1Comment comprendre que malgré le volontarisme politique en faveur de l’intégration scolaire des enfants handicapés, la succession des textes en ce sens, autant les témoignages des familles [1] que des rapports officiels [2] constatent la persistance de l’exclusion voire de la non-scolarisation ? Un certain nombre d’analyses font état de problèmes matériels ou organisationnels au sein de l’école, de l’insuffisance des partenariats, de la persistance des représentations sociales négatives des handicapés. Une recherche menée pendant dix-huit mois sur la scolarisation et la non-scolarisation dans le dispositif de l’éducation spéciale (cf. encadré) nous amène à distinguer en fait deux populations d’enfants pour qui l’intégration scolaire se pose en termes fort différents :
- d’une part, un ensemble de situations et d’actions relativement semblables pour des enfants aux « handicaps avérés », ensemble caractérisé par la non-scolarisation et les stratégies parentales visant à obtenir une scolarité adaptée ou une scolarité en milieu ordinaire ;
- et, d’autre part, un ensemble constitué d’élèves issus de milieux défavorisés qui connaissent une orientation hors de l’école ordinaire ou vers l’adaptation et intégration scolaire (AIS), voire dans certaines conditions, des processus de déscolarisation.
Encadré : Méthodologie
• Dans ce cadre, nous avons été amené à étudier pendant dix-huit mois le fonctionnement du dispositif censé assurer l’intégration scolaire des élèves handicapés.
Nous avons ainsi mené les observations sur le versant Éducation nationale et au travers des procédures décisionnelles de la CDES d’un département. Ce qui signifie : participation en tant qu’observateur à des CCPE et à des CCSD ainsi qu’aux débats des groupes techniques et aux commissions plénières de la CDES ; travail sur les archives des décisions d’une CCSD ; entretiens avec les différents professionnels du secteur (inspecteurs, secrétaires de commissions, professionnels d’un réseaux d’aide spécialisée aux élèves en difficulté (RASED) [3], professionnels d’un centre médico-psycho-pédagogique (CMPP), psychiatres, rééducateurs, assistante sociale, psychologue) et familles.
• Les observations des pratiques des différents acteurs de l’intégration scolaire sont complétées par des données statistiques réalisées dans quatre CDES : environ 800 dossiers ont été consultés.
L’enquête de terrain ayant été réalisée en 2002 et 2003, on sait que plusieurs modifications législatives sont intervenues depuis, concernant la prise en charge du handicap, entre autres chez les jeunes :
- loi du 11 février 2005 pour « l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées » qui remplace la loi de 1975 et dans laquelle la notion de handicap psychique apparaît ;
- décret du 6 janvier 2005 sur les instituts thérapeutiques, éducatifs et pédagogiques (ITEP) qui remplacent désormais les IR et dans lequel sont précisés le rôle de la famille et les projets individuels et d’établissement.
2Alors que pour les enfants handicapés, la question de la déscolarisation se pose en termes de non-scolarisation, de possibilités d’accéder à une scolarité (ordinaire), du dehors vers le dedans, pour les élèves considérés comme atteints d’un « handicap socioculturel », il s’agit d’un véritable processus de déscolarisation, du dedans vers le dehors de l’école ordinaire.
3Un bref rappel du dispositif chargé d’assurer l’intégration scolaire des enfants handicapés s’impose pour commencer. Les enfants handicapés sont scolarisés pour partie dans des établissements ordinaires de l’Éducation nationale – dans des classes ordinaires ou des classes adaptées (sections d’enseignement général et professionnel adapté (SEGPA), classes d’intégration scolaire (CLIS), unités pédagogiques d’intégration (UPI)) – et dans des établissements spécialisés de l’Éducation nationale (écoles régionales d’enseignement adapté (EREA)). Pour une autre partie, ils sont scolarisés dans le secteur de l’éducation spécialisée (ES) soit dans des instituts de rééducation (IR) qui prennent en charge « des enfants et adolescents dont les manifestations et les troubles du comportement rendent nécessaire, malgré des capacités intellectuelles normales ou approchant de la normale, la mise en œuvre de moyens médico-éducatifs pour le déroulement de leur scolarité », soit dans des instituts médico-éducatifs (IME) pour des handicaps de type déficiences intellectuelles, soit encore dans les établissements pour enfants handicapés sensoriels ou moteurs.
La commission départementale d’éducation spécialisée (CDES) qui a été instituée par la loi d’orientation de 1975 en faveur des personnes handicapées, a pour rôle de statuer sur le niveau de handicap des jeunes dont les cas lui sont soumis et de proposer une orientation vers les établissements ou les services dispensant l’éducation spéciale, de décider l’attribution de différentes aides. L’ensemble des dossiers qui lui sont soumis ont été préparés par différentes commissions dont certaines relèvent de l’Éducation nationale. C’est ainsi que lorsque les équipes éducatives estiment que des élèves connaissent des difficultés scolaires qui font penser à l’existence d’un handicap, que l’action pédagogique doit être relayée par une éducation spécialisée, ils saisissent, en accord avec les parents, la commission de circonscription préscolaire et élémentaire (CCPE) ou la commission de circonscription du second degré (CCSD). Ces commissions peuvent construire des projets individuels adaptés, proposer des orientations vers une classe d’intégration scolaire (CLIS) dans le primaire, vers l’enseignement général et professionnel adapté (SEGPA, EREA) dans le secondaire, vers des établissements relevant de l’éducation spécialisée après notification de la CDES.
Un dispositif traversé par deux populations hétérogènes
4Après la loi de 1975 mais avant celle de 1989, plusieurs travaux relevaient que le dispositif de prise en charge accueillait deux populations très hétérogènes avec d’une part des enfants aux handicaps avérés, fondés sur une déficience, et des enfants handicapés socioculturels c’est-à-dire dont l’échec scolaire ou le comportement étaient renvoyés à la situation sociale des familles. Ainsi S. Tomkiewicz et A. Triomphe (1985, p. 20), dans une analyse de la notion de déficience mentale, s’attachaient-ils à distinguer nettement « les déficiences médicales ou biopsychologiques qui correspondent à des perturbations du fonctionnement cérébral de toute nature et de toute gravité » et que l’on retrouve indistinctement réparties dans l’ensemble des groupes sociaux et, d’autre part, des « déficients sociopsychologiques » qui se recrutent essentiellement dans les classes populaires et pour qui parler de handicap est un abus de langage [4].
La notion de handicap socioculturel
5De nombreux travaux critiquaient la médicalisation de l’échec scolaire ainsi que la notion de handicap socioculturel qui postule que les enfants des classes populaires manquent des moyens culturels, des conditions de vie correctes qui leur permettraient de réussir à l’école, ce qui les handicaperait dans leur développement psychologique par des retards linguistiques et intellectuels. Les critiques de cette notion mettaient en cause les tests psychologiques et la notion d’intelligence qui les sous-tend, l’attribution de l’échec à l’individu et ses fondements idéologiques [5].
6Si la notion de handicap socioculturel n’est plus guère utilisée par les professionnels dans leurs écrits [6], elle fait toujours référence car on y recourt ça et là dans des discussions, des réunions d’équipe. Par ailleurs, lui a été substituée au niveau théorique la catégorie diagnostique de troubles du caractère et du comportement (TCC) qui est l’indication de prise en charge en IR et qui fournit la légitimité médicale à l’orientation des élèves en difficulté ou difficiles. La validité de ce diagnostic est désormais pourtant très controversée. Les auteurs d’un rapport officiel sur les IR écrivent à ce propos que « cette notion véhicule, derrière des stéréotypes imprécis et désuets (de type “enfants caractériels”), une reconnaissance quasi officielle d’un handicap de nature très vague pour une population mal définie, dont on sait seulement qu’elle est trop inadaptée à l’institution scolaire pour y demeurer, et pas assez caractérisée pour l’élaboration d’un diagnostic exclusivement médical et univoque » (Gagneux, Soutou, 1999, p. 11) [7].
7Analysant les données statistiques les plus récentes fournies par le ministère de l’Éducation nationale sur la répartition des handicaps recensés, J. Gateaux écrit qu’aujourd’hui encore, « la très large majorité (86,4 %) des enfants accueillis dans les établissements de l’éducation spécialisée est admise sur des critères de retard mental léger (48,5 %) et difficultés scolaires graves (37,9 %) ». Elle « fait l’hypothèse que l’ancienne catégorie de déficience intellectuelle légère qui a disparu, a été redistribuée » dans ces deux nouvelles catégories et que perdurent les pratiques d’exclusion de la déviance scolaire (J. Gateaux-Mennecier, 1999, p. 177). On peut d’ailleurs faire l’hypothèse, fondée sur nos observations, que le dispositif est phagocyté et engorgé par les situations des élèves inadaptés aussi bien en termes de moyens financiers, de places en établissement [8] que de temps de travail des différents professionnels. C’est donc l’ensemble des enfants concernés par l’enseignement adapté qui pâtissent de ce phénomène. Nous avons ainsi pu constater que dans les CCSD et les CCPE, l’essentiel du temps de réunion concernait les élèves inadaptés ; l’analyse et le suivi des intégrations d’enfants handicapés, la question de la mise à disposition des matériels spécifiques… étant relégués en fin de réunion.
8Dans les statistiques sur l’enfance handicapée émanant du ministère de l’Éducation nationale, de la direction de l’Évaluation et de la Prospective (DEP) ou du ministère des Affaires sociales, les nouvelles nomenclatures comportent des « difficultés scolaires graves liées à des problèmes sociaux », des « autres déficiences », « autres déficiences intellectuelles » et une catégorie « non handicapé ». Par exemple, les données de la DEP de 1996-1997 sur la répartition des différents handicaps des enfants accueillis en établissements spécialisés font état de 13 % d’enfants ayant une déficience floue puisque catégorisés en « Autres déficiences », à quoi il faut ajouter 66,3 % d’enfants ayant des « Atteintes intellectuelles et mentales » ce qui ne renvoie guère non plus à un ensemble diagnostic bien précis.
9Ainsi, il existe encore « une multiplicité d’intitulés complémentaires qui, grâce à l’arbitraire de la classification “autres” (déficiences de l’intelligence), permettent (ou risquent) de figer l’individu dans la déficience et, par contrecoup, de réifier l’enfant en handicapé » (J. Gateaux-Mennecier, 1999, p. 179) [9] et qui font douter que les évolutions nosographiques (Chapireau, 1999) représentent une évolution scientifique permettant de contrecarrer la médicalisation de l’échec scolaire des enfants des classes populaires.
Les orientations vers les classes spéciales de l’école ordinaire ou les établissements spécialisés ne pouvant plus se faire, en droit, que si elles sont accompagnées d’une évaluation médicale, on pourrait s’interroger également sur les conditions de sa réalisation. Dans la très grande majorité des cas, ce sont les établissements scolaires qui sollicitent un psychiatre pour émettre un avis sur le cas d’un enfant pour lequel elle suspecte des troubles psychiques. En outre, la plus grande part des enfants ainsi diagnostiqués était auparavant inconnue des services médicaux [10] et le bilan est réalisé au cours d’une seule rencontre. Lorsqu’on étudie les dossiers des enfants placés en IR, on trouve donc logiquement que la plupart des « feuilles bleues », c’est-à-dire les évaluations médicales, comportent pour seule mention : « troubles du caractère et du comportement », simple confirmation de ce qui était suspecté par l’école.
Origine sociale et orientation hors de l’école
10Les recherches sur l’intégration scolaire ont délaissé la question de l’origine sociale des enfants et les données collectées par les services de l’État ne comportent aucun indicateur pour l’apprécier [11]. Or il est nécessaire de disposer de telles informations pour savoir si le dispositif œuvre en faveur de l’intégration des enfants ayant un handicap avéré ou s’il participe à la gestion des déviances scolaires. Nous avons donc tenté d’évaluer la situation sociale des enfants pris en charge en enquêtant dans quatre CDES du sud-ouest de la France (en 2002-2003). Sont concernés des enfants accueillis en internat dans deux types d’établissements ; des instituts de rééducation (IR, au nombre de douze) et des instituts médico-éducatifs (IME, quinze) pour enfants déficients moyens et profonds. La démonstration ne peut être complète car les dossiers des enfants pris en charge dans les établissements pour handicaps sensoriels ou moteurs ne comportent qu’exceptionnellement des informations sur la situation économique, sociale et familiale. On a donc fait l’hypothèse que les IME pour enfants déficients moyens et profonds accueillaient des enfants ayant des handicaps avérés. La place des évaluations sociales dans ces dossiers est remarquable pour notre propos : elles sont absentes des dossiers d’établissements pour handicaps sensoriels ou moteurs, leur présence est aléatoire dans les IME, elles ne manquent quasiment jamais dans les IR. Ce qui indique le rôle central des facteurs sociaux – composition de la famille et appréciation du mode et des conditions de vie – dans l’orientation hors de l’école ordinaire.
11Deux indicateurs du milieu social ont été construits : la situation familiale et la catégorie sociale des familles des jeunes pris en charge.
12Remarque : les deux tableaux ci-dessous n’ont pas les mêmes effectifs car tous les dossiers sont loin de comporter les informations relatives à ces deux indicateurs. Ainsi pour le premier tableau, on voit que dans les IME, nous n’avons pu trouver d’informations sur la situation familiale que dans 416 dossiers (79 + 337) sur les 800 consultés.
Situation familiale des jeunes pris en charge

Situation familiale des jeunes pris en charge
Milieu social des jeunes pris en charge

Milieu social des jeunes pris en charge
13Pour comparaison, ces catégories sont reprises de la DEP du ministère de l’Éducation nationale. Les données des deux colonnes de droite sont issues de la Note d’information de décembre 1997 sur « L’enseignement adapté du second degré en 1996-1997 ».
14On constate à la lecture de ces deux tableaux qu’effectivement ces deux types d’établissements médico-éducatifs accueillent des populations dissemblables et que les IR accueillent proportionnellement plus d’enfants issus de familles monoparentales et des catégories sociales défavorisées.
15D’une part, dans les IR, on trouve une forte surreprésentation de familles précarisées par les recompositions familiales, l’absence d’emploi, la faiblesse des ressources, l’insécurité sociale [12]. Il s’agit d’une population tout à fait proche de celle des maisons d’enfants à caractère social (MECS) et de la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), ces « handicapés » ayant d’ailleurs fréquemment fait l’objet de mesures dans l’un ou l’autre secteur.
16D’autre part, alors que la population des IR est tout à fait comparable à celle de l’enseignement adapté [13] (SES/SEGPA, EREA), avec une très nette surreprésentation des milieux sociaux défavorisés, les jeunes pris en charge en IME moyens/profonds sont beaucoup plus proches des élèves de l’enseignement ordinaire.
Les statistiques confirment que la situation sociale est un facteur discriminant de la détermination du handicap et que les analyses concluant à la dualité du dispositif restent valables. Il semblerait donc qu’aujourd’hui encore, le dispositif de prise en charge des enfants handicapés accueille une importante population caractérisée par la précarité sociale et économique, exclue de l’école en raison de difficultés scolaires considérées comme irréductibles à la seule approche pédagogique ou de comportements perturbateurs jugés pathologiques.
Comprendre le processus d’exclusion des « handicapés socioculturels »
17En 1988, proposant un bilan de l’intégration scolaire, P. Legrand remarquait déjà que le mouvement d’intégration scolaire des handicapés s’accompagnait « d’un flux important de sens inverse [qui] dépose dans les établissements d’éducation spéciale un nombre important d’enfants qui ne sont pas handicapés tout au moins au départ et sont plutôt des inadaptés socioculturels […] Ce sont plutôt des enfants dont les comportements sont mal supportés par l’institution scolaire » (Legrand, 1988, p. 4) [14]. D’autres auteurs ont, ultérieurement, évoqué l’existence de ce double mouvement. Ainsi le pédopsychiatre Tomkiewicz utilisant une image pour le décrire : « On pourrait dire de façon pittoresque que l’enseignement fonctionne comme une pompe aspirante et refoulante. D’un côté elle aspire un handicapé biologique, par exemple un trisomique, un hémiplégique, un paralysé, et de l’autre elle rejette dix enfants pour troubles du comportement c’est-à-dire les débiles légers, les handicapés socioculturels, les immigrés bilingues, etc. Ce modèle de pompe est très important car il permet aux idéologues de jouer sur les deux tableaux à la fois : être pour l’intégration en ce qui concerne les handicapés biologiques tout en acceptant avec bonne conscience le refoulement des enfants des classes populaires » (Tomkiewicz, 1991) [15]. Ainsi N. Diederich concluait de son analyse de données statistiques locales sur les jeunes handicapés que « la population dite “handicapée mentale” avait connu une croissance exponentielle au cours des vingt dernières années […]. Cette croissance n’est pas attribuable aux handicaps lourds qui, nous l’avons vu, sont relativement stationnaires, mais aux troubles mentaux légers qui comprennent aujourd’hui la “déficience mentale légère”, les “déficiences du psychisme” et les difficultés scolaires » (Diederich, 2001, p. 23) [16].
18Pour l’Angleterre, un auteur a donné des chiffres qui alimentent la même thèse : « Entre 1982 et 1996, le pourcentage total des enfants âgés de 5 à 15 ans fréquentant les écoles ségrégatives a chuté de 1,72 à 1,4 %, alors que le nombre d’enfants et d’adolescents exclus parce qu’ils présentent des problèmes comportementaux a augmenté de façon constante. Beaucoup de ces enfants ont été placés dans des unités séparées ou ont changé d’école. Il y a eu une augmentation de la médicalisation des comportements dérangeants avec l’introduction de nouvelles catégories telles que déficit d’attention avec syndrome d’hyperactivité, situant ainsi le problème dans la réalité intrinsèque de l’élève » (Armstrong, 2000, 124). C’est bien ce phénomène qui devrait faire l’objet de l’attention des pouvoirs publics alors que la focalisation porte aujourd’hui sur le partenariat, la contractualisation des relations entre familles et établissements.
La non-déscolarisation ou les processus de déscolarisation ne peuvent être envisagés comme la résultante d’une violence symbolique s’exerçant unilatéralement sur des familles et des enfants passifs. Ce sont des conclusions possibles, potentiellement provisoires, des interactions entre les parents et les nombreux professionnels concernés de l’Éducation nationale, de l’éducation spécialisée ou des soins. Elles surviennent dans un contexte constitué de deux éléments fortement structurants : l’absence de demande des parents et la saturation du dispositif.
Contexte des interactions entre parents et professionnels
19Ces relations se produisent en effet, tout d’abord, dans un contexte de manque de moyens en AIS, d’institutions d’éducation spécialisée (IR, IME) saturées dans de nombreux départements – dont le phénomène dit des « dossiers en attente » est un indicateur [17] –, et d’un réseau de soins en santé mentale (Centre de guidance infantile (CGI), CMPP) notoirement insuffisant (Bourcier, Durand, 2002) [18]. Or les commissions de l’Éducation nationale (CCPE, CCSD) qui émettent des propositions de prise en charge en éducation spécialisée ou dans le secteur sanitaire le font sans prendre en compte l’offre de places. La notion de manque de moyens ou de places doit toutefois être relativisée : il n’y a pas de scolarité adaptée en soi. Il y a une demande sociale, des définitions contingentes des difficultés des élèves. Les demandes de prise en charge émanant en quasi-totalité des établissements scolaires, il serait plus exact de dire que le dispositif ne suffit pas à répondre à la demande d’orientation de l’Éducation nationale [19].
20C’est dans ce contexte que les professionnels de l’éducation spécialisée et des soins opèrent des choix dans les dossiers qui leurs sont soumis et qu’ils écartent les parents qui « ne collaborent pas », « ne sont pas motivés » ou « n’ont pas de projet ».
21Les interactions entre professionnels et parents d’élèves considérés comme handicapés se produisent, ensuite, en l’absence de demande de ces derniers. Dès lors, la pratique qui consiste à « travailler la demande » est centrale dans l’ensemble du dispositif. L’importance de cette activité professionnelle qui vise à obtenir l’accord de la famille pour une prise en charge est souvent évoquée dans les entretiens avec les professionnels. Elle est également observable dans les discussions de cas qui ont lieu dans les différentes commissions. Enfin, une bonne part du contenu des évaluations sociales que comporte obligatoirement tout dossier envoyé à la CDES [20] concerne en réalité une évaluation de la relation des parents aux professionnels et du degré de collaboration ou d’accord à la prise en charge proposée.
22Pour les professionnels, il est nécessaire de travailler la demande pour plusieurs raisons. Dans la grande majorité des cas, les démarches engagées par les parents le sont à la demande de l’école. Il faut donc transformer la « demande » de l’école en une « demande » de la famille. Par ailleurs, les professionnels évoquent la nécessité « de faire prendre conscience des difficultés de l’enfant ». Car certains parents, soit ne se rendent pas compte de l’ampleur des difficultés scolaires, des « blocages » rencontrés par leur enfant à l’école, soit ils ne leur attribuent pas un caractère anormal. Une telle difficulté n’a rien d’étonnant puisque l’importance des débats au sein des équipes éducatives puis entre professionnels dans les différentes commissions, montre qu’il n’y a pas toujours d’évidence des troubles. On l’a rappelé plus haut, la validité des diagnostics censés recouvrir l’ancienne catégorie de débilité légère est mal assurée. Sur le terrain, cette absence de légitimité des diagnostics est nettement perceptible et elle donne lieu à de nombreux désaccords, à la fois entre professionnels – parfois d’une même spécialité – et avec les parents.
23Ensuite, comme le remarquent plusieurs professionnels ; « les parents ont du mal à accepter l’idée que leur enfant est différent ». Dans sa version psychologisante, c’est l’idée que « ça leur renvoie une mauvaise image d’eux-mêmes ». Une dernière source de désaccord marque les interactions : il ne suffit pas que des enseignants aient fait connaître l’existence de « problèmes » dans la scolarité d’un élève. Encore faut-il faire admettre aux parents que ces problèmes ne relèvent pas de la pédagogie, de la responsabilité de l’école ou de l’enseignant mais d’une prise en charge spécialisée. Des parents – d’origine marocaine – sont convoqués en CCPE parce qu’ils ont cessé d’emmener leur fils à la CGI (le dossier comporte la mention « manque de volonté de la famille »), jugeant cela inutile. L’échange suivant s’en suit :
24– « ne nous parlez pas de la Guidance […] notre grande fille déjà elle y a été, ça a servi à rien […]. Il y en a assez de tout ça. On nous dit d’envoyer nos enfants à l’école, bon d’accord, on les envoie. Mais si ils apprennent pas à lire et à écrire, ça sert à quoi ? S’il est pas accepté en sixième, si on est pas capable de l’aider, alors on le gardera à la maison. Voilà ! »
25– « Eh bien on ira le chercher parce que l’école est obligatoire ! » répond l’inspecteur.
Enfin, on ne comprend la réticence des parents que si l’on sait la connotation négative des interventions. Alors que les prises en charge par les psychologues, les psychiatres, les rééducateurs peuvent paraître relever du traitement « psy » c’est-à-dire de l’altérité radicale, honteuse, les orientations en établissements spécialisés sont parfois vécues comme des placements c’est-à-dire soit comme la sanction d’une mauvaise éducation, soit comme une situation insupportable d’arrachement affectif.
Les désaccords entre parents et professionnels
26L’absence de demande, les conflits d’interprétation du sens de la situation scolaire et des réponses à lui donner prennent place dans un contexte général – déjà décrit par de nombreux auteurs en sociologie de l’éducation – de mésentente entre enseignants et familles populaires. Les désaccords ne sont donc pas des épiphénomènes, des interactions ratées, ils représentent une dimension constitutive de l’action collective d’orientation des élèves considérés comme inadaptés à l’offre scolaire ordinaire.
Propositions et pressions
27Pour faire valoir leur point de vue, les professionnels montent des dossiers, produisent des expertises, multiplient les rencontres et argumentent, parfois menacent ou usent de coercition. L’école peut ainsi faire pression auprès des parents en déclarant que les soins sont obligatoires ou que l’enfant ne pourra plus être scolarisé dans l’établissement. Dans les dossiers CDES, on a pu relever nombre de formules indiquant l’existence de telles pressions :
28« Compte tenu du comportement qui gène l’ensemble de la structure scolaire, si les soins ne sont pas mis en place, le contrat sera rompu et Nicolas ne sera pas accueilli à l’école en septembre »
29« L’école Dubois refuse de le réadmettre puisque la famille ne voulait plus poursuivre la CLIS pourtant conseillée »
30« Mme Bichon avait emmené son fils au CMPP pour échec scolaire mais n’avait pas donné suite. Elle revient aujourd’hui sur insistance de l’école où Frédéric est scolarisé en CLIS… ».
31Les établissements scolaires font également pression auprès de la hiérarchie académique pour faire aboutir les propositions de prise en charge, évoquant la notification CDES, le danger que représente l’élève, sa souffrance, l’urgence de la situation. Alors que les orientations en AIS ou ES ne peuvent être, selon les textes de lois, que des propositions et doivent donc obtenir l’accord des parents, dans un certain nombre de cas, les parents en sont réduits à signer un formulaire ou à accepter une décision qui ne reçoit pas véritablement leur assentiment ; ainsi dans une des CCPE observée, on convoque systématiquement les parents pour les informer des décisions prises :
32« Donc pour votre fils, voilà ce qui a été décidé par la commission : passage en CP avec Guidance et aide du RASED »
33ou « La CCPE a décidé une orientation en établissement spécialisé. Qu’est-ce que vous en pensez ? »
34ou « Il a été décidé que votre fils devrait bénéficier d’une scolarité adaptée à ses difficultés […]. Le dossier ensuite va être envoyé à la CDES […]. Vous avez peut-être des choses à nous dire ?… ».
Conflits et déscolarisation
35Dans quels cas et à quelles conditions conflits et désaccords entre acteurs sur l’analyse de la situation et l’évaluation de « l’état » de l’élève aboutissent-ils à une déscolarisation ? Un exemple fournira une illustration de l’articulation possible des différents éléments qui, au-delà de ce cas particulier, se retrouvent souvent par ailleurs. La situation de Slimane est évoquée en CCSD. Il a 13 ans et est déscolarisé depuis plusieurs mois [21]. Il a passé auparavant deux années dans un internat d’IR. Les parents, insatisfaits de la prise en charge et souhaitant reprendre à leur domicile un enfant qu’ils voyaient trop peu à leur goût, ont fait une demande de Service d’éducation spécialisée et de soin à domicile (SESSD) d’IR. L’absence de places conduit à un compromis : un demi-internat pour les soins et une scolarité SEGPA. Mais le jeune est rapidement accusé de provoquer des désordres dans le collège qui déclare alors, s’appuyant sur la notification CDES, qu’il ne peut être scolarisé en milieu ordinaire : « il n’a pas sa place ici ». Sans conseil de discipline, il est exclu, de fait.
36Dans le dossier, le psychologue sollicité par l’école évoque la toute puissance, les incohérences de la famille, pense qu’il faudrait que Slimane retourne en internat avec une scolarité intégrée, qu’il n’a pas sa place en SEGPA au sens où il a des moyens intellectuels et que le problème est bien d’abord de comportement. Quelqu’un précise en réunion que « l’équipe éducative n’arrive pas à le tenir ».
37La situation est repérée et discutée en CCSD parce que la mère n’accepte pas cette absence de scolarisation. Elle explique :
38« Mon fils a été rejeté du collège. Il faut qu’on retrouve quelque chose »
39« Vous recherchez quoi ? » demande un membre de la commission
40« Déjà un collège, il peut pas rester à la maison Slimane. Je sais pas ce que vous allez me proposer. C’est vrai qu’au départ nous on voulait pas qu’il soit en internat… Nous on connaît pas grand-chose, on sait pas ce que vous pouvez nous proposer ».
41La mère reconnaît que son fils provoque du désordre à l’école. La discussion donne lieu à un nouveau compromis : un internat d’IR va être à nouveau mis en place, avec une scolarité en externe, dans un autre collège. Slimane va donc rester déscolarisé quelque temps mais une solution devrait être trouvée.
42Les éléments de déscolarisation sont : le conflit autour de la prise en charge ; le rejet par le collège au prétexte de la notification d’IR ; le temps nécessaire pour retrouver une place dans un contexte de saturation du dispositif.
L’élément primordial qui va permettre la rescolarisation est la volonté parentale et son interpellation de l’instance compétente. Autrement dit, des cas de déscolarisations se perpétuent à partir de telles bases lorsque ni l’établissement (scolaire ou spécialisé) ni la famille n’interpellent personne. Négligence, « démission » mais également intérêt partagé des deux parties. Un établissement qui ne souhaite pas reprendre ou garder un jeune qui lui pose des problèmes, une famille que la scolarisation ne préoccupe pas : nous avons là deux des éléments d’une déscolarisation « réussie », qui pourra rester inaperçue.
De quelles ressources disposent les familles pour assurer l’intégration scolaire de leurs enfants ?
43Dans les politiques publiques en général, dans les secteurs de l’éducation et la santé (Cresson G., Schweyer, 2000) en particulier, la participation des usagers est désormais inscrite dans les textes législatifs et dans des pratiques diverses. Dans le champ du handicap, cette participation est ancienne et fondatrice de l’organisation actuelle de la prise en charge (Barral, 2000). Pour ce qui concerne l’intégration scolaire, une récente revue de littérature anglo-saxonne (Lesain-Delabarre, 2003) atteste de ce que la participation des parents au processus de scolarisation est une des variables significatives de son déroulement.
44Il convient en fait de distinguer trois niveaux de participation des usagers – en l’occurrence des familles – au fonctionnement du dispositif d’intégration scolaire. Quel que soit le niveau envisagé, ce sont les familles qui disposent des ressources culturelles, sociales, économiques les plus importantes qui pèsent le plus sur le dispositif :
- d’une part, par l’intermédiaire de leurs associations, les familles constituent un acteur politique sollicité pour définir les besoins, participer à la réflexion sur les textes, au fonctionnement et à la mise en place des dispositifs ;
- d’autre part, les familles, « usagers concrets » des dispositifs et des établissements, doivent être associées à la prise en charge, aux projets pédagogique, éducatif et thérapeutique individuels pour leurs enfants ;
- enfin – et c’est le niveau qui nous intéresse ici – le droit des familles concerne leur accord pour toute orientation ou prise en charge. Sauf cas particuliers, les orientations sont toujours proposées, il n’y a pas d’obligation de soins.
Stratégie d’évitement et déscolarisation
45La surreprésentation des enfants de milieux populaires ou issus de l’immigration parmi les élèves déscolarisés ou orientés contre leur gré hors de la classe ordinaire tient évidemment d’abord à un effet de structure : ils sont les premiers concernés par ce dispositif caractérisé par la prégnance de désaccords et de conflits. La déscolarisation constitue également une « stratégie » d’évitement, une forme de résistance passive de parents – et d’élèves – qui ont donné un accord purement formel à une proposition d’orientation. En effet, malgré la multiplication des procédures visant à obtenir l’accord des parents, malgré l’ensemble des recours possibles pour les parents qui refuseraient une prise en charge, et bien que les différentes commissions ne fassent que des propositions, un certain nombre de notifications d’orientation sont maintenues sans l’assentiment des parents. Un bon nombre des prises en charge en AIS ou en ES ne se réalise pas, parce que les parents maintiennent leur refus ou parce que leur accord ne correspond à aucune adhésion véritable. Ils refusent les places qui leur sont proposées, interrompent les prises en charge, ne se rendent pas aux rendez-vous… Ce que les professionnels peuvent traduire dans les termes de « manque de collaboration » ou « manque de motivation » des parents.
Participation des parents au dispositif
46Parler de stratégie à propos des actions mises en œuvre par les parents pose en réalité plus de problèmes qu’il ne permet d’en résoudre. On trouve en effet chez ceux-ci toute la gamme des actions ; des plus rationnelles, des plus informées aux actions les plus dominées, ou simplement réactives. S’il est possible, avec J.-M. Lesain-Delabarre, de distinguer in abstracto des « grands registres d’activités stratégiques conduites par les parents qui savent composer avec les institutions » (Lesain-Delabarre, 2001, p. 54) [22], encore est-il nécessaire, pour comprendre la participation effective des parents au dispositif, de préciser que leurs niveaux d’autonomie et d’action sont, peut-être encore plus que dans le système éducatif ordinaire – du fait de la complexité accrue du dispositif – socialement et culturellement déterminés. Il faut en effet, pour réaliser une intégration ou assurer un maintien, des ressources et des compétences qui sont inégalement distribuées. La participation des parents aux processus, leur capacité d’acteur, apparaît fortement reliée au niveau de leurs ressources culturelles, sociales et économiques.
Difficultés à se repérer dans le dispositif
47Un certain nombre d’enfants proposés pour une orientation ont des parents qui parlent très peu le français, un grand nombre d’entre eux ne peuvent se repérer dans la complexité du dispositif – ainsi dans une CCPE, après une présentation assez longue de ce que l’équipe pédagogique prévoit comme orientation et prise en charge, la mère interrogée sur ce qu’elle en pense, manifestement dépassée par la situation, se limitera à répondre : « si c’est pour son bien, je suis d’accord » – et ne comprend pas les nombreux sigles utilisés par les professionnels (CDES, CLIS…) ou les professions auxquelles on fait référence (rééducateur, orthophoniste, maître G…). Le sens ou l’intérêt des actions de soutien ou de soins, particulièrement dans la sphère psychothérapeutique, peut échapper totalement aux parents. Ainsi de ce père qui explique qu’il a cessé d’emmener son fils au CGI : « À la Guidance, je l’emmène plus, il fait que jouer là-bas » ou de ceux, nombreux, qui considèrent les questions posées à l’enfant par les soignants comme des incursions inadmissibles dans leur vie privée.
Connaissance des enjeux d’une scolarité spécialisée
48Les ressources et les compétences jouent d’abord un rôle dans le niveau de connaissance et de conscience des enjeux sociaux liés à la scolarité et aux conséquences du stigmate attaché à une scolarité spécialisée. De manière générale, plus les parents sont d’un milieu social élevé, plus ils revendiquent une prise en charge la moins stigmatisante, la plus intégratrice possible. Les parents des milieux sociaux moyens ou aisés évaluent les propositions qui leur sont faites en fonction d’un devenir adulte, afin de maximiser les chances d’insertion sociale voire professionnelle de leur enfant, avec l’objectif de le rendre autonome. La logique des parents des milieux sociaux défavorisés est souvent tout autre et surprend les professionnels dont les prises en charge sont estimées à partir de difficultés de déplacement qu’elles génèrent, la réticence à scolariser la fille avec une majorité de garçons, le petit avec des grands, le souhait de continuer à voir tel professionnel avec qui on a de bonnes relations, la volonté d’éviter à tout prix le redoublement, vécu comme un échec familial, la peur du placement c’est-à-dire de l’enfant qu’on vous retire.
49S’appuyant sur une relative connaissance des textes promouvant l’intégration scolaire des enfants handicapés, certains parents vont revendiquer une scolarité ordinaire [23] pour leurs enfants, une adaptation des dispositifs à ses capacités et à ses besoins particuliers. Les professionnels de l’AIS considérant d’ailleurs qu’il peut y avoir une confusion de la part de certains parents entre droit à l’éducation et droit à une scolarité en milieu ordinaire. C’est un des enjeux essentiels des débats actuels.
50Les parents qui disposent des ressources adéquates vont mettre en œuvre différentes stratégies pour faire valoir leur point de vue : participer à leur demande aux différentes commissions compétentes (ce qui est tout différent que d’être convoqué à ces commissions, ce que des parents comparent à un tribunal.), mobiliser des professionnels acquis à leurs positions (travailleurs sociaux, psychiatres, orthophonistes…), scolariser leur enfant dans une autre école – en particulier dans le secteur privé –, soutenir une scolarité intégrée en l’accompagnant d’un programme de prise en charge en libéral plutôt qu’en établissement spécialisé, s’adresser aux représentants des parents d’enfants handicapés pour qu’ils défendent leur cas en commission… Plus globalement, ils proposeront leurs propres projets d’intégration, alternatifs à ceux des équipes éducatives ou des commissions, en choisissant des activités et des prises en charge sur les marchés scolaires, de l’éducation spécialisée et des soins, ils participeront aux décisions [24], ils choisiront leurs praticiens, visiteront les institutions. Plus généralement, les parents qui élaborent des projets éducatifs pour leurs enfants, considèrent que l’action des établissements se résume au « gardiennage » comme le montre un exemple de courrier de parents cadres pour leur fils, admis en IME léger/moyen avec un QI de 47 (ce qui correspond à une orientation en IME pour déficients profonds), courrier joint dans un dossier CDES :
51« En tant que parents, plus que jamais concernés par ce choix délicat d’opter pour un centre plus que pour un autre, et après plusieurs visites diverses et variées afin de comprendre les différences de fonctionnement entre eux, nous avons arrêté notre préférence pour Calmant […]. Nous pensons qu’il est le seul à correspondre au projet éducatif que nous menons avec notre enfant ».
Les parents les plus démunis sont plus souvent dans des postures tranchées soit d’opposition pure et simple, soit, lorsque la nécessité d’une orientation a été acceptée, de délégation, de confiance, voire de soumission.
Contraintes financières
52Les ressources économiques des familles constituent une contrainte importante à leur possibilité d’élaborer une prise en charge alternative d’une autre manière : les prises en charge en internat ou semi-internat sont financées par l’État par le biais d’un financement des établissements. Lorsque les parents souhaitent élaborer une prise en charge alternative, en ambulatoire et particulièrement dans le secteur libéral, tous les soins ne sont pas nécessairement remboursés. Insatisfaits des prises en charge en établissements, de plus en plus de parents optent pour une prise en charge plus individualisée. Ils font alors une demande d’allocation d’éducation spéciale (AES). Autrement dit, pour construire une intégration scolaire qui corresponde à un projet familial, il faut obtenir une aide qui n’est pas automatique, il faut être capable de la justifier auprès de la CDES [25], en faisant valoir la cohérence d’un « projet ».
53* * *
54Intégration et ségrégation sont des résultats provisoires, à un moment de la scolarité d’un élève, d’une séquence d’interactions qui se déroulent dans des lieux très divers : la classe, les équipes éducatives, les différentes commissions de l’Éducation nationale et de l’éducation spécialisée mais aussi dans les interstices de ces lieux officiels ; dans les échanges informels, les arrangements, au sein des réseaux. L’étude des interactions et des procédures décisionnelles, le suivi des cas d’une commission à l’autre montrent que ni des (in)capacités objectives des élèves, ni des textes législatifs, ni des moyens affectés à l’intégration ne déterminent l’intégration ou la ségrégation. À ce propos, le sociologue de l’éducation H. Mehan cite plusieurs éléments qui attestent du poids des procédures administratives, de l’organisation du travail, des « pratiques organisationnelles locales » dans les décisions d’orientation des élèves en filières spécialisées : les calendriers scolaire et administratif, le niveau de remplissage des établissements, les programmes spéciaux existant… (Mehan, 1997).
55Si des données statistiques permettent de soutenir l’hypothèse que le dispositif continue à ségréger des élèves ayant des « handicaps socioculturels », c’est l’observation des interactions et des processus d’affectation qui permet de comprendre comment elle se réalise. La multiplication des niveaux de jugement, des évaluations, des possibilités de participation ou de recours qu’ont généré les textes législatifs ou réglementaires parus depuis la loi d’orientation de 1989 jusqu’à aujourd’hui n’ont pas transformé automatiquement les parents en partenaires. L’évolution des lois et des dispositifs est pourtant loin d’avoir été sans effet : des parents comme des professionnels s’en saisissent ou s’en réclament pour faire évoluer les pratiques.
56Les acteurs, pourvus de ressources et de compétences inégales, agissent dans des contextes plus ou moins structurants. On peut ainsi se demander quels sont les effets réels d’une politique de relance de l’intégration scolaire rapportée à la permanence des stéréotypes sur « les handicapés » et sur les « handicaps socioculturels » dont seraient atteints les élèves de milieux populaires. La dualité des populations prises en charge amène également à s’interroger sur le poids de l’histoire de l’avènement de l’éducation spécialisée – à l’interface des institutions médicales, judiciaires et éducatives – dans le fonctionnement actuel du dispositif.
La thèse du dualisme des populations exposée dans cet article implique donc d’abandonner les analyses de l’intégration scolaire des enfants handicapés en général et de lui substituer deux ensembles de problématiques. Celles en termes de moyens, de partenariat, de réseaux, de représentations sociales du handicap [26], de résistances institutionnelles (Bonjour, Lapeyre, 1999 ; Chauvière, Plaisance, 2000 ; Lesain-Delabarre, 2000), de formation professionnelle sont valables pour les enfants ayant un handicap « avéré ». Par contre, pour comprendre la scolarisation des élèves considérés « en grande difficulté », ne « rentrant pas dans les apprentissages », présentant des « troubles du comportement », il convient de se situer du côté des analyses de la scolarité en milieux populaires et de l’éducation de la jeunesse déviante. Ce qui signifie travailler sur les interfaces entre les institutions médicales, judiciaires, éducatives et sociales. Le flou des raisons invoquées pour l’orientation en IR et leur grande proximité avec les difficultés des jeunes accueillis par les secteurs de l’aide sociale ou de la protection de la jeunesse y incite ; ainsi que l’augmentation du nombre de places en IR depuis la fin des années quatre-vingt (19 %de 1988 à 1998 (Barral, Razaki, 2002)), puisque la quasi-totalité des demandes émane de l’Éducation nationale.
Liste des sigles
57AES : Allocation d’éducation spéciale
58AIS : Adaptation et intégration scolaire
59CCSD : Commission de circonscription du second degré
60CCPE : Commission de circonscription préscolaire et élémentaire
61CDES : Commission départementale d’éducation spécialisée
62CGI : Centre de guidance infantile
63CLIS : Classe d’intégration scolaire
64CMP : Centre médico-pédagogique
65CMPP : Centre médico-psycho-pédagogique
66EREA : École régionale d’enseignement adapté
67ES : Éducation spécialisée
68IME : Institut médico-éducatif
69IR : Institut de rééducation
70ITEP : Institut thérapeutique, éducatif et pédagogique
71MECS : Maison d’enfants à caractère social
72PJJ : Protection judiciaire de la jeunesse
73RASED : Réseau d’aide spécialisée aux élèves en difficulté
74SEGPA : Section d’enseignement général et professionnel adapté
75SES : Service d’éducation spécialisée
76SESSD : Service d’éducation spécialisée et de soins à domicile
77TCC : Troubles du caractère et du comportement
78UPI : Unité pédagogique d’intégration
Notes
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[*]
Maître de conférences en sociologie à l’université Toulouse II.
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[1]
Association nationale des communautés éducatives (ANCE), 2003.
-
[2]
Pour les plus récents : rapport Gossot (1999), rapport Assante (2000), rapport Lachaud (2003), rapport de la Cour des comptes de juin 2003.
-
[3]
Les RASED ont remplacé les GAPP qui avaient pour objectif de lutter contre l’exclusion scolaire. Les missions du RASED sont des missions de prévention, accompagnement, suivi et orientation des élèves en difficulté.
-
[4]
Un numéro de la Revue française des Affaires sociales (n° 2/3, p. 207-233) de 1987 pointait également l’existence en CDES de deux populations très contrastées, un tiers des enfants ayant essentiellement des troubles scolaires avec deux fois plus d’ouvriers que dans l’ensemble des familles françaises et deux tiers représentant tous les autres handicaps – moteurs sensoriels, mentaux profonds… – dans lequel il n’apparaissait pas de différence de milieu social avec la population générale. Dans le premier groupe, les auteurs relevaient que les certificats médicaux étaient succincts trois fois sur quatre, mettant l’accent essentiellement sur les retards scolaires et les difficultés d’apprentissage ; une utilisation ambiguë du quotient intellectuel (QI), pouvant être interprétée de manière fort divergente d’un dossier à l’autre.
-
[5]
Voir en particulier les travaux du Centre de recherche de l’éducation spécialisée et de l’adaptation scolaire (CRESAS) qui mettait au contraire en avant dans ses travaux le rôle déterminant des facteurs socio-institutionnels dans les échecs scolaires (CRESAS, 1978). Les tests et la mesure de l’intelligence continuent à tenir une place importante dans l’évaluation des capacités à poursuivre une scolarité ordinaire. Dans certains cas, des décalages surprenants entre QI verbal et performance, entre bilans psychologiques et résultats scolaires sont relevés par les commissions de circonscription. Pourtant, il est très rare que ces tests ne soient pas remplis par les psychologues ou que leurs conclusions soient remises en cause, malgré les critiques. Les tests continuent à remplir une fonction dans les procédures de légitimation des orientations, dans les explications des difficultés scolaires. On trouvera une discussion récente de la notion dans La nouvelle revue de l’AIS, (1999).
-
[6]
En réalité, elle ne permet plus de justifier une orientation. Par contre, elle appartient toujours au registre du jugement des enseignants, comme on a pu le constater. Voir aussi Careil (1994).
-
[7]
Quant à Tomkiewicz (1991) il écrit : « La difficulté cognitive définie par le sacro-saint QI a été naguère la cause majeure de l’exclusion scolaire. Depuis, l’opinion mobilisée par certains chercheurs a rendu ce motif de plus en plus difficile à présenter. Dès lors, les enseignants ont trouvé un nouveau motif : les TCC c’est-à-dire troubles du caractère et du comportement […]. Les TCC sont donc actuellement la plus grande cause du rejet scolaire et en particulier des handicapés socioculturels ». Voir aussi Zecca (2001).
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[8]
Inspection générale de l’Éducation nationale : « plus de 80 % des enfants et adolescents pris en charge dans les établissements d’éducation spéciale souffrent de handicaps essentiellement d’origine mentale ».
-
[9]
N. Diederich (2001) développe des idées tout à fait proches.
-
[10]
Il s’agit ici des centres médico-pédagogiques (CMP), des centres médico-psycho-pédagogiques (CMPP), des centres de guidance infantile (CGI).
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[11]
L’enquête « Handicaps, Incapacités, Dépendance » (HID) 1998-2000 récemment exploitée apporte à nouveau des informations sur cette question. Elle montre d’ailleurs une nette surreprésentation des milieux sociaux défavorisés dans les instituts de rééducation (Barral, Razaki, 2002).
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[12]
Diederich note dans son étude de l’évolution des populations prises en charge en milieu spécialisé sur un département : « une chose est sûre, le nombre d’enfants admis à figurer dans les statistiques des troubles mentaux en raison de problèmes sociaux et familiaux est en nette augmentation » (Diederich, 2001, p. 8).
-
[13]
si l’on s’en tient au seul indicateur catégorie sociale. À la lecture des dossiers d’IR, on peut faire l’hypothèse qu’il minore les difficultés sociales vécues par ces jeunes.
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[14]
Le même ajoute sans donner les références : « Une enquête menée sur 300 cas de CDES relevés en 1984 nous montre que le tiers des dossiers d’enfants sont des dossiers d’inadaptés socioculturels ».
-
[15]
Diederich clôt son article déjà cité de la manière suivante : « Quelle troublante logique que celle qui œuvre à redonner les droits de la citoyenneté à ceux qui ont toujours été exclus de par l’injustice de la distribution génétique, de l’accident ou de la maladie et qui, sur une autre face, supprime ces mêmes droits à des sujets qui présentent essentiellement des difficultés d’adaptation sociale » (2001, p. 25). Plus généralement, on ne peut que s’interroger sur la validité des analyses qui évoquent l’intégration scolaire des handicapés – assimilant la catégorie administrative de handicapé à une réalité sociale – sans tenir compte de la grande disparité des niveaux et situations de scolarisation suivant le type de handicap. Le rapport de 1999 sur l’accès à l’enseignement des enfants et adolescents handicapés (chiffres présentés dans Langouët, 1999, p. 93) permet de constater que les taux de scolarisation sont très disparates selon le type d’établissements : le taux de non scolarisés dans l’ensemble des établissements est de 26,4 %mais il culmine à 92 % dans les établissements pour enfants polyhandicapés, il est de 31,7 % pour les déficients intellectuels ou de 5,7 % pour les déficients auditifs. En outre, les mêmes données montrent que les voies de l’intégration sont très différentes suivant le type de handicap puisque l’intégration totale ne concerne que 4 % pour les déficients intellectuels (qui sont presque toujours scolarisés au sein de l’établissement spécialisé) contre 30,8 % pour les enfants polyhandicapés et 10,4 % pour l’ensemble (en moyenne). MEN, IGAS, 1999.
-
[16]
Voir aussi les articles de J. Gateaux-Mennecier déjà cités ; IGEN 1999 : « parallèlement à la baisse du nombre d’orientations vers les établissements pour intellectuels et polyhandicapés […], on constate une hausse du nombre d’orientations vers les instituts de rééducation ».
-
[17]
Il s’agit des dossiers d’enfants pour qui une orientation ou une prise en charge a été notifiée par la CDES mais qui n’a pas encore pu se réaliser, faute de places en établissements ou de moyens disponibles.
-
[18]
Au niveau local où nous avons enquêté (cf. encadré), il souvent faut plusieurs mois pour obtenir un rendez-vous dans un CGI ou auprès d’un pédopsychiatre.
-
[19]
Savoir s’il y a de plus en plus d’enfants inadaptés à l’ordre scolaire ou si l’école rejette à la marge de plus en plus d’élèves étant une autre question.
-
[20]
Ces dossiers comportent obligatoirement et au minimum une feuille pour l’évaluation sociale, une pour l’évaluation médicale, une pour l’évaluation scolaire et une feuille de synthèse.
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[21]
Il est fréquent que nul ne sache dans les commissions depuis quand l’élève est déscolarisé. Cela arrive aussi dans les établissements scolaires.
-
[22]
Il faudrait s’interroger sur la pertinence même du recours à la notion de stratégie à propos des familles démunies de ressources pour faire véritablement valoir leur point de vue. Lorsque, comme il arrive, des « parents ne répondent pas, ils font la sourde oreille, apparemment ils sont pas trop d’accord avec tout ça » ou « les familles ne donnent pas suite », cela est-il comparable à des actions positives visant à faire bénéficier son enfant d’une intégration ?
-
[23]
Le père d’un enfant qui a demandé à être entendu à une commission plénière de la CDES déclare : « C’est pas l’enfant qui doit s’adapter au système scolaire, c’est le système scolaire qui doit s’adapter à l’enfant ».
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[24]
Recensant diverses recherches sur le sujet, Mehan (1997) note que « le niveau et la qualité de l’engagement parental sont liés aux ressources sociales, dont disposent les familles placées dans des positions de classe différentes […] » et que ce sont les parents des classes moyennes et supérieures qui considèrent que l’éducation est affaire de coopération avec les enseignants.
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[25]
On pourrait ajouter que les textes sur l’attribution des AES sont suffisamment ouverts pour laisser place à des politiques très différentes d’une CDES à l’autre.
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[26]
que l’on retrouve par exemple dans la revue Handicap, ex Cahiers du CTNERHI.