Introduction
Le XXe siècle a vu l’émergence, l’expansion massive, l’arrivée à maturité, puis la crise des systèmes de protection sociale dans les États nordiques et les autres pays européens. La crise actuelle a des dimensions, financières, idéologiques et politiques.
D’une manière générale, les caractéristiques fondamentales de l’État providence scandinave… restent, pour l’essentiel, intactes.
1Les systèmes de protection sociale européens sont en train actuellement de changer [1]. Cette mutation peut être conceptualisée de différentes manières, en fonction de l’approche méthodologique adoptée et des cas envisagés. On peut ainsi considérer que les systèmes de protection sociale sont réformés, recalibrés, remaniés, réduits, ou juste rénovés. (Clasen, 2000 ; Ferrera et Rhodes, 2000 ; Ferrera, Hemerijck, Rhodes, 2000 ; Kuhnle et Alestalo, 2000 ; Leibfried et Obinger, 2000 ; Pierson, 1994, 1996). La tendance à considérer les changements qui interviennent à l’heure actuelle comme synonymes d’une crise de l’État providence s’est cependant répandue. Ainsi en témoigne par exemple la citation de Joakim Palme introduisant cet article. D’autres, en revanche, Duane Swank (2000) et Miko Kautto et al. (1999, 2001) par exemple, ne trouvent aucune raison de s’alarmer. C’est en discutant des changements actuels en Scandinavie qu’il sera possible de les qualifier de manière appropriée et de savoir si le système de protection sociale qui caractérise les pays de cette région, constitue toujours un régime spécifique. Lors d’une très intéressante conférence consacrée à L’État providence nordique, il a été conclu que les pays scandinaves étaient sortis pratiquement indemnes de la crise des années quatre-vingt-dix (Strobel, 2003).
2Sur les seize articles qui font suite à l’introduction du numéro spécial de la Revue française des Affaires sociales sur le même sujet [2], onze présentent pour l’essentiel d’une façon positive les évolutions qui ont affecté les systèmes de protection sociale des pays nordiques à cette époque tandis que seules deux contributions sont véritablement critiques à ce propos (Chambaretaud et Lequet-Slama, 2003 ; Trygdegård, 2003). Les trois derniers articles proposent, enfin, des bilans nuancés (Bergmark, 2003 ; Coussat et Lelièvre, 2003 ; Daune-Richard et Nyberg, 2003). L’impression qui se dégage est par conséquent celle d’une évaluation positive des changements dont les pays nordiques ont fait l’expérience durant la décennie 1990. Le point de vue adopté dans la présente contribution se veut plus sceptique. En effet, l’hypothèse défendue ici est que, si tous les changements n’ont pas été spectaculaires, ils allaient néanmoins tous dans une même direction néolibérale, éloignant par conséquent les pays nordiques du modèle originel d’État providence.
Le cadre conceptuel élaboré par Peter Hall (1986, 1993) permet de distinguer des changements de premier, deuxième et troisième ordres. Les premiers sont de nature incrémentale et quantitative, une légère réduction ou augmentation du niveau ou de la durée d’une prestation par exemple. Les seconds englobent les changements institutionnels ou qualitatifs. La modification du financement d’un dispositif qui ne procède plus de fonds publics mais des contributions des partenaires sociaux (ou inversement) est ainsi considérée comme un changement de deuxième ordre. La notion de changement de troisième ordre recouvre une transformation des buts et objectifs des politiques. C’est ce qui se produit lorsque, par exemple, les intentions sous-tendant les mesures destinées aux chômeurs évoluent, visant moins à leur offrir des prestations qu’à les rendre employables par le biais de leur participation contrainte à des dispositifs d’activation.
? Le modèle scandinave : un idéal type
3L’habitude a été prise, dans le domaine des sciences sociales, de distinguer entre différents modèles ou régimes de protection sociale. Ainsi on considère que la caractéristique commune des États providence qui ont un devoir envers leurs citoyens d’assurer leur bien-être – l’institutionnalisation de la citoyenneté sociale – a trouvé des traductions concrètes diverses. Une première distinction a été faite entre les États providence résiduels et institutionnels, les premiers étant considérés comme manquant de maturité ou toujours en voie de développement ; l’idée implicite étant celle de la convergence. On attendait des États de type résiduel qu’ils se développent pour devenir institutionnels. La variable indépendante permettant de qualifier un État, était constituée par la dépense sociale totale. L’argument était que plus un État providence était développé, institutionnel, plus il était dépensier (Wilensky et Lebaux, 1958). Richard Titmuss a contesté ce point de vue dans un article publié en 1972. Il y affirmait que les modèles institutionnels et résiduels de protection sociale apparaissaient de manière simultanée, en même temps qu’un troisième, fondé sur le marché du travail et la performance [3]. Il apportait également une précision à la définition du modèle institutionnel en lui adjoignant un mérite supplémentaire en raison de son caractère redistributif. Jusqu’à la publication des Trois mondes de l’État providence en 1990 [4], l’analyse fondée sur les trois dimensions de l’État providence qui viennent d’être évoquées, attira peu l’attention. Dans son ouvrage qui allait avoir une grande influence, Esping-Andersen requalifiait les modèles de Titmuss en fonction des idéologies qui les soutenaient. Le modèle résiduel devenait ainsi le régime libéral. Le modèle fondé sur le marché du travail et la performance était transformé en régime conservateur corporatiste. Enfin, le modèle institutionnel était désormais désigné sous le terme de régime social-démocrate. Esping-Andersen soutient que la typologie d’États providence qu’il a élaborée permet de couvrir tous les cas observables ou peut être appliquée de manière sensée à tout système de protection sociale, asiatique, sud-américain ou de toute autre origine (1996, 1997). Cette perspective a été remise en cause par d’autres auteurs qui ont élaboré des types de régimes supplémentaires. Il en va ainsi des modèles rudimentaires, qui couvrent l’Europe latine et du Sud (Leibfried, 1992) ; confucéen, appliqué à l’Asie du Sud-Est (Jones 1993) ; post communiste pour l’Europe de l’Est (Deacon, 1993), travailliste pour intégrer les pays des antipodes (Castles et Mitchell, 1990), etc. [5]
Malgré ces controverses, un accord existe au sein de la littérature consacrée à la protection sociale pour regrouper les pays scandinaves sous un même régime ou modèle, même si celui-ci peut recevoir des dénominations différentes (scandinave, nordique, social-démocrate, institutionnel, englobant, etc.). Le tableau 1 offre une synthèse des caractéristiques du modèle scandinave tout en présentant les différences qui séparent les quatre modèles sur la base de variables dont l’importance est jugée comme centrale.
Quatre modèles idéal-typiques d’État providence

Quatre modèles idéal-typiques d’État providence
4En Scandinavie, les critères d’accès à la couverture sociale sont fondés sur des droits (constitutionnels) et non sur une évaluation sélective des besoins comme dans le modèle atlantique, ou encore sur la base des cotisations versées comme dans le modèle continental. Le fait d’être légalement résident dans le pays est, dans les modèles scandinave et atlantique tout à la fois, le critère permettant d’accéder à la protection sociale. L’appartenance à la société, le fait d’être citoyen tout en étant participant au marché du travail constitue le critère d’accès au droit dans le modèle continental tandis que dans le régime du sud il est nécessaire d’appartenir à une famille ou à une communauté locale. L’idéologie qui sous-tend la protection sociale à la scandinave est de type social-démocrate, tandis que le modèle du sud reflète souvent une philosophie d’inspiration démocrate-chrétienne. L’institution dominante dans le domaine de la protection sociale en Scandinavie est l’État. Il ne s’agit pas, comme dans le cas du modèle atlantique, du marché ou des organisations sociales à l’instar du régime continental, ou encore de la famille comme dans le modèle du sud. On considère souvent que les modèles de protection sociale scandinave et continental offrent une large couverture et sont coûteux tandis que les régimes du sud et atlantique sont censés être moins chers. Quelle que soit la masse que représente le financement de la protection sociale, ses sources diffèrent. Dans l’idéal, les systèmes de type atlantique et scandinave sont financés à partir de l’impôt. Dans le régime continental, la protection sociale est alimentée par les contributions des partenaires sociaux et du marché du travail. Le financement de la protection sociale correspondant au modèle du sud provient des collectes et dons effectués par les organisations religieuses.
5En d’autres termes et à quelques réserves près, le modèle scandinave peut être caractérisé de la manière suivante. Il est universel et (par conséquent) coûteux, financé à partir de l’impôt, fondé sur la gestion publique à la fois des transferts sociaux et des services. Les services sociaux personnalisés qui sont d’ailleurs de très grande qualité sont privilégiés par rapport aux transferts. Dans la mesure où les taux de compensation sont élevés, il s’agit donc d’un système égalitaire fondé sur un degré élevé de participation au marché du travail, des femmes comme des hommes. L’ensemble de ces éléments a autorisé Joakim Palme (1999 : 15) à résumer les caractéristiques du modèle scandinave de la manière suivante : celui-ci consiste en l’universalisme, des prestations généreuses, des droits à la citoyenneté sociale, un modèle dans lequel les deux conjoints contribuent au revenu du foyer, des politiques d’emploi actives et des services sociaux nombreux. Duane Swank inclut, aux côtés des données qui viennent d’être évoquées, les politiques fiscales et le plein-emploi.
6Les programmes sociaux, généralement mis en place dans les pays nordiques, sont caractérisés par le fait qu’ils sont financés et administrés par le secteur public, qu’ils offrent une couverture globale et universelle ainsi qu’une structure de prestations relativement égalitaire. Ils sont traditionnellement soutenus par des systèmes d’imposition ayant une vocation redistributive, ainsi que par des orientations favorables au travail aussi bien en ce qui concerne les objectifs sur lesquels l’accent est mis dans les programmes, que du point de vue des politiques économiques où l’importance du plein-emploi est soulignée (Swank, 2000 : 85).
La question est, bien sûr, de savoir si les traits qui viennent d’être évoqués prévalent toujours.
? Les États providence scandinaves dans une perspective comparative
7Si l’on exclut le cas de l’Islande, les États providence scandinaves sont très dépensiers et ceci en termes absolus comme en termes relatifs. La part totale des dépenses sociales dans le PNB varie, en 2000, de 25 % pour la Finlande et la Norvège, à 32 % pour la Suède. Il faut toutefois noter qu’il en va de même pour la plupart des systèmes de protection sociale des États du nord-ouest de l’Europe (NOSOSCO, 2003). En termes absolus, la dépense sociale totale par habitant se monte à environ 7 000 euros (2001), ce qui se situe à l’extrémité haute de l’échelle, seul le Luxembourg dépassant cette somme. Les tableaux 2 et 3 synthétisent les développements intervenus dans ce domaine en Scandinavie durant les années quatre-vingt-dix.
Évolution des dépenses sociales par rapport au produit intérieur brut 1990-2001 (indice 1990 : 100)

Évolution des dépenses sociales par rapport au produit intérieur brut 1990-2001 (indice 1990 : 100)
Dépenses sociales par tête, 1990-2001 (PPA11111111-euro en prix 2001)

Dépenses sociales par tête, 1990-2001 (PPA11111111-euro en prix 2001)
8La relative évolution des dépenses sociales dans ces pays, stagnation ou réduction mineure, signifie que la part totale de ces dépenses dans les richesses nationales ne s’est pas accrue entre 1990 et 2001. Ceci rejoindrait la thèse de la maturité. En d’autres termes, les sociétés scandinaves se sont développées à un degré tel qu’une relative expansion n’est plus souhaitée. Elles ont atteint leur maturité et leur niveau souhaités.
9Les années quatre-vingt-dix ont néanmoins été marquées par un accroissement des dépenses sociales en termes absolus, ce constat s’appliquant le mieux au Danemark tandis qu’il vaut moins pour la Suède. Le tableau 3 révèle également l’existence de différences significatives entre les pays scandinaves. Les dépenses du Danemark et de la Norvège sont à la fois celles qui sont les plus importantes et croissent le plus, tandis que la Finlande, en particulier, mais aussi la Suède ont des dépenses moins significatives, qui augmentent moins vite. Un tel constat vient à l’appui des thèses soutenant qu’une distinction peut être établie entre deux expériences scandinaves en ce qui concerne la construction de l’État, l’une à l’Ouest, l’autre à l’Est (Knudsen et Rothstein, 1994).
10Les observations qui viennent d’être effectuées, tout comme le tableau 3, reflètent les différences dans la situation économique des différents pays scandinaves durant les années quatre-vingt-dix. Alors que le Danemark et la Norvège étaient engagés dans un cycle de prospérité économique, la Finlande tout comme la Suède devaient faire face à l’une des pires crises depuis les années cinquante. Les taux de chômage témoignent de cette situation. Il était auparavant habituel de caractériser la Scandinavie comme une zone de plein-emploi, c’est-à-dire avec des taux de chômage ne dépassant pas 2 ou 3 %. Ce n’était toutefois plus le cas au Danemark et en Norvège au début des années quatre-vingt-dix, tandis que la Finlande et la Suède se trouvaient rapidement confrontées au chômage de masse, 17 % de la main-d’œuvre étant touchés dans les deux pays en 1994. En Suède, le taux de chômage déclaré [6] s’élevait à 8 %, ce qui correspond en réalité à un chiffre de 16 % de la main-d’œuvre exclus de l’emploi au sens ordinaire du terme. Il est donc possible d’affirmer, qu’au milieu des années quatre-vingt-dix, les pays scandinaves avaient dit adieu au plein-emploi. Toutefois, alors que le Danemark et, plus particulièrement, la Norvège avaient assez rapidement retrouvé des niveaux modérés de chômage, tel n’était pas le cas de la Suède et plus particulièrement de la Finlande. Dans ces deux pays, les niveaux de chômage sont restés élevés jusqu’à la fin de la période. La Finlande, avec un taux de 10 %, est toujours confrontée à un phénomène de masse (NOSOSCO, 2003).
Les réformes des systèmes de protection sociale qui ont été mises en place en Scandinavie dans les années quatre-vingt-dix sont étroitement liées à la crise économique ainsi qu’à son impact différentiel sur les différents pays lorsqu’ils sont considérés individuellement.
? Les initiatives de réforme de la protection sociale
Le Danemark
11L’évolution du système de protection sociale danois est ici présentée en mettant l’accent sur les trois secteurs les plus importants : la santé, les retraites et le chômage. De ce point de vue, le modèle qui prévaut au Danemark reste toujours celui du régime scandinave qui est caractérisé par l’universalité, de hauts niveaux de prestations sociales et des taux de remplacement élevés. Deux développements essentiels sont cependant intervenus.
12• On peut détecter actuellement une individualisation des systèmes depuis que la responsabilité en a été transférée de l’État aux citoyens. Des indications d’un accroissement de la responsabilité privée peuvent être trouvées, dans une plus ou moins large mesure, dans l’ensemble des trois grands secteurs de la protection sociale. L’émergence d’initiatives fondées sur l’assurance privée et destinées à compléter les dispositifs universels publics peut être reliée au phénomène qui vient d’être évoqué. Ces systèmes d’assurance privée ont en commun de ne couvrir que ceux qui parviennent à entrer sur le marché du travail. Le nombre croissant de dispositifs d’assurance maladie délégués au secteur privé illustre également ces tendances. On songe en particulier à l’assurance hospitalière privée, financée par les employeurs, qui a connu un démarrage spectaculaire et qui continue à progresser. Le libre choix de l’hôpital peut, en outre, être conçu comme une autre illustration marquante des tendances à l’individualisation dans la mesure où le patient a le droit, mais non le devoir, de sélectionner l’établissement de son propre choix.
13• Des tendances similaires aux évolutions qui viennent d’être décrites peuvent aussi être observées en ce qui concerne le système des retraites. Même si le système public de pensions vieillesse et le dispositif de retraite anticipée sont et demeurent universels, les retraites professionnelles, y compris dans une certaine mesure celles de la fonction publique, incorporent des éléments de cotisation assurantielle fondés sur la participation au marché du travail. Le fait que le montant des pensions de retraite de la fonction publique dépende à la fois du nombre d’années durant lesquelles la personne a été employée, et du montant du salaire qu’elle a reçu, doit être considéré dans cette perspective. De même, le dispositif de retraite anticipée volontaire incorpore clairement des composantes relevant du système assurantiel, en particulier si l’on considère que le paiement d’une cotisation spécifique constitue une condition préalable pour y accéder.
14La division entre systèmes d’assistance sociale (destiné aux non assurés) et d’assurance sociale (qui couvre les assurés) traduit certes une coupure fondée sur la participation au marché du travail. Le dispositif dual de traitement du chômage constitue toutefois une illustration encore plus clairement marquée de la première des deux tendances évoquées. À la fin des années soixante-dix, dans un contexte où le taux de chômage était élevé, l’idée selon laquelle le chômage relevait d’une responsabilité publique et non individuelle commença à changer avec la mise en place de politiques actives d’emploi. L’idée du « donnant donnant » est au fondement du principe de l’activation qui implique des droits et des devoirs. On peut concevoir ce principe comme découlant d’une responsabilité accrue de l’individu dans la mesure où c’est à ce dernier qu’il incombe d’améliorer sa qualification en prenant part à différentes mesures d’activation.
15On peut s’interroger sur l’impact de telles tendances sur les notions qui sont à la base de la sécurité sociale au Danemark. Les initiatives assurantielles fondées sur la participation au marché du travail, comme dans les cas de l’assurance maladie ou des retraites professionnelles, sont susceptibles de favoriser l’émergence d’une coupure au sein de la population, entre ceux qui obtiennent un emploi et ceux qui, n’en trouvant pas, demeurent inactifs. Il en découle l’exclusion des groupes qui ne bénéficient pas ou peu d’une relation constante avec le marché de l’emploi. Le fait que les éléments du système de protection sociale fondés sur l’assurance requièrent une participation au marché du travail signifie que les dispositifs universels financés par l’État, tels les pensions vieillesse ou, dans une moindre mesure pour l’instant, le dispositif public de remboursement des soins, s’apparentent à un filet de sécurité de dernier recours pour ceux qui n’ont nulle part ailleurs où aller. Cette situation reflète une conception du chômage dans laquelle le système d’assistance sociale fonctionne comme une sous-catégorie du système d’assurance sociale. En somme, même si le modèle de protection sociale danois s’apparente toujours globalement à un État providence universel, un glissement vers un système plus assurantiel, fondé sur une participation au marché du travail, peut être détecté. Si cette évolution persiste, les groupes qui font déjà l’expérience d’une marginalisation vis-à-vis du marché du travail verront encore leur situation se détériorer dans le futur (Abrahamson, Kambskard, Wehner, 2002).
Pour conclure sur le cas danois, il est possible d’avancer que des changements de second ordre sont observables en ce qui concerne les retraites et la prise en charge sanitaire (individualisation, marchandisation, pluralité) tandis que les mesures prises dans le domaine du chômage marquent un changement de troisième ordre (activation et obligation). Compte tenu de la façon dont ils viennent d’être caractérisés, il est possible de soutenir que les changements évoqués ont contribué à éloigner le cas danois de l’idéal type de l’État providence scandinave, le faisant ainsi converger vers ce qui peut être qualifié de modèle social européen (Abrahamson, sous presse).
La Finlande
16Dans une analyse très complète et détaillée de l’évolution de la Finlande durant les années quatre-vingt-dix, Juhu Saari (2001 : 5) avance, pour résumer, que cette décennie est celle de la fin de l’histoire des politiques sociales du pays. Il constate, en effet, que le nouveau modèle finlandais met l’accent sur les incitations à l’emploi plutôt que sur les transferts et les services (2001 : 154-5).
17La révision des éléments forfaitaires de base dans le domaine des retraites publiques et de l’assurance maladie ainsi que l’introduction de prestations chômage sous conditions des ressources, le fort accent mis sur les effets pervers désincitatifs, ou encore le glissement vers des formes de politiques familiales plus actives constituent autant d’indices de rupture dans l’histoire des politiques sociales finlandaises (Saari, 2001 : 155).
18Ces évolutions rapprochent la Finlande des modèles atlantique (ou libéral) et continental de protection sociale. Il en a résulté une diminution du nombre de personnes en situation de pauvreté en 2000 par rapport à 1995 mais, malheureusement, une plus grande difficulté à en sortir pour celles qui étaient toujours dans cette situation. D’où la conclusion de Veli-Matti Ritakallio dans son étude consacrée à la pauvreté au lendemain de la récession : si la fin des années quatre-vingt, veille de la récession, est prise comme point de départ d’une comparaison chronologique, il est possible d’affirmer qu’au début de 2000 la pauvreté avait empiré, tant en termes qualitatifs que quantitatifs (2001 : 22). Les réformes de la protection sociale n’ont pas permis d’empêcher cette évolution. Le fait que les critères d’accès aux prestations aient été durcis et que l’assistance sociale ait fait l’objet de coupes budgétaires ont, au contraire, contribué à aggraver la situation.
19Pour conclure son tour d’horizon de la sécurité sociale, Maija Sakslin affirme que : le vieux principe finlandais de yhteisvastuu (responsabilité commune), qui n’est pas tout à fait synonyme de solidarité, s’affaiblit. L’objectif, lors de la mise en place de l’État providence finlandais, était que tous ceux qui sont dans le besoin aient un droit égal à la protection sociale. La nationalité, le sexe, la situation professionnelle ou encore la durée pendant laquelle l’individu avait cotisé n’entraient pas en ligne de compte. Aujourd’hui, l’idée selon laquelle la relation entre les cotisations versées par l’individu et les droits dont il peut bénéficier, devrait être renforcée, remporte de plus en plus de suffrages (Sakslin, 2002 : 37).
Le principe d’universalité s’affaiblit, le phénomène de la pauvreté s’est aggravé, les conditions d’accès aux dispositifs les plus généreux ont été durcies. Appréhendée en termes de modèles, la Finlande est devenue plus européenne et moins scandinave.
La Norvège
20Aksel Hatland estime que le recours croissant à la retraite anticipée (uförepension) est peut-être le problème qui, depuis que cette prestation a été mise en place en 1961, a le plus attiré l’attention et préoccupé chercheurs et autorités publiques. Un Norvégien en âge de travailler sur douze en bénéficiait en 1994 (1998 : 195). L’objet de la plupart des changements introduits dans les politiques sociales a donc été de réduire le nombre d’individus susceptibles de jouir de ce droit. Ainsi, en 1988, l’accent a été mis sur le fait que toutes les possibilités de réadaptation professionnelle devaient être épuisées avant qu’un droit à la préretraite puisse être accordé, tandis qu’en 1990 les conditions d’accès au dispositif, fondées sur des critères de mobilité professionnelle et géographique, ont été durcies. Il en est allé de même, en 1991, en ce qui concerne les critères médicaux autorisant à déclarer une incapacité de travail. Hatland juge que, dans ce domaine, des marges de décision discrétionnaire plus importantes ont été accordées (1998 : 202).
21Il y a clairement une tendance croissante à lier les prestations à la productivité, ainsi que Hatland l’a montré à propos de la Norvège en s’intéressant aux changements qui ont affecté les prestations de transfert. De 1980 à 1992, les prestations qui sont liées aux revenus ont augmenté de 147 %, alors que celles qui sont liées au besoin n’ont cru que de 77 % (Hatland, 1998 : 215). Un accord se fait jour à propos de cette évolution, mais son ampleur reste sujette à débat. Ainsi, Axel Petersen estime que : « … aucune réforme majeure n’a été réalisée durant les deux dernières décennies. Les années quatre-vingt-dix ont vu des tentatives de durcissement des critères d’ouverture des droits aux prestations d’invalidité tandis qu’un accent plus grand était mis sur la réintégration au sein du marché du travail ou sur l’activation et sur la conditionnalité des allocations (workfare). Évoquer une réforme majeure (ou glissement paradigmatique), à l’instar de ce qui s’est produit aux Pays-Bas ou (peut-être) au Danemark, n’est pas justifié » (Petersen, 2001 : 14).
L’activation est toutefois devenue, ainsi qu’Anne Skevik (2002 : 104) l’a souligné, un thème central des politiques sociales norvégiennes dans les années quatre-vingt-dix. Toutes les prestations sociales, y compris celles qui sont destinées aux parents isolés, ont été revues en fonction de ce principe. L’adoption d’une rhétorique favorable au travail (work-line) est perçue comme l’indication de changements significatifs affectant les groupes potentiellement marginalisés comme, une fois encore, les parents isolés ou les bénéficiaires de l’assistance sociale (Kildal, 1998 ; Lødemel, 2001 ; Skevik, 2002).
La Suède
22En 1994, le Parlement suédois s’est prononcé en faveur d’un ensemble de directives concernant le système public de retraites. Palme et Wennemo envisagent cette réforme, dénommée Abig, comme comportant à la fois des éléments de continuité et de rupture avec l’ancien système. S’il s’agit toujours d’un régime par répartition, une modification est intervenue dans sa formule, qui n’est plus fondée sur la prestation à recevoir, mais les cotisations versées. L’allocation de base sera versée, sous forme de supplément, à ceux qui ne bénéficient pas ou peu des prestations liées aux revenus. Il s’agira, en d’autres termes, du premier niveau du système de retraites. Un tel changement sera mineur du point de vue du bénéficiaire de la pension. Il est en revanche beaucoup plus important en termes de principes des politiques sociales (Palme et Wennemo, 1998 : 21). À l’évolution évoquée est venu s’ajouter un nouvel élément. Il s’agit d’une prestation qui est complètement individuelle, tant en termes de financement que de bénéfice, et qui est fondée sur les cotisations effectuées (2 % du salaire brut). Il s’agit certainement là de la rupture la plus claire avec le modèle suédois d’assurance sociale estiment Palme et Wennemo (1998 : 25). Ces deux auteurs maintiennent toutefois que l’œuvre accomplie, les mesures Abig, devrait être envisagée comme une réforme plutôt que comme un processus de rétractation de l’État providence, dans la mesure où le niveau de dépenses va rester constant sur la base des estimations habituelles de la croissance économique. Ils concluent donc que, en ce qui concerne les objectifs sous-jacents du système, il y a continuité. Les mesures introduites représentent pourtant un changement radical. Ces transformations s’appliquent également aux préretraites. Les allocations ont été réduites de 6 %. Toutefois, de manière plus importante encore, les critères ou conditions d’accès à la prestation ont été durcis sous la forme d’exigences accrues en termes d’examens et de documents médicaux.
23Dans une analyse qui ne porte que sur les dispositifs de transfert, Nordlund (2000 : 40) conclut que plusieurs changements de premier ordre sont intervenus tandis que la seule mutation de second ordre qu’il identifie concerne la réforme des retraites en Suède.
24Dans l’ensemble, les restrictions apportées aux systèmes de maintien des revenus et au secteur des services sociaux ont favorisé, dans plusieurs cas, un glissement vers des solutions de nature purement privée ou impliquant le recours au marché… Les systèmes d’assurances individuelles ou soumis à des accords ont vu leur importance s’accroître dans les secteurs qui relèvent habituellement de l’assurance sociale. Dans le domaine des soins aux personnes âgées, l’aide apportée par les proches tout comme celle qui est financée par les personnes privées ont vu leur importance grandir (Palme et al., 2002 : 149).
L’image globale qui se dégage est celle d’une Suède qui, en comparaison de la situation qui prévalait au début des années quatre-vingt-dix, a désormais plus de caractéristiques communes avec les modèles continental et atlantique de protection sociale.
? Le modèle scandinave demeure-t-il spécifique ou s’est-il éteint ? [7]
La réforme des systèmes de protection sociale
25La proposition selon laquelle les États providence ont changé durant les années quatre-vingt-dix fait l’objet d’un large accord. De nombreux observateurs ont toutefois concentré leur attention sur la résistance à ce processus, c’est-à-dire sur les changements qui, dans l’ensemble, n’ont pas été perçus comme paradigmatiques. Les systèmes de protection sociale nordiques ont, ces vingt dernières années, été confrontés à une vague de mutations, qui ont touché les structures de la famille et le marché du travail, tout en faisant montre d’une remarquable capacité à survivre aux périodes de crise économique (Kautto et al., 2001 : 271 ; voir également Nordlund, 2002).D’autres ont, en revanche, insisté sur le nombre croissant d’éléments révélateurs de l’incorporation de caractéristiques propres aux modèles de protection sociale atlantique, continental ou du sud de l’Europe.
26Les capacités des gouvernements à contrôler et à diriger sont maintenant remises en cause par le flou qui caractérise la séparation, tant verticale qu’horizontale, des pouvoirs par la régionalisation et la globalisation, par la décentralisation et la dévolution des compétences ainsi que par l’implication d’acteurs non gouvernementaux dans le processus de conduite des politiques publiques (Micheletti, 2001 : 265).
Il est évident que la Finlande tout comme la Suède ont, au milieu des années quatre-vingt-dix, été confrontées à une croissance négative et que, à l’exception de la Norvège, les pays nordiques n’ont pas développé, en termes relatifs, la couverture sociale.
Les résultats
27Il a jusqu’à maintenant été dit que les États providence scandinaves ont connu une évolution dans les années quatre-vingt-dix. Celle-ci recouvre, pour la plus grande part, des changements de premier ordre tandis que certains peuvent être qualifiés comme étant de second ordre et quelques-uns de troisième ordre. Il est bien sûr intéressant d’envisager l’impact que les mutations évoquées ont eu sur la situation des citoyens des pays concernés. Du point de vue du taux d’activité des femmes, la convergence observée entre la Scandinavie et le reste de l’Europe s’apparente en fait, selon les termes de Kautto et al. (2001) à processus de rattrapage des pays de la seconde catégorie par rapport à ceux de la première.
28Le tableau 4 montre que si les femmes vivant en Europe continentale sont de plus en plus présentes sur le marché du travail, leur participation antérieure à la vie active était plutôt faible tandis qu’en Scandinavie elle s’est maintenue. La Scandinavie apparaît ainsi toujours comme la région du monde où la participation des femmes au marché du travail est la plus importante. Il existe une relation proportionnelle entre l’intégration aumarché de l’emploi et le travail à temps partiel des femmes. Ceci signifie en d’autres termes que, là où, comme en Europe du Sud, le nombre de femmes exerçant une activité est relativement peu élevé, peu d’entre elles travaillent à plein partiel, tandis que l’inverse se vérifie dans le cas de la Scandinavie (Eurostat, 2003).
Taux d’activité des femmes âgées de 15 à 64 ans

Taux d’activité des femmes âgées de 15 à 64 ans
29Il est souvent affirmé que l’un des problèmes communs auxquels les systèmes de protection sociale doivent actuellement faire face est celui du vieillissement de la société. Le phénomène est lié à deux évolutions démographiques : un accroissement de la longévité et une diminution de la natalité. Si la première tendance est très marquée dans tous les pays d’Europe de l’Ouest, des différences significatives peuvent être constatées en ce qui concerne la seconde. Le tableau 5 met en évidence la baisse des taux de fécondité dans l’ensemble de l’Union européenne, à l’exception du Danemark, de la Finlande mais aussi de la Norvège et de la Suède où ceux-ci sont toujours relativement élevés.
Taux de fécondité en termes absolus

Taux de fécondité en termes absolus
30Dans les années soixante, les taux de fécondité étaient élevés au Sud et plus bas au Nord. La situation s’est inversée durant les années quatre-vingt-dix. Si l’on excepte l’Irlande, les taux de fécondité les plus élevés s’observent dans les pays du Nord et les plus faibles autour de la Méditerranée et, dans une certaine mesure, en Europe continentale. La position avantageuse de la Scandinavie en termes de natalité est attribuée à l’existence de dispositifs de prise en charge collective pour les enfants, les personnes handicapées, les invalides et les personnes âges dépendantes. De tels dispositifs manquent, dans la plupart des cas, au sud de l’Europe.
31Les réformes de la protection sociale n’ont pas, au moins jusqu’en 1997 (dernière date pour laquelle des données sont disponibles), changé la hiérarchie des pays de l’Union européenne en ce qui concerne l’inégalité de revenus et la pauvreté.
Quel que soit le pourcentage du revenu médian utilisé pour les mesurer (50 ou 60 %), les taux de pauvreté observés en Scandinavie sont les plus faibles au sein de l’Union européenne et, ainsi qu’on peut le présumer, sur l’ensemble de la planète (cf. tableau 6). La pauvreté qui est ainsi mesurée, est relative. Des tendances similaires sont constatées lorsque les inégalités en termes de revenus sont comparées sur la base des coefficients Gini et des ratios entre riches et pauvres. Alors que le coefficient de Gini était en moyenne de 0,22 en Scandinavie, il était de 0,31 pour les pays de l’Union européenne et le ratio riches/pauvres était de 3,0 dans le premier cas contre 5,7 dans le second (Commission européenne, 2002).
Pauvreté en termes de revenus, mesurée à partir de la proportion des ménages disposant respectivement de moins de 50 et de 60 % du revenu disponible médian en 1997

Pauvreté en termes de revenus, mesurée à partir de la proportion des ménages disposant respectivement de moins de 50 et de 60 % du revenu disponible médian en 1997
32Le calcul des taux de compensation offerts par les différents types de prestations dispensées par les systèmes de sécurité sociale indique cependant que tout ne va probablement pas si bien en Scandinavie. Ceux-ci ont, en effet, diminué à la fin des années quatre-vingt-dix, ce qui n’apparaît pas encore dans les données présentées dans NOSCOSCO (2003). La générosité d’une prestation est ici calculée sous la forme du pourcentage du revenu net disponible moyen des salariés. De 1995 à 2001, les prestations sont, d’une manière générale, devenues de moins en moins avantageuses. Les compensations les plus généreuses, de 83 % du revenu au Danemark à 104 en Norvège, sont offertes en cas de maladie ou de naissance d’un enfant. Les prestations les moins généreuses de ce point de vue sont celles de l’assurance chômage. Le cas de l’Islande mis à part, celles-ci représentent en 2001 un taux de compensation qui oscille entre 59 et 68 %. Leurs bénéficiaires sont donc juste maintenus au-dessus du seuil de pauvreté établi à 60 % du revenu médian. Il est toutefois également intéressant de constater que les taux de compensation ont diminué dans tous les pays nordiques à l’exception de la Norvège où ils se sont stabilisés à 66 %. Ils sont ainsi passés en Suède de 78 à 68 %. Pour un chômeur qui n’est pas assuré et n’a pas d’enfants, la couverture offerte par l’assistance sociale est très mauvaise puisqu’elle représente des taux de compensation qui vont de 31 % (Suède) à 48 % (Islande), ainsi que le montre le tableau 7.
Taux de compensation des prestations de l’assistance sociale pour les célibataires de 30 ans ou plus, sans enfants (pourcentage du revenu moyen d’un salarié en décembre)

Taux de compensation des prestations de l’assistance sociale pour les célibataires de 30 ans ou plus, sans enfants (pourcentage du revenu moyen d’un salarié en décembre)
33En Suède, les taux de compensation ont chuté de 39 %. Il en résulte qu’aucune personne dépendant uniquement de l’assistance sociale n’est maintenue au-dessus du seuil de pauvreté. L’impact important des prestations familiales apparaît lorsque les taux de compensation dont bénéficient ceux qui les reçoivent, sont pris en compte. Un parent célibataire ayant un enfant, et dépendant de l’assistance sociale, bénéficie ainsi, en 2001, d’un taux de compensation de 55 % en Suède et de 73 % au Danemark. Ici encore, cependant, il faut constater que ces niveaux sont bien inférieurs à ce qu’ils étaient il y a six ans, époque à laquelle ils s’élevaient respectivement à 59 et 77 %.
34Les conséquences de la réforme suédoise des retraites apparaissent très nettement lorsque l’on observe le taux de compensation dont les personnes âgées bénéficient, qui est passé de 82 % en 1995 à 68 % en 2001. Si l’on envisage le cas des retraités dont les revenus sont uniquement constitués par la partie des pensions vieillesse qui ne dépend pas des cotisations effectuées, les taux diminuent encore, passant en Suède de 81 à 67 % et, au Danemark, de 54 à 52 %, c’est-à-dire au niveau du seuil inférieur de pauvreté (50 % du revenu médian). Les taux de compensation offerts par les pensions d’invalidité, de 65 à 81 %, sont plus généreux. La tendance générale est néanmoins à la baisse au Danemark et, plus particulièrement en Suède alors que les taux sont stables en Norvège et en Finlande.
La Suède, le Danemark et dans une certainemesure la Finlande ont procédé à d’importantes coupes dans les prestations sociales depuis 1995, alors que celles-ci sont restées stables en Norvège. Si la plupart des prestations permettent toujours de maintenir leurs bénéficiaires au-dessus du seuil de pauvreté en termes de revenus, tel n’est pas le cas en ce qui concerne l’assistance sociale et les pensions vieillesses qui ne sont pas assises sur des cotisations.
Les différences entre l’ouest et l’est de la Scandinavie
35Alors que des ajustements assez importants ont été faits en Finlande et en Suède, il n’y a pas, à l’heure actuelle, de crise de l’État providence au Danemark et en Norvège. Ce décalage trouve peut-être son origine dans les différences qui, historiquement, caractérisent les approches du modèle scandinave. Tim Knudsen et Bo Rothstein (1994 : 216) expliquent les divergences d’évolution entre le Danemark et la Suède de la manière suivante.
36L’une des différences entre ces deux pays tient à la façon dont ils appréhendent la participation du secteur privé à l’administration des services de protection sociale. Dans les deux cas, la responsabilité du financement des services sociaux revient pour une très large part au secteur public. Le recours aux administrations publiques pour gérer les prestations est cependant beaucoup plus marqué en Suède, de même que le degré de contrôle social et l’utilisation de mesures à portée obligatoire.
37Nils Elvander est parvenu aux mêmes conclusions lorsqu’il s’est intéressé à l’évolution actuelle des relations sociales et professionnelles sur le marché du travail en Scandinavie : il n’y a pas de tendance à la convergence du point de vue institutionnel [8]. La Norvège et la Suède apparaissent de manière évidente comme les pôles opposés… le Danemark est proche de la Norvège et… la Finlande s’apparente à la Suède (2002 : 135).
Cette différence pourrait expliquer pourquoi le Danemark et la Norvège rencontrent bien moins de problèmes que la Suède et la Finlande dans le processus actuel d’ajustement aux nouvelles réalités économiques globales. Dans la mesure où le marché mondial s’est libéralisé, la variante libérale du modèle scandinave obtient de meilleurs résultats que sa variante corporatiste.
? Conclusion : continuité ou changement ?
38La question de l’universalisme tenait une place centrale dans la définition du modèle scandinave d’État providence telle qu’elle a été proposée au début du présent article. À la question de savoir si, en Scandinavie, la protection sociale est toujours plus fondée sur le lieu de résidence que le fait d’avoir un statut de salarié, la réponse est toujours : oui ! Mais dans une moindre mesure qu’auparavant. Dans les quatre pays scandinaves considérés, l’accès aux prestations des assurances sociales a été restreint, tandis que le fossé entre les classes moyennes et les groupes marginalisés s’est accentué. Des éléments d’individualisation, de décentralisation, le recours accru à l’aide familiale ou à celle de l’entourage, ainsi qu’au marché, contribuent à faire glisser la Scandinavie vers des principes qui sont proches de ceux qui gouvernent les autres modèles de protection sociale prévalant dans l’Union européenne.
39Il a généralement été considéré que le modèle scandinave n’était pas seulement universaliste mais, également, qu’il offrait une couverture globale. Il s’agit là de deux caractéristiques qui, ainsi que nous l’avons montré plus haut, expliquent pourquoi les États providence scandinaves sont très dépensiers. Ils ne sont toutefois pas plus coûteux que les systèmes de protection sociale des autres pays du nord-ouest de l’Europe. Les dépenses sociales scandinaves sont, en termes relatifs, équivalentes à celles qui peuvent être constatées en Allemagne, en France, en Belgique, aux Pays-Bas et au Luxembourg. On ajoutera qu’un processus de convergence et de rattrapage est à l’œuvre puisque les pays qui dépensent le moins sont ceux qui connaissent les taux d’accroissement des transferts les plus importants. En outre, le pays qui bat tous les records en la matière, la Suède, est celui dont les dépenses ne se sont pas accrues durant les années quatre-vingt-dix – bien qu’il ait été annoncé publiquement que des coupes budgétaires avaient été opérées dans le système de protection sociale ! (NOSOSCO, 1998 : 15).
40La part importante de l’impôt dans le financement des prestations sociales constitue une autre caractéristique de la Scandinavie. La tendance a, de ce point de vue, été à une augmentation des cotisations et à une diminution de la part de l’impôt dans le financement de la protection sociale, dont le secteur public assure toutefois toujours la plus grande part. De manière peut-être encore plus importante, il faut noter que ces décisions sont politiques. Elles impliquent les parlements et ne sont pas le résultat de négociations entre partenaires sociaux. Les parlementaires sont toujours ceux qui décident du montant et de l’origine du financement de la protection sociale. Toutefois, la montée en puissance au Danemark des retraites professionnelles financées par les cotisations des salariés, constitue un glissement vers le mode de financement continental.
41Le modèle scandinave était caractérisé, ainsi que nous l’avons montré, par la très grande qualité de la couverture publique. La tendance est cependant à un recours croissant à l’assurance privée ainsi qu’aux dispositifs négociés dans le cadre professionnel en ce qui concerne les retraites et les assurances maladie complémentaires. En outre, des hôpitaux privés ont vu le jour au Danemark depuis les années quatre-vingt.
42La gestion municipale directe des services sociaux à la personne apparaissait également comme une marque distinctive du système de protection sociale scandinave. Toutefois ceux-ci sont désormais de manière croissante sous-traités, particulièrement en ce qui concerne l’aide à domicile aux personnes âgées et handicapées, au moins au Danemark et en Suède. Les gouvernements danois et norvégien encouragent en outre fortement, et apportent une aide financière aux services bénévoles (volunteer centres), tandis que les autres institutions civiles sociétales, les proches par exemple, ont eu à jouer un rôle plus important en Suède en ce qui concerne les personnes âgées.
43Les services destinés à cette dernière catégorie de la population se définissaient également par leur très grande qualité. La réalité dément peut-être désormais cette image. De nombreux scandales ont ainsi touché des maisons de retraite en Suède et des hôpitaux au Danemark, tandis que l’insatisfaction à l’égard des systèmes de santé est répandue. De même, la permanence des files d’attente dans le cadre des soins secondaires [9] dans les pays scandinaves constitue également un indice de mauvaise qualité de la prise en charge.
44L’existence de taux de compensation élevé apparaissait traditionnellement comme un autre trait distinctif du modèle scandinave. Leur évolution a toutefois été pratiquement partout négative, ainsi que nous l’avons montré plus haut, ce qui signifie que les prestations sont désormais moins généreuses qu’au milieu des années quatre-vingt-dix. Avec des taux de compensation qui se situent aux alentours ou en dessous de 50 % du revenu net disponible médian, les prestations de l’assistance sociale et les retraites de base ne sont pas en mesure de préserver leurs bénéficiaires de la pauvreté. Il n’en demeure pas moins que les pays scandinaves sont toujours plus égalitaires que tout autre pays au monde du point de vue des revenus. Cette position avantageuse doit toutefois plus au fonctionnement du système d’imposition et à l’organisation du marché du travail qu’aux politiques sociales.
Des changements de second et de troisième ordre ont été identifiés dans les domaines de la santé, des retraites, des services aux personnes âgées et de l’emploi. Tous vont dans la direction de principes qui étaient jusqu’à maintenant considérés comme caractéristiques d’autres modèles européens. Le recours à la famille, aux réseaux et organisations bénévoles renvoie au régime de l’Europe du Sud. Le rattachement croissant des prestations à la participation au marché du travail et la dualisation de la protection sociale qui en résulte rappellent le modèle de l’Europe continentale. L’accent mis sur le recours au marché comme solution aux problèmes de la protection sociale fait enfin songer à l’idéal type de l’État providence atlantique.On ne trouve cependant nulle part ailleurs qu’en Scandinavie une proportion aussi importante de la population bénéficiant d’un emploi rémunéré. Quand bien même il est affecté par un processus de changement, le modèle de protection sociale qui prévaut en Scandinavie bénéficie toujours d’un fort soutien au sein de la population, ainsi qu’en attestent toutes les études d’opinion (Andersen et al., 1999). Les États providence scandinaves constituent encore un modèle spécifique. Ils tendent cependant à s’européaniser.
Notes
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[*]
Chef du département de sociologie à l’université de Copenhague (Danemark).
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[1]
Cet article s’appuie sur l’intervention qui a été faite lors de la conférence « Issues and prospect of the welfare society in the 21st century – Experience of the West and Experiment of the East » (Problèmes et perspective de l’État providence au XXIe siècle – Expérience de l’Ouest et expérimentation à l’Est) à l’Académie coréenne de protection sociale, université nationale de Séoul en octobre 2002 et lors de la conférence de l’ESA, à Murcie, (Espagne) en octobre 2003 et qui avait donné lieu à une publication dans le Journal of Societal and Social Policy, Vol. 2, no 2 : 19-36 (2003).
-
[2]
« L État providence nordique. Ajustements, transformations au cours des années 1990 », Revue française des Affaires sociales, no 4-2003, octobre-décembre,.
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[3]
Les cotisations individuelles des salariés, NDT.
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[4]
1999 pour la version française, NDT.
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[5]
Pour une vision générale de ces questions, voir Abrahamson 1999.
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[6]
Le chômage déclaré correspond au nombre de chômeurs officiellement enregistrés comme tels. Le chômage caché recouvre les individus qui participent aux différents programmes d’activation, sont en congé de recherche d’emploi, etc.
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[7]
J’emprunte ce titre à Kautto et Kvist (2002).
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[8]
Ellingsæter (2000 : 356) amanifesté son désaccord en ce qui concerne les politiques visant le marché du travail : celles-ci montrent des signes de convergence. Elles sont de plus en plus orientées vers l’activation au Danemark, comme en Norvège et en Suède.
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[9]
Médecine spécialisée, hospitalisation (NDLR).