit bien qu’il s’agit d’un instrument épidémiologique de premier ordre, ce que confirmait l’étude publiée collectivement dans le Bulletin de l’Académie nationale de médecine (Sénécal et al., 2001) mais qui a ses limites liées au taux de couverture. D’après cette étude, le taux de couverture national atteignait en 1998, 94 % pour le premier certificat, 71 % pour le second (à neuf mois) et 66 % pour le troisième (à deux ans). Une expérimentation est en cours dans le département de la Seine-Saint-Denis pour améliorer le premier certificat.
Quel est l’avenir du carnet de santé pour les enfants avec l’informatisation ? Il n’est pas impossible que les médecins, disposant d’un cadre télédéchargé, puissent un jour directement introduire les résultats des examens périodiques et les vaccinations et les transmettre aux autorités sanitaires ad hoc. Mais ce processus prendra du temps (il est à l’étude en Suisse pour pallier l’absence d’un carnet de santé fédéral). Lorsque le système sera au point (avec toutes les garanties éthiques que ce système suppose), il est à parier que le carnet de santé changera de fonction et qu’il redeviendra ce que voudront bien en faire les familles et les médecins, comme au temps de Fonssagrives, un instrument d’éducation à la santé et de mémoire à l’usage essentiellement des parents et, plus tard, de l’enfant. La question est de savoir combien de temps prendra ce processus. D’ici là, le carnet de santé a encore de beaux jours devant lui, sous ses diverses facettes, en tant que point de repère pour les familles, lieu de mémoire pour les enfants devenus grands, outil de gestion des vaccinations et instrument de connaissance scientifique par les études épidémiologiques que les certificats qui y sont attachés permettent. Le nouveau carnet de santé reste à la croisée de ces divers objectifs, une inflexion ayant été donnée néanmoins vers l’idée de rendre les parents plus actifs dans l’observation du développement de leur enfant, comme le recommandait MacFarlane.

Notes

  • [*]
    Professeure, université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, Laboratoire printemps (CNRS).
  • [1]
    L’analyse des objets de la vie quotidienne, comme la carte d’identité, le livret de famille, intéresse de plus en plus les historiens du social : Piazza P., (2004), Histoire de la carte d’identité, Paris, Odile Jacob. Voir les articles déjà écrits au sujet du carnet de santé : Rollet C., (2003), « History of the Health notebook in France : a stake for mothers, doctors and State », Dynamis, vol. 23, p. 143-166 ; Rollet C., (2004), « Le carnet de santé pour les enfants en Europe », Medicina e Storia, no 7, p. 31-55 ; Rollet C., (2002), « Un carnet de santé pour les enfants : panorama contemporain », colloque de l’AIDELF, Dakar, décembre 2002, en cours de publication.
  • [2]
    Pour des raisons faciles à comprendre, je ne peux remercier nominativement les personnes qui m’ont si gentiment prêté les carnets de santé en leur possession. Celles-ci retrouveront aisément les passages qui concernent leurs parents ou elles-mêmes : qu’elles trouvent ici toute ma reconnaissance car cette recherche n’aurait pu être menée à bien sans leur aide.
  • [3]
    Je remercie vivement Matthew Ramsey (professeur d’histoire à l’université Vanderbilt – États-Unis) pour l’aide précieuse qu’il m’a apportée dans cette recherche.
  • [4]
    Ces renseignements m’ont été aimablement communiqués par Frans van Poppel, (NIDI, Pays-Bas) que je remercie.
  • [5]
    Un grand merci à Patrizia Guarnieri (Italie).
  • [6]
    À Nantes, c’est le commissariat de la mairie qui avait la charge de viser les livrets ouvriers en cas de changement de domicile (Geslin, 1990, p. 43).
  • [7]
    Carnet de la nourrice, sevreuse ou gardeuse, Modèle no 4, Instruction du 15 juin 1877, Valence, impr. Chenevier, 32 p.
  • [8]
    Rapport, JO, 2 février 1885, p. 42.
  • [9]
    Loi du 19 mai 1874.
  • [10]
    Lois Ferry de 1881-1882.
  • [11]
    Établissements qui assuraient la surveillance médicale des enfants et la distribution de lait.
  • [12]
    Ce minuscule agenda est néanmoins un « carnet de santé » sans doute diffusé par le pharmacien Deschiens, fabricant d’un sirop pour enfants : il comprend un tableau des poids et taille moyens des enfants, un petit tableau pour inscrire les pesées et mesurages des enfants tous les trois mois, des conseils d’hygiène, un petit tableau sur la dentition de l’enfant.
  • [13]
    Proposition de loi de M. Paul Strauss sur la protection et l’assistance des mères et des nourrissons, JO, 14 novembre 1899, Documents parlementaires, Sénat, Annexe 235, p. 449.
  • [14]
    Proposition de loi de M. Paul Strauss tendant à la révision de la loi du 23 décembre 1874… JO, Documents parlementaires Sénat 1918, Annexe 542, p. 798-800.
  • [15]
    Dans ce contexte est publié, en 1923 à Paris, Le livret médical et sanitaire (carnet de santé individuel et privé) de Camille Piétri. Ce carnet de 32 pages est « destiné à suivre, au cours de sa vie entière, son détenteur » : de façon à garantir la confidentialité, le nom de l’intéressé peut être remplacé par un signe conventionnel.
  • [16]
    Voir également l’initiative antérieure du docteur Cuvier de Bordeaux : dès 1926, 2 000 exemplaires de son carnet médical individuel circulait dans la ville, diffusés par la Mutuelle des camarades de combat et par d’autres sociétés de secours mutuels (docteurs Boyé, Ginestous et Llaguet (1926)). Dans différentes villes, des initiatives semblables furent prises dans les années 1920-1930 : La Rochelle, Besançon…
  • [17]
    Je remercie le docteur Péré-Comby de m’avoir donné une photocopie de ce livret.
Français

Résumé

Au moment où le carnet de santé pour les enfants fait l’objet de réflexions, l’auteure souhaite montrer l’ancienneté de ce dispositif en France. L’idée remonte à la fin du Second Empire lorsqu’un médecin montpelliérain publie un livret destiné aux mères pour qu’elles prennent des notes sur la santé de leur enfant. Par ce moyen, ce médecin veut améliorer son diagnostic et le traitement des petits malades et, en même temps, instruire les mères. Le carnet, dont différents modèles voient le jour à partir des années 1880, reste un objet privé jusqu’à ce que les pouvoirs publics s’y intéressent : il est préconisé dans le décret-loi de 1935 mais ne devient obligatoire qu’avec des textes de 1942 et de 1945 sur la protection maternelle et infantile. À ce moment-là, le carnet cesse de relever de la sphère strictement privée puisque c’est lemédecin qui y consigne ses observations et que les pouvoirs publics imposent un modèle unique. Plus tard seront associés les certificats de santé. L’étude de quelques carnets avant la seconde guerre mondiale montre que les parents, en fait les mères, en ont fait un usage très divers, quelquefois très loin de la seule visée sanitaire. Une brève esquisse de comparaison internationale indique que le carnet français se situe au carrefour de plusieurs objectifs : biographie de santé, éducation des parents, contrôle vaccinal, analyse épidémiologique.

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Catherine Rollet [*]
Professeure à l’université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, elle appartient au laboratoire Printemps (CNRS). Historienne et démographe, elle s’est spécialisée dans l’histoire des enfants, en particulier de leur santé et des politiques à l’égard de l’enfance. Elle a écrit plusieurs ouvrages dans ces domaines.
  • [*]
    Professeure, université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, Laboratoire printemps (CNRS).
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/03/2010
https://doi.org/10.3917/rfas.053.0129
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