CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Quelques considérations générales sur l’insertion des travailleurs handicapés

1En général, la question de l’insertion professionnelle en milieu ordinaire est abordée en amont du marché du travail [1]. Les efforts envisagés dans ce cadre, portent sur la formation des personnes handicapées afin qu’elles disposent des compétences requises, à un moment donné, par les entreprises. Il peut s’agir de formation initiale (adapter le système d’enseignement aux besoins des enfants et des jeunes sourds et aveugles, par exemple) ou de formation de reconversion, pour les travailleurs devenant « tardivement » déficients [2]. Une autre série de mesures concerne le marché du travail proprement dit. Elles se centrent, soit sur l’embauche (faire mieux connaître aux employeurs le handicap, travailler le projet professionnel des salariés déficients, etc.), soit sur l’adaptation des postes dans les entreprises et les organisations, en particulier, à la suite d’une dégradation des capacités physiques d’un employé. Ces adaptations peuvent être réalisées grâce aux conseils d’associations spécialisées dans l’ergonomie des postes de travail [3].

2Sans évoquer ici les limites de ces procédures, surtout dans le cadre d’un marché du travail rendu de plus en plus concurrentiel [4], nous voudrions souligner qu’une dimension de l’insertion semble avoir été, jusqu’ici, absente : nous pensons à la dimension organisationnelle et à sa dynamique.

3En effet, les efforts d’adaptation du poste et de formation considèrent qu’il s’agit d’une affaire individuelle : l’adaptation va compenser la déficience du travailleur concerné [5]. Or, cette manière de concevoir l’insertion fait l’impasse sur la nécessité d’adapter, simultanément, l’environnement organisationnel aux spécificités des travailleurs concernés (relations avec les collègues, les autres services, les partenaires ; prise en compte de cette catégorie de salariés dans les décisions successives prises par les directions). C’est, notamment, ce que l’on peut déduire de la lecture des rares travaux publiés portant sur l’insertion des travailleurs sourds et non-voyants en milieu ordinaire (Gendron, 2000 ; Chauvet, 1996 ; Griffon, 1997) [6].

4Pourtant, s’ils sont effectivement embauchés et employés, « force est de reconnaître que la réalité des situations de handicap en milieu de travail nous est bien mal connue » [7] : quelles connaissances possèdent leurs collègues et leur hiérarchie à leur endroit ? Comment interagissent-ils et communiquent-ils, au quotidien ? On peut également s’interroger sur leur devenir, au fur et à mesure des mutations internes, des restructurations, des changements de dispositifs techniques, des mobilités fonctionnelles et géographiques. Sont-ils pris en compte dans ces procédures et, si oui, comment ?
Le présent article fournit plusieurs réponses à ces différentes interrogations, en se basant sur une étude qualitative concernant une grande entreprise de services (Barril et Metzger, 2002). Après avoir décrit les choix méthodologiques et théoriques de cette étude, nous présentons la dynamique des situations vécues par des télé-opérateurs non-voyants et des chercheurs sourds (ingénieurs et techniciens). Nous en dégageons les caractéristiques communes, en mobilisant les notions de représentations, de compétences collectives et de dépendance. Cela nous permet d’esquisser ce que pourrait être une « insertion totale », c’est-à-dire une insertion qui, non seulement tiendrait compte des adaptations nécessaires du poste de et de l’environnement de travail, à un moment donné, mais qui anticiperait, de façon institutionnelle, les effets déqualifiants des changements technico-organisationnels à venir.

Précisions méthodologiques et théoriques

Les situations étudiées

5Cet article s’appuie sur les témoignages recueillis auprès de trois catégories d’acteurs. Trois catégories de mode de recueil de matériaux ont été mobilisées (cf. encadré). L’intérêt de mobiliser ces trois méthodes, au sein de la même étude, est de fournir des moyens de recouper les déclarations des intéressés avec leurs pratiques réelles et de comparer les discours des différentes catégories d’acteurs.

Encadré : Méthodologie

Cet article s’appuie sur les témoignages recueillis auprès de trois catégories d’acteurs :
  • six utilisateurs non-voyants d’outils informatiques du domaine commercial, ainsi que quatre de leurs collègues et responsables ;
  • cinq chercheurs sourds et malentendants et leurs deux responsables [8] ;
  • cinq experts du système d’information de cette entreprise contribuant à l’adaptation d’outils aux non-voyants (maîtres d’ouvrage, chefs de projet en conception et en développement, responsables de formation).
    Trois catégories de mode de recueil de matériaux ont été mobilisées :
  • entretiens semi-directifs avec les acteurs de l’insertion, les travailleurs handicapés, leurs collègues et hiérarchie ;
  • observation sur leur poste de travail et dans leur contexte professionnel, des salariés handicapés ;
  • enregistrement vidéo des interactions, sur le site de travail, entre salariés handicapés et environnement (technique et humain).
Le passage du premier au troisième mode s’est effectué progressivement, après avoir recueilli la confiance et l’assentiment des intéressés.

6En ce qui concerne les processus d’insertion professionnelle, l’analyse montre une convergence des témoignages, qu’il s’agisse des salariés porteurs de déficience, de leurs collègues, des responsables hiérarchiques et des experts informatiques : la pensée du handicap est étrangère à l’organisation du travail.

Une analyse centrée sur les représentations et les apprentissages collectifs

7Nous avons privilégié une perspective commune à l’anthropologie et à la sociologie du travail, perspective centrée sur deux catégories d’analyse :

  • d’une part, sur les représentations dominantes concernant le handicap et les travailleurs handicapés ;
  • d’autre part, sur les compétences effectivement détenues par les travailleurs aveugles et sourds, en insistant, tout particulièrement, sur les processus d’acquisition et d’élaboration locales de ces compétences, en bonne partie collectives.
Précisions ici le sens que nous donnons à ces deux notions.

8En ce qui concerne les représentations dominantes, nous nous référons à deux approches, envisagées dans leur complémentarité : celle des représentations sociales issue de la psychologie sociale (Jodelet, 1989) et celle de typification issue des travaux de Schütz (1962). Dans cette double perspective, les représentations concernent un ensemble cohérent de façons de voir (symbolisation) et de concevoir (interprétation) les phénomènes sociaux et les individus, de les classer, les hiérarchiser, les expliquer. Elles résultent de processus de socialisation et, à ce titre, dépendent des milieux sociaux et des époques où elles émergent. Elles possèdent une réelle efficacité sociale, dans la mesure où elles « orientent et organisent les conduites et communications sociales » [9]. Plus précisément, comme le caractérise Denise Jodelet, les représentations ont à la fois une dimension cognitive (« savoir pratique ») et identitaire : en forgeant une vision consensuelle de la réalité, elles établissent une distinction entre « nous » (ceux qui partagent cette représentation) et « les autres ». Il convient de compléter cette grille d’analyse en insistant sur le caractère dynamique et, en partie local, des activités de conception et de modification des représentations. Selon Schütz, les individus en interaction mobilisent et produisent des savoirs et des croyances générales sur le monde (physique et culturel) et sur leur propre situation dans le monde, à travers l’usage de types (ou de schémas). Dans le déroulement même de l’action, par contact et opposition à ce qui est étranger au groupe, par l’expérience d’interaction avec l’autre, des représentations préexistantes (sur l’autre et sur le « nous ») peuvent être modifiées. Symétriquement, l’absence de telles expériences (par absence de rencontre, même symbolique) ne peut que perpétuer des représentations apprises.

9Quant à la notion de compétences collectives, elle désigne l’ensemble des savoirs et savoir-faire d’un groupe d’individus, résultant d’apprentissages collectifs. Cette notion a été, notamment, développée par Jean-Daniel Reynaud (1993) pour traduire le fait que « les apprentissages individuels ne peuvent aboutir que s’ils sont liés. La plupart des règles n’ont de sens que si elles sont communes. Les décisions de les adopter ne peuvent être qu’interdépendantes » [10]. Dit autrement, raisonner en termes d’apprentissages collectifs, c’est considérer que toute évolution de l’organisation, non seulement ne peut résulter de la seule somme d’apprentissages individuels, mais qu’elle doit être analysée comme un mouvement, toujours incertain, vers une nouvelle régulation. Plus précisément, ce mouvement d’apprentissage collectif a toutes les chances d’être conflictuel et les processus de transformation volontaire des organisations ne débouchent pas nécessairement sur une évolution des compétences, puisque certains éléments de l’ancienne régulation (valeurs, normes, intérêts, connaissances, etc.) peuvent s’y opposer. Il peut alors en résulter de l’inefficacité collective et de la disqualification/déqualification individuelle, voire de l’exclusion. Ce qui se révèle alors central réside dans la qualité des régulations propres aux différents collectifs [11]. On l’aura compris, les compétences collectives comprennent deux dimensions : la capacité à réguler le collectif, de manière à favoriser les apprentissages individuels ; et les compétences détenues collectivement (connaissances partagées, complémentaires, localement adaptées).

La dépendance professionnelle comme processus social

10Pour en revenir à notre objet, grâce à la catégorie de représentations, nous voulons identifier un facteur, en partie extérieur au monde du travail, agissant sur les relations entre professionnels. Grâce à celle de compétences collectives, nous cherchons à repérer ce qui, dans les choix d’organisation du travail, favorise ou empêche l’acquisition de compétences. De la sorte, l’insertion professionnelle est envisagée comme une dynamique de la dépendance et de l’autonomie.

11Par dépendance, nous entendons le fait d’avoir besoin, unilatéralement, du soutien de collègues pour travailler (accès aux informations pertinentes, aux connaissances et plus généralement, aux moyens de s’inscrire dans un projet professionnel). Par autonomie, nous entendons l’aptitude à se fixer ses propres règles, notamment, en contournant les règles prescrites, ce qui exige de disposer de savoirs et savoir-faire. Cette dynamique est située à l’articulation de processus identitaires (les représentations héritées des expériences antérieures de socialisation des salariés) et technico-organisationnels (en particulier, les renouvellements de dispositifs techniques, réglementaires, organisationnels, voire relationnels). Elle comprend une composante microlocale (ici, les interactions handicapés/non-handicapés) et une composante organisationnelle (les décisions structurantes).

12En privilégiant cette approche, nous pouvons analyser la dépendance professionnelle des travailleurs handicapés, non comme une donnée découlant de spécificités physiques (approche médicale), mais comme une production sociale, combinaison de représentations, d’absence d’apprentissages collectifs et de déqualifications individuelles, ce qui permet de mieux identifier les lieux où agir pour progresser dans leur insertion.

13En effet, nous pouvons considérer que les salariés non handicapés possèdent certaines représentations du handicap, avant d’entrer dans le monde du travail, ces représentations résultant de l’expérience (ou de l’absence d’expérience) de la confrontation avec des personnes handicapées. Puis, selon que leur trajectoire professionnelle va les amener à travailler (ou non) avec des collègues déficients, leurs représentations peuvent changer, notamment en prenant conscience que ces derniers, non seulement sont porteurs, individuellement, de compétences, mais qu’ils contribuent à des apprentissages collectifs. Cette conscientisation peut les amener à faire sortir leurs collègues déficients de la dépendance (par exemple, en développant des comportements d’attention ou des interfaces techniques d’accès à l’information). Pouvant acquérir des savoirs et savoir-faire, les personnes handicapées vont obtenir de l’autonomie professionnelle et, par leur contribution aux apprentissages collectifs, favoriser d’autres modifications des représentations.

14A contrario, une absence d’interaction avec la population handicapée ne facilite guère la perception de l’existence de compétences chez ces derniers, ce qui favorise la perpétuation des représentations préalables et ne permet guère de prendre en compte les réels besoins (pour communiquer, accéder à l’information) des personnes déficientes. En retour, cette inadaptation (par ignorance) des décisions des non-handicapés ne peut que freiner la sortie de la dépendance des salariés sourds et non-voyants. Les représentations du travail qu’ont les travailleurs handicapés jouent également un rôle [12].
Dès lors, sortir de la dépendance requiert non seulement une transformation locale des représentations (favorisant l’acquisition de compétences), mais surtout, une transformation des représentations collectives propres à l’organisation et portant sur le handicap. C’est ce que nous allons examiner sur un cas particulier d’entreprise [13].

Déficience visuelle et interfaces informatiques

15Nous nous intéressons maintenant aux pratiques professionnelles des salariés non-voyants travaillant dans un centre d’appels [14]. Dans la dynamique des transformations que connaît l’entreprise, comment s’organisent leurs activités et leurs relations avec leurs collègues, les clients, mais aussi les experts techniques responsables de l’adaptation des outils informatiques qu’ils utilisent ?

Employés non-voyants dans un centre d’appels téléphoniques

16Ces employés étaient déjà aveugles au moment de leur recrutement et leur embauche s’est inscrite dans le cadre de l’obligation légale faite aux entreprises de plus de vingt salariés d’employer 6 % de travailleurs handicapés. Ils ont d’abord occupé un poste de standardiste, puis, au fur et à mesure des restructurations, grâce à leur pugnacité et au soutien d’un collectif de collègues, ils ont réussi à se faire admettre sur des postes de télé-opérateurs, activités considérées comme faiblement qualifiées [15]. Mais pour y parvenir, ils ont dû vaincre les réticences d’une partie de la hiérarchie locale et de leurs collègues qui étaient soucieux de mettre en œuvre des directives conçues sans penser à la spécificité des salariés non-voyants (notamment normes de productivité et de rapidité qui ne sont pas compatibles avec les outils mis à la disposition de ces derniers).

17Comme le suggère cette brève description de leur trajectoire, la question de l’insertion professionnelle des travailleurs non-voyants est, comme pour tout salarié, celle de l’acquisition d’un large spectre de savoirs et savoir-faire, le long d’un processus de reconversion permanent qui mobilise de nombreux interlocuteurs (formateurs, collègues, prestataires de service internes et externes). En ce sens, leur insertion apparaît comme le résultat d’un effort collectif, mais qui requiert, dans le cas des personnes aveugles, avant tout, la mise à disposition d’outils adaptés à la cécité. C’est cette adaptation permanente que l’entreprise, via sa direction générale, a du mal à inscrire dans ses pratiques.

18En ce qui concerne les activités dans un centre d’appels, le plus souvent, cette adaptation réside dans le développement d’interfaces spécifiques permettant aux personnes non-voyantes de « voir au bout des doigts », c’est-à-dire d’utiliser les logiciels conçus pour les personnes voyantes (bases de données clients, facturation, liste de produits et d’offres commerciales). Ces interfaces sont constituées de logiciels et de matériels transposant les informations disponibles sur l’écran des ordinateurs, en informations tactiles sur un clavier braille ou en informations vocales.

19Comprendre le mode d’insertion des salariés aveugles, c’est alors identifier les relations professionnelles que permette ou au contraire empêche l’utilisation des outils de travail, dans un univers en constante modification. L’expérience montre que les utilisateurs non-voyants d’applications informatiques sont dans une situation paradoxale vis-à-vis de l’usage des outils informatiques. En effet, l’informatique peut, à la fois s’avérer une ressource pour la construction d’une compétence pointue (source d’identité professionnelle et de reconnaissance) et, lors des changements successifs de logiciel, la principale raison d’une mise sur la touche, voire d’une menace de déqualification et de disqualification, qui les replonge dans la dépendance.

Des représentations de la cécité qui déterminent les compétences

20Au demeurant, le caractère précaire de l’insertion peut s’apprécier en interrogeant les représentations qu’ont les voyants de la cécité. On peut, comme ce travailleur non-voyant, classer ces « regards » en deux catégories :

21« Dans le milieu du travail, il y a plusieurs attitudes. D’abord, il y a la personne qui est pleine de bonne volonté, mais qui ne sait pas comment agir et qui va oser vous dire “comment je dois t’aider, qu’est-ce que je dois faire ?”. Et, donc, là, c’est très bien ! C’est à nous de dire. Il y a, ensuite, la personne qui, elle, ne va surtout pas vous proposer de l’aide parce que, de toute façon, elle pense qu’une personne handicapée est bête et vous demandent “comment tu fais à manger, comment tu repasses ? Comment tu t’occupes de ta fille ?”. Ces gens-là, je dirais que vous pouvez tenter de leur expliquer une fois, deux fois, trois fois, vous pouvez tenter de leur prouver, pourquoi pas les inviter à dîner chez vous ? Mais, au bout d’un moment, vous finissez par vous fâcher » (Claudine, télé-opératrice non-voyante).

22La première attitude conduira plus volontiers à faire confiance, ce qui constituera alors le point de départ d’un processus, certes chaotique, d’acquisition de compétences :

23« Ce patron, qui s’appelait M. Thibault, et je le remercie encore, il m’a dit “Juliette, on va investir au total 100 000 F, entre la formation, le matériel et tout”. […] J’ai commencé la formation Visiobraille, puis je suis allée le voir et je lui ai dit “non, je peux pas, c’est trop compliqué, j’y arriverai pas”. Et il m’a répondu “je veux que, dans deux mois, vous me fassiez un contrat pour chez moi”. […] Ils m’ont laissé deux mois travailler avec ma monitrice. Tous les matins, elle venait m’aider, tous les matins, on travaillait sur un nouveau truc et puis, l’après-midi, moi, je m’entraînais, je retravaillais toute seule. […] Après, il a fallu que je parle en même temps aux clients et je n’arrivais pas à parler aux clients et à saisir en même temps. Je pouvais pas ! Donc, je faisais tout en différé, je perdais un temps, mais c’était affreux ! […] M. Thibault, au bout de deux mois, il est revenu me voir, il s’est installé à côté de moi et il m’a dit “maintenant, je veux mon contrat” et il a eu son contrat, hein, il l’a eu ! Il a gagné et j’ai gagné. […] Suite à ça, tout s’est enchaîné, j’ai pu faire les tests informatiques pour le logiciel graphique » (Juliette, télé-opératrice non-voyante).

24Comme le confirment tous nos interlocuteurs, une fois enclenché, le processus de montée en compétence, de prise de confiance en soi, encourage alors la personne à prendre des initiatives, par exemple, à proposer ses services aux informaticiens chargés du développement des interfaces pour non-voyants, informaticiens reconnaissant volontiers leur incapacité à se mettre exactement à la place des utilisateurs non-voyants :

25« J’ai proposé mes petits services aux informaticiens et j’ai dit : “ben, moi, je trouve que ce serait intéressant qu’on puisse tester des solutions, qu’on puisse discuter, etc.”. Et, en fait, j’ai été intégrée à un groupe de travail avec ceux qui créaient les applications. Donc, j’ai travaillé avec ces gens-là pendant deux ans et je dois avouer que c’est les deux plus belles années que j’ai fait. […] Je suis tombée sur des gens ouverts, qui n’avaient pas de préjugés sur le handicap, qui voulaient comprendre et résoudre le problème et qui ne sont pas restés avec leurs conditions et, ça, je dirais que c’est assez exceptionnel » (Geneviève, télé-opératrice non-voyante).

26D’ailleurs, en acceptant l’échange professionnel autour de la mise au point d’interfaces adaptées, les collègues informaticiens soulignent qu’ils sont eux-mêmes entrés dans un processus d’apprentissage collectif qui leur a permis d’être des experts de l’adaptation des postes pour non-voyants. Plusieurs développeurs souhaiteraient volontiers approfondir leur expertise, mais les restructurations successives et directives en matière de renouvellements technologiques ne leur en laissent pas le loisir.

27A contrario, l’attitude de rejet, fondée sur un a priori négatif, n’est pas sans conséquence sur l’activité elle-même, en introduisant un cercle vicieux de déqualification :

28« Je suis le travailleur handicapé du service mais je travaille toute seule ! Je suis obligée de pleurer pour me faire aider, je suis obligée de pleurer pour me faire lire des trucs […]. Quand vous êtes entre voyants, ça me paraît logique, vous travaillez ensemble, il y a une interactivité qui se met en place, y’en a un qui lit, l’autre qui corrige, y’en a un qui vérifie, je sais pas, y’a des choses comme ça ! Moi, je peux pas mettre ça en pratique. On pense que j’ai besoin d’aide parce que je suis handicapée, on pense pas que j’ai besoin d’aide pour travailler tout simplement. Donc, je suis en échec […]. Mon problème, il est pas grave, mais il s’est aggravé par le comportement des gens » (Jeanne, télé-opératrice non-voyante).

29Cet avis est partagé par les collègues et responsables voyants du centre d’appels, ainsi que par les experts informatiques : qu’il s’agisse de la confiance désintéressée ou de la maladresse blessante, dans les deux cas, les voyants sont d’abord ignorants de ce qu’est réellement la cécité, de ses implications concrètes dans l’exercice de l’activité professionnelle. Et c’est précisément cette ignorance (plus qu’une intention ségrégationniste) qui caractérise les représentations dominantes du handicap dans l’entreprise, ignorance qui, à son tour, permet de rendre compte, en partie, des situations entre lesquelles les salariés aveugles peuvent évoluer, en fonction des réorganisations, des restructurations, des changements techniques ou organisationnels. Si cette ignorance est levée, ici ou là, au contact des travailleurs handicapés eux-mêmes, elle se perpétue au niveau des décideurs centraux.

Des compétences relationnelles au service du collectif de travail

30Aussi, la possibilité d’occuper des emplois « ordinaires » n’allant pas de soi, la première compétence à posséder/développer de la part des non-voyants est la persévérance. Elle est liée à une capacité à mobiliser un collectif de soutien et d’entraide, constitué essentiellement de collègues non-voyants, mais qui comprend également des collègues voyants. Les premiers sont surtout requis pour identifier les postes possibles, les filières et les outils spécifiques qui permettent d’assurer le même travail que des voyants. Les seconds sont indispensables pour franchir les premières étapes de l’insertion : soutien pour l’acquisition de savoirs et savoir-faire proprement opérationnels (ici, la maîtrise des techniques de vente au téléphone et des outils informatiques, sans oublier la diffusion des informations pertinentes) [16].

31Mais l’entraide est à double sens et les salariés non-voyants peuvent aussi s’avérer des facteurs d’insertion. Ainsi, certaines personnes non-voyantes servent parfois de soutien, de réconfort et d’exemple pour des personnes voyantes, affectées sur la même plate-forme téléphonique.

32« Il y a d’autres collègues qui sont arrivés au centre d’appels, peu de temps après nous. Des collègues qui étaient sur le terrain, qui grimpaient aux poteaux. Ces gens-là, ils ont vu ce que c’était que la difficulté d’apprendre le centre d’appels. Donc ils comprennent ce qu’on peut ressentir. On les a encouragés, on les a aidés aussi à notre manière, on s’est dit que ça ne devait pas être évident pour eux. Ça fait partie de l’équipe » (Agnès, télé-opératrice non-voyante).

33De plus, comme nous avons pu le constater, dans la pratique quotidienne, les travailleurs non-voyants s’avèrent des sources de compétences originales :

34« J’ai l’avantage d’avoir une bonne mémoire. S’il y a un truc qui leur échappe ou si elles veulent savoir le numéro de tel truc, elles me le demandent, et moi, je leur donne. “Tu te souviens de tel tarif” ou “tu te souviens si ça, c’est valable jusque quand” ou bien si les non-voyants peuvent avoir leur facture en braille. Les collègues voyants le savent pas forcément. Il faut quand même qu’il y ait une réciprocité. Oui » (Yves, télé-opérateur non-voyant).

35Cet ensemble de compétences relationnelles, permises par l’accès aux outils standards grâce à des interfaces adaptées sont reconnues par certains responsables locaux et par les experts informatiques, mais ignorées par les décideurs centraux. Cela montre à quel point les salariés non-voyants peuvent, non seulement s’insérer dans le monde professionnel, mais également s’avérer de réelles ressources pour leurs collègues. Porteurs de compétences tacites et formelles, ils acquièrent une autonomie croissante qui limite leur dépendance.

36Toutefois, celle-ci peut être ravivée lors d’un changement technique mal conçu.

Renouvellement des dispositifs et fragilisation des compétences

37En effet, les logiciels (pour voyants) connaissent régulièrement des modifications, des mises à jour, soit pour des raisons fonctionnelles (on fait évoluer les procédures de travail), soit pour des raisons techniques (on change de logiciel de développement, on change d’architecture) ou encore pour des raisons organisationnelles (on restructure). Mais ces évolutions, fruits de décisions stratégiques, s’effectuent le plus souvent sans prendre en compte les utilisateurs non-voyants (du fait, notamment, de leur faible nombre). Aussi, à chaque changement de version, ces derniers se retrouvent dans l’impossibilité (ne serait-ce que provisoirement) de poursuivre leur activité.

38Ils connaissent alors plusieurs périodes de mise à l’écart, de fait, lors desquelles des tâches plus ou moins déqualifiantes ou peu valorisantes leur sont proposées (télémarketing en journée, accueil téléphonique traditionnel). Ces propositions illustrent l’incapacité dans laquelle se trouve la hiérarchie (locale et centrale) de concevoir l’organisation du travail à partir des compétences réellement possédées par les salariés non-voyants. Ces périodes sont sources d’inquiétude quant au devenir de leur activité dans ce type de service. Les évolutions récentes du système d’information vers l’intranet accentuent cette crainte, puisque l’accès aux sources d’information leur est empêché (en effet, intranet est d’abord graphique, privilégiant les aspects visuels). Ils ne peuvent plus consulter les factures, ni les caractéristiques et les prix des nouveaux services. Ils doivent alors s’appuyer sur leurs collègues voyants pour renseigner des clients, ce qui accroît leur dépendance.

39Pour mieux apprécier les effets induits par le caractère inachevé de l’insertion, on peut se référer à un extrait de conversation entre un télé-vendeur non-voyant et un client qui souhaite reporter la date de paiement de sa facture. Le télé-vendeur ne pouvant accéder à toutes les applications – du fait de leur non adaptation à la cécité –, il est obligé de demander à un collègue voyant qu’il le fasse à sa place :

40« “Allô ? Vous aimeriez payer un peu plus tard, c’est ça ?… Vous avez quelle somme à régler ?… D’accord, et donc vous habitez au 3, place de la Mairie, c’est ça ? D’accord… je vais aller voir, ne quittez pas”

41[Pendant la conversation, le télé-vendeur consulte le dossier client grâce à son clavier Visiobraille. Mais il n’a pas accès aux informations de la facture. Alors, il met en attente la personne (qui entend de la musique) et appelle une collègue travaillant dans un autre centre d’appels].

42Alors là, je sais que Florinda est occupée [la collègue la plus proche dans la salle], je vais appeler une autre collègue qui va aller regarder dans la facture. “Mon amie, est-ce que tu peux me regarder une facture d’une cliente qui ale0X 83…, et notre cliente voudrait payer un peu plus tard. Est-ce possible ?… en effet… ouais, ça a pas l’air d’être… tu me rappelleras ultérieurement. il y a pas grand-chose… (rire) Bon alors, on peut lui faire.”

43[Puis il reprend le client en ligne]

44“Allô, donc vous aimeriez donc payer pour quelle date, Madame, dites-moi ?… Pour le 28 juin ? Bien entendu… Alors attendez, je vous dis ça, mais ce sera certainement réalisable, il y a pas de souci.”

45[Nouvel appel vers le collègue voyant]

46“Donc pour le 28. Ça marche ?… Bien entendu. Tu t’en occupes ? c’est sympa, merci à toi, salut”.

47[Nouveau retour vers le client]

48“Bon, c’est bon, il y a pas de souci pour le 28. Vous paierez par quel procédé, madame ?… oui… alors donc, vous le ferez partir un petit peu avant, comme ça, il arrivera chez nous le 28. D’accord. Ah mais non, vous n’avez pas besoin d’avoir peur, c’est bon… Mais je vous en prie, je vous souhaite une bonne après-midi. Au revoir.”

49[Voilà comment ça se passe quand c’est des factures]. »

50Ainsi, en mettant au point des routines d’échange subtiles, en mobilisant les compétences des voyants (proches et distants), en contournant les règles formelles, les utilisateurs non-voyants parviennent à dépasser les situations handicapantes. Ce qui montre, chez eux, non seulement une intelligence pratique des situations qu’ils affrontent, mais également une aptitude à s’insérer qu’ils peuvent transposer à d’autres situations. Mais, ils n’y parviennent qu’en s’appuyant sur le soutien de collègues. Et cette situation de dépendance, qui fait suite à une période de plus grande autonomie (quand tout le système d’information leur était accessible), est vécue comme une régression, surtout si elle s’avère durable.
Il en résulte une alternance de périodes de volonté de se battre et de montrer qu’ils peuvent acquérir les mêmes compétences que les autres, et de périodes de découragement. D’autant que cette richesse d’expériences est ignorée par les acteurs (collègues, hiérarchie, direction) qui n’ont jamais été confrontés à leur activité. Et si certains travailleurs, grâce à leur volonté, leur persévérance, le soutien de collectifs parviennent à accumuler ce capital social et de connaissances indispensables pour remplir un rôle dans l’entreprise, d’autres, compte tenu de contextes d’entraide différents, se trouvent disqualifiés. C’est finalement pointer le vide institutionnel dans lequel s’inscrivent les travailleurs non-voyants : au-delà de quelques initiatives décentralisées et fragiles, les décisions stratégiques, peu soucieuses de ces situations très minoritaires, entrent nécessairement en contradiction avec les équilibres sociaux requis pour leur insertion. Il en va de même des déficiences auditives.

Déficience auditive et interfaces relationnelles

51Les salariés sourds et malentendants rencontrés possédaient cette déficience au moment de leur embauche et, comme les personnes non-voyantes précédemment, ont été recrutés pour satisfaire en partie aux obligations légales d’employer 6 % de personnes handicapées. Leur trajectoire professionnelle est par contre beaucoup plus homogène, du fait, sans doute, de leur plus grande qualification initiale (techniciens et ingénieurs). Ils ont fait pour l’essentiel leur carrière dans un centre d’étude. Possédant, le plus souvent, des qualifications élevées en sciences physiques et sciences de l’ingénieur, ils participent à des projets de développement de nouveaux services (parfois, précisément, pour les publics sourds).

Être technologue sourd dans un centre de recherche

52Autant le nœud de l’insertion pour les personnes non-voyantes se situe dans les interfaces d’accès au traitement de l’information, autant, chez les personnes sourdes, l’enjeu réside dans les pratiques de communication. Ainsi, certains travailleurs occupent des postes demandant une grande participation aux réunions, aux échanges informels avec des collègues proches ou distants.

53« J’ai travaillé sur les programmes de développement de logiciels informatiques. Mais je m’occupe de moins en moins de ce qui est technologie maintenant. Mon travail, c’est plus la direction de projets, c’est plus trouver des idées, c’est rassembler des idées, des concepts, des échanges entre équipes de développement, pour rassembler les différents travaux. Voilà. En gros hein ! » (Marie, ingénieure sourde).

54Si tous les travailleurs sourds n’ont pas à s’inscrire dans un impératif communicationnel aussi fort, la principale difficulté qu’ils ont à résoudre pour s’insérer réellement dans l’organisation réside néanmoins dans l’échange avec les entendants : les premiers, scolarisés en langue des signes française (LSF), ne maîtrisent qu’imparfaitement le français écrit (qui constitue pour eux une langue étrangère) ; les seconds ignorent totalement la langue des signes française. Et même quand ils parviennent à communiquer en articulant paroles et gestes, il s’agit, comme eux-mêmes le soulignent, d’une communication pleine de malentendus et de difficultés.

55Aussi, les déficients auditifs privilégient-ils deux types de stratégie. D’une part, ils recourent à l’expression écrite, si possible, en évitant le face-à-face, par exemple, en utilisant le Minitel dialogue (équivalent au « chat » sur internet) et la messagerie électronique (cette dernière ne restituant pas la fluidité et la richesse du dialogue). D’autre part, ils cherchent à identifier des personnes interfaces (collègues qui téléphonent à leur place pour les problèmes urgents, interprètes pour les réunions). Mais cela ne suffit pas pour autant. Il leur faut également maîtriser les codes de communication des entendants, et tout particulièrement ceux développés localement entre professionnels d’un même domaine.

56Il s’agit alors d’un processus long qui engage des compétences et des mécanismes d’adaptation mutuelle. Pour y parvenir, l’entreprise ne prenant pas cette question en charge (et ignorant bien souvent leur spécificité), ils doivent faire l’effort de se présenter comme porteurs d’une déficience (ce qui est toujours humiliant) et ainsi solliciter une série d’attentions particulières envers eux (penser à réserver un interprète, parler en face d’eux, leur signaler que quelqu’un est entré dans la pièce, etc.). En se présentant ainsi, ils prennent le risque d’aller au-devant de réactions déstabilisantes de la part des entendants (manifestation trop appuyée de compassion ou refus sous prétexte de manque de temps [17]). Mais il n’est pas rare que par exemple, à la suite d’une fusion de services, un responsable ne découvre qu’après plusieurs « déconvenues », que certains de ses collaborateurs sont sourds.
Par ailleurs, les travailleurs sourds sont dans une situation problématique vis-à-vis des nouvelles technologies de la communication. Ces dernières peuvent s’avérer une ressource facilitant leur insertion professionnelle (c’est notamment le cas des messageries électroniques) mais, du fait de l’absence d’une communauté d’usage avec les entendants, elles peuvent également devenir une source d’exclusion (c’est le cas du Minitel dialogue que les entendants ne savent pas bien utiliser, ou du téléphone que bien évidemment les sourds ne peuvent utiliser). Ce qui provoque, comme le confirment plusieurs de leurs collègues et responsables entendants, une tendance à la fermeture sur soi dans une communauté de communication, d’autant que les entendants ne prennent pas l’initiative d’apprendre la LSF (ou d’appeler un interprète).

Des représentations de la surdité qui renforcent le sentiment communautaire

57On peut apprécier les représentations portant sur les salariés sourds, en combinant l’analyse des pratiques des entendants à leur égard et celle du ressentiment que les salariés sourds expriment. Les entendants n’ont pas la conviction que leurs collègues sourds puissent prendre en charge des postes dits « à responsabilités », partant du principe que leur capacité à participer à la sphère relationnelle sera toujours limitée. Aussi sont-ils orientés vers la mise en œuvre des tâches techniques qu’ils ont démontré pouvoir réaliser. Cette attitude a priori engendre un cercle : faute d’être placés dans les conditions réelles d’exercice des responsabilités, les travailleurs sourds et malentendants ne pourront pas développer les aptitudes requises.

58Forts de cette ignorance, responsables et collègues se trouvent démunis pour faire face aux besoins d’attention des salariés sourds, d’autant que la culture organisationnelle, basée sur des échanges informels d’informations, renforce mécaniquement l’omission des travailleurs sourds.

59Aussi, à force de répétition, l’expérience de la surdité en entreprise s’apparente à celle d’une minorité exclue et, simultanément, encourage la recherche d’une communauté pour se « ressourcer », avant de réaffronter le monde des entendants.

60« Je me sentais tout seul. Alors, par exemple, quand j’allais à la cantine, moi j’étais au milieu des entendants, j’étais tout seul, je mangeais, je me dépêchais de manger, et puis voilà quoi, je ne pouvais pas communiquer, à part bonjour, ça va, bonjour, bonsoir, c’est tout quoi. Pendant les repas, je ne peux pas suivre la conversation de groupe. Et puis, bon, je préfère être avec un groupe de sourds, c’est comme ça, je comprends mieux, c’est comme ça » (Paul, ingénieur sourd).

61C’est donc plus par indifférence et par ignorance que les entendants rappellent aux personnes sourdes leur dépendance, leur donnant le sentiment de constituer une communauté d’exclus, devant systématiquement faire l’effort pour entrer en communication. Par ailleurs, l’entreprise, dans ses objectifs et priorités affichées, n’encourage pas les salariés entendants à s’informer sur la spécificité de la surdité, à apprendre la LSF ou à penser systématiquement à recourir aux services d’interprètes. Rien d’étonnant alors à ce que les travailleurs sourds préfèrent se retrouver entre eux, profiter de moments de détentes contrastant avec les situations marquées par leurs difficultés de communications. L’absence de prise en compte (ce mépris par omission) des personnes sourdes va, en somme, renforcer la tendance préexistante de ces dernières à former une communauté, l’unique condition pour en faire partie étant la maîtrise de la langue de signes.

62Cette revendication pour la reconnaissance d’une langue et d’une identité spécifiques vise un double but : amener les autres travailleurs à faire un effort d’apprentissage et ainsi à les reconnaître en tant que collègues à part entière ; obtenir un statut d’égalité, non sur le modèle des entendants, mais avec leurs spécificités (langue), rendant inutiles les désignations péjoratives de déficience ou de handicap.

Les compétences relationnelles entre tact et engagement

63Comme l’exposent nos différents interlocuteurs, pour que les travailleurs sourds exercent leur activité professionnelle, il leur faut établir des relations d’entraide privilégiées avec leurs collègues et responsables entendants (demandes d’attentions, identification de personnes interfaces). Il leur faut alors développer des dispositions à participer à un collectif (de sourds, mais également d’entendants) et convaincre les entendants de mobiliser de nouvelles formes de communication, basées sur des mécanismes autres que la seule conversation orale.

64Il convient de signaler que ces efforts d’adaptation mutuelle s’accompagnent d’aménagements de l’organisation du travail en ce qui concerne non seulement le poste mais également les règles de circulation de l’information et, plus précisément, la manière d’utiliser les technologies de l’information et de la communication (TIC). Ces changements s’avèrent cependant d’autant plus difficiles à mettre en place, qu’ils paraissent impliquer, aux yeux de certains responsables, un alourdissement du travail pour les entendants.

65« J’aurais telle pièce à faire en urgence. La demande s’effectue dans les couloirs en croisant les gens. C’est souvent comme ça. Le problème, c’est qu’il n’y a pas d’organisation… ou alors, il faudrait mettre en place une organisation relativement lourde pour pouvoir gérer, mais bon, je suis désolée de parler comme ça, mais ça se fera pas parce que ça sera peut-être trop lourd pour les gens autour. C’est ça le problème » (Sabine, collègue entendant, responsable d’une équipe).

66Aussi, les travailleurs sourds doivent-ils faire preuve de tact pour amener leurs collègues à modifier des traits de leur habitus et certains aspects de l’organisation quotidienne. Certains salariés sourds parviennent ainsi à développer une attitude différenciée selon leurs interlocuteurs entendants, affichant ou au contraire dissimulant leur déficience, au risque, parfois, de produire des incompréhensions.

67Une autre manière de procéder, moins diplomatique, consiste à mettre les entendants au pied du mur. Après avoir assisté à des réunions auxquelles ils n’ont rien compris du fait de l’absence d’interprète, et expérimenté ainsi l’expression d’un mépris par ignorance, certains salariés sourds refusent de participer passivement à de nouvelles réunions sans interprètes. De la sorte, ils évitent de perdre leur temps et de cautionner des pratiques humiliantes. Ils parviennent de cette façon à être reconnus dans leur professionnalité.

68« Ils acceptent parfaitement la présence des interprètes, et ça devient un réflexe pour eux, de s’assurer que les interprètes pourront venir pour programmer une réunion. Et puis lundi dernier, après-midi, les interprètes sont arrivés en retard. Mes collègues n’ont pas commencé la réunion avant leur arrivée. C’est en fait un respect général qui n’est pas forcément axé sur les personnes sourdes, je pense, c’est un respect général de travailler en équipe ! Voilà. Ils acceptent en général la différence quelle qu’elle soit et d’où elle vienne en fait, c’est plutôt ça » (Marie, ingénieure sourde).

69Il peut alors s’établir une dynamique d’adaptation, basée sur un changement de perspective du monde entendant, montrant que la difficulté à communiquer est mutuelle : le recours à une personne interface (l’interprète) permet autant à l’entendant qu’au sourd de se faire comprendre. On peut y voir également une compétence pédagogique vis-à-vis des entendants : découverte d’un nouvel univers fait des spécificités des personnes sourdes et de leurs propres capacités d’interagir quotidiennement avec eux (plutôt que de les éviter) ; découverte de compétences ignorées susceptibles d’enrichir le travail de tous. Il convient de préciser que ces retournements de perspective sont limités aux acteurs de l’insertion et que leur généralisation à un cercle plus grand d’interlocuteurs, voire à toute l’entreprise, n’est pas inscrite dans la pratique managériale.

Les effets du changement technico-organisationnel sur l’acquisition de compétences

70Les grands changements opérant aux niveaux des politiques de ressources humaines de l’entreprise enquêtée, ont tout d’abord contribué à créer un climat de précarité de l’emploi, les travailleurs sourds ayant l’impression d’être mis à l’écart du seul fait de leur déficience. De plus, à chaque expérience de reclassement, il faut « tout recommencer », comme à leur arrivée dans l’entreprise. Ils doivent, d’abord, retrouver des personnes interfaces leur permettant d’être moins dépendants, de pouvoir accéder à l’autonomie minimale dont les entendants bénéficient. Et pour cela, il leur faut mettre en avant leur handicap, dire qu’ils sont sourds et préciser que cela ne les empêche pas de travailler, à condition que certaines précautions soient prises ou que certaines conventions soient adoptées :

71« Après, j’ai changé de service ; j’ai été obligé de réavertir les gens. Moi, j’en ai mare, ça m’est arrivé au moins six ou sept fois d’être obligé d’expliquer comment ça se passe pour les sourds, comment m’avertir, que je pouvais pas téléphoner » (Pierre, technicien sourd).

72Avoir à faire face à de nouveaux collègues engendre angoisse et timidité. La peur d’être jugé, d’être catalogué sur le seul critère de la surdité conduit parfois à retarder le moment de la présentation de soi et donc de l’insertion :

73« On m’a présenté à mes nouveaux collègues. Bon, j’étais un peu intimidé. Au début, c’est vrai quand on est sourd et qu’on arrive dans un milieu entendant, ça fait un peu peur. Moi, je ne savais pas très bien quoi faire. J’étais un petit peu angoissé et je ne savais pas comment m’adresser aux gens. Je n’osais rien demander. Je ne savais pas bien, j’étais assis à mon bureau et puis j’attendais. On me présentait les gens » (Pierre, technicien sourd).

74On notera que le problème est le même en cas de départ des personnes interfaces, suite à une promotion, une restructuration. Il faut également tenir compte de l’absence de prise en compte, sur leur poste de travail, de leur surdité, comme par exemple, le fait d’attribuer un numéro de téléphone interne à un salarié sourd.

75Ainsi, certains changements stratégiques décidés par le management de l’entreprise, du fait qu’ils induisent des transferts de personnes (notamment de celles qui avaient appris les comportements attentionnés, empathiques) et qu’ils ne prennent pas en considération la spécificité des personnes sourdes (adaptation du poste, information des entendants, service d’interprètes), ne permettent guère à ces derniers d’apprendre leur nouveau métier dans des conditions optimales, ce qui les empêche d’être sur un pied d’égalité avec leurs collègues entendants. Cela renforce alors leur isolement, réduit les échanges efficaces avec les entendants et ne modifie guère les représentations que ces derniers portent sur les compétences de leurs collègues sourds.

Penser l’insertion comme un processus permanent

L’insertion des travailleurs handicapés est d’abord un impensé

76Comme le montrent les éléments précédents, la place du travailleur handicapé dans l’organisation constitue un impensé. Pour différentes raisons et malgré des tentatives multiples, l’entreprise ne parvient pas à penser, de façon institutionnelle, la place et la spécificité des travailleurs handicapés. Ceux-ci ne sont considérés qu’en dernier ressort, quand tout a été décidé pour les salariés non handicapés, implicitement envisagés comme norme. Cela ressort bien de l’absence de prise en compte de leur cas, le plus en amont possible, dans la conception de nouvelles versions d’applications informatiques (et de la nouvelle organisation du travail que leur introduction implique). De même, pour les équipes travaillant avec un collaborateur sourd, la réservation d’un interprète avant une réunion est loin d’être un « réflexe ». Plus généralement, quel que soit leur rôle, la plupart des personnes rencontrées ne possèdent pas une vision claire de ce que représentent les difficultés à vaincre pour travailler comme un salarié « ordinaire ». Pourtant, ici ou là, des initiatives sont prises, riches d’expériences et d’apprentissages localisés, mais dont les bénéfices ne parviennent guère à être généralisés, diffusés, connus et incorporés. Il semble, à cet égard, que l’organisation, par ses structures et ses règles de fonctionnement, soit incapable de tenir compte des acquis de l’expérience et de modifier les représentations dominantes. Il en résulte une assimilation, plus ou moins explicite, mais le plus souvent « en creux », du handicap à l’incapacité. On ne confiera pas spontanément des responsabilités (et encore moins un poste à responsabilités) à un travailleur handicapé.
En nous appuyant sur la définition qu’en donne Dominique Schnapper, on peut soutenir que les pratiques actuelles (et les représentations qui les sous-tendent) sont discriminatoires : « la discrimination existe quand les individus d’un groupe donné ne sont pas traités selon leur qualification […] ou, en d’autres termes, lorsqu’on traite inégalement des personnes égales » [18]. Faute de penser et de reconnaître la question du handicap en tant que telle, faute de la porter sur la place publique (interne à l’organisation), celle-ci ne donne lieu à aucun débat, aucune discussion contradictoire. D’autant qu’il n’existe aucun recensement exhaustif de l’ensemble des salariés sourds et aveugles dans l’entreprise. Une telle absence de comptabilité permet certes, en principe, d’éviter toute attitude de ségrégation institutionnalisée, mais elle favorise plus sûrement la non-prise en compte de cette population. Le problème semblant ne pas exister, aucun progrès substantiel dans les pratiques d’insertion ne peut apparaître et l’on risque de se cantonner longtemps dans la répétition d’initiatives parcellaires, reposant sur les seules épaules de quelques personnes [19].

Du développement d’interfaces à l’insertion complète

77Pour les deux catégories de salariés sourds et non voyants, on peut parler de cercles de la dépendance (ou de la « désinsertion »).

78Ainsi, les processus de socialisation préprofessionnels et professionnels des entendants façonnent, chez eux, un système de représentations de la surdité essentiellement basé sur l’ignorance du monde des sourds. Ces représentations ne stimulent guère l’envie de communiquer avec les travailleurs sourds : ces derniers doivent faire l’effort de maîtriser un dispositif d’interface pour échanger avec les entendants. La maîtrise de ces dispositifs devient alors centrale. Comme la volonté de les mettre en œuvre est avant tout le propre des sourds, mais que leur conception et leur maintenance dépendent des entendants, tant que ces derniers ne « s’ouvriront » pas au handicap, de manière institutionnelle, les solutions ne seront que précaires.

79Quant aux non-voyants, si la communication pose également problème (ils ne peuvent « lire » les courriers sans interface), c’est surtout la maîtrise des outils de traitement de l’information (logiciels standards, développés pour les voyants de l’entreprise) qui semble focaliser les freins à leur insertion professionnelle. C’est pourquoi, pour eux, l’interface d’insertion réside dans le développement de « couches » spécifiques leur permettant d’accéder aux applications informatiques standards. Mais, les décisions stratégiques concernant le système d’information sont réalisées par des voyants, dont les représentations de la cécité et de ses effets sur le travail sont basées sur la méconnaissance, laquelle ne permet guère d’agir de façon adaptée pour favoriser la sortie de la dépendance.

80A contrario, les outils adaptés permettent de renverser la perspective et de montrer que c’est la majorité (les gens « ordinaires ») qui peut enfin compenser un manque, celui d’ignorer l’apport de la minorité (les travailleurs handicapés). Mais ces interfaces (de communication ou de traitement de l’information) sont dépendantes des logiciels avec lesquels elles ont été développées et/ou de leur contexte socio-organisationnel d’utilisation. Tout changement d’architecture technique et/ou organisationnelle perturbe alors le système sociotechnique spécifique gravitant autour de ces salariés, remettant en cause leur qualification.
L’insertion totale apparaît alors comme le processus par lequel l’organisation parvient à intégrer les travailleurs sourds et non-voyants, le plus en amont possible dans les décisions de changement de dispositifs, de manière à en éviter les effets disqualifiants. Cette prise en compte permanente nécessite, certes, d’initier chaque salarié à la réalité vécue par leurs collègues sourds et non-voyants. Mais cela requiert également des décideurs qu’ils effectuent ; systématiquement, un calcul d’impact des scénarios qu’ils envisagent sur les capacités des intéressés à maintenir leurs compétences. Très concrètement, cela revient à identifier les effets prévisibles des transformations imaginées sur les collectifs supports de ces apprentissages.

Des compétences avant tout collectives

81Sans abonder dans un constructivisme radical (le fait d’être sourd ou aveugle renvoie également à une réalité biologique [20]), ces analyses soulignent néanmoins le caractère profondément social de la dépendance (et, partant, de l’autonomie) en milieu organisé. Plus précisément, les compétences possédées s’appuient sur un véritable collectif d’apprentissage, collectif dont tous les membres sont nécessaires à la perpétuation des compétences de chacun et dont la qualité de la régulation est déterminante sur les capacités d’apprentissage de chacun.
Ces collectifs, centrés sur les travailleurs handicapés, comprennent :

82

  • certains de leurs collègues (« ordinaires ») et des personnes handicapées (isolées ou regroupées en associations, de la même entreprise ou d’une autre, partageant éventuellement la maîtrise d’un langage (LSF) ou d’une forme d’écriture (braille)). Ce « premier cercle » leur permet de franchir les premiers obstacles vers l’insertion et de se tenir informés de l’existence de postes qui leur sont accessibles ou qui leur seraient accessibles, moyennant des adaptations d’outils ou de poste ;
  • les concepteurs d’interfaces adaptées, dès lors qu’ils ont admis qu’ils ne peuvent aider les utilisateurs non-voyants et sourds qu’à condition d’en intégrer des « représentants » dans leurs équipes ;
  • d’autres utilisateurs de l’interface, échangeant des astuces d’utilisation et/ou de résolution de problèmes ;
  • les techniciens responsables de l’installation et de la maintenance des interfaces, réalisant des procédures sur mesure et s’investissant dans la maîtrise de technologies inhabituelles ;
  • enfin, les responsables hiérarchiques qui jouent un rôle important dans la constitution et le maintien de ces collectifs, en acceptant ou tolérant que les travailleurs handicapés de leur service s’investissent dans ce processus d’acquisition de connaissances, notamment en y consacrant du temps, en se déplaçant, en acquérant des dispositifs onéreux.
Par ailleurs, il s’agit bien d’un collectif, dans la mesure où chacun apporte aux autres et ne s’inscrit pas dans une seule perspective stratégique, qui consisterait à prendre sans donner ou à ne donner qu’à condition d’espérer recevoir plus. On peut identifier des pratiques de solidarité désintéressées et d’attentions réciproques.

83C’est en cela que la perspective choisie nous semble particulièrement fondée pour traiter de la question de l’insertion professionnelle des travailleurs handicapés. Celle-ci est, en fait, la sortie progressive de la dépendance par l’acquisition d’un large éventail de savoirs et savoir-faire, le long d’une trajectoire de reconversion qui mobilise de nombreux acteurs, lesquels acceptent, en se confrontant à la déficience, d’apprendre à en connaître la spécificité et ainsi, modifient sensiblement les représentations qu’ils possèdent du handicap. En ce sens, l’insertion apparaît comme le résultat d’un effort collectif, incluant les personnes handicapées et non handicapées. L’observation montre également que ce qui est proprement structurant pour l’insertion réside dans la qualité de la régulation au sein de ce collectif et son degré d’indépendance relative vis-à-vis des changements imposés par l’organisation (stabilité des membres, capitalisation des expériences, capacité à adapter localement les injonctions, etc.).
Par ailleurs, l’insertion professionnelle constitue une exigence propre à tous les salariés, qu’ils soient handicapés ou non, puisque les entreprises semblent engagées dans un mouvement de transformation permanente des structures et de l’organisation du travail. En somme, les échanges que nous avons eus avec les personnes handicapées, nous auront beaucoup appris sur le travail lui-même, dans l’entreprise du XXIe siècle, où l’accent mis sur la réforme permanente des structures et des outils rend centrale la question de la reconversion incessante. Ainsi, loin d’être des cas à part, les travailleurs handicapés apparaissent comme un « révélateur de la tectonique de notre système social » [21], un cas limite du salarié ordinaire, révélateur de la complexité et des contradictions que doivent traiter (parfois sans y parvenir) entreprises et salariés.

Notes

  • [1]
    Le présent article ne porte que sur des salariés déficients visuels et déficients auditifs employés dans des entreprises et organisations du milieu ordinaire. Il ne concerne donc pas les autres catégories de déficience (motrice, mentale), ni le milieu dit protégé comme les centres d’aide par le travail.
  • [2]
    Maudinet, 1998 ; Veil, 1998.
  • [3]
    Blanc, 1999.
  • [4]
    Sur ce point, voir, notamment, Amar et Amira (2003), Boussaïd (1998), Diederich (1998), Risselin (1998), Roussel et Velche (1998). Tous ces auteurs soulignent combien l’aggravation du chômage et l’élévation des exigences pour tenir un poste ont induit, non seulement, une raréfaction des embauches pour les personnes reconnues administrativement handicapées, mais parfois, une déqualification (licenciement suivi de réembauche à un niveau inférieur). Amar et Amira (2003) soulignent, de plus, que le fait d’être reconnu administrativement handicapé (au sens de la loi de 1987) s’accompagne « d’une fragilité spécifique en termes d’accès à l’emploi ».
  • [5]
    Nous emploierons le terme de déficience, plus rarement de handicap, pour désigner le fait qu’une personne est non-voyante ou sourde et que cet état est reconnu comme tel dans l’entreprise. Certains auteurs (Mormiche, 1998) rappellent l’existence de définitions internationalement reconnues, distinguant : déficience, « toute perte de substance ou altération d’une structure ou fonction psychologique, physiologique ou anatomique » (la surdité) ; l’incapacité, les effets invalidant de la déficience (les sourds n’entendent pas) ; et le désavantage, la difficulté à accomplir un rôle normal (ne pouvant entendre, les sourds ne peuvent exercer d’activité où l’on répond au téléphone). Dans ce qui suit, nous nous intéresserons essentiellement au désavantage, en parlant d’efforts d’insertion professionnelle et de dépendance.
  • [6]
    Ces travaux portent sur des entreprises appartenant aux secteurs suivants : l’automobile, les chemins de fer, l’énergie, l’hôtellerie, l’informatique, les parcs de loisirs et les télécommunications.
  • [7]
    Ravaud, 1998.
  • [8]
    Les interviews des personnes sourdes ont été menées grâce au travail d’interprètes professionnels.
  • [9]
    Jodelet, 1989, p. 53.
  • [10]
    Reynaud, 1993, p. 94.
  • [11]
    La notion d’apprentissage collectif ne doit pas être confondue avec l’expression, employée souvent abusivement, d’apprentissage organisationnel ou d’entreprise apprenante. Sur la discussion de ces notions, voir Metzger, (2002).
  • [12]
    Voir, sur ce thème, Ville, 1998.
  • [13]
    Nous retrouvons ici les réflexions de Ravaud, (1998) concernant les représentations des entrepreneurs face au recrutement des personnes handicapées.
  • [14]
    On ne présente plus ces formes d’organisation du travail, parfois également nommées centres de contact ou centres de relation client (Lechat et Delaunay, 2003). Le travail consiste à répondre au téléphone (ou par mel) toute la journée, avec des objectifs quantitatifs, non seulement en termes de temps consacré à chaque appel, mais également de dossiers traités, de « produits placés » et de satisfaction de la clientèle. La rationalisation des pratiques de communication y est très poussée, puisque, non seulement des argumentaires encadrent les échanges, mais les paramètres des échanges sont enregistrés pour calculer des indicateurs de productivité (durée moyenne d’appel, nombre d’appels traités par heure, durée entre deux appels, etc.), et des logiciels de connaissance client sont souvent couplés aux numéros de téléphones des appelants, conduisant les télé-opérateurs à jongler avec de nombreux outils.
  • [15]
    Bien que possédant le niveau bac, ces personnes sont néanmoins affectées à des postes considérés comme relativement peu qualifiés. Au demeurant, du point de vue du niveau de diplôme, les individus que nous avons rencontrés correspondent à « l’élite » des salariés handicapés employés en milieu ordinaire, puisque seulement 23 % d’entre eux sont dans ce cas (Amar et Amira, 2003).
  • [16]
    Soulignons ici la contrepartie de cette insertion dans un collectif : les fréquents changements organisationnels provoquant de nombreux renouvellements de personnes, ils fragilisent les collectifs d’entraide et, ce faisant, remettent en cause la dynamique d’acquisition de compétences. Nous y revenons plus loin.
  • [17]
    Comme le signale Karacostas (1999), ces réactions inadaptées des entendants (que l’auteur qualifie d’effroi face à l’inquiétante étrangeté) ne résultent pas d’une intention de leur part, mais de « l’effet de surprise de la rencontre, la méconnaissance des implications de la surdité et, donc, de l’impréparation pour faire face à cet événement ».
  • [18]
    Schnapper, 1998, p. 205.
  • [19]
    La question de la « mesure » du nombre de salariés handicapés employés dans le milieu ordinaire, voire la mesure du nombre de personnes handicapées en général renvoie à de nombreux enjeux. C’est ce que montrent, respectivement, Amar et Amira (2003), en insistant sur les stratégies des acteurs de l’insertion et Ralle (2003) en soulignant les conséquences des limites des outils de mesure.
  • [20]
    C’est ce que rappelle Renaud Dulong (1998).
  • [21]
    Dulong, 1998.
Français

Résumé

La question de l’insertion professionnelle des travailleurs handicapés est, le plus souvent, abordée sous l’angle des mesures favorisant leur formation (initiale et continue), leur entrée sur le marché du travail et l’adaptation (ergonomique) des postes. Nous proposons ici une analyse qualitative des pratiques professionnelles de salariés non-voyants et de salariés sourds, pour pointer certains aspects, moins connus, de l’insertion, notamment dans sa dimension diachronique. Plus précisément, à partir d’une étude menée dans une grande entreprise, en adoptant les perspectives de l’anthropologie et de la sociologie du travail et en mobilisant les concepts de représentations et de compétences, nous décrivons les processus chaotiques par lesquels les travailleurs déficients visuels et auditifs parviennent à s’extraire de la dépendance ou au contraire y sont replongés. Les changements techniques et organisationnels sont particulièrement l’objet de cette analyse qui pointe ainsi le caractère ambigu de leurs effets sur l’acquisition et la construction de compétences.

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  • SCHNAPPER (Dominique), La relation à l’autre. Au cœur de la pensée sociologique, Gallimard, 1998.
  • SCHÜTZ (A.), « Equality and the social meaning structure of the social word », Collected Papers 2, Studies in social theory, La Haye, Martinus Nijhoff, p. 226-274.
  • VEIL (Claude), « Le développement de la réadaptation professionnelle », in Alain Blanc et Henri-Jacques Stiker, L’insertion professionnelle des personnes handicapées en France, Desclée de Brouwer, 1998.
  • VILLE (Isabelle), « Les personnes handicapées et leurs représentations du handicap », in Alain Blanc et Henri-Jacques Stiker, L’insertion professionnelle des personnes handicapées en France, Desclée de Brouwer, 1998.
Jean-Luc Metzger
Sociologue, chercheur à France Télécom, Recherche et Développement et associé au LSCI-GRIOT (CNAM-CNRS). Il a travaillé sur l’insertion professionnelle des personnes sourdes et non-voyantes dans les entreprises et sur l’aide de certains dispositifs techniques pour l’accès à l’espace publique de ces personnes.
Claudia Barril
Anthropologue, doctorante à l’École des hautes études en sciences sociales. Elle a travaillé sur l’insertion professionnelle des personnes sourdes et non-voyantes dans les entreprises et sur l’aide de certains dispositifs techniques pour l’accès à l’espace publique de ces personnes.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/03/2010
https://doi.org/10.3917/rfas.043.0063
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