Introduction
1Présentée comme « chantier prioritaire » de l’actuel Président de la République, M. Chirac, l’insertion des personnes handicapées dans la société passe nécessairement par leur participation au monde du travail. L’activité professionnelle représente en effet un facteur essentiel de reconnaissance, d’autonomie et d’intégration sociale. Or, fin décembre 2003, 245 780 personnes handicapées (sur 880 000 actifs handicapés, soit 27 %) étaient demandeurs d’emploi ; elles représentaient 7,1 % de l’ensemble des demandeurs d’emploi en France [1]. Aussi la loi pour « l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées », adoptée le 3 février 2005 [2], confère-t-elle à l’insertion sur le marché du travail une place toute particulière et accorde la priorité à l’insertion en milieu ordinaire. Elle affirme le principe de non-discrimination à l’embauche des personnes handicapées et prévoit dans ce but des mesures incitatives et des sanctions. Les employeurs doivent s’engager dans « une logique de développement durable et citoyen, en considérant la personne handicapée comme un élément de la performance économique et de la cohésion sociale de l’entreprise ». Un fonds pour l’insertion professionnelle des personnes handicapées doit être créé dans la fonction publique pour financer les adaptations nécessaires afin que l’État assure mieux son obligation d’emploi des travailleurs handicapés.
2Cette volonté prononcée de réinsertion des personnes handicapées n’est pas récente. Près de quatre-vingts ans de débats parlementaires, de législations, de pressions ont précédé la législation actuelle. Au cours de cette même période, le regard sur la personne handicapée et sa relation au travail ont profondément changé et les politiques publiques sont passées de l’assistance à une politique d’obligation d’insertion et de solidarité envers les personnes handicapées.
L’ambition est ici de montrer, à travers la genèse de la loi du 26 avril 1924, la place du premier conflit mondial et de la question des mutilés de guerre dans l’émergence d’un regard nouveau sur le handicap et dans le processus de construction d’une logique d’insertion professionnelle en direction de ceux que l’on ne nommait pas encore des travailleurs handicapés. Trois approches doivent permettre de comprendre comment le mutilé d’hier est devenu la personne handicapée d’aujourd’hui. Les débats autour du projet de loi aident d’abord à éclairer les représentations du mutilé de guerre qui font fléchir ou perdurer les résistances à l’encontre de l’emploi des personnes diminuées. Ensuite, l’analyse des dispositions de la loi permet de mettre en évidence le tournant pris en faveur de la réinsertion professionnelle lors de la première guerre mondiale. Enfin, l’héritage du dispositif conçu au départ pour les seuls mutilés de guerre sera mesuré à l’aune de son élargissement à toute personne handicapée, à la graduation de l’insertion des mutilés sur le marché du travail et dans la pérennité des dispositions de la loi de 1924 dans les législations ultérieures.
Impulsions et résistances à la réinsertion professionnelle des mutilés de guerre
3Jusqu’en 1914, la société estimait avoir un devoir d’assistance à l’égard de tous ceux qui se trouvaient dans l’incapacité de subvenir à leurs besoins. Les vieillards infirmes et incurables, les faibles, les malades, les incurables relevaient de l’assistance. La guerre de 1914-1918 et son hécatombe amènent à repenser le rôle de l’État en direction des handicapés et à explorer les diverses voies de reclassement, de rééducation et/ou de formation professionnelle. La solidarité, la situation du marché du travail et la pression des anciens combattants et de leurs organisations concourent à ce passage de l’assistance à la réinsertion.
4L’ampleur des pertes humaines, l’afflux quotidien des mutilés vers l’arrière pendant le conflit, et la présence très visible dans la société d’après-guerre du mutilé dans son fauteuil roulant, de la « gueule cassée », de l’amputé se déplaçant sur ses béquilles ou à la manche vide rappellent sans cesse à la société française son devoir de solidarité. Les débats parlementaires témoignent du sentiment de reconnaissance et de responsabilité de la nation envers ces hommes meurtris. Le consensus politique fait écho aux manifestations populaires de soutien aux mutilés dans l’ensemble du pays. Les hommes politiques appellent à la solidarité nationale envers les 390 000 mutilés et 1 100 000 invalides (gazés, tuberculeux, blessés dont le taux d’incapacité permet une réadaptation professionnelle, aliénés, tuberculeux…) auxquels se posent des problèmes d’insertion sociale, de survie, d’obtention de droits, mais aussi de reconnaissance dans une société mal préparée à intégrer ces hommes durablement marqués dans leur chair et sur lesquels la guerre avait laissé une empreinte inaltérable.
5La situation du marché du travail invitait également à privilégier l’insertion professionnelle à l’assistance. Pendant la guerre, la pénurie d’hommes rendait indispensable la réintégration des mutilés, soit au front, soit à l’arrière, dans les plus brefs délais. La mise en application par l’État du triptyque – rééducation fonctionnelle, rééducation professionnelle et réemploi – dans l’hôpital militaire du Grand Palais et dans les asiles Vacassy et de Saint-Maurice répondait à cet objectif. Beaucoup de mutilés se réadaptent ainsi ; d’autres, plus nombreux encore, se familiarisent avec une nouvelle profession dans les ateliers des industriels qui acceptent d’assurer cette formation. Mais avec la fin du conflit, l’insertion sociale des mutilés de guerre devient plus difficile. Le retour progressif des millions de démobilisés détend le marché du travail et met en concurrence une main-d’œuvre valide avec les mutilés. Dans le même temps, l’esprit de solidarité s’émousse, le consensus en faveur des soldats invalides s’effrite et les logiques productivistes reprennent le dessus. Dans ce contexte nouveau, les employeurs cherchent en premier lieu à réembaucher la main d’œuvre valide, au mieux leurs anciens salariés blessés par le conflit ; leur engagement moral à embaucher des mutilés se modère ; beaucoup redoutent d’être exposés à des surprimes d’assurances au titre des accidents du travail et s’inquiètent du niveau des rendements des mutilés sur des postes de plus en plus mécanisés et rationalisés.
6En réponse à ces difficultés d’insertion, les mutilés de guerre se constituèrent en associations d’anciens combattants, pour tenter de résoudre, dans une société bouleversée, les difficultés liées à leur réintégration. Les anciens combattants rejetaient l’assimilation aux infirmes et incurables civils. Selon eux, la reconnaissance nationale ne devait pas se limiter à un dédommagement financier au travers des pensions, ce qu’ils assimilaient à une forme d’assistance, mais par une intégration sociale et notamment par la réinsertion professionnelle. Leurs associations firent pression sur les pouvoirs publics pour que ceux-ci prennent en charge la réintégration des mutilés dans la société et sur le marché du travail. Elles jouèrent un rôle de premier plan dans les dispositions de la loi de 1924.
Fort de ces pressions et des résistances à lever, le législateur s’empara de la question des mutilés de guerre pour les aider à retrouver un emploi adapté à leur handicap. Ainsi s’opéra le glissement d’une politique d’assistance pécuniaire à une politique d’insertion professionnelle.
De l’assistance à l’instauration de l’emploi obligatoire : 1916-1924
7C’est pendant la première guerre mondiale que, pour la première fois, la volonté de réinsérer professionnellement les mutilés physiques se concrétisa de façon effective. Les politiques prises pour les invalides de guerre posent les fondements des politiques actuelles de réinsertion professionnelle des personnes handicapées.
Un glissement progressif vers une politique de réinsertion
8Mu par l’élan national, par un sentiment de responsabilité envers les défenseurs de la patrie et par les besoins en mains-d’œuvre, l’ensemble des composantes politiques réunies au sein de l’Union sacrée se préoccupa très tôt de la réintégration sociale des mutilés et invalides de guerre.
9La loi du 17 avril 1916, s’inscrivait dans cette démarche. Celle-ci instituait, aux anciens militaires réformés ou retraités par suite de blessures ou d’infirmités contractées durant la guerre, des « emplois réservés » dans les administrations publiques [3]. L’État, par cette disposition, et de façon novatrice, instaurait le droit de préférence et rompait avec l’idée ancienne de réparation par la pension. Les mutilés de guerre étaient ainsi différenciés des diminués physiques, indigents, plus généralement des infirmes civils et, à ce titre, leur cause ne ressortait pas de la loi du 14 juillet 1905 [4].
10En 1918, c’était le concept de rééducation professionnelle qui était envisagé par les pouvoirs publics au travers la loi du 2 janvier 1918 qui instituait l’Office national des mutilés et réformés de guerre. Cet office était destiné notamment à subventionner les écoles qui rééduquaient les mutilés [5]. L’un des défauts de ces centres, est qu’ils étaient orientés surtout vers l’apprentissage des petits métiers et n’offraient aux travailleurs de l’industrie qu’une gamme très restreinte de professions. Celles-ci d’ailleurs, le plus souvent très éloignées de leurs occupations antérieures, ne leur permettaient que rarement d’utiliser leurs capacités professionnelles.
11La première loi qui proposa des solutions de réintégration aux mutilés est la loi du 31 mars 1919. Son objectif était avant tout d’accorder une pension d’invalidité aux militaires. Nonobstant, elle proposait un traitement social des mutilés qui était spontanément orienté vers une réintégration dans la vie active et sociale. Elle abordait le thème de la rééducation professionnelle par le biais d’aides financières accordées aux invalides bénéficiant de la rééducation au sein d’une entreprise et, d’autre part, la gratuité des actes de rééducation dans les centres agréés par l’Office national des mutilés. Son article 76 précisait que le mutilé recevait une allocation durant son apprentissage, afin de compenser le défaut de rendement et lui assurer un salaire complet.
12Les résultats de cette loi furent cependant limités. Les invalides n’ont pas été attirés par cette formule. Ils connaissent d’importantes difficultés pour se réinsérer quand ils ne vivaient pas tout simplement d’expédients ou de mendicité. Leurs possibilités étaient souvent restreintes (licences de buralistes, taxi…) et ne correspondaient pas toujours à la réalité économique de l’époque (notamment en ce qui concernait les emplois agricoles). Leur préférence au cours des années resta aux emplois réservés dans les administrations.
Même si ce n’était pas une loi d’assistance, la loi du 31 mars 1919 demeurait avant tout fondée sur la reconnaissance d’un droit à réparation. La solidarité à l’encontre des mutilés y était affirmée, mais les conditions d’insertion n’étaient pas assurées.
L’emploi obligatoire des mutilés : la loi du 26 avril 1924
13C’est la loi du 26 avril 1924 qui donne les véritables bases de la réinsertion professionnelle des personnes handicapées. Cette loi de 1924 est en effet la première mesure législative d’importance concernant l’emploi des « travailleurs handicapés ». Elle innovait dans la conception de l’aide sociale en instaurant l’obligation d’emploi, en créant des règles sur le marché du travail compensant le défaut de rendement des travailleurs mutilés, et en prévoyant un système de redevance permettant de déroger à la loi. L’émergence de ces nouvelles formes de solidarité prévues par la loi de 1924 n’est pas sans susciter des réticences de la part du patronat [6] et des conservateurs qui défendent ardemment leurs positions durant tout le débat parlementaire face à ses défenseurs (représentés par le président du Conseil et ministre des Affaires étrangères, Raymond Poincaré) [7]. La loi continua d’être controversée pendant tout l’entre-deux-guerres.
Premier enjeu : l’obligation d’emploi
14Pour la première fois, une loi créait une obligation, pour les entreprises privées qui occupaient plus de dix salariés, d’employer une catégorie particulière de travailleurs, dans la limite de 10 % de son personnel [8]. En bénéficiaient les militaires percevant une pension d’invalidité au titre de la loi du 31 mars 1919 (article 1) d’une part et les accidentés du travail définis par la loi du 9 avril 1898 (article 3) d’autre part. Par déférence envers les anciens combattants, le statut des mutilés de guerre était ainsi dissocié des invalides et infirmes civils.
15Le principe d’une telle obligation suscita de très vives critiques de la part du patronat et des parlementaires conservateurs qui considéraient que c’était s’immiscer dans la marche de l’entreprise, et par là même bousculer l’autorité patronale. Au nom du principe libéral de l’initiative privée, de nombreuses organisations patronales telles que la chambre de commerce de Paris s’opposèrent ainsi à l’obligation légale. La contestation ne portait pas seulement sur le principe d’une obligation, mais aussi sur le taux de mutilés à embaucher. Choisi arbitrairement par les associations d’anciens combattants, le taux de 10 % fut jugé trop élevé par les représentants patronaux, par rapport aux charges des entreprises mais aussi par rapport au vivier de mutilés disponibles dans les offices de placement.
Malgré ces oppositions, la mesure législative resta vivement défendue par les anciens combattants et l’opinion publique. Devant l’impossibilité de la faire avorter, les conservateurs et représentants patronaux essayèrent d’en modifier le contenu, ce qui se traduisit par des discussions sur son contenu et ses modalités d’application. Percevant les mutilés comme une main d’œuvre peu productive, peu compétitive et par conséquent une charge pour l’entreprise, le patronat fit en sorte d’obtenir des conditions d’emploi aménagées pour les mutilés et des procédures d’exonérations permettant d’échapper à l’embauche obligatoire des mutilés.
Second enjeu : les aménagements des conditions d’emploi
16Les aménagements réclamés en matière de conditions d’emploi qui portent principalement sur les salaires, en particulier sur l’article 8 qui prévoyait un salaire normal pour les mutilés. Le traitement devrait être égal, les mutilés étant des travailleurs comme les autres. Au nom de l’égalité entre valides et mutilés, l’introduction de dispositions particulières était refusée. Le patronat voulait, au contraire, que le mutilé soit rémunéré en fonction de son rendement à l’instar des autres ouvriers [9]. Le discours employé était imprégné d’appréciation sociale, parlant de « l’industrie qui faisait beaucoup pour les mutilés [10] ». M. Japy estimait, d’une part, que le mutilé qui ne pouvait rendre un travail normal était payé plus qu’il ne rendait de travail et, d’autre part, qu’il fallait éviter les ressentiments des autres ouvriers face aux mutilés « moins productifs » qui toucheraient le même salaire qu’eux.
17La loi permit une diminution qui ne pouvait excéder 20 % si la capacité du salarié était au moins égale à la moitié de la capacité normale, et 50 % du salaire normal dans le cas où elle était inférieure à la moitié (article 8).
L’opinion des employeurs selon laquelle, le mutilé de guerre, s’avérait moins productif pour l’entreprise, leur a permis d’avoir gain de cause et d’obtenir la réduction des salaires des mutilés de guerre en cas de diminution du rendement [11]. Cette opposition se retrouve dans chaque débat sur le handicap, des origines jusqu’à nos jours. En fait, elle vient souvent justifier le refus de nouvelles mesures légales.
Troisième enjeu : les dérogations
18Le troisième enjeu des débats autour de la loi de 1924 est la possibilité de déroger à l’obligation par un système de redevances/sanctions financières.
19L’article 10 permettait de s’acquitter de l’obligation d’emploi en versant une redevance de 6 francs par jour et par pensionné qui aurait dû être embauché. Le produit de ces redevances était affecté à un fonds commun des pensionnés de guerre sous le contrôle de l’Office national des mutilés. D’autre part, les associations ayant pour objet principal la défense des intérêts des bénéficiaires de la loi pouvaient « exercer une action civile, basée sur l’inobservation de ses prescriptions, sans avoir à justifier d’un préjudice ». Lors des discussions parlementaires [12], le groupe parlementaire représentant le patronat s’opposait au paiement d’une redevance qui imposait selon eux une charge supplémentaire pour l’industrie [13]. Le patronat s’opposait aussi au terme « d’amende » qui équivalait à établir une sanction pénale (donc une culpabilité) alors qu’il lui préférait le terme de « redevance » (charge fiscale).
20D’autres sujets ont également fait l’objet de débats :
- la titularisation des mutilés de guerre dans la fonction publique (le secteur privé reprochant à l’État ne pas être soumis à l’obligation d’emploi et plus globalement de ne pas supporter le poids de la réinsertion professionnelle des mutilés de guerre [14]) ;
- les surprimes d’assurances pour la couverture des accidents du travail des mutilés de guerre ;
- les moyens de contrôle…
Une application timide
21Les intéressés eux-mêmes, bien que favorables au principe d’un taux obligatoire de recrutement dans les entreprises, n’ont pas été nombreux à pouvoir bénéficier des mesures prises en leur faveur. Rares, en effet, ont été ceux qui ont trouvé des postes adaptés à leur invalidité. Il leur était plus facile d’accéder aux emplois réservés dans les administrations publiques. Plus généralement, il a été reproché à cette loi de procurer aux mutilés des emplois non qualifiés, sans prendre en compte les capacités et aptitudes de l’individu, que ce soit dans le secteur public ou privé. L’indemnisation financière demeura toutefois durant l’entre-deux-guerres, la solution la moins complexe à mettre en œuvre face à une coûteuse et difficile réorganisation du tissu productif, se rapprochant ainsi des pratiques d’assistance de la loi du 14 juillet 1905.
Évolution et pérennisation de la politique de réinsertion : des mutilés de guerre aux travailleurs handicapés
22Les lois votées pendant la guerre et l’immédiat après-guerre établissaient une différenciation selon que la personne était mutilée de guerre, du travail, ou infirme civil : ainsi indemnisations, réparations, reclassement, droit au travail plus ou moins protégé étaient réservés aux victimes militaires et excluaient les infirmes civils. La législation de 1924 fait l’objet d’extension de son champ d’une part et d’emprunts par les législations ultérieures d’autre part. Ainsi s’amorce un processus d’uniformisation des catégories au profit des invalides civils.
Reconnaissance et intégration de l’invalidité civile
23À la suite des anciens combattants mutilés soutenus par leurs associations, les invalides civils se sont à leur tour organisés pour bénéficier de moyens de réinsertion dans le tissu économique et social [15] et obtenir la reconnaissance de leur catégorie jusqu’alors délaissée au profit des premiers. Ils se regroupèrent en associations influentes en vue de favoriser la formation, la rééducation, l’orientation professionnelle et le reclassement : Fédération nationale des mutilés du travail (1921) ; Association des paralysés de France, (1933), etc. Elles furent à l’origine d’un réseau de centres de rééducation professionnelle et d’emplois protégés. Cependant ces réalisations ont été peu nombreuses, marginales, d’origines privées ou individuelles et se sont constituées de la façon la plus empirique, se juxtaposant ou se superposant sans ordre, tantôt de façon assez complète, tantôt en présentant de graves lacunes.
24À ces initiatives privées, s’ajouta la loi du 14 mai 1930 par laquelle les mutilés du travail obtinrent le bénéfice de la gratuité de formation et de la rééducation professionnelle dans les centres de l’Office national des mutilés, combattants et victimes de la guerre [16], de même, les dispositions sur les assurances sociales (lois du 5 avril 1928 et du 30 avril 1930) instituant pour les salariés une assurance rendue obligatoire pour les risques maladie, maternité, invalidité, vieillesse et décès leur furent appliquées.
25La période de Vichy est une parenthèse dans l’histoire de la politique en faveur des mutilés de guerre et des invalides ; politique faite de contradictions, d’intégration [17] et d’exclusion [18].
26Longtemps ignorée par le législateur, l’invalidité civile n’a véritablement fait l’objet de ses initiatives qu’après la seconde guerre mondiale.
27À l’image de la première guerre mondiale, la guerre de 1939-1945 connut son cortège de victimes que la solidarité nationale dut prendre en charge pour les réintégrer. La pénurie de main-d’œuvre a incité le gouvernement à rechercher les moyens susceptibles de faire rentrer dans le circuit de la production des travailleurs qui en avaient été exclus du fait de la diminution de leur capacité de travail [19]. Or les mutilés du travail, se trouvant dans l’incapacité de reprendre leur ancien emploi, étaient obligés le plus souvent, faute de législation adéquate d’accepter un emploi sans rapport avec leur ancienne profession même s’ils existaient quelques initiatives de la part d’entreprises pour reclasser leur personnel accidenté (aménagement de postes, ateliers protégés, centres de réentraînement, etc.). Pour répondre à ce problème, la France de la Libération mit en place les bases d’une réintégration professionnelle globale, complétée par les mesures prises par la Sécurité sociale.
28L’ordonnance du 1er mai 1945 instaura de nouvelles mesures de réintégration pour l’emploi envers d’autres catégories que les mutilés de guerre, mais laissait cependant à ces derniers la priorité d’emploi [20]. En supplément des dispositions relatives aux déportés, l’État prit des mesures concernant la réadaptation, la formation et le reclassement des personnes souffrant d’atteintes particulières (aveugles, tuberculeux, ou mutilés du travail).
29L’État intervint plus globalement par l’intermédiaire de la Sécurité sociale, crée par l’ordonnance du 4 octobre 1945. L’ordonnance du 19 octobre 1945, fixe le régime des assurances sociales, et protège les salariés contre les risques de maladies, invalidité, vieillesse, décès, accidents du travail. Par rapport à l’ancien système d’assurances sociales, elle prend aussi en compte la rééducation fonctionnelle et la réadaptation professionnelle des infirmes et non plus seulement le concept de réparation. Les lois des 20 et 30 octobre 1946 sur les accidents du travail et les maladies professionnelles suivent cette logique. La notion de réinsertion professionnelle et sociale fait désormais partie du concept de Sécurité sociale au même titre que la prévention et les soins. Cette législation fondée sur l’idée de justice sociale avait pour objet de permettre à l’invalide, qu’il soit militaire ou civil, de reprendre sa place dans la société, en utilisant ce qui lui restait d’aptitude, et de contribuer ainsi au développement de l’économie.
30En outre, des modifications sont apportées au statut des médecins du travail. La loi du 11 novembre 1946 [21] relative à l’organisation des services médicaux du Travail assigne aux médecins d’entreprise la mission, d’une part, de conseiller la direction, la hiérarchie, le comité d’entreprise, le comité d’hygiène et de sécurité et le service social en ce qui concerne la surveillance de l’adaptation des salariés au poste de travail, le maintien au travail des « diminués physiques », l’amélioration des conditions de travail (notamment l’adaptation des techniques de travail à la physiologie humaine) et, d’autre part, éventuellement de rechercher un nouvel emploi pour les travailleurs dont l’incapacité ne permet pas qu’ils soient reclassés dans leur emploi antérieur. Même si leur rôle n’est que consultatif, leur responsabilité reste importante, puisqu’ils peuvent permettre, lorsque l’entrepreneur les suit dans leurs propositions, des mutations, des reclassements, des adaptations de poste de travail et la création d’ateliers spéciaux en faveur des travailleurs handicapés.
31Le cadre législatif prévu pour la sécurité sociale et les médecins du travail, est au lendemain de la seconde guerre mondiale une avancée indéniable dans la prise en charge de la réinsertion socioprofessionnelle de l’ensemble des invalides. Au carrefour du social et de la santé, la sécurité sociale intervient de façon innovante dans le domaine de la réinsertion professionnelle.
Considérée comme un investissement humain – la personne handicapée étant un capital – cette prise en charge a contribué partiellement à réduire les inégalités. Ce cadre législatif permet la conservation, l’aménagement de l’emploi, la construction d’un projet de reclassement professionnel. L’indemnisation des victimes et les frais liés à la réadaptation et à la rééducation professionnelle sont du domaine de la protection sociale. En contrepartie, la sécurité sociale oblige ses assurés à se conformer aux traitements pouvant favoriser leur réadaptation et leur reclassement. Cependant des lacunes existaient quant à son champ d’application. En effet, si la législation concernait l’ensemble de la population invalide, elle était loin d’en toucher la globalité (elle s’appliquait peu au secteur agricole, ou tout du moins de manière restreinte).
Autant la période 1919-1939 privilégiait la réparation par l’assistance, autant cette période de l’après seconde guerre mondiale est marquée par l’ouverture à l’ensemble des invalides d’un dispositif permettant l’accès à la réinsertion professionnelle, auparavant réservée aux mutilés de guerre. À l’inverse de ce qui s’est passé après la première guerre mondiale, les associations d’anciens combattants et victimes de guerre n’ont pas la même audience qu’en 1919, ce qui permet aux associations civiles de se faire davantage entendre. La reconnaissance de la presque totalité des régimes d’invalidité par la Sécurité sociale en est un autre facteur essentiel. Ce n’est pas encore un dispositif global et concret, mais plutôt un ensemble de mesures y contribuant. La réintégration sociale et professionnelle y est encouragée, délaissant peu à peu les mesures de charité et d’assistance, généralement humiliantes et insuffisantes pour subvenir aux besoins de la personne invalide ou à celui de sa famille. Cette unification de l’ensemble des régimes est réalisée par la législation du 23 novembre 1957.
La naissance du travailleur handicapé : uniformisation des catégories d’invalidités
32Ce sont les lendemains de la seconde guerre mondiale qui marquèrent un tournant dans cette politique de réinsertion avec la naissance d’une législation sociale en faveur de tous les invalides. Si avant 1957 le bénéfice des mesures de réinsertion prévues par la loi de 1924 est progressivement étendu à diverses catégories – « assimilés » (veuves, victimes, orphelins de guerre, femmes d’invalides internés [22]) ou mutilés du travail et « déficients » déjà employés et bénéficiant de mesures de rééducation professionnelle, dans les entreprises [23] – l’ensemble des personnes invalides est encore loin d’être concerné par ces mesures. Il faut attendre la loi sur le reclassement des travailleurs handicapés du 23 novembre 1957 pour que l’ensemble de la population dite handicapée soit pris en compte.
33Cette loi de 1957 présente sans aucun doute l’évolution la plus importante par rapport à la législation sur les mutilés de guerre. Elle définit le statut de travailleur handicapé et élargit les dispositions de réinsertion aux invalides civils. Pour la première fois au regard des possibilités de travail et d’emploi, il y a identité parfaite entre toutes les catégories de handicapés, qu’ils soient militaires, civils, anciens malades, infirmes, accidentés du travail ou de droit commun. Avec cette législation les différents régimes d’invalidité disparaissent au profit d’une terminologie unique, celle de handicap, qui conduit l’invalide, l’infirme, le diminué physique à devenir un seul et même individu : le « travailleur handicapé ». De façon fondatrice en effet, la loi introduit le terme de « handicap » et donne une définition précise de ce qu’est une situation de handicap : « Est considéré comme travailleur handicapé toute personne dont les possibilités d’acquérir ou de conserver un emploi sont effectivement réduites, par suite d’insuffisance ou d’une diminution de ses capacités physiques ou mentales » (article 1). Inspirée de la définition de l’Organisation internationale du travail (OIT), cette définition ne s’appuie pas sur le dommage physique à la différence d’autres législations sociales, mais prend en compte le critère de diminution professionnelle à l’origine de la difficulté de placement.
34La reconnaissance du handicap est effectuée par des administrations compétentes. Les commissions départementales d’orientation des infirmes (CDOI) [24], pour la loi de 1957, chargée de classer le travailleur handicapé selon ses capacités professionnelles, à titre temporaire ou définitif et en fonction de l’emploi qui lui était proposé dans une des catégories déterminées par règlement d’administration publique [25]. Cette disposition est conséquente puisqu’elle instaure la reconnaissance officielle des handicaps ne résultant pas d’un accident du travail, d’une maladie ou de la guerre. Le handicap devient une reconnaissance administrative. Les personnes reconnues travailleurs handicapés sortent alors du droit commun pour obtenir le droit à l’emploi.
Avec la loi de 1957, l’ensemble des personnes reconnues handicapées sont susceptibles de bénéficier des dispositions législatives de réinsertion professionnelle. Les dispositions prises en faveur des mutilés de guerre sont désormais étendues aux invalides civils et, de manière plus générale, à l’ensemble des personnes handicapées. Les travailleurs reconnus handicapés viennent rejoindre les mutilés de guerre comme bénéficiaires de l’obligation d’emploi. En d’autres termes, avec cette législation il n’y a plus désormais d’un côté le mutilé de guerre disposant de mesures de réinsertion en sa faveur et de l’autre côté l’invalide civil pris en charge par l’assistance publique ou associative. C’est à partir de cette législation que l’uniformisation des droits entre invalides de guerre et invalides civils est réalisée. Le corpus législatif de la seconde moitié du XXe siècle reprend cette uniformisation, en s’inspirant pour une grande part des dispositions prises en faveur des mutilés de guerre.
Entre héritage et évolution, les législations de la seconde moitié du XXe siècle au regard de la loi du 26 avril 1924
35Les principales lois sur le travail des personnes handicapées sont nées de la construction de l’invalidité militaire et civile. Trois grandes lois ont profondément marqué l’histoire de la réinsertion professionnelle :
- la loi du 26 avril 1924, même si elle ne s’adresse, dans un premier temps, qu’aux mutilés de guerre, est la première à s’intéresser à la réinsertion d’une population meurtrie par le premier conflit mondial ;
- la loi du 23 novembre 1957 sur le reclassement professionnel des travailleurs handicapés, quant à elle, élargit le principe d’obligation d’emploi aux invalides civils sans pour autant se substituer aux diverses législations qui interviennent au titre des anciens combattants et victimes de la guerre, de la sécurité sociale ou de l’aide sociale ;
- enfin, la loi du 10 juillet 1987, en faveur de l’emploi des travailleurs handicapés, loi en vigueur, rassemble les législations précédentes.
36Peut-on pour autant parler d’héritage ? Au-delà d’une influence ou d’une adaptation à leurs époques, ces différentes législations ne semblent jamais être en rupture avec 1924 (si ce n’est dans leur élargissement aux bénéficiaires). Pour la plus grande part, l’ensemble des modalités sont évoquées ou en germes dans la loi de 1924.
37L’assujettissement des entreprises aux dispositifs est un des premiers domaines où la filiation se révèle la plus pertinente. L’évolution au cours du XXe siècle est ici surtout quantitative. La loi de 1924 s’adressait à toutes les exploitations industrielles et commerciales qui occupaient régulièrement plus de dix salariés, (quinze salariés pour les exploitations agricoles). La loi de 1957 a étendu la subordination à tout groupement de quelque nature que ce soit (professions libérales, établissements laïcs ou religieux, syndicats professionnels…), sans précision de limite d’effectifs. Le législateur en 1987, quant à lui, préfère restreindre le champ d’application aux entreprises de plus de vingt salariés. Fait non négligeable, si la loi de 1924 concernait les entreprises privées, un décret en élargissait le champ à l’ensemble du secteur public y compris les organismes para-administratifs [26], ébauche d’une extension plus importante, (administrations de l’État, collectivités locales, établissements publics et entreprises nationales) confirmée par les lois ultérieures. De manière générale, l’État est simplement contraint par sa volonté de montrer l’exemple, ne pouvant se sanctionner lui-même.
38Le champ d’application de la loi de 1924 était par conséquent très large, même si par la suite il connaît une fluctuation plus ou moins importante des entreprises concernées et une participation grandissante de l’État.
39C’est surtout avec l’obligation d’emploi que l’héritage transmis par la loi de 1924 apparaît le plus flagrant. C’est cette disposition qui détermine par la suite toutes les orientations prises par les différentes politiques de réinsertion professionnelle en faveur des travailleurs handicapés. À l’origine, fixé à 10 %, le taux de travailleurs handicapés que doit obligatoirement accueillir l’entreprise est demeuré un concept récurrent. Seul le taux a évolué sans entraîner de grande variation dans le nombre effectif de travailleurs handicapés embauchés. Un arrêté interministériel [27] fixe pour la loi de 1957 une obligation d’emploi de 3 % de personnes handicapées incluse dans les 10 % antérieurs prévus par la loi du 26 avril 1924. Cette législation de 1957 ne fait donc pas échec à la législation sur l’emploi obligatoire des mutilés de guerre. L’obligation d’emploi est remaniée par le législateur en 1987, en raison de l’inapplication de la législation précédente. Le taux de 10 % d’emploi obligatoire de mutilés de guerre est supprimé tandis que le pourcentage de 3 % de travailleurs handicapés est relevé à 6 %. Ce dernier taux fut modifié en raison de la désuétude et de l’inapplication des législations précédentes, mais aussi pour répondre à une mise en conformité avec les directives de la Communauté européenne (un taux égal ou inférieur à 6 %, et un seuil d’application concernant des entreprises ayant entre quinze et cinquante salariés).
40Ce qui est intéressant ici, ce n’est pas tant l’évolution du taux, qui obéit à différentes pressions et objectifs, mais le choix qui a été fait. Dès 1924, en matière de politique de réinsertion professionnelle la décision prise est celle d’une obligation d’emploi, autrement dit d’une discrimination positive. Cette décision va être lourde de conséquence pour l’ensemble des politiques d’insertion ultérieures et ce quelle que soit la population cible considérée (personnes handicapées, femmes, etc.). Ce sont deux conceptions qui se sont affrontées de manière récurrente à l’origine et lors de l’ensemble des débats parlementaires : celle d’une obligation d’emploi et celle d’une non-discrimination positive. La première considère que la discrimination dont sont victimes les personnes handicapées sur le terrain de l’intégration et notamment en matière d’emploi, justifie une conception de « discrimination positive » au travers d’une politique de quota. La seconde, au nom de la non-discrimination envers les personnes handicapées, s’oppose à cette politique. L’enjeu de la discussion sur l’emploi des travailleurs handicapés se joue entre cette conception « sociale » qui vise à développer la discrimination positive comme un élément de réponse indispensable d’une politique de l’emploi cohérente et comme outil régulateur au plan économique et social, et la conception « libérale » non interventionniste dans laquelle il faut laisser le marché décider et jouer le rôle régulateur.
41Dès 1924 ce principe de discrimination positive est établi et successivement repris sans être jamais remis en cause. Si l’on doit parler d’héritage, c’est bien sûr ce point-là. Il faut toutefois nuancer cet aspect par la continuité des mesures d’exonérations qui explique d’une certaine façon le faible taux d’emploi des travailleurs handicapés en France.
42Là encore, c’est la législation de 1924 qui inaugure le système d’exonération à la loi par le versement d’une redevance – versée alors à l’Office national des mutilés – solution permettant au patronat d’échapper à une obligation d’emploi qu’il a longtemps contesté. Le concept est repris par les deux lois successives, avec des variations plus ou moins importantes dans le montant des redevances/contributions (six fois le salaire minimum par jour pour la loi du 23 novembre 1957 ; 500 fois le salaire horaire minimum pour la loi du 10 juillet 1987).
43Deux innovations sont apportées toutefois à ce système :
441 – la loi de 1987 le perfectionne avec le versement des contributions à un fonds créé spécialement à cet usage : l’AGEFIPH [28] ; cette somme servant à la formation, l’insertion, et la création d’activité pour les handicapés. C’est une amélioration des compétences et du champ d’application de l’Office national des mutilés. Sans revenir sur les obstacles liés à l’obligation d’emploi, il faut tout de même noter que cet organisme est devenu le premier moyen de s’affranchir de la loi pour les entreprises.
45Durant chacune des discussions des projets, le patronat a combattu la charge supplémentaire que cette redevance fait peser sur les entreprises. En revanche, certains parlementaires (socialistes et communistes) ont fait porter leurs critiques sur le fait que la contribution est un moyen facile et peu coûteux pour les employeurs de se libérer de l’obligation. Par la suite, la faiblesse des sommes exigées n’a pas incité le patronat à remettre en cause l’a priori selon lequel la personne handicapée représente un coût supplémentaire ;
462 – la création du secteur dit protégé, en 1954 avec les centres d’aide par le travail (CAT) et les ateliers protégés (AP) en 1957, quant à elle marque un tournant. Si ce n’est pas un reniement de la volonté d’insertion en milieu ordinaire (ces centres et ateliers sont censés être des lieux de transition vers le milieu ordinaire), ceux-ci deviennent l’alternative privilégiée à l’embauche directe. Ils confèrent un caractère thérapeutique à leur emploi. Il s’agit d’entreprises « humaines » où les travailleurs exercent une activité correspondant à leurs possibilités professionnelles et produisent à leur rythme, selon des règles différentes du monde ordinaire. Des institutions sociales les gèrent, le plus souvent des associations. Il y eut un large consensus autour de ce principe. En effet, ce mode de travail convenait aux secteurs privés et publics à qui ils permettaient de limiter les embauches directes. Cette disposition a été confirmée par la loi du 10 juillet 1987 (les contrats de fournitures de sous-traitance ou de prestations de service avec le secteur protégé n’exonèrent cependant l’entreprise qu’à concurrence de 50 % de leur obligation d’emploi) et s’ajoute comme moyen d’exonération les accords collectifs.
En étendant le champ d’exonération, en se détournant – en partie – du milieu ordinaire, jusque-là considéré comme la voie d’insertion privilégiée, la loi de 1957 entraîne une mutation sérieuse sans pour autant que la rupture soit prononcée avec celle de 1924. Les employeurs ont rapidement profité de la brèche qui leur était offerte pour remplir en partie leur obligation par ce dispositif. Le principe de non-rentabilité économique des mutilés, de charge pour l’industrie comme les possibilités d’exonération pour les entreprises se retrouvent ainsi dans les lois du 23 novembre 1957 et du 10 juillet 1987.
Dernier exemple de cette continuité des législations, la récente réforme de la loi de 1975, adoptée en février 2005. Cette loi propose de relever les contributions en cas de non-embauche. Le relèvement des redevances, déjà effectué en 1924, avait certes permis d’observer plus strictement la loi, sans être suffisant pour lutter contre les préjugés et le manque d’information des entrepreneurs. Cette disposition est présentée comme une innovation qui inciterait les employeurs à embaucher plutôt qu’à payer les sommes prévues par la loi. Or, toutes les lois sur l’emploi des handicapés contiennent cette disposition. Déjà lors des débats préparatoires à la loi de 1987 [29], M. Seguin, ministre des Affaires sociales et de l’Emploi présentait la contribution annuelle comme l’innovation clef du projet de loi. À cette disposition s’ajoute la possibilité pour les entreprises qui embaucheraient des personnes handicapées au chômage depuis longtemps ou en formation professionnelle, de bénéficier d’une modulation de leur contribution en fonction de l’effort accompli (Chapitre II). Avec ces mesures de contournement à l’obligation d’emploi, on reste dans le domaine de l’incitation, et non de la seule obligation.
Quel héritage aujourd’hui ?
47Le cadre juridique de la deuxième moitié du XXe siècle est l’héritier de la législation de l’après première guerre mondiale. Les mesures prises en faveur des mutilés de guerre ont fortement influencé le corpus juridique lié à la réinsertion des personnes handicapées. Malgré l’évolution des dispositions, jamais les objectifs n’ont été véritablement atteints.
48La loi de 1957 constituait pourtant une nouvelle étape dans la réinsertion professionnelle. Celle-ci était considérée dans sa totalité, de la réadaptation fonctionnelle au placement effectif. Les différents régimes d’invalidité disparaissaient au profit d’une terminologie unique. Dans la pratique la loi de 1957, bien que complétée ultérieurement par des dispositions réglementaires, pour certaines très novatrices, ne rencontra pas un plein succès.
49La loi du 10 juillet 1987, quant à elle, unifiait en un seul texte les précédents dispositifs relatifs à l’emploi des handicapés, à savoir les législations de 1924, 1957 et de 1975. Son objectif est de privilégier l’insertion en milieu ordinaire. L’obligation d’emploi issue de la loi de 1957 se révélait alors complexe et mal appliquée et ne répondait pas aux objectifs définis par la loi du 30 juin 1975 d’orientation en faveur des personnes handicapées dont l’article premier disposait que l’emploi, la formation, l’orientation professionnelle et, au-delà, l’intégration sociale de ces personnes constituaient une obligation nationale. La législation de 1987 se voulait plus réaliste, introduisant la notion de partenariat avec l’entreprise qui ne devait plus considérer qu’elle subissait une contrainte sociale supplémentaire de la part des pouvoirs publics, mais au contraire qu’elle participait à un effort national utile à l’économie du pays. Loi qui se voulait plus incitatrice que coercitive, elle substituait à l’obligation de procédure antérieure une obligation de résultat. Elle innovait, en faisant entrer l’insertion professionnelle des personnes handicapées dans le champ de la politique contractuelle, et en mettant en place des mesures de réinsertion par la création de l’AGEFIPH. Enfin, elle étend au secteur public les mêmes obligations qu’au secteur privé.
50Les lois votées entre 1957 et 1987 apparaissent donc comme l’aboutissement des réflexions anciennes et comme le point de départ d’évolutions nouvelles. Toutes ces lois sont venues conforter et compléter les garanties des personnes en cas d’accident du travail, de maladie, en matière d’accessibilité et de maintien dans l’activité de travail. Elles font partie des moyens législatifs concourant à la garantie de l’emploi des travailleurs handicapés. Cependant dans la situation économique difficile actuelle, un grand nombre de besoins restent insatisfaits ou se révèlent comme tels au fur et à mesure que d’autres besoins apparaissent.
51Quand elle est appliquée, l’obligation d’emploi reste encore insuffisante en terme de réinsertion professionnelle pour l’ensemble des travailleurs handicapés. Effectivement, dans la réalité le pourcentage de travailleurs handicapés est en deçà des 3 % d’embauche, quand il n’est pas constitué en grande partie de travailleurs n’ayant qu’un handicap modéré ou quand la notion de handicap n’est pas retenue que pour des affections qui ne réduisent en aucune manière leur capacité de travail et de gain.
52S’il n’y a pas exclusion de la société ni même du monde du travail, l’assistance financière demeure le rapport social pour 80 % des travailleurs handicapés qualifiés. Insérés dans le monde du travail, ceux-ci accèdent rarement à des salaires qui leur assurent une indépendance économique. Ils restent donc pour la plupart dépendants de financements publics, soit par la compensation salariale, soit par les jeux de subventions (collectivités locales, État) qui financent les entreprises du milieu de travail protégé. Le faible accès au milieu ordinaire de travail en est, en partie responsable.
53* * *
Avec la loi du 26 avril 1924 visant à assurer l’emploi des mutilés de guerre, apparaissait une notion nouvelle, celle de la réintégration des mutilés dans la vie active, et ce par une obligation d’emploi. Cette loi instaurait les prémices d’un débat qui se continua tout au long du XXe siècle. Grâce à elle, le mutilé de guerre obtint une reconnaissance de son statut de travailleur, il fut inséré au tissu productif. Loi de « réparation » au sens juridique et charitable du terme, elle posait les principes de la réinsertion sans que ses applications soient toutefois concrètes. Elle préfigurait les législations ultérieures sur la réinsertion, qui reprirent et adaptèrent ses différentes dispositions. Avec cette législation une première étape importante a été franchie. Aujourd’hui, les personnes handicapées disposent de moyens de réinsertion professionnelle plus complets qu’ils ne l’étaient en 1924. Même si des difficultés existent encore, il n’en demeure pas moins que la ségrégation, la discrimination liée au handicap ont été rejetées et la réinsertion favorisée. La législation à l’égard des mutilés de guerre a ainsi été, en de nombreux domaines, le fondement de la politique française de réinsertion professionnelle en faveur des travailleurs handicapés.
Notes
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[*]
Doctorant en histoire à l’université de Saint-Quentin-en-Yvelines.
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[1]
Source : ANPE, données brutes à fin décembre 2003.
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[2]
Loi n° 2005-102 du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées. Journal officiel du 12 février 2005, p. 2353.
-
[3]
Cette loi a été complétée par les lois des 30 janvier 1923 et 21 juillet 1928, puis étendue par la loi du 26 octobre 1946 aux victimes civiles de la guerre de 1939-1945 et élargie aux entreprises nationalisées par la loi du 19 août 1950.
-
[4]
Loi d’assistance publique concernant les vieillards infirmes et incurables (principalement dans les domaines du logement et des ressources minimales).
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[5]
Ces centres gérés par l’Office national des mutilés et réformés de guerre furent rendus successivement accessibles à titre gratuit aux victimes civiles de la guerre (loi du 31 mars 1928), aux accidentés du travail dès le 5 mai 1924 et gratuitement par la loi du 14 mai 1930, puis à titre onéreux aux invalides civils. Les assurés sociaux y eurent accès en 1947 (décret du 14 juin 1947).
-
[6]
Particulièrement le Comité des forges et de l’Union des industries métallurgiques et minières (UIMM).
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[7]
Journal officiel des débats du Sénat du 13 avril 1924, Delahaye, Japy, p. 862 ; M. Japy, p. 865-866 ; M. Sarraut, p. 865 ; Picquemard, p. 867 ; Delhaie, p. 867 ; comte Louis de Blois, MM. Poincaré, Marsal, Sarraut, p. 869 et s.
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[8]
Articles 2 et 3, modifiés par les lois du 30 mars 1929 et du 31 décembre 1948, et étendus aux mutilés du travail ainsi qu’aux victimes civiles de la guerre.
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[9]
Journal officiel des débats du 13 avril 1924, Delahaye, Farjon, Japy, Scheur, p. 864.
-
[10]
Sénateur Delahaye, Journal officiel des débats du 13 avril 1924, p. 862.
-
[11]
Cette réduction des salaires n’a jamais été remise en cause par les législations ultérieures, les travailleurs handicapés seront pourvus de divers avantages et les entreprises dédommagées.
-
[12]
Journal Officiel des débats du 13 avril 1924, p. 866.
-
[13]
Le groupe de MM. Coignet, Delahaye, Farjon, Japy, et Scheur proposait une redevance de 1 franc, ce qui pour M. Sarrault, rapporteur de la loi, rendait la loi inopérante.
-
[14]
Article 18 de la loi du 26 avril 1924 titularisant les bénéficiaires de la loi. Complété par les décrets du 2 avril 1925 (interdisant le refus de titularisation pour inaptitude physique ou professionnelle) et du 6 août 1927. Emploi obligatoire des mutilés. Journal officiel du 10 avril 1925, « Décret portant règlement d’administration publique pour l’application de l’article 18 de la loi du 26 avril 1924 ».
-
[15]
Octroi de secours temporaire, orientation sur le comité départemental des mutilés. Circulaire du 30 mars 1934 relative aux attributions de secours aux invalides bénéficiaires de la loi du 26 avril 1924 sur l’emploi obligatoire (n° 2114/11).
-
[16]
Onze écoles de rééducation gérés par l’Office national des mutilés et réformés sont recensées pour la période 1924-1939 par J.-F. Montes (1989), p. 154.
-
[17]
Loi du 15 février 1942 créant une carte de priorité en faveur des mutilés du travail ; arrêté du 27 août 1943 relatif au réemploi des prisonniers de guerres rapatriés en cas d’inaptitude physique.
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[18]
Décret du 1er juillet 1942, excluant les déficients physiques, moraux de certaines professions.
-
[19]
L’impact de ce problème, s’il est social, est aussi économique. En effet, en 1933, on estime à environ 7 000 le nombre de pensions d’invalidité, à 25 000 en 1937 et à près de 39 000 en 1948, ce qui augurait d’une importante charge économique pour l’État.
-
[20]
Circulaire 72/MO, du 15 juin 1945, concernant l’application de l’ordonnance du 1er mai 1945 relative à la réintégration, au réemploi et à la réadaptation des démobilisés, prisonniers, déportés et assimilés. A. Parodi, ministre du Travail et de la Sécurité sociale.
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[21]
Complétée par les décrets d’application du 26 novembre 1946 et du 27 novembre 1952.
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[22]
Décret n° 55-689 du 20 mai 1955 ; décret n° 62-1511 du 14 décembre 1962.
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[23]
Décret n° 55-689 du 20 mai 1955, modifiant la loi du 26 avril 1924 assurant l’emploi des mutilés de guerre.
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[24]
Créées par le décret 53-1186 du 29 novembre 1953, Journal officiel du 3 décembre 1953 et remplacées par la loi du 10 juillet 1987, par les commissions techniques d’orientation et de reclassement professionnel, (COTOREP).
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[25]
Les travailleurs handicapés seront ultérieurement classés par catégorie A, B, ou C selon leur taux d’incapacité.
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[26]
Décret n° 55-689 du 20 mai 1955, modifiant la loi du 26 avril 1924 assurant l’emploi des mutilés de guerre.
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[27]
Arrêté du 20 novembre 1963.
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[28]
Association de gestion du fonds pour l’insertion des personnes handicapées.
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[29]
Assemblée nationale les 19 et 20 mai 1987, Sénat les 2 et 3 juillet 1987.